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Mattis, le protagoniste du roman Les oiseaux de l’auteur norvégien Tarjei Vesaas, est un jeune homme « sensible aux écoutes de ce qui ne s’entend pas » (Vesaas, 1986 : 7)[1], qu’il s’agisse des mots échangés discrètement par les villageois qu’il côtoie, du murmure du vent ou du vol d’une bécasse. C’est cette extrême acuité que dépeint le spectacle Brume de Dieu, créé en 2010, à partir de trois chapitres de ce roman, par le metteur en scène français Claude Régy. Cette extraordinaire sensibilité est sans cesse mise en parallèle avec les dires des habitants qui jugent Mattis « arriéré ». Une telle ambivalence se retrouve dans ses propres paroles, oscillant entre le je et le il, montrant la fragilité des frontières entre soi et le monde. L’univers thématique et esthétique du roman problématise l’écoute de façon remarquable, peut-être moins pour le lecteur que pour le spectateur.

Le premier a en effet tout à imaginer, quand le second navigue entre imagination et perceptions, leurs interactions et leurs contradictions. La mise en scène de Claude Régy exige du spectateur une écoute complexe. La dimension sonore est l’objet d’un soin particulier dans les créations du metteur en scène, « très vigilant sur l’acoustique, le respect de l’absolu silence, du vide parfait » (Régy, 1998 : 136). Il tisse ainsi un lien étroit entre le cadre et les conditions permettant de saisir les sons, le vide spatial « parfait » et l’« absolu silence » qui n’est ni l’absence de sons ni un intervalle entre des sons, mais une catégorie sonore particulière. Ses mises en scène sont des mises à l’écoute, notamment du silence, ce qui suppose une évacuation complète du sonore préexistant. Ainsi, à l’automne 2012, aux abords des Ateliers Berthier de l’Odéon-Théâtre de l’Europe à Paris, des hôtesses d’accueil et une pancarte demandaient aux futurs spectateurs de La barque le soir[2], sa dernière création, de faire silence avant l’entrée en salle. Il s’agit donc de créer en amont un espace de silence, en veillant à son déploiement, sa tenue et sa qualité, pour y faire advenir un sonore autre, différemment texturé.

À cette qualité de silence s’ajoute la trame sonore de Philippe Cachia, concepteur collaborant avec Claude Régy de façon soutenue depuis plusieurs années[3]. Dans Brume de Dieu, il n’y a pas à proprement parler de musique de scène instrumentale ou chantée[4], dans la mesure où « toute musique additionnelle paraît contraire, antinomique, concurrentielle et pas seulement superflue » (Régy, 1999 : 92). Des notes ou bien des sons réalisés à partir d’instruments de musique constituent cependant certains éléments de la trame sonore. Si l’hétérogénéité constitutive du sonore offre des différences de nature, d’intensité, d’intentionnalité ou encore de type d’émission et de diffusion, le sonore est pensé d’emblée et de façon globale, comme le montre le processus de création. Philippe Cachia a participé aux recherches en équipe menées pendant huit semaines pour Brume de Dieu, effectuant des navettes entre le lieu des répétitions et son atelier. C’est certainement grâce à cette attention singulière et à cette conception d’ensemble que le sonore forme une substance. Il constitue pour le spectateur une matière qui est perçue comme un continu, reliant intensément la salle à la scène. Sa texture est à la fois fixe et mobile, enveloppante bien qu’évanescente.

Brume de Dieu s’ouvre par l’entrée silencieuse d’un homme dans un espace vide. Arrivé à l’avant-scène, l’homme s’immobilise et commence à parler, face aux spectateurs. Le plateau est rectangulaire, la scénographie de Sallahdyn Khatir tenant compte des contraintes architecturales de la Ménagerie de verre à Paris, salle où le spectacle a été créé. Le sol et le plafond bas sont constitués d’une surface sombre et réfléchissante pour les éclairages, comme pour les sons. Son incurvation en fond de scène approfondit la perspective et déploie la matière sonore. Cette disposition favorise une impression d’illimitation des sons et des lumières, lesquelles sont très basses et varient entre de faibles intensités. Grâce aux LED employées, la source et le faisceau lumineux ne sont pas visibles et les variations réalisées sont minimales. Les incertitudes visuelles se mêlent donc aux doutes affectant les perceptions auditives. Si l’homme en scène ouvre ses bras à quelques reprises, avec lenteur, vers la salle, il ne s’adresse pas forcément au spectateur. S’il lui fait face, il semble aussi ailleurs, suspendu au bord du plateau, dans un équilibre précaire, lointain derrière ses yeux qui louchent souvent. L’entendre et le comprendre, longtemps synonymes en français, vacillent du fait de cette singulière matière sonore et de ce protagoniste traversé par ce que lui seul entend. Comment appréhender une telle énigme sonore? Brume de Dieu offre au spectateur une matière sonore mouvante, qui le pousse à développer les sensibilités de son écoute, à en créer une plus idiosyncrasique et à la remettre en question.

Intensifier une écoute sensible

Mattis entend au-delà du domaine audible, que cet au-delà relève du monde sensible ou bien de son imagination. Claude Régy place cette figure traversée par la matière sonore au centre de sa mise en scène : le comédien Laurent Cazanave s’avance au milieu du plateau et reste debout face aux spectateurs. À partir de ce point quasi fixe circulent sur le plateau et dans la salle les impressions, les sensations de Mattis et les interprétations qu’il leur donne. Brume de Dieu met en partage cette expérience sensible singulière, au point de convier le spectateur à une traversée de son écoute. Le rythme de la parole, qui est développé de façon manifeste, ainsi que la signifiance soulignent comment l’écoute façonnée est sensible, c’est-à-dire qu’elle se fonde sur la sensation.

La mise en scène de Claude Régy montre comment Mattis se réalise au fur et à mesure qu’il parle et même qu’il entend, puisqu’il est en partie parlé par ce qu’il entend et qui ne s’entend pas. Comme le précisent les poéticiens français Henri Meschonnic et Gérard Dessons, « le rythme est l’organisation du mouvement de la parole d’un sujet[5] » (Dessons et Meschonnic, 2005 : 28). Il s’agit de l’empreinte physique et historique d’un sujet. Cette définition proposée dans le champ des études littéraires est tout à fait intéressante pour l’analyse de Brume de Dieu. Henri Meschonnic, avec qui Claude Régy a collaboré[6], souligne que « [l]e poème, le théâtre participent de la même aventure, l’inconnu de ce qu’un corps fait au langage » (Meschonnic, 2008 : 275). Par le rythme de la parole et ses interactions avec les autres éléments sonores prend forme cet « inconnu » du corps qui agit sur le langage et réciproquement, du langage qui agit sur le corps. Cette réciprocité trace, de plus, une certaine continuité entre corps et langage, ce qui va jusqu’à convoquer les corps des spectateurs présents. La trame sonore comme les silences garantissent ou non les intuitions et perceptions auditives de Mattis comme du spectateur, sans jamais les illustrer. Par exemple, Mattis affirme dans un silence total : « [d]e toute façon, j’entends le murmure du vent, qu’il y ait murmure ou qu’il n’y en ait pas » (Vesaas, 1986 : 116). Et la trame sonore d’advenir par une note de violon, proposant non une illustration de son assertion, mais un soulignement qui constitue un « relais[7] » (Deshays, 1999 : 7). Cette note de musique est un vecteur dynamique qui ouvre vers l’interprétation du spectateur.

Le rythme naît donc de la relation entre la trame sonore et la voix. Dans la voix, il relève des interactions entre le silence et la diction ralentie : pendant une heure et demie sur scène, moins de dix pages de texte sont présentées. La matérialité sonore du langage et son ancrage dans le corps sont soulignés par le rythme, ce que Claude Régy précise en ces termes : « quand l’acteur trouve en lui d’où viennent les mots, on a l’impression de ne jamais les avoir entendus. Ils nous surprennent et nous atteignent dans leur nouveauté. Une langue oubliée » (Régy, 1998 : 35).

La parole surgit du corps de l’acteur dans un effort inédit : le travail du comédien sur le souffle et sur les accents l’atteste; les volumes de sa bouche et l’altération des traits de son visage le prouvent. Les mots surprennent, porteurs d’une langue « oubliée », car éloignée, passée au tamis de l’étrangeté. Le roman est d’ailleurs traduit du nynorsk, langue dialectale norvégienne parlée et comprise dans le Telemark dont vient Tarjei Vesaas. Cette langue peu employée résulte de l’élimination des contaminations linguistiques des envahisseurs suédois et danois. Précisons d’ailleurs que Claude Régy étudie toujours en équipe les traductions des textes de ses créations, bien qu’il ne parle aucune langue étrangère.

La traduction française de Régis Boyer souligne la fréquence des verbes impersonnels, qui est plus élevée en nynorsk. Les paroles de Mattis sont criblées de tournures verbales placées en incises comme « fut-il dit en lui », « fut-il demandé » ou bien « le traversa-t-il ». Ces verbes créent des passages au sein de sa parole, qui rendent l’écoute difficile à stabiliser car les situations énonciatives sont mouvantes. De plus, dans la prononciation de Mattis, les sifflantes et les liquides sont plus appuyées et étirées par rapport aux critères français. De légères variations ont lieu sur les voyelles finales. Des groupes syntaxiques et parfois des mots sont coupés à certaines articulations, toutes ces ruptures faisant osciller leur sens. Ces nombreux phénomènes perturbent l’écoute déterminée par le filtre phonologique qui fixe l’oreille du locuteur d’une langue. Dans une diction chaotique au premier abord, le spectateur établit des assises sonores, qui cèdent très vite. Comment glisser alors de points d’écoute éphémères à une interprétation?

La signifiance, ce « processus qui consiste à produire du sens » (Dessons et Meschonnic, 2005 : 235), est aussi rendue manifeste dans Brume de Dieu. Ce concept de poétique désigne « l’organisation des chaînes prosodiques selon une double solidarité syntagmatique et prosodique produisant une activité des mots, qui, donc, ne se confond pas avec leur sens, mais participe de leur force indépendamment de toute conscience qu’on peut en avoir » (Dessons et Meschonnic, 2005 : 235-236). Il s’agit donc d’un mouvement permettant de construire un sens, qui ne recoupe pas forcément celui que délivre sémantiquement le texte. Dans Brume de Dieu, cette construction a lieu grâce au déploiement de la matière sonore : « [l]es sons expriment, accompagnent le sens et l’ouvrent » (Régy, 1998 : 89). Cette ouverture permet la décharge d’une tension, ce que Claudel nomme « une hémorragie du sens inclus » (Claudel, 1963 : 13). La métaphore organique souligne le caractère vivifiant de la signifiance, tout comme le rythme quasi tangible de la parole venait sensibiliser et stimuler l’écoute.

Rythme et signifiance offrent donc des points de saisie précieux pour le spectateur, d’autant plus qu’ils lui sont spécifiques. Si son expérience consiste à lier la saisie du son à une production de sens, elle demeure fortement idiosyncrasique et désynchronisée, ce qui fait glisser la réception vers la constitution d’un espace mental imaginaire individuel. Le spectateur est à un carrefour entre plusieurs possibles, eu égard aux troubles entre ce qu’il entend et comprend. L’intensification de l’écoute sensible n’est pas figée et la brume sonore nécessite une approche changeante.

Développer une écoute poétique

Le spectateur développe dans Brume de Dieu une écoute poétique, au sens large, poiein signifiant en grec « faire », « créer ». La mise en scène déclenche par sa matière sonore un « espace général de création » (Mervant-Roux, 2008 : 9). Ce terme – création – demeure ambivalent pour Claude Régy, qui entend critiquer une certaine ambition démiurgique artistique. Pour autant, Régy invite le spectateur à être créateur, « poète » : « Le public doit aussi être poète, inventer ses sensations, projeter ses propres images et faire l’exploration intérieure qui lui est demandée. Le spectateur n’est alors pas un consommateur. Il retrouve sa liberté de création » (Régy, 2001 : 2).

Le processus de création du spectateur ne vise pas forcément une production, mais il invite à trouver un territoire du potentiel. D’ailleurs, faire l’expérience d’une matérialité sonore revient aussi pour le spectateur à vivre sa déréalisation, à savoir sentir l’anti-matière[8] au coeur de la matière.

La création effectuée par le spectateur s’articule autour de liens dynamiques et complexes entre passivité et activité. Claude Régy spécifie deux types d’écoute : l’écoute flottante et l’écoute souterraine. En pratiquant une « écoute flottante » (Régy, 1998 : 103), le spectateur se retire des codes établis et la sélection qu’il opère s’éloigne des habitudes perceptives quotidiennes. Jean-Luc Nancy précise les implications d’une telle écoute : « c’est être en même temps au dehors et au dedans, être ouvert du dehors et du dedans, de l’un à l’autre donc et de l’un en l’autre » (Nancy, 2002 : 33; souligné dans le texte). Cette écoute qui altère simultanément bien des frontières invite à une autre présence et à une attention différente à soi et au monde, comme si le sonore donnait la liberté de quitter le cadre qu’il pose et ce qu’il offre. Le corollaire est une « écoute souterraine » (Régy, 1998 : 104), c’est-à-dire qui puisse appréhender ce que le langage ne dit pas, réaliser la signifiance et la creuser, voire passer à travers elle. Il s’agit d’entendre au-delà.

C’est une question de seuils : il faut être en deçà ou au-delà du niveau d’écoute quotidien pour entrer dans une strate personnelle, plus intime, laquelle nécessite toujours une part de création. L’expérience des seuils est particulièrement palpable à un moment crucial de Brume de Dieu. Mattis est envoyé sur l’eau par sa soeur Hege, qui souhaite en faire un passeur même si personne ne veut traverser le lac. Son excursion se passe très bien, mais la barque est en piteux état. Très vite, Mattis risque la noyade car l’embarcation prend l’eau. Terrifié par deux yeux qu’il perçoit, il tente de rejoindre un îlot rocheux. Ce péril place la tension à son comble, notamment par le traitement de la matière sonore. Ce moment constitue de plus une charnière dans l’écoute poétique du spectateur. Si l’écoute flottante et l’écoute souterraine sont à l’oeuvre dans Brume de Dieu, elles s’y trouvent aussi mises à l’épreuve. Éric Vautrin précise que le théâtre propose moins quelque chose à écouter qu’une discipline, une certaine façon d’écouter[9]. À peine cette nouvelle écoute poétique est-elle esquissée qu’elle se trouve questionnée. Même si Mattis a répété qu’il criait de peur et qu’il ne voulait pas mourir, les trois cris qu’il pousse surgissent avec une puissance inattendue, une violence quasiment incroyable, une force vibratoire intense dans cette jauge de cinquante personnes.

Pourtant, ces cris sont fortement dramatisés car précédés d’une accélération de la diction et de notes plus fortes et plus aiguës dans la trame sonore. Ils sont suivis d’un silence, avec de légers bruits de sanglots, puis d’une reprise calmée de la diction. Mais l’écoute développée dans Brume de Dieu ménage un choc à l’instant des cris, car ils expriment un danger menaçant Mattis, alors que ce dernier semblait hors d’atteinte. Les expériences de Mattis paraissaient s’harmoniser avec cet environnement qu’il était le seul à savoir déchiffrer. Au moment des cris, le rythme, bien que férocement chevillé au corps, crée dans l’écoute poétique une distance entre l’entendu et le compris, le perçu et le reçu. C’est ce qui permet aux cris de surgir de façon totalement imprévue. Ils convoquent avec violence et puissance le corps, son péril flagrant et ses ressources surprenantes. Les bruits des spectateurs sont très importants à ce moment, prouvant combien la matière sonore lie les spectateurs de façon prégnante. L’écoute poétique devient une affaire collective face à la violence de cette manifestation sonore, l’émotion suscitée parmi les spectateurs permettant d’en prendre conscience. La mise à l’épreuve de l’écoute poétique élaborée fait donc sentir la puissance unificatrice de la matière sonore. C’est aussi le cas dans le film Brume de Dieu qu’Alexandre Barry, assistant à la mise en scène de Claude Régy depuis une quinzaine d’années, a réalisé à partir de la création scénique. Alexandre Barry a choisi de ne pas montrer l’image du comédien en train de crier, dans la mesure où cette scène paraît familière dans le médium cinématographique. À cet instant, l’écran devient rouge, ce qui contraste franchement avec la palette chromatique du film. L’image de Mattis disparaît et ses cris percent, dans leur violente acuité et leur irréductible étrangeté.

Saisie individuellement et collectivement, pendant au moins quelques secondes, la matière sonore dessine dans la mise en scène un seuil singulier, qui constitue « un passage plus qu’une séparation » (Régy, 2011 : 26). Ce dernier trouble les relations entre l’entendre et le comprendre, il rend l’écoute problématique, sans résolution. Par ce noeud au coeur de la matière sonore, Claude Régy aborde de nouveau[10] et différemment les liens entre folie et raison. Le spectateur se trouve inclus dans ce « passage » où l’on retenait l’idiot, le fou au Moyen Âge : « Il est mis à l’intérieur de l’extérieur, et inversement. Posture hautement symbolique […] si on veut bien admettre que ce qui fut jadis forteresse visible de l’ordre est devenu maintenant château de notre conscience » (Foucault, 1972 : 22).

La matière sonore touche à ce château intériorisé qui a supplanté les représentations visibles stigmatisant cet Autre dérangeant. Elle vient le perturber en plaçant le spectateur au coeur d’un univers à l’étrangeté irréductible, puis en faisant imploser les approches et les écoutes qu’il y développe. Claude Régy travaille l’union des contraires au sein de la matière sonore. L’écoute poétique constitue une façon singulière et créative de saisir cette dernière, une manière qui est amenée à interroger elle-même ce qu’elle produit. Saisir la matière sonore serait moins chercher des repères dans cette brume qu’expérimenter la création d’une écoute poétique et sentir le dépassement de la construction du sens, de la compréhension.