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Introduction

Le développement d’outils numériques et des technologies internet transforme nos pratiques, et ouvre de nouvelles perspectives d’accessibilité. Mais il relance aussi les enjeux d’une fracture numérique et d’une mise en accessibilité pour tous des outils et services créés (Dalle-Nazébi, 2008 ; Kaplan, 2005). Dans cette dynamique, qui plaide pour une démarche de design universel, l’accent est bien souvent mis sur les aspects techniques, le besoin de normes et les prérequis ergonomiques. Si ces questions sont importantes, elles ne peuvent être dissociées de la question des usages visés (Oudshoorn et Pinch, 2003) ni du profil et des pratiques des utilisateurs, qui restent des acteurs de l’innovation (Akrich et al., 2006). Dans le cas d’une offre de service, les recherches sur ces innovations socio-techniques ne peuvent pas faire l’impasse d’une analyse de l’activité des professionnels qu’elles visent à soutenir et équiper (Béguin et Cerf, 2004). Bien que les travaux de sociologie des sciences et des techniques aient pointé (Akrich et al., 2006 ; Rabardel, 1995) cette imbrication décisive de dimensions sociales, techniques et politiques, celle-ci reste bien souvent un impensé dans le champ de l’accessibilité. Différents travaux montrent pourtant que la mise en oeuvre de projets d’accessibilité de services est un processus complexe, où les pratiques humaines et les enjeux politiques restent des dimensions toute aussi centrale que les aspects techniques, auxquels elles sont articulées (Dalle et Madec, 2016; Haualand, 2011, 2014; Marquet, 2020).

L’essor dans plusieurs pays de services dits de relais téléphonique en est un bon exemple. Ces services, créés à l’initiative des personnes sourdes depuis le début des années 2000, utilisent les technologies internet et vidéo pour permettre à un opérateur d’assurer la médiation entre deux interlocuteurs à distance dont l’un ne peut utiliser la téléphonie classique. En s’intéressant à une expérimentation visant à offrir ce type de services aux personnes aphasiques, cette contribution explore les enjeux de la prise en compte conjointe des dimensions techniques et humaines, et de leur interaction en termes de ressources, de contraintes et d’ajustements mutuels.

L’analyse présentée ici vise à évoquer les critères d’une accessibilité numérique de service pour des personnes aphasiques, et à préciser la nature du travail humain de médiation permettant de rendre les appels téléphoniques accessibles à ce public.

A partir d’une revue de littérature, nous présenterons tout d’abord ce qu’est l’aphasie, la nature de ses défis communicationnels et leurs conséquences sociales. Nous exposerons ensuite les caractéristiques des services de relais téléphonique. Nous décrirons alors la démarche de mise en accessibilité des appels téléphoniques pour les personnes aphasiques, et les données utilisées pour l’analyse présentée ici. Trois types de résultats seront exposés. Premièrement nous évoquerons la nature des choix et des ajustements ergonomiques de ce service, dont l’utilisation de la vidéo et l’introduction d’images pour permettre les interactions avec des personnes aphasiques. Deuxièmement, au regard de ces éléments, nous mobiliserons les connaissances sur les pratiques des autres services de relais téléphonique vidéo afin de souligner l’univers et les enjeux communs de travail, puis les spécificités des postures de relais dans une médiation à distance entre personne aphasique et non aphasique. Troisièmement, nous nous focaliserons sur les caractéristiques du travail de médiation communicationnelle des opérateurs assurant ce service, et la manière dont ils exploitent les différentes modalités de communication permises par le dispositif technique.

Cette analyse permet de pointer la diversité des défis de cette accessibilité, inédite dans le monde et co-construite avec des personnes aphasiques, dont la nécessité d’ajustements ergonomiques pour des utilisateurs aphasiques et l’enjeu central de la formation des opérateurs-relais dédiés à ce service. Cette innovation ouvre sur d’autres accessibilités comme celle des appels d’urgences.

1. Aperçu sur l’aphasie et le relais téléphonique

1.1. L’aphasie dans les interactions du quotidien

L’aphasie est une désorganisation du langage humain, causée par une lésion cérébrale. Elle intervient dans 75% des cas à l’issue d’un accident vasculaire cérébral (AVC) et dans 5% des cas suite à un traumatisme crânien, qui en sont donc les deux principales causes (Mazaux, 2008). Les troubles de la communication peuvent affecter l’expression comme la compréhension du langage, et ceci à des degrés très variables. Les analyses orthophoniques et linguistiques pointent le manque ou la confusion de mots, des erreurs phonologiques fréquentes avec des substitutions et suppressions de sons (Kurowski et Blumstein, 2016 ; Tuller, 1984) pouvant engendrer de nombreuses auto-corrections. Ces réparations et les stratégies mises en place pour parvenir à comprendre et à se faire comprendre deviennent aussi des caractéristiques des interactions avec des personnes aphasiques (Laakso, 2003 ; Lubinski et al., 1980 ; Milroy et Perkins, 1992 ; Nespoulous 1996, 2010 ; Nespoulous et Virbel, 2003 ; Sahraoui et al., 2010). Les troubles affectent cependant le langage dans toutes ses modalités, aussi bien oral, écrit que gestuel (Mazaux et al., 2006). Et ces difficultés peuvent être combinées. Elles peuvent aussi être inégalement réparties et d’ampleur différente. Les récents travaux sur la gestualité des personnes aphasiques, ou dans les interactions avec elles, montrent par exemple des résultats contradictoires car très diversifiés (Ferré, 2018 ; Kistner, 2017 ; Rose et al., 2015). Ils conduisent avant tout à rappeler la diversité des ressources langagières mobilisables (Mondada, 2017), et la nature interactionnelle, co-construite, du langage humain (Brassac, 2000). Ils rappellent l’importance, en situation d’aphasie, d’une exploitation combinée de la multimodalité (Groenewold et Armstrong, 2019 ; Klippi et Ahopalo, 2008 ; Wilkinson et al., 2010), et l’importance du rôle de l’interlocuteur dans une co-construction du discours (Ferguson, 1994 ; Laakso, 2003 ; Milroy et Perkins, 1992).

Ces spécificités langagières liées à l’aphasie créent ainsi des particularités interactionnelles, liées à l’exploitation plus marquée de la multimodalité et à ce supplément d’attention nécessaire de la part de l’interlocuteur (Colón De Carvajal et al., 2016 ; Goodwin, 1995, 2000; Laakso et Klippi,1999 ; Lubinski et al., 1980 ; Morel 2008 ; Wilkinson, 2019). Il est notamment possible, et fréquent, pour une personne aphasique d’être en grande difficulté d’expression et de comprendre globalement ce qui se dit, et inversement de parvenir à s’exprimer tout en étant en grande difficulté de compréhension. Dans ce dernier cas, les difficultés peuvent ne pas être signalées, et donc rester inaperçues. De même, certaines modalités de communication peuvent être davantage conservées que d’autres. Cette diversité de combinaison et de degré de difficultés chez une personne aphasique, et leur variabilité possible entre différentes personnes, est une complexité de l’aphasie. Par ailleurs, ces troubles de la communication n’impactent pas l’intelligence. Les personnes concernées peuvent donc très bien savoir ce qu’elles voudraient dire ou faire, et souffrir de ces situations d’interaction.

Utiliser de manière combinée la voix, le texte, les pointages, l’expression, l’intonation et la gestuelle co-verbale est ainsi un moyen de communication adapté, et ajusté, face à un interlocuteur aphasique (Goodwin, 2000 ; Gonzalez et Brun, 2007 ; Rose et al., 2015). Introduire l’image à ces autres moyens permet des pratiques « augmentatives » de communication qui ont fait leur preuve dans le champ de l’aphasie pour lever les incompréhensions en situations d’interaction (Bertoni et al., 1991 ; Gonzalez et al., 2014 ; Merlino, 2012). Les images jouent en effet un rôle de médiateur sémantique qui permet de pallier les troubles de la compréhension d’un mot ou d’une situation, de centrer le thème d’une question, et de consolider la communication en cours. Chaque personne aphasique a ses propres moyens de compréhension ou d’expression pour communiquer au quotidien. Mais toutes les personnes aphasiques auront donc besoin d’un ajustement de leurs interlocuteurs, notamment en mobilisant ces modalités de communication. Les travaux d’analyse conversationnelle d’interactions impliquant des personnes aphasiques, ainsi que divers programmes du domaine de la réadaptation, ont mis en évidence le rôle clé des interlocuteurs, mais si vite oublié, dans ces interactions (Ferguson, 1994 ; Goodwin, 1995 ; Kagan et al., 2001 ; Laakso, 2003 ; Merlino, 2012, 2018 ; Milroy et Perkins, 1992 ; Teston-Bonnard et al., 2015 ; Wilkinson et al., 2010). Ceux-ci devront mobiliser diverses ressources mais aussi adapter leur manière de s’exprimer, en proposant des reformulations et en évitant de parler trop vite, de sauter d’un sujet à l’autre, d’utiliser trop de pronoms, un lexique et des constructions syntaxiques complexes, des formules abstraites, de faire des sous-entendus ou de poser des questions ouvertes. Il leur faudra croire, aussi, dans les capacités communicationnelles des personnes aphasiques (Goodwin, 2004 ; Lind, 2005).

Faute d’identifier ces ressources ou en raison des difficultés à se repositionner dans des pratiques augmentatives de communication, l’aphasie atteint profondément le lien familial et social à travers des expériences difficiles de communication avec l’autre, et restreint la participation à la vie quotidienne (Linel et al. 1995 ; Mazaux et al., 2014 ; Picano et al., 2019 ; Teston-Bonnard et al. 2015). Les études scientifiques sur les conditions de vie des personnes aphasiques indiquent que la moitié d’entre elles a des difficultés à échanger sur un sujet inconnu mais aussi à utiliser le téléphone pour prendre des rendez-vous, appeler un inconnu ou maintenir des relations à distance avec des amis (Darrigrand et al., 2010). L’importance de l’écrit et d’une communication rapide dans la vie ordinaire expliquent les difficultés des personnes aphasiques dans leur rapport au courrier et aux démarches administratives. Ces travaux montrent aussi l’impact de l’aphasie sur l’environnement familial et les besoins d’accompagnement des proches (Le Dorze et Signori, 2010 ; Miller, 2021 ; Northcott et al., 2016). Les divorces sont rapportés comme plus importants après une hospitalisation pour AVC (Teasell et al., 2000). Les personnes aphasiques peuvent ainsi se retrouver seules. Ces difficultés de communication et le manque de soutien social entraînent frustration, repli sur soi et isolement, pouvant conduire à des états dépressifs (Benaim et al. 2007 ; Code, 2003 ; Worrall et al., 2016).

Cette population peut aussi connaître des difficultés et des besoins d’aides spécifiques liées aux causes de leur aphasie. Les AVC peuvent par exemple provoquer une hémiplégie (paralysie d’une partie du corps) limitant la mobilité d’une main et parfois d’une jambe, empêchant ou compliquant la locomotion. L’aphasie peut aussi être accompagnée de troubles visuels par la réduction ou l’ignorance d’une partie de leur champ visuel. Ces deux types de difficultés, visuelles et motrices, se manifestent généralement à droite (les droitiers étant majoritaires). Enfin, la majorité des personnes concernées par un AVC sont des personnes plutôt âgées (Soares, 2015), même s’il est reporté une augmentation du taux de survenue avant 65 ans et sur un intervalle d’âge de plus en plus étendu (un quart des victimes d’AVC en France aurait moins de 65 ans). Si toutes les personnes ayant un AVC n’ont pas nécessairement des séquelles, il y aurait néanmoins 30.000 nouvelles personnes chaque année en France à être dans ce cas (Castex, 2015 ; Darrigand et al., 2010). Toutes causes confondues, l’aphasie concerne plus de 300.000 personnes en France (Picano et al., 2019).

1.2. L’accessibilité des communications téléphoniques

Les personnes aphasiques sont explicitement reconnues comme ayant des « difficultés de communication liées à la perte totale ou partielle du langage » dans la loi française du 11 février 2005 pour l'égalité des droits et des chances, la participation et la citoyenneté des personnes handicapées (article 76). A ce titre, elles font partie du public potentiel des services de relais téléphonique. Ceux-ci sont en essor sur la scène internationale, y compris européenne. La prise en compte d’un public aphasique y est cependant absente.

Les services de relais téléphonique ont été portés par les personnes sourdes dans différents pays afin de pouvoir accéder au monde de la téléphonie, y compris dans un cadre d’urgence (Dalle-Nazébi, 2008 ; Haualand, 2011, 2012; Warnicke et Granberg, 2022 ; Wesemann, 2004). Dans ce service, les utilisateurs sourds sont en visio-conférence avec des opérateurs, eux-mêmes en communication téléphonique avec leurs interlocuteurs[1]. Les opérateurs assurent en direct la médiation linguistique entre les deux, soit en offrant une transcription écrite des propos tenus par l’interlocuteur au téléphone et une lecture des réponses de la personne sourde, soit en faisant une visio-interprétation entre les propos tenus en langue des signes et ceux tenus oralement. D’abord mis en place aux USA et en Suède au milieu des années 1990, ils sont déployés dans de nombreux pays, dont la France au début des années 2000. Une documentation technique existe, au niveau européen[2] et international, posant des bases communes de service. Bien qu’encouragée par la communauté européenne, l’institutionnalisation de ces services reste difficile, chaque pays cherchant les modalités appropriées du financement des coûts de cette accessibilité.

Ces dispositifs ont contribué à la mise en place d’une norme technologique dite de conversation totale[3] permettant l’utilisation libre et combinée de la voix, de la vidéo et du texte affiché en temps réel (TTR), ouvrant d’autres perspectives d’usages et d’utilisateurs. Des services complémentaires ont pu être ouverts, comme le relais en France d’un codeur en LPC (Langage Parlé Complété) qui consiste à utiliser un code gestuel sur le visage afin de faciliter la lecture sur les lèvres. Dans ce cas de figure, l’opérateur répète silencieusement les propos de l’interlocuteur d’une personne sourde tout en réalisant ses codes gestuels devant la caméra. D’autres relais téléphonique dans le monde proposent parfois un service visant à répéter de manière plus audible les propos de personnes ayant des défauts d’articulation.

Aucun service de relais téléphonique dans le monde ne concerne à notre connaissance, à ce jour, les personnes aphasiques. Dans le cadre de ces démarches, et de ces objectifs d’accessibilité des communications numériques, le gouvernement français, à travers le Comité Interministériel du Handicap, a souhaité l’expérimentation d’un service de relais téléphonique répondant aux besoins des personnes aphasiques. Sa mise en place a été possible en 2014-2015 dans le cadre d’un projet plus large visant à évaluer les volumes d’appels, les profils d’utilisateurs et les besoins humains de services de relais téléphonique destinés aux sourds, dans la perspective d’une mise en accessibilité nationale de l’ensemble des opérateurs de téléphonie sur ce territoire[4]. Ce travail de mise en place d’un service destiné aux personnes aphasiques peut être décrit comme l’expérimentation de la mise en accessibilité pour ce public d’un service d’accessibilité téléphonique disponible pour les sourds. Il s’agissait de préciser la nature des aménagements techniques mais aussi celle de la médiation humaine à prévoir.

Fig.1

Principe du relais téléphonique, entre une personne aphasique et son interlocuteur au téléphone

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2. Démarche d’expérimentation et données

Les données mobilisées ici concernent le travail de conception pendant 6 mois puis l’expérimentation d’appels pendant 6 mois supplémentaires d’un service de relais téléphonique pour des personnes aphasiques. Dans une démarche participative, la Fédération Nationale des Aphasiques de France (FNAF) a été partie prenante du processus de conception, en particulier sur les questions ergonomiques et la constitution d’une banque d’images, ainsi que dans l’accompagnement des autres usagers aphasiques. Ce projet a reposé sur l’articulation étroite des compétences des personnes aphasiques elles-mêmes, et celles de professionnels de la communication adaptée à l’aphasie (orthophonie), des interactions sociales (sociologie) et des dispositifs techniques (informatique).

Ce projet a reposé sur les étapes classiques de conception avec un état de l’art et des expertises, une analyse des besoins et la conception d’un premier prototype permettant des tests en interne au sein de l’équipe projet puis avec des utilisateurs aphasiques et leurs aidants. Après les ajustements nécessaires, des expérimentations d’appels ont été organisées avec des participants volontaires, en rassemblant d’abord les appelants et les opérateurs sur un même site pour permettre des retours, puis à distance avec plus de participants. Enfin, s’est ouverte la phase des appels réels, après les derniers ajustements issus de la phase précédente. Dans le cadre du processus d’appropriation du service, les personnes aphasiques étaient d’abord aidées, sur place ou à distance, dans l’installation et la découverte technique du dispositif ; elles étaient ensuite invitées à faire un appel test avec un opérateur-relais, pour comprendre en situation ; elles pouvaient ensuite appeler les interlocuteurs de leur choix. Les utilisateurs aphasiques, avec l’aide de leurs aidants familiaux, étaient invités à travers des questionnaires et des moments d’échanges, à donner leur avis sur le dispositif, en phase de tests comme d’appels réels, de partager leur expérience (type d’interlocuteurs, ressentis…) et faire des propositions.

Au cours de cette expérimentation, 40 panélistes volontaires ont été recrutés par la FNAF. Outre leur participation aux étapes de conception, deux tiers d’entre eux ont effectivement effectué des appels tests de découverte du service et 13 utilisateurs, de profils d’aphasie très diversifiés, ont utilisé le système régulièrement, totalisant 72 appels réels sur une période de six mois. Les utilisateurs aphasiques appelaient depuis un ordinateur et parfois depuis une tablette. Ils résidaient dans différentes régions de France, étaient âgés de plus de 48 ans, et vivaient tous à domicile, dans des conditions de vie diversifiées (en couple, seuls, chez un proche ou régulièrement aidé par un proche…). Le service n’a pas pu être testé dans le temps imparti depuis un téléphone Android, et très partiellement sur tablette. Cela signifie aussi que le service a surtout été testé en « appels sortants », où c’est la personne aphasique qui initie la démarche d’un appel via le relais téléphonique.

L’ensemble de ces étapes a été filmé, et la documentation conservée (compte-rendus, maquettes, retours d’évaluation par les utilisateurs, démarche de conception de la banque d’images, échanges avec les associations locales d’aphasiques, support de formation des opérateurs, retours des opérateurs, statistiques des appels etc…). En phase d’appels réels, des enregistrements vidéo ont été réalisés sur les journées annoncées comme dédiées à des fins d’analyse (avec une captation interne, et in situ auprès des opérateurs-relais). Les appels réels étaient sinon observés par l’équipe projet ou documentés par les opérateurs-relais eux-mêmes qui notaient leurs difficultés et stratégies. L’enjeu des enregistrements, et des observations in situ des postes des opérateurs, était d’observer les spécificités communicationnelles associées à l’usage de ces médias via une approche écologique (sur site, permettant une analyse des usages dans leur contexte aussi bien technique, spatial que dans le flux successif des appels) et interactionnelle de ces communications (permettant d’observer une communication en cours, incluant les écrits et les images affichés puis effacés) (Develotte et al. 2017 ; Relieu, 2014).

La particularité de ce processus de conception et d’expérimentation concernant les personnes aphasiques est d’avoir pris appui sur une interface de visio-conférence déjà existante, et sur des pratiques professionnelles de relais déjà en usage pour d’autres publics. Ce travail a été mené dans le cadre d’une étude plus large portant sur les types d’usages, les profils d’utilisateurs et les pratiques professionnelles des opérateurs dans le cadre d’une démocratisation (et non plus d’une conception) des services de relais téléphonique pour les sourds, à travers 3 services : interprétation français-LSF, transcription voix-texte et codage LPC (Dalle-Nazébi et al. 2016, vol. 1 et 2 ; Dalle-Nazébi, 2009). Il a ainsi pu s’appuyer sur une analyse, antérieure (service existant depuis plusieurs années) et parallèle (analyse d’usages dans le cadre de cette étude) des pratiques routinières des opérateurs-relais dans ces autres services. Cette articulation tient aussi aux compétences pratiques des 3 opérateurs-relais impliqués dans l’expérimentation avec des personnes aphasiques. Ils avaient déjà une expérience dans l’un des services de relais pour les sourds, sans connaitre encore l’aphasie. Le projet a inclus une étape de formation de ces opérateurs-relais. Les ajustements ergonomiques et le type de médiation nécessaires dans le cas de l’aphasie étaient cependant à construire. Ce travail spécifique a d’abord consisté en une analyse prospective de l’utilisabilité du dispositif initial existant, des comportements et besoins (ergonomiques et communicationnels) de personnes aphasiques en interaction. Ceci a permis ensuite une analyse projective visant à saisir et soutenir une activité en train de se construire (Beguin et Cerf, 2004), concernant ici les pratiques professionnelles de médiation et leurs conditions.

Au regard de la richesse des données disponibles, nous ne présenterons pas ici la diversité des résultats et des données sur cette expérimentation. La présente contribution se focalise sur les caractéristiques et les enjeux techniques et humains d’un service de relais dédiés aux personnes aphasiques.

3. Résultats sur le plan technique

3.1. Ajustements ergonomiques d’une interface dédiée aux aphasiques

Dans ce projet, la première étape attendue était de définir les ajustements ergonomiques à prévoir pour permettre concrètement à des personnes aphasiques d’appeler le service. Il convenait ensuite de savoir quelles ressources de communication étaient nécessaires pour que les opérateurs-relais puissent faire leur travail. La nature de cette médiation était peu connue au démarrage du projet, et les attentes focalisées sur les aspects techniques. Une première phase d’analyse a permis de mettre en évidence que les porteurs institutionnels du projet pensaient que les services existants répondaient aux besoins des personnes aphasiques et qu’il n’y avait que quelques ajustements supplémentaires à faire comme l’introduction de pictogrammes. Une revue de littérature et l’analyse croisée (entre orthophonie, sociologie, informatique et expériences de vie en tant qu’aphasiques et aidants familiaux) des pratiques d’interactions des personnes aphasiques et des besoins en termes de médiation, ont conduit à repositionner le projet. Si l’introduction d’images était bien nécessaire, le caractère multimodal des communications était quelque chose de fondamental ici, et le service de médiation à offrir tout à fait spécifique et encore inexistant. L’expérimentation des appels a ensuite confirmé l’importance d’un service et un parcours utilisateur dédiés à ce public.

Sans détailler ici le détail des caractéristiques IHM (Interface Homme Machine) du dispositif testé et ajusté (Lefebvre-Albaret et al. 2022), nous pouvons néanmoins exposer les principes et fonctionnalités permettant et soutenant une communication adaptée à l’aphasie. Les pratiques de communication adaptées à l’aphasie, précédemment décrites, supposent tout d’abord un dispositif associant la vidéo et un son de bonne qualité, le texte et des images. Le canal audio-vidéo permet d’apporter à une personne aphasique des éléments non verbaux compensatoires lorsque l’opérateur-relais s’adresse à elle, tels les gestes et mimiques, mais aussi des informations para-verbales par l’intonation et le rythme de la parole. Le texte propose des indices complémentaires, en particulier pour tout ce qui concerne les chiffres. Mais il peut aussi être une modalité plus particulièrement investie ou en partie préservée chez certaines personnes aphasiques. Dans tous les cas, les échanges textuels sont adaptés (non redondants, vocabulaire ordinaire, sujet explicite, syntaxe simple mais aussi respect des tours) et participent de l’interaction globale, multimodale. Il en est de même des images, intégrées dans le dispositif via une banque d’images cliquables présentées en bas de l’interface de communication. L’image sélectionnée s’affichait dans la zone texte et pouvait être associée à du texte ou à d’autres images sur la même ligne.

Ces modalités de communication devaient pouvoir être librement combinées et en renforcement mutuel. L’analyse des appels a ainsi conduit, par exemple, à préconiser de revoir l’organisation de l’écran de communication du côté des personnes aphasiques. La zone de tchat ainsi que son historique, où s’affichaient aussi bien le texte que les images, se trouvait éloignée de l’espace de communication vidéo, les deux éléments étant séparés par le menu de la banque d’images, venant rompre cette unité de communication multimodale. Par ailleurs, les messages textes étaient brouillés par la désignation des auteurs (« Moi » / « Opérateur »), et l’interface chargée par de multiples boutons et le maintien du pavé numérique sur la droite.

Fig.2

Organisation initiale de l’interface de communication côté aphasique

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Les recommandations issues de cette expérimentation insistent sur trois critères marquants pour repenser cette interface, à savoir simplicité, unité de communication multimodale et absence d’informations importantes à droite. La simplicité invite à l’épure des informations avec la suppression de la désignation des auteurs (en privilégiant des codes couleurs par exemple) et celle du pavé numérique pendant la communication, ainsi que la séparation de la vidéo de retour de celle de l’opérateur. L’unicité invite à rapprocher spatialement les informations vidéo, texte et images, et à les penser comme les éléments composites d’un même message (exemple de la figure 3 ci-dessous).

Fig.3

Organisation recommandée adaptée aux utilisateurs aphasiques

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Enfin, l’ergonomie de l’interface prend en compte le trouble fréquent de l’exploration visuelle dans l’hémi-champ droit en plaçant les éléments importants sur la partie gauche ou centrale. Le pavé numérique en début d’appel, ainsi que le bouton « raccroché » maintenu accessible durant l’appel, ont ainsi été recentrés. Dans ce réaménagement, le bord droit n’est pas utilisé.

Les images retenues dans la banque relèvent elles-aussi du principe de simplicité. La préparation des thématiques et des images a été faite d’une part avec les porteurs institutionnels, qui ont défini l’étendu du panel de situations traitées par le service de relais téléphonique (toutes sauf les urgences et les appels professionnels), et d’autre part avec des personnes aphasiques et des aidants familiaux membres de la FNAF qui ont contribué à lister les besoins et raisons possibles de leurs appels (permettant de prévoir aussi bien des appels vers des amis que vers des services, y compris spécifiques comme la demande de portage de repas auprès de services de mairies). La sélection des images a enfin été validée ou révisée avec des utilisateurs aphasiques, en amont puis à l’occasion des appels relayés. Cette expérimentation montre que ces images doivent être facilement interprétables, c’est-à-dire sans travail de décodage, d’analyse fine ou d’interprétation abstraite. Elles sont réalistes (quelques photos ont aussi été intégrées dans la banque), non symboliques ni métaphoriques. Le graphisme reste épuré et ne conserve que les informations utiles.

3.2. Le travail d’équipement d’une communication

Un des résultats de cette expérimentation fut cependant de confirmer le rôle central de l’interlocuteur, ici l’opérateur-relais, et de constater que celui-ci était et serait toujours le principal utilisateur des images. La banque d’images testée était la même côté aphasique et côté opérateur-relais. Elle s’est avérée trop riche pour les personnes aphasiques, et à structurer davantage pour les opérateurs-relais afin de soutenir leur travail d’interaction avec les personnes aphasiques – et parfois d’enquête pour préciser leur propos ou intention. Il a ainsi été recommandé de réduire la banque d’images mise à disposition des personnes aphasiques et de structurer davantage celle à disposition des opérateurs-relais. Afin de tester ce dernier aspect, outre l’organisation thématique de la banque d’images, d’autres repères ont été ajoutés à l’intention des opérateurs-relais. Concernant les démarches avec des administrations ou des services par exemple, les images des différents interlocuteurs possibles (« Mairie », « Préfecture », etc.) étaient encadrées d’une couleur spécifique (jaune dans la figure 4 ci-dessous) et suivies, pour chacun des interlocuteurs, des images correspondant aux demandes associées possibles (« pièce d’identité », « problème avec une pièce d’identité », « refaire une pièce d’identité » etc.). Sur le même principe, des images ont été repérées comme récurrentes pour une famille d’appels, et prenant leur sens spécifique en fonction de la situation (comme celles indiquant « un rendez-vous », « convenir d’une date », « signer un papier », « un courrier », « un problème avec un courrier » etc.). Elles ont été considérées à ce titre comme des images-outils, encadrées d’une autre couleur (bleu dans la figure 4 ci-dessous) et dupliquées à l’intérieur de plusieurs thèmes (sans la dupliquer à l’intérieur des sous-thèmes comme ceux en lien avec la Mairie, la Préfecture etc.). De même, lorsque différents thèmes étaient souvent associés entre eux (association observée lors des appels ou repérée sur la base des situations d’appels possibles listées en amont avec les aphasiques et leurs aidants familiaux), un rappel en ce sens était fait en insérant quelques images, non exhaustives, du thème associé à l’intérieur du premier, en les encadrant d’une troisième couleur dédiée. A noter que la fréquence de duplication des images dans leur version barrée, indiquant leur absence ou un problème associé, invite à ajouter une fonctionnalité permettant d’ajouter une barre sur n’importe quelle image.

Fig.4

Travail de structuration de la banque d’images, à l’attention des opérateurs-relais

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Cette expérimentation montre que le principe consiste donc à concevoir la banque d’images non seulement comme une ressource communicationnelle mais aussi comme un outil d’aide à l’interaction à destination des opérateurs-relais. Ceux-ci pouvaient donc s’appuyer sur les sujets suggérés dans les thèmes ou sous-thèmes, via les images-outils et les images des thèmes associés. Ils pouvaient aussi appeler directement l’image souhaitée à partir de la zone de tchat en l’appelant par son nom, ce qui suppose de bien connaître la banque d’images au préalable.

L’affichage des images relevait du même principe que le texte en temps réel (affichage lettre par lettre en temps réel d’écriture et de ses corrections). Ceci permettait d’afficher une image, de l’effacer ou de placer une autre image avant ou après la première, tant que le message n’était pas validé. Une fois validé, le message n’était plus modifiable et restait accessible dans l’historique. Cette fonctionnalité a pu être exploitée par les opérateurs-relais lorsqu’ils travaillaient à comprendre la demande ou le message de leur interlocuteur aphasique, en essayant de ne conserver dans l’historique que les informations que celui-ci avait validées.

En lien avec la fonction de pilote de l’interaction et de principal utilisateur des images, une fonctionnalité supplémentaire a été ajoutée, permettant à un opérateur-relais de forcer l’ouverture à distance d’un thème en particulier de la banque d’images sur l’écran de la personne aphasique, ce qui permet ensuite de l’inviter à choisir une image. Deux autres fonctionnalités ont été repérées comme utiles mais n’ont pas pu être testées. La première est de permettre aux personnes aphasiques d’ajouter, dans une rubrique dédiée, des images personnelles qui seraient des photos de personnes, associées à leur nom. Ceci leur permettrait d’évoquer une tierce personne en la reconnaissant tout en donnant les moyens à l’opérateur-relais de la nommer. La seconde est de prévoir une messagerie, à destination des personnes aphasiques, qui serait elle-aussi multimodale. Ceci permettrait de laisser des messages, de manière adaptée, à une personne aphasique absente. Un usage détourné envisagé est, à la demande d’un appelant aphasique et à la fin d’un appel traité, de permettre à l’opérateur-relais de laisser un mémo sur le propre répondeur de cet appelant, afin d’y reprendre des points clés de l’appel, typiquement des informations sur un rendez-vous. Ceci est en lien avec une des spécificités constatées du travail de médiation des opérateurs-relais prenant les appels de personnes aphasiques, à savoir qu’ils ont à s’assurer que les informations sont effectivement comprises, et non seulement qu’elles ont été transmises de manière compréhensible, comme c’est le cas dans les autres services.

4. Le service aphasie au regard des autres services de relais

L’analyse des besoins puis ce travail ergonomique ont ainsi montré l’importance pour les personnes aphasiques d’une communication vidéo, multimodale, avec une utilisation du son, des gestes mais aussi du texte et des images. Un relais téléphonique adapté à ce public est ainsi un dispositif permettant à un opérateur de faire le lien entre une personne utilisant la voix seule sur son téléphone, et une personne ayant une communication spécifique, ici multimodale, avec laquelle il est en lien vidéo. Ce dispositif est un cadre très particulier de communication et de médiation linguistique, qui est pour parti partagé par les autres services de relais. Nous allons d’abord nous attarder sur les caractéristiques communes, avant de préciser les spécificités des postures de relais dans le cas de l’aphasie.

4.1. Un travail inter-médiatique et interactionnel comme les autres services de relais

Fig.5

Le service de relais, une médiation linguistique et inter-médiatiques particulière

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Le dispositif de relais téléphonique est un cadre très particulier de médiation linguistique, quel que soit le service de relais offert, sur lequel il nous faut nous attarder. Tout d’abord, l’opérateur-relais est en communication avec deux interlocuteurs qui ne se voient pas et entre lesquels il doit assurer une communication. Il s’agit pour lui d’une communication multi-focalisée, au sens de Goffman (Winkin, 2001), qui a l’apparence d’une seule communication focalisée lorsque les interlocuteurs sont « alignés » à travers la médiation et le corps de l’opérateur-relais (via sa voix et ses gestes). Celui-ci doit, sinon, gérer de manière explicite la séquentialité des interactions et les réparations associées. Il va de fait être successivement engagé dans deux ouvertures d’appels, devoir présenter la situation de médiation au second interlocuteur, puis assurer son travail de médiation en gérant les tours de parole, avant d’assurer deux clôtures de l’appel.

L’opérateur-relais est par ailleurs en communication vidéo avec l’un, et en communication audio avec l’autre, de ces deux interlocuteurs. Ce sont deux espaces médiatiques différents, l’un multimodal et l’autre exclusivement sonore, apportant des ressources, des contraintes et donc des régulations différentes dans la communication. L’opérateur-relais est ainsi engagé dans deux univers communicationnels différents, entre lesquels il doit assurer une cohérence interactionnelle (Dalle-Nazébi, 2009 ; Warnicke et Plejert, 2016). La communication vidéo par exemple apporte de nombreuses informations visuelles sur l’appelant concernant ses expressions, ses émotions, son environnement et les activités parallèles à l’échange (lecture de document, prise de note, autres personnes présentes etc.) ; elle permet aussi des modalités silencieuses d’interaction et de coordination entre l’appelant et l’opérateur-relais (Dalle-Nazébi, 2017) ; celui-ci se trouve en quelque sorte en permanence engagé dans une interaction en raison de ce lien visuel. A l’inverse, la communication exclusivement sonore libère l’opérateur-relais du contrôle de ces informations sur ce qu’il fait et son environnement ; mais elle le laisse aveugle sur le contexte et l’écoute de son interlocuteur ; elle implique l’entretien d’un lien de communication mis en péril par tout silence qui ne peut être identifié comme une pause naturelle de l’interaction.

L’opérateur-relais fait par ailleurs la médiation entre ces deux interlocuteurs parce qu’ils ne partagent pas les mêmes langues, modalités et référentiels de communication. Il ajuste donc ses pratiques de communication lorsqu’il relaye les propos de l’un vers l’autre interlocuteur. Ces pratiques de communication tirent chacune diversement profit des particularités de l’espace médiatique dans lequel elles ont lieu ; elles s’inscrivent aussi dans des ensembles de pratiques plus socio-culturelles ; elles peuvent à ce titre mobiliser des règles et des codes interactionnels différents.

Ce travail de médiation de l’opérateur-relais se trouve être ainsi décliné. Il est marqué par plusieurs types d’asymétrie avec lesquelles l’opérateur-relais doit travailler. Afin d’assurer sa fonction de médiation, celui-ci se trouve dans un rôle de gestion des tours de parole et des interactions bien plus présent qu’il n’est couramment imaginé, comme le montre les analyses conversationnelles de ces services dans différents pays (Dalle-Nazébi, 2017 ; Marks, 2018 ; Warnicke et Plejert, 2012). Si nous avons présenté l’opérateur-relais au centre des univers et des échanges, il peut être lui-même en manque d’informations concernant la relation entre les deux interlocuteurs. Par exemple, il ne sait pas s’ils se connaissent, quelle est la nature de leur relation, si leurs échanges ont une antériorité, s’ils s’inscrivent dans une démarche particulière etc., autant d’éléments permettant de comprendre les propos et intentions relayées. Ceci explique l’importance, pour son travail, des tous premiers échanges avec l’appelant, avant que la communication ne soit engagée avec l’interlocuteur appelé. Des informations contextuelles sur l’objet de l’appel, l’identité et la relation avec l’interlocuteur peuvent y être données. Dans le déroulé d’un appel relayé, on distingue ainsi une phase de « préparation » du travail de médiation, enchâssée entre le décroché de l’appel, entre l’appelant et l’opérateur, et le lancement de l’appel vers l’interlocuteur. Ces mêmes étapes, et les enjeux associés de gestion des interlocuteurs, se retrouvent donc dans le cadre d’appels relayés entre une personne aphasique en vidéo et son interlocuteur non aphasique au téléphone. Certaines de ces étapes s’avéreront cependant particulièrement cruciales dans le cas d’appel de personnes aphasiques, comme nous allons le préciser.

Fig.6

Les étapes d’un appel traité par un opérateur de relais téléphonique, lors de cette expérimentation

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Cette description rapide des particularités communicationnelles du relais téléphonique montre que la médiation linguistique de l’opérateur-relais dans un service aphasie, comme dans les autres services, relève un travail d’« alignement » (Wolton, 2000) des repères communicationnels entre deux interlocuteurs utilisant des médias et des modalités de communication différentes, ainsi qu’un travail de régulation de ces interactions.

4.2. Le travail spécifique de médiation communicationnelle et les postures de relais

L’expérimentation mise en place montre qu’un service adapté à l’aphasie partage ces caractéristiques mais présente aussi des spécificités au regard des autres services de relais existants. Dans le cas spécifique d’une médiation entre une personne aphasique et son interlocuteur, l’opérateur-relais n’assure pas l’interprétation entre deux langues différentes, comme c’est le cas du service « français-LSF ». Son travail ne se limite pas non plus au passage entre deux modalités de communication, comme dans le service de médiation « voix-texte ». Il entreprend ici un travail d’ajustement communicationnel, à destination de la personne aphasique, à travers des reformulations dans la même langue, une segmentation des informations, une exploitation de la multimodalité de la communication, des mises en images, et des demandes de validation des informations comprises. Les compétences des personnes aphasiques sont révélées et soutenues par l’activité langagière et l’ajustement interactionnel de leur interlocuteur. L’opérateur-relais prend en charge cette adaptation que l’interlocuteur ne sait pas faire ou ne peut pas mettre en oeuvre via une communication téléphonique. Les démarches expressives d’une personne aphasique peuvent aussi être comprises par celui qui y croit, qui y a accès parce qu’il a une perception globale permise par le dispositif technique, et qui connait les pièges de l’aphasie. L’opérateur-relais assure ce travail de repositionnement et d’interprétation pour l’interlocuteur. Selon le profil d’aphasie, la relation avec l’interlocuteur et le sujet de l’appel, l’opérateur peut aussi accompagner l’interlocuteur dans son propre ajustement, en créant des conditions d’interaction pertinentes, en l’invitant lorsque c’est nécessaire à des reformulations ou des désambiguïsations, et en venant ponctuellement en appui avec les ressources visuelles dont il dispose (gestuelle co-verbale, écrit, images). Cette première description du travail de médiation des opérateurs-relais entre des personnes aphasiques et leurs interlocuteurs laisse entrevoir les différentes postures de relais qui se sont révélées pertinentes à travers cette expérimentation.

Dans un premier cas de figure, l’opérateur-relais travaille en consécutive : il va traiter de manière séquentielle l’interaction entre les deux interlocuteurs, en ayant un temps dédié et privilégié avec chacun d’entre eux, à tour de rôle ; les deux interlocuteurs sont ainsi mis en attente chacun leur tour. Ce cas de figure permet de communiquer avec la personne aphasique de manière multimodale, en incluant la parole, tout en restant concentré sur les propos et ressources que celle-ci mobilise, puis de manière exclusivement vocale avec l’interlocuteur etc., sans que l’interaction avec l’un ne brouille la compréhension de l’autre, et en libérant aussi l’opérateur-relais de la gestion parallèle des deux personnes en interaction.

Un second cas de figure positionne davantage l’opérateur-relais dans un rôle de médiation socio-culturelle entre les deux interlocuteurs en communication directe, en rendant explicite la particularité de l’échange et la diversité des codes, et en posant des principes de communication dont il devient le garant. Il est aussi dans une fonction de médiation langagière, en venant assister l’interlocuteur dans son travail d’ajustement, en lui suggérant de clarifier le contexte, de reformuler, d’annoncer les changements de thèmes et de vérifier la compréhension de la personne aphasique. L’opérateur-relais vient équiper ici l’interlocuteur. Il soutient aussi la prise de parole de la personne aphasique lorsque celle-ci se trouve en difficulté. A tout moment, l’opérateur-relais peut basculer dans le type de relais précédemment décrit, puis revenir à cette modalité de relais. Ceci implique d’ailleurs un ensemble de boutons permettant à l’opérateur-relais de suspendre ou d’ouvrir le son avec et entre les interlocuteurs.

Enfin, une troisième posture de relais identifiée à travers cette expérimentation relève d’une médiation en simultanée moins visible. Après avoir posé un cadre interactionnel en présentant le service utilisé, l’opérateur-relais reste en retrait de l’interaction directe de type téléphonique entre la personne aphasique et son interlocuteur, tout en restant en contact visuo-textuel avec la personne aphasique. Il poursuit son travail inter-médiatique de renforcement et de désambiguïsation des propos échangés, de manière ponctuelle et selon accord préalable à l’appel, en indiquant par exemple par écrit les informations importantes ou difficiles à comprendre comme les dates, les heures et les noms de ville ou de personnes. L’opérateur-relais peut aussi venir clarifier dans un registre non verbal ou en images les émotions exprimées de l’interlocuteur, dans un contexte où elles peuvent être difficiles à interpréter par certaines personnes aphasiques (hypersensibilité notamment aux indicateurs de colère ou d’impatience par exemple, ou à l’inverse apathie face à des émotions qui ne les concernent pas directement ou qu’elles ne savent pas gérer). Il est sinon un tiers professionnel en retrait qui aura posé un cadre, qui pourra à tout moment intervenir pour le rappeler ou adopter la posture précédemment décrite, ce qui est une sécurisation des conditions de communication pour la personne aphasique. L’opérateur-relais pourra aussi, ici comme dans les précédentes postures, reprendre avec elle en fin de communication les informations qu’elle ne serait pas sûre d’avoir bien comprises.

L’identification de ces trois postures de relais permet de mettre en évidence trois éléments importants. D’une part cette médiation communicationnelle dépend d’un dispositif technique déterminant mais ne peut se faire sans une médiation humaine, professionnelle. D’autre part la réalisation de cette médiation et le choix de la posture-relais dépendent de deux temps clé de l’appel qui se jouent avant et après l’interaction relayée. Il s’agit du temps de préparation d’une part, au cours duquel les ressources et les stratégies communicationnelles pertinentes avec cette personne aphasique pourront être identifiées, des informations de contexte sur l’appel partagées, et la posture de relais décidée conjointement. Si ce temps de préparation est parfois supprimé dans certains services de relais, il est une étape cruciale incompressible dans un service dédié aux personnes aphasiques. Il s’agit ensuite du temps de clôture de l’appel de relais téléphonique, qui suit l’étape de raccroché avec l’interlocuteur, au cours duquel l’opérateur-relais reste disponible si la personne aphasique veut s’assurer qu’elle a bien compris un point particulier. C’est là une spécificité notable de la médiation communicationnelle au regard des autres services. En raison de la nature de cette médiation, l’unité de référence d’intervention de l’opérateur-relais est la compréhension des propos tenus dans une même langue entre deux interlocuteurs ; son intervention s’arrête non pas avec la fin des interactions (comme c’est le cas dans les autres services-relais) mais jusqu’à ce que les propos soient compris.

5. Une exploitation maîtrisée de la multimodalité et de la convergence médiatique

Afin de préciser davantage les pratiques en jeu dans cette médiation, et la relation étroite entre dispositif technique et compétence humaine, nous allons nous intéresser à l’exploitation de cette diversité de modes, modalités et média de communication qui caractérise les échanges entre un opérateur-relais et une personne aphasique lors de cette expérimentation.

5.1. Engager, analyser, équiper une prise de parole

Lorsqu’une personne aphasique entre en communication avec un opérateur-relais, elle a d’emblée à sa disposition tout un ensemble de possibilités communicationnelles. Pour autant, l’expérimentation montre qu’elle ne va pas spontanément s’en saisir. Le premier travail de l’opérateur-relais consiste à créer des conditions d’interactions adaptées à l’aphasie, qui évite les enchâssements de parole, les débits rapides, les environnements bruyants, qui crée un cadre apaisé et bienveillant, et qui donne le temps pour s’exprimer, de trouver les mots, ou d’intégrer ce qui a été dit. L’analyse de cette expérimentation montre que la première exploitation décisive de cet environnement médiatique est d’investir le sourire et une coprésence visuelle qui engagent une communication sans qu’elle n’ait à dépendre de mots. Il s’agit ensuite pour l’opérateur-relais, à travers les échanges de préparation de l’appel, d’analyser les ressources mobilisables et les difficultés, en proposant ou facilitant le recours à la diversité des ressources expressives. Il est possible par exemple de s’appuyer sur les gestes spontanés d’une personne aphasique lorsqu’elle s’exprime (indexation, gestes d’action, écriture furtive, numération…). Mais cette modalité n’est bien souvent investie qu’en cours d’interaction : elle est à susciter et/ou à entretenir par l’opérateur-relais. De la même manière, il peut inviter la personne aphasique à utiliser ponctuellement l’écrit, pour tenter de contourner des difficultés d’expression si cette modalité est en partie préservée. Il peut aussi proposer des images et demander leur validation ou leur rejet, ou encore une contre-proposition. La mobilisation d’images par la personne aphasique elle-même, initiative plus rare, indique des capacités compensatoires et une proactivité dans l’échange. L’opérateur-relais ouvre ainsi le champ des ressources possibles et analyse le sens et les modalités de ces expressions pour orienter les interactions. En aucun cas l’ensemble de ces ressources ne permet en soi une accessibilité de la communication pour une personne aphasique, c’est-à-dire sans ces usages et cette exploitation maîtrisée par l’interlocuteur.

5.2. L’engagement du corps comme ressource expressive et marqueur interactionnel

Dans l’analyse de ces interactions, l’engagement marqué du corps par les opérateurs-relais est tout à fait remarquable lorsqu’ils sont en relation avec une personne aphasique. Le corps redressé, face à l’écran, le regard attentif et le visage expressif, ils investissent tout particulièrement la gestuelle co-verbale ainsi que les marques d’intonation. De manière tout à fait caractéristique, le ton de la voix est généralement élevé, et les pauses naturelles de l’échange davantage marquées. Les opérateurs-relais observés font un usage volontaire ou plus explicite des marqueurs d’interaction habituels propres à leur culture : marques d’incitation à s’engager dans l’échange par un geste du menton, une invitation de la main ; marques d’écoute ; marqueurs indiquant le statut d’un énoncé (une question par le haussement des sourcils et l’intonation, etc.). L’engagement du corps participe de la communication, par les ressources expressives qu’il permet, et incite l’interlocuteur à entrer ou à rester dans l’échange.

Mais cet engagement ou le désengagement du corps dans l’échange est aussi un marqueur interactionnel, en rendant manifeste les changements d’interlocuteurs et le type d’interaction en cours. Comme nous l’avons décrit précédemment, certaines postures de relais impliquent une alternance de la communication engagée par l’opérateur-relais entre la personne aphasique et son interlocuteur. Dans tous les cas, le déroulé de l’appel, comme nous l’avons indiqué, implique plusieurs décrochés et temps d’interaction, dont une présentation de la situation de médiation auprès de l’interlocuteur. Sur ces temps d’échanges avec l’interlocuteur, l’opérateur-relais est toujours en communication vidéo avec l’appelant aphasique. Pour rendre la situation explicite, éviter tout malentendu et faire patienter la personne aphasique, les opérateurs-relais jouent de la posture de leur corps, repliée, et de l’orientation de leur regard, baissé ou sur le côté, pour indiquer qu’ils sont en relation avec un autre interlocuteur. Ils peuvent aussi indiquer leur mobilisation en cours dans une communication sonore en portant la main sur leur écouteur ou en l’indexant. De manière associée, que le son soit coupé ou non avec la personne aphasique (le temps de présentation de l’appel est fréquemment « ouvert » aux deux interlocuteurs), les opérateurs-relais changent l’intensité de leur voix, plus basse, et de débit, plus rapide. Ils sont aussi moins expressifs. L’ensemble des indicateurs corporels témoignent d’un désengagement de la communication avec la personne aphasique et d’une focalisation sur une autre communication, sonore.

Fig. 7

Marques d’engagement et de désengagement dans la communication avec l’appelant aphasique

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5.3. Les usages de l’image, en interaction

Les opérateurs-relais, en interaction avec une personne aphasique, exploitent ainsi les ressources offertes par la convergence médiatique de ce dispositif de communication : ils jouent sur l’intonation, la gestuelle, la posture du corps, l’orientation du regard, les pointages, mais ils mobilisent aussi l’écrit, la parole, des images numériques et des images-objets comme des fiches cartonnées représentant une horloge, les jours de la semaine ou un calendrier. Pour comprendre l’utilisation, centrale et décisive, de ces différentes images dans une communication adaptée à l’aphasie, il est important d’observer le travail de ces opérateurs-relais, tel qu’il est accompli en temps réel, dans son contexte, et dans son cours d’action plutôt que dans ses traces fixes et son résultat. Le texte écrit et les images présents dans l’historique du tchat ne suffisent pas pour rendre compte de leur utilisation, en pratiques.

La diversité de ces ressources permet tout d’abord d’utiliser de manière pertinente différents espaces. Par exemple, l’opérateur-relais pourra se référer à la date d’un rendez-vous initial, annulé ou à reporter, qui a été saisi dans la zone texte, en associant du texte (la date) et une image (« un rendez-vous »). Il pourra ensuite utiliser l’espace audio-vidéo de l’interaction avec la personne aphasique pour aborder la nouvelle date souhaitée en mobilisant de manière dynamique des outils en carton, comme une horloge et la liste des jours de semaine. Outre le fait que ces ressources en carton sont plus faciles à manipuler et à pointer dans un travail interactionnel d’ajustement et de validation, cette stratégie de communication permet aussi de dissocier spatialement l’ancienne et la nouvelle date, donc de structurer et de clarifier l’échange. La nouvelle date sera ensuite saisie dans la zone texte, laissant invisible l’activité de co-construction de cette information entre l’opérateur-relais et la personne aphasique. Cette spécialisation de l’espace reste ponctuelle, opportune, et ne répond à aucune formalisation ou contrainte particulière.

Il s’agit donc pour les opérateurs-relais, en particulier dans le cas de la première posture de relais précédemment décrite, de co-formuler, avec la personne aphasique, une information ou une demande, via un entrelacement dynamique et interactif de ressources médiatiques et communicationnelles. Les images mobilisées dans la zone de tchat, souvent mêlées à des paroles, constituent la trace d’une information co-construite, clarifiant la situation et l’intention de l’appelant. Elles ne sont pas du français mis en image, pas plus qu’elles ne sont les traces de l’interaction telle qu’elle a eu lieu. En effet, une image peut avoir été affichée dans la zone de tchat puis effacée car non validée. Elle a pu aussi être conservée, puis agrémentée d’une autre image, placée après ou avant la première. L’ordre d’introduction des images, en cours d’interaction, peut ainsi être différent de l’ordre de leur disposition dans la zone de tchat. Par exemple, un échange peut s’engager à propos d’un examen en laboratoire. Elle est identifiée par une image comme l’objet de la discussion. S’il s’agit ensuite de préciser quand ou comment s’y rendre, l’action de se déplacer sera positionnée par l’opérateur-relais avant l’image du laboratoire, permettant de créer une information visuelle cohérente.

Fig.8

Ordre de mobilisation, ordre d’affichage et logique visuelle d’une combinaison d’images

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A l’inverse s’il s’agissait de partir du laboratoire (pour savoir par exemple à quelle heure la personne pourra repartir), l’action sera placée après l’image du laboratoire, restant ici dans une cohérence visuelle et non dans une logique de français écrit. La succession des images affichées ne reprend donc pas nécessairement l’ordre de leur mobilisation, ni l’ordre des mots en français. Ces traces laissent aussi invisibles qu’elles sont associées à de la parole et parfois à des gestes (comme ici celui de se déplacer en simulant les jambes d’une personne avec le majeur et l’index). Ces médiateurs sémantiques que sont les images, tout comme le dispositif technique lui-même, sont des outils venant équiper une communication. Mais le processus d’accessibilité dépend de leur mobilisation par les utilisateurs, ici les opérateurs-relais et leur interlocuteur aphasique.

Conclusion

Cette analyse montre que la conception d’un service de relais téléphonique ouvert aux personnes aphasiques est un processus d’équipement de l’opérateur-relais dans son travail de médiation langagière, d’alignement de repères communicationnels audio et vidéo, et de gestion des interactions, entre une personne aphasique et son interlocuteur. Nous avons montré que c’est une médiation communicationnelle spécifique. Elle relève d’un travail de reformulation, d’un ajustement des pratiques de communication qui exploite, en interaction avec la personne aphasique, la diversité des modes, modalités et médias permis par la norme de conversation totale, augmentée par l’image. L’importance de la dimension humaine de ce service de relais, et de la nécessaire maîtrise de ces pratiques de médiation communicationnelle, a posé en France la question de la formation de ces opérateurs-relais, dans un contexte où ce métier n’existait pas en tant tel. Le rôle de médiateur communicationnel est endossé sur le terrain par une diversité d’aidants familiaux et de professionnels (orthophonistes, ergothérapeutes, assistants sociaux…), soutenant les échanges entre personnes aphasiques et leurs interlocuteurs au cours de leurs démarches de la vie quotidienne. Mais ce métier n’étant pas reconnu, la pérennisation de ce service d’accessibilité a posé dans ce pays des questions d’organisation pour les entreprises de relais, de financement de la formation des opérateurs, et de reconnaissance politique des certifications nécessaires. Cette expérimentation, et les efforts de déploiement de ce service inédit dans le monde, mettent en évidence un encastrement d’enjeux et d’innovations, ergonomiques, sociales, communicationnelles et de formation. L’accessibilité ne se réduit pas à un dispositif, même socio-technique. Elle est un processus qui travaille les équipements, les compétences et les rapports sociaux. Mais elle ouvre aussi le champ des possibles, pour d’autres secteurs d’activité, comme celui des appels d’urgence, qui s’ouvrent à la conversation totale et aux personnes aphasiques (Dalle-Nazébi et al., 2021). Les référentiels et la logique des pratiques évoqués ici sont ainsi transposables à d’autres usages et services numériques.