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DEPUIS LES ANNÉES 1970, l’institutionnalisation de l’Acadie, particulièrement au Nouveau-Brunswick, s’est faite en lien étroit avec l’État. La mise en place d’un nouveau régime linguistique, amorcée par les lois sur les langues officielles (LLO) au Canada et au Nouveau-Brunswick en 1969, et poursuivie par l’adoption de la Loi reconnaissant l’égalité des deux communautés linguistiques officielles au Nouveau-Brunswick en 1981 (loi 88) et l’enchâssement des droits linguistiques dans la Charte canadienne des droits et libertés en 1982, ont transformé l’organisation, les modalités d’action et la définition de l’Acadie. Dans ce texte, nous nous intéresserons aux effets de cette étatisation sur la société civile acadienne du Nouveau-Brunswick. C’est effectivement au Nouveau-Brunswick que le projet politique acadien s’est exprimé avec le plus de complexité et de vigueur du fait du poids démographique et de la concentration géographique des Acadiens et des Acadiennes. Depuis l’échec du projet autonomiste porté par le Parti acadien, qui culmina à la Convention d’orientation nationale acadienne (CONA) de 1979, l’Acadie du Nouveau-Brunswick se pense, s’exprime et agit désormais à l’intérieur des balises du régime linguistique. Il n’est toutefois pas certain que ce régime, qui ne reconnaît que l’existence d’une communauté linguistique, permette à l’Acadie de se représenter comme peuple à part entière.

À l’aube de l’institutionnalisation du nouveau régime linguistique, deux observateurs de la scène acadienne n’avaient d’ailleurs que des mots durs à son endroit. Pour Michel Roy, « on sacrifi[ait] volontiers des millions de dollars à la cause d’un bilinguisme [...] et nous mord[i]ons avec une merveilleuse fébrilité en Acadie [...] alors que l’enjeu réel, ce n’est pas la langue. C’est le contrôle de tous les trésors du territoire [1] ». Quatre ans plus tard, Léon Thériault renchérissait, estimant que le régime linguistique contraignait l’Acadie à n’être qu’une entité linguistique et culturelle [2] .

Ces thèses trouvent écho dans certaines lectures critiques plus contemporaines du régime linguistique. Certains estiment que le régime a contribué à la judiciarisation de l’identité acadienne [3] , qui se construirait désormais en fonction du droit linguistique plutôt qu’en fonction de projets nationaux, et au corporatisme de son milieu associatif [4] , qui doit désormais rendre compte à ses conseils d’administration et à l’État, qui lui assure son financement. Au point où, selon le sociologue Joseph Yvon Thériault, « la représentation de la communauté est principalement définie par les catégories des enveloppes budgétaires octroyées par Patrimoine canadien [5] ». Le régime linguistique contraindrait ainsi l’Acadie à se représenter comme minorité de langue officielle plutôt que comme peuple.

Le parcours de la Société de l’Acadie du Nouveau-Brunswick (SANB) témoigne bien de cette tension structurante entre, d’un côté, la volonté d’autonomie institutionnelle, politique, économique de l’Acadie du Nouveau-Brunswick en tant que peuple et, de l’autre, sa réduction à une minorité de langue officielle manœuvrant à l’intérieur des balises du régime linguistique. L’évolution du mandat de la SANB et les crises qui l’ont secouée offrent un portrait ambivalent de la capacité de l’Acadie à se représenter et à agir en tant que peuple, révèlent une nette tendance à réduire la collectivité à ses seuls enjeux explicitement linguistiques.

La SANB : représentante de l’Acadie ou de la francophonie?

Si l’Acadie est sans État propre, elle s’est néanmoins intégrée de façon croissante aux gouvernements fédéral et provincial [6] . L’institutionnalisation de l’État providence dans les décennies d’après-guerre et plus particulièrement sous le régime de Louis J. Robichaud au Nouveau-Brunswick a entraîné une « “expropriation” de la société civile acadienne au bénéfice de l’État provincial [7] ». L’intégration croissante de la société civile acadienne à l’État a entraîné des défis qui ont bien été analysés, notamment une certaine perte d’autonomie idéologique, politique et financière.

Afin de mettre en œuvre ses nouvelles politiques linguistiques à la suite de l’adoption de la LLO fédérale en 1969, le Secrétariat d’État, alors responsable des nouvelles minorités de langue officielle, demandait à avoir des interlocuteurs représentant les communautés francophones de chaque province. Dans ce contexte, la Société nationale des Acadiens [8] (SNA), fondée en 1890 et représentant les Acadiens des quatre provinces de l’Atlantique, ne permettait pas à l’Acadie de recevoir les fonds fédéraux qui lui étaient réservés. En 1972, à l’occasion du Congrès des francophones du Nouveau-Brunswick organisé par la SNA, la SANB était donc créée [9] .

La restructuration du milieu associatif acadien autour de frontières provinciales allait entraîner, comme ailleurs au pays, un débat de nomenclature. Or, alors que les Québécois abandonnaient le référent « canadien-français », poussant du même coup les communautés à l’Ouest de la rivière des Outaouais à se redéfinir en tant que « franco-provinciaux [10] », l’Acadie allait quant à elle conserver son nom, malgré sa fragmentation institutionnelle. L’appellation «  francophone  » allait néanmoins progressivement s’imposer dans le milieu associatif acadien [11] . Dès 1979, lors de l’assemblée générale de la SANB tenue à Shediac, l’Association des éducateurs acadiens annonçait qu’elle s’appellerait dorénavant l’Association des enseignants francophones du Nouveau-Brunswick, entraînant un débat sur le sens de l’acadianité et sa pertinence dans le contexte du nouveau régime linguistique. On s’interrogea lors de cette assemblée à savoir si « dans les textes du gouvernement du Nouveau-Brunswick [on devrait] chercher à faire inclure une reconnaissance officielle de l’existence du peuple acadien  » et s’il fallait «  chercher à donner le nom de l’Acadie » aux institutions existantes [12] .

Dès sa fondation en 1972, la SANB avait pourtant clarifié sa position. Dans son « Rapport sur les méthodes administratives de la Société des Acadiens du Nouveau-Brunswick » présenté en 1975, Gérard Snow faisait remarquer que « le terme acadien a été choisi au lieu du terme francophone lors du Congrès des francophones [du Nouveau-Brunswick] en 1972 [13] ». Lors de l’Assemblée générale annuelle (l’AGA) de 1977, on adoptait la résolution voulant que « dans les règlements de la S.A.N.B., on remplace le mot francophone par le mot acadien [14] ». On adoptait également la résolution voulant que «  les notions de groupe minoritaire et de minorité soient bannies à tout jamais, et que la S.A.N.B. parle à l’avenir en terme de peuple Acadien [sic] [15  ] ». Pourtant, c’est en tant que francophone et plus spécifiquement en tant que minorité de langue officielle que l’organisme reçoit son financement du Secrétariat d’État. C’est ce que faisait remarquer Michel Bastarache dans le cadre du Groupe de travail sur les minorités de langue française organisé par le Secrétariat d’État en 1975 et visant à évaluer et à orienter l’appui du gouvernement fédéral aux minorités de langue officielle. Bastarache constatait à cet égard que le travail d’animation et d’éducation sociale effectué par la SANB se heurtait à la nature restreinte du régime linguistique : « le Secrétariat d’État n’offre des fonds que pour le développement d’une population en tant que minorité de langue officielle, et non pour ses besoins qui correspondent à ceux de tout autre groupe de citoyens à part entière [16] ». Ce débat allait être ravivé par la loi 88, qui reconnaissait l’existence de deux communautés linguistiques égales en droit, mais qui ne reconnaissait pas l’existence d’un peuple acadien distinct. Dans un document de travail sur les conclusions rapport Bastarache-Poirier en 1984, on suggérait de reformuler le rôle de la SANB comme suit : « La Société des Acadiens du Nouveau-Brunswick est un organisme qui se donne comme mission de rallier les Acadiens du Nouveau-Brunswick pour les faire passer du statut de communauté linguistique à celui de peuple distinct au sein du Nouveau-Brunswick [17] ». Quatre ans plus tard, c’est au sein de la communauté acadienne ellemême que l’on cherchait à réhabiliter le terme « acadien ». Lors de l’AGA de 1988, on adoptait la proposition voulant « qu’une des priorités de la S.A.A.N.-B. soit la revitalisation du concept “Acadie” » dans un contexte où « depuis quelques années on élimine le concept “Acadie” du vocabulaire de beaucoup d’organismes [18] ». Nous soutenons que ce passage du référent « acadien » à « francophone » est en partie dû au régime linguistique et au mode particulier de reconnaissance qu’il accorde aux communautés de langue officielle. Cependant, il ne faudrait pas négliger le rôle des francophones du Nord-Ouest qui ont revendiqué leur identité brayonne et ont activement lutté contre l’usage du terme « acadien » pour désigner l’ensemble des francophones de la province [19] .

S’il est clair dans le nom de l’organisme que le terme « acadien » est préféré à «  francophone  », ce dernier s’est néanmoins immiscé progressivement dans le discours. Lors de l’AGA de 1977, Jean-Maurice Simard, qui était alors président du Conseil du Trésor du Nouveau-Brunswick, a appuyé une résolution demandant « au gouvernement du Nouveau-Brunswick de proposer un plan global ou une charte visant à garantir l’égalité des droits entre les anglophones et les francophones [20] ».

Le principe de l’égalité entre communautés de langue officielle – plutôt qu’entre peuples ou nations – qui structure le régime linguistique s’est progressivement imposé dans le discours et a amené la SANB à adopter, en partie du moins, l’usage du référent « francophone ». Toute la question devint dès lors de savoir dans quelle mesure la SANB et le régime linguistique partageaient la même définition globale du terme « francophone ». Les débats constitutionnels de la fin des années 1980 allaient permettre de préciser cette question et de confirmer le sens large et sociétal que la SANB cherchait à insuffler au terme « francophone ».

Des versions préliminaires de l’Accord du lac Meech proposaient de reconnaître un statut particulier aux «  Canadiens d’expression française  ». Or, la SAANB estimait qu’il fallait plutôt parler d’un «  Canada francophone  », qui «  peut comprendre des institutions francophones et des droits accordés à des collectivités francophones  [21] ». Le terme Canadiens d’expression française « réfère clairement aux personnes qui parlent le français. Ce que l’on veut décrire ce n’est plus la communauté linguistique, ce sont les individus qui ont en commun le français. La différence apparaît clairement dans l’interprétation des droits linguistiques [...] Des personnes de la majorité anglophone, parce qu’elles sont bilingues, et donc d’expression française, au sens de cette clause, auraient un droit constitutionnel à l’enseignement dans la langue de la minorité [22] ».

On réitérait cette position lors d’une présentation au Comité spécial de la Chambre des communes sur le projet de résolution d’accompagnement à l’Accord du lac Meech le 9 avril 1990. La SANB expliquait que la notion de « Canadiens d’expression française présents hors du Québec [lui est apparue] dès le départ une vision rétrécie de la communauté acadienne du Nouveau-Brunswick [23] ».

Il était donc clair que le terme « francophone », lorsqu’il était employé par la SANB, désignait une réalité sociale complexe et ne réduisait pas d’emblée l’Acadie à sa seule langue. C’est explicite dans les débats terminologiques présentés cidessus, mais aussi dans la volonté exprimée par la SANB dès sa fondation de proposer des plans de développement globaux pour la société acadienne.

La SANB et le développement global de l’Acadie

Dès sa conception, la SANB a visé à assurer la présence d’organismes acadiens dans l’ensemble des sphères d’activité de la société acadienne. La sectorialisation de la société civile acadienne a indéniablement été réussie et déjà, lors de l’AGA de 1983, qui marquait le dixième anniversaire de la SANB, le président Denis Losier envisageait, avec une certaine jubilation, la disparition éventuelle de l’organisme au profit d’une fédération d’organismes spécialisés :

D’un organisme qui s’occupait de culture, d’éducation et de langue, nous sommes devenus un organisme qui s’occupe aussi de problèmes économiques, politiques et sociaux. D’autres organismes mis sur pied par la SANB s’occupent maintenant de régler les problèmes dans leurs secteurs particuliers. La SANB a donc été obligée de s’occuper de nouveaux secteurs tels que la santé, l’agriculture, etc... qui, jusque-là, n’avaient pas encore été abordés et qui constituaient les secteurs importants où les Acadiens n’étaient pas présents. Peut-être qu’un jour il n’y aura plus vraiment de rôle pour la SANB comme telle, car des organismes spécialisés auront été mis sur pied dans tous les secteurs. Nous pourrons dire, à ce moment-là, que la SANB aura vraiment joué son rôle [24] .

La sectorialisation a cependant entraîné son lot de défis et continue de poser des problèmes de gouvernance. En 1984, on a fait de la concertation entre les organismes sectoriels une priorité, et en 1987, la SANB mettait sur pied un comité ad hoc pour évaluer divers modèles de gouvernance. Le Forum de concertation des organismes acadiens a été créé en 1988, et en 1989, le rapport commandé en 1987 paraissait. Ce dernier définissait les objectifs généraux de la concertation des organismes acadiens, à savoir le développement global de la société acadienne : « l’atteinte de l’égalité, si elle peut constituer un objectif à court et à moyen terme, ne doit pas se limiter à la comparaison avec la communauté anglophone. À long terme, c’est le développement du plein potentiel de la communauté acadienne du Nouveau-Brunswick qui est visé [25] ».

Cette quête du développement global traverse effectivement l’histoire de la SANB. Lors de l’AGA de 1975, la SANB a adopté une motion afin «  que les animateurs et leurs comités régionaux se préoccupent non seulement des questions linguistiques et culturelles mais aussi de tout autre problème touchant au peuple acadien [26  ] ». Or, les documents de travail des animateurs en vue de l’AGA de 1975 témoignaient d’une certaine difficulté à formuler un projet global : « il semble que nous ne savons pas encore quel genre de développement nous voulons et pourquoi [27] ».

En 1977, à la veille de la CONA, où le projet de province acadienne allait rallier une majorité des membres et à la suite de laquelle la SANB est entrée dans une crise profonde concernant son orientation, un premier plan de développement global paraissait. On y précisait que «  la SANB considère [...] que les Acadiens du Nouveau-Brunswick constituent un peuple homogène qui doit obtenir une reconnaissance officielle lui garantissant le partage du pouvoir politique, le respect de ses droits linguistiques et culturels, et la propriété de ses institutions à caractère économique, social et culturel [28] ».

Ce document relevait des actions dans les secteurs politique, social, scolaire, économique et culturel. Or, au lendemain de la crise du début des années 1980, la SANB estimait qu’il lui fallait redéfinir son mandat et son rôle et formuler un projet de société plus global pour l’Acadie. Cette quête d’un projet plus précis pouvant rallier le peuple acadien peinait  toutefois à aboutir et a rythmé toute l’existence de la SANB.

En quête d’un projet de société

En 1974, le secrétaire général de la SANB, Michel Bastarache, cherchait clairement à positionner le nouvel organisme comme une institution politique globale devant jouer «  un rôle primordial dans l’élaboration du modèle social que les acadiens veulent créer pour eux-mêmes comme la Société Nationale des Acadiens a participé à la création de l’identité nationale acadienne. [Pour ce faire, il fallait] redéfinir le rôle de nos assemblées annuelles et en faire les assemblées constituantes du grand projet social que nous voulons nous donner [29] ».

Cette volonté allait être réitérée l’année suivante. Le rapport du comité ad hoc sur l’orientation de la SANB soulignait que, « dans le passé, la SANB a mis beaucoup d’importance sur les problèmes d’ordre linguistique et éducationnel. Malgré qu’il nous faille demeurer vigilants en ce domaine, nous nous devons maintenant d’ouvrir davantage nos yeux du côté socio-économique [30] ».

En 1980, à l’occasion d’une assemblée générale extraordinaire faisant suite à la crise suscitée par la CONA, la SANB réitérait que « les Acadiens forment un peuple. Ils doivent être reconnus comme tel. À ce titre, ils ont droit aux instruments (politiques, éducatifs, culturels, sociaux et économiques) devant leur permettre de contrôler eux-mêmes leur avenir collectif [31] ». Lors de l’AGA de 1982, en réaction à l’adoption de la loi 88 [32] , on constatait que «  les leaders de la SANB sont à la recherche d’une méthode de développement général qui leur assurera de l’autonomie, de la flexibilité et surtout des résultats qui répondraient aux besoins d’égalité de leurs concitoyens et ceci en vue de bâtir une société égalitaire au Nouveau-Brunswick [33] ».

Deux ans plus tard, dans son allocution lors de l’AGA de 1984, le président de la SANB, Jean-Guy Vienneau, soutenait que l’« on aurait tort d’oublier que l’égalité réelle passe par une plus grande autonomie à la fois culturelle, sociale, économique et que [sic] politique » et poursuivait en disant que « l’égalité d’un peuple se mesure au degré d’auto-détermination qu’il possède par rapport aux autres  [34] ». Il concluait que « le bilinguisme ne représente plus une option d’avenir pour les Acadiens. Et d’en rester à des revendications d’ordre linguistique ne suffit plus [35] ». Le directeur général de la SANB, Denis Losier, renchérissait : « Ne serait-il pas temps pour les Acadiens du Nouveau-Brunswick de justement commencer cet exercice de réflexion sur le pouvoir politique [36] » ?

Cette même année paraissait le deuxième plan de développement global produit par la SANB (« Pour un nouveau contrat social 1984-1989 »), selon lequel « les Acadiens du Nouveau-Brunswick forment un peuple de langue française, en marche vers son autodétermination et son épanouissement collectif, et vers la reconnaissance de ce statut au sein du Nouveau-Brunswick [37] ».

Au début des années 1990, toutefois, les leaders de la SANB déploraient l’absence de projet de société et constataient l’échec des plans d’action antérieurs. Dans son allocution à l’assemblée générale provinciale (AGP) de 1990, le président Réal Gervais estimait qu’il « est de plus en plus facile et urgent de conclure que le temps est arrivé où nous devons bâtir notre vision de l’avenir en évitant d’être continuellement à la remorque des agendas politiques de nos gouvernements qui continuent à nous essouffler et à épuiser nos ressources en nous forçant à réagir à des demi-politiques d’égalité. Nous devons avoir un plan global pour atteindre l’égalité au Nouveau-Brunswick ou envisager d’autres alternatives [38] ».

Deux ans plus tard, la situation ne semblait pas avoir été réglée et une motion était adoptée à l’AGP de 1992 afin que « la SAANB se dote d’un projet de société aux niveaux économique et politique pour que la société acadienne puisse jouir d’une qualité de vie accrue [39] ». L’appel était répété en 1994 afin « que la SAANB organise à l’automne 1994 une journée de réflexion afin de discuter de l’avenir de la communauté acadienne du Nouveau-Brunswick et de la pertinence de nous doter d’un projet de société plus précis que maintenant [40] ». Ce projet aboutit à la parution d’un ouvrage visant à répondre au « besoin d’une évaluation globale de la situation de cette communauté » et à étudier « les différentes formes d’autonomie proposées à cette communauté [41] ».

La difficulté pour la SANB de formuler et de réaliser des projets de société témoigne d’une certaine difficulté à agir au-delà du droit linguistique et illustre la dépendance dans laquelle le régime linguistique la maintient. En 2004, lors de la Convention de la Société acadienne du Nouveau-Brunswick, on mit sur pied une commission pour proposer un nouveau mode de gouvernance et insuffler une nouvelle vie à l’organisme et au milieu associatif acadien dans son ensemble. Le rapport de la Commission consultative sur la gouvernance de la société civile acadienne et francophone du Nouveau-Brunswick [42] constatait que «  l’approche presqu’uniquement sectorielle des défis que nous avons à relever collectivement ne contribue au développement global de l’Acadie du Nouveau-Brunswick [43] ». Le rapport recommandait la création d’une assemblée délibérante qui accorderait davantage de poids aux citoyens, faisant remarquer que «  [l]es travaux de la Commission ont permis de souligner l’absence des particuliers dans la structure de gouvernance actuelle, de recenser les lacunes de l’approche sectorielle des divers organismes et de déplorer l’absence d’une vision globale de la société civile [44] ». Le rapport fut rejeté par les organismes sectoriels et un double mode de gouvernance a été mis en place en 2008, avec d’un côté le Forum des citoyens qui représentaient les sections locales et, de l’autre, le Forum des organismes, tous deux chapeautés par la SANB [45] .

En 2015, une quinzaine d’organismes quittaient le Forum de concertation et remettaient en cause le mandat de la SANB, et en 2016, 21 organismes annonçaient qu’ils se regroupaient au sein de la Concertation des organismes de l’Acadie du Nouveau-Brunswick (COANB) [46] . Un nouveau rapport sur la gouvernance a alors été commandé. Ce rapport suggérait de revoir les objectifs de la SANB, notamment le paragraphe d) de l’article 4 de son règlement général. Cet article énonce que la Société a pour but « d’intervenir auprès des pouvoirs publics dans l’élaboration et la mise en œuvre des mesures législatives et politiques visant à assurer le mieux-être des Acadiennes et des Acadiens du Nouveau-Brunswick  », ce à quoi le rapport suggérait d’ajouter «  notamment en ce qui concerne les droits linguistiques  », précisant que « cet ajout permet de cerner ce que tous et toutes conviennent être le rôle premier de la SANB [47] ». Malgré la volonté de la SANB de ne pas se réduire à la défense des droits linguistiques, il semblerait que ce soit devenu son rôle premier.

Conclusion

Le parcours de la SANB témoigne de l’ambivalence du régime linguistique et de la reconnaissance qu’il accorde au peuple acadien. Alors que dans son discours la SANB cherche à maintenir l’idée d’un peuple acadien ayant droit à une autonomie dans l’ensemble des sphères d’activité, le régime l’amène à se positionner d’abord et avant tout sur des questions d’ordre linguistique. La diversification et la spécialisation de la société civile se sont également accompagnées d’une sectorialisation des enjeux, des types de légitimité et des modes d’action qui a remis en cause le rôle de la SANB et fragmenté ses modes de représentation à la fois politiques et symboliques. La multiplication des organismes sectoriels a entraîné une accumulation des conseils d’administration présidant aux actions du milieu associatif et une intensification des liens administratifs et financiers unissant l’Acadie à l’État.

Malgré la volonté affichée par la SANB de ne pas réduire l’Acadie à une communauté de langue officielle, cet organisme porte-parole n’a pas su s’imposer comme espace où le peuple acadien débat de son devenir et n’a pas su se doter de ses propres capacités politiques lui permettant de prendre en charge ses projets. La SANB n’a pas réussi à devenir un espace de délibérations autour de conceptions divergentes du développement et des stratégies devant y conduire, elle n’a pas su non plus remettre en cause le régime linguistique, son mode de fonctionnement, ses finalités. À la remorque des gouvernements, elle a été réduite à un rôle de chien de garde des droits linguistiques, et ce, malgré elle, comme le démontre cet article. Elle a su, à travers ses luttes et ses actions, accroître les droits et les espaces francophones, mais a peiné à faire de ces lieux des espaces proprement acadiens, qui auraient permis à l’Acadie de se représenter et d’agir comme peuple et non comme simple communauté linguistique.