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[...] nous avons affaire à un peuple qui n’est pas seulement défini par un rapport à l’espace, mais qui est surtout défini par un rapport spécifique au temps, par la mémoire commune qui relève de la justice, de la reconnaissance et de la filiation, et par le patrimoine qui renvoie à l’authenticité.
Martin Pâquet[1]

CETTE CITATION RÉSUME À MERVEILLE les traits de la mémoire acadienne, qui se distingue des autres mémoires francophones d’Amérique. En effet, toutes sont modelées par la condition minoritaire, même au Québec, mais elles sont plus ou moins ancrées dans un espace-temps assez bien délimité, en dépit des transformations identitaires qu’ont connues les différents groupes de langue française du continent. Elles s’organisent autour d’événements clés, le plus souvent traumatisants : la Conquête de 1760, la pendaison du chef métis Louis Riel, les luttes religieuses et linguistiques faisant suite à des lois répressives. Aucun de ces événements, toutefois, n’occupe la place que tient la Déportation dans la mémoire acadienne, aucun n’a autant marqué les représentations, qu’elles soient littéraires, artistiques ou mémorielles. La détermination dont font montre certains pour se débarrasser du Grand Dérangement comme mythe fondateur ne fait que confirmer son emprise sur la société acadienne[2] . Deux ouvrages parus en 2014 sont là pour nous le rappeler : la traduction française d’un ouvrage de Ronald Rudin sur la mémoire collective et un recueil historiographique dirigé par Patrick Clarke[3] .

Entre le souvenir et l’oubli

Professeur à l’Université Concordia, Ronald Rudin est le plus iconoclaste des historiens canadiens de sa génération. Après avoir fait ressortir dans sa thèse de doctorat et dans deux monographies le rôle de la bourgeoisie d’affaires et de la petite bourgeoisie canadiennes-françaises dans le développement du Québec, faisant par là mordre la poussière à des courants historiographiques qui ignoraient ou qui idéalisaient ces groupes sociaux, il s’est tourné vers l’historiographie québécoise au 20e siècle, avant de s’intéresser à la construction de la commémoration, d’abord dans la ville de Québec, puis en Acadie. Quand on tourne les pages d’un ouvrage de Rudin, on est certain d’y trouver des approches et des points de vue novateurs[4] .

C’est le cas pour L’Acadie entre le souvenir et l’oubli, « livre monumental[5] » qui porte sur le 400e anniversaire de la naissance de la colonie en 2004-2005 et le 250e anniversaire de la Déportation. L’aspect le plus original de ce travail est que, à la manière des sociologues et des anthropologues, son auteur a participé à titre d’observateur complice à plusieurs des activités commémoratives de ces deux événements. Il a parcouru des milliers de kilomètres, a parlé à des centaines de personnes et a assisté à plus de 50 cérémonies ou expositions : « Comment se faisaitil que, parmi les bannières des Melanson, des Béliveau, des Richard et des LeBlanc, flottait celle des “Rudin”? » (p. 19) D’ailleurs, l’origine juive de l’auteur informe ses analyses, particulièrement en ce qui a trait à la Déportation.

Avec justesse, les commentateurs de l’œuvre ont remarqué que l’historien fait une large place aux Premières Nations et aux communautés anglophones locales, divisées par la frontière canado-américaine. En fait, pendant la plus grande partie du 20e siècle, ce sont ces dernières qui, en l’absence des Acadiens de ces endroits, ont été les gardiennes des lieux de mémoire de l’île Sainte-Croix (1604) et de Port-Royal (1605). Loyaux représentants de la majorité de langue anglaise, ces décideurs commémoratifs n’ont pas senti le besoin de tenir compte de l’avis des membres des trois groupes minoritaires qu’étaient devenus les Acadiens, les Passamaquoddys et les Mi’kmaq, « même si c’étaient leurs aïeux qui s’étaient croisées [sic] trois cents ans plus tôt » (p. 52). Par exemple, lorsqu’une statue d’Évangéline fut dévoilée à Grand-Pré, en Nouvelle-Écosse, en 1920, aucun orateur acadien ne fut invité, et on fit à peine mention de la présence historique du groupe.

Apparus timidement sur la scène commémorative des commencements de l’Acadie lors du bicentenaire de la Déportation, en 1955, ce fut un quart de siècle plus tard, lors des fêtes du 375e anniversaire de l’Acadie, que les dirigeants acadiens s’investirent pleinement dans la valorisation du moment fondateur de 1604. Ils y étaient incités par un contexte socioéconomique et socioculturel favorable au remplacement du mythe fondateur de la Déportation par celui, plus positif et glorieux, de la fondation d’une colonie, elle-même génitrice de la naissance d’un peuple distinct. En 2004, les chefs de file veulent plus que jamais célébrer la réussite des Acadiens des Maritimes, enracinés dans un territoire dont sont exclus leurs cousins de la diaspora. 1604, c’est quatre ans avant la fondation de Québec, ce qui fait d’eux les premiers pionniers français du continent. Mais la sauce ne prend pas, en particulier au Nouveau-Brunswick, où les Acadiens sont sept fois plus nombreux qu’en Nouvelle-Écosse. Ils hésitent à « peser de tout leur poids dans la réalisation de projets trop éloignés des lieux où ils viv[ent] et qui [ne sont] pas en phase avec leur identité » (p. 194). Quant aux anglophones des environs de l’île Sainte-Croix et de Port-Royal, leur défi est de célébrer un passé qui ne leur appartient pas.

En 2005, le 250e anniversaire du Grand Dérangement fait ressortir d’autres enjeux mémoriels qui se sont exprimés au fil des ans, par le souvenir mais aussi par le silence et l’oubli. Pendant que certains mènent le combat pour obtenir des excuses publiques de la part du Canada et de la Grande-Bretagne, d’autres formulent des invitations à passer à autre chose. Mais comme une grande partie de la population acadienne demeure attachée au mythe fondateur de la Déportation, on propose d’intégrer au récit l’idée de résistance, symbolisée par Beausoleil Broussard, afin d’exorciser cet événement traumatique qui, en fin de compte, n’a pas eu raison des Acadiens.

Divers types d’historiens s’intéressent à la mémoire collective, mais celle-ci constitue, en général, un champ d’étude et d’intervention privilégié par les praticiens de l’histoire publique, dont se réclame Rudin. Fidèle aux objectifs et aux méthodes de cette sous-discipline, il ne s’est pas contenté de faire paraître un livre. Il a aussi produit un film, Life After Île Ste-Croix, et il a mis au point un site web stimulant, Remembering Acadie[6] .

L’historien utilise très efficacement ces trois médias pour rendre toute la complexité des enjeux entourant la commémoration de la fondation de l’Acadie et de la Déportation. Ses analyses sont, la plupart du temps, très astucieuses, et il réussit de façon remarquable à faire entendre des voix multiples et souvent discordantes. Il a toutefois un faible pour les représentants des Premières Nations, possiblement les grandes gagnantes des événements de 2004-2005. À l’opposé, on ne le sent pas très sympathique aux points de vue acadianisants défendus par l’historien Maurice Basque, alors directeur du Centre d’études acadiennes de l’Université de Moncton.

Les disciples acadiens de Clio

La mémoire acadienne peut être mise en opposition avec l’histoire des Acadiens, l’histoire étant, selon les mots de Martin Pâquet, « une enquête méthodique – qui est fondée sur une méthode, soit des processus ordonnés et logiques de constitution de la connaissance. Cette enquête méthodique est orientée vers un but, l’histoire poursuit un idéal de vérité[7] ». Or, cela ne signifie nullement que les historiens se situent en deçà de la mémoire. Au contraire, ils contribuent à son façonnement, même quand ils s’en défendent. On le constate encore une fois en lisant Clio en Acadie.

Fruit d’un colloque universitaire tenu à Dieppe, au Nouveau-Brunswick, en 2009 et dirigé par Patrick Clarke, spécialiste de l’historiographie acadienne, cet ouvrage collectif rassemble les réflexions de trois jeunes historiens (Joel Belliveau, Julien Massicotte, Patrick-Michel Noël) et de Clarke lui-même sur le métier d’historien dans l’Acadie des Maritimes[8] . Il comprend aussi une préface de Serge Gagnon, une bibliographie raisonnée de Philippe Volpé et une postface de Ronald Rudin. Les contributeurs prennent comme point de départ l’historiographie qui voit le jour pendant les Trente Glorieuses et ils sont très critiques envers le supposé tournant vers une histoire sociale désincarnée (mon interprétation de leur interprétation), tournant symbolisé par un article programmatique de Jacques Paul Couturier en 1987[9] .

En effet, c’est à l’enseigne de la nouvelle sensibilité historienne, élaborée au Québec au début du 21e siècle par de jeunes universitaires justement à la recherche de sens, que se situent plusieurs des chapitres du livre[10] . Selon Clarke, ses collaborateurs et lui-même « sont champions d’une histoire qui s’efforce de contrer l’amnésie » (p. 6). Noël le fait par le biais de l’épistémologie en étudiant la réflexivité des historiens acadiens. Massicotte, pour sa part, veut cerner les préconceptions et conceptions des générations successives d’historiens acadiens : les traditionalistes, les néonationalistes des années 1970 et 1980, les praticiens de l’histoire sociale au tournant du 21e siècle, les « revenants » de l’histoire populaire et régionale. Quant à lui, Belliveau élargit la réflexion à la place des praticiens de plusieurs disciplines des sciences humaines dans la constitution d’un savoir historique sur l’Acadie, en présentant les idées et l’incidence d’une série de figures de proue, les Marc-Adélard Tremblay, Anselme Chiasson, Clément Cormier, Emery LeBlanc, Camille-Antoine Richard, Jean-Paul Hautecœur, Alain Even, Michel Roy, Régis Brun et Léon Thériault[11] . Enfin, Patrick Clarke présente une fresque érudite de l’historiographie acadienne, des débuts en 1860 jusqu’en 2010, en empruntant parfois des concepts à la théologie.

Il n’y a pas beaucoup d’absents dans ces textes historiographiques. Tous les courants de l’historiographie acadienne sont discutés, certains plus que d’autres. Cependant, n’aurait-il pas été intéressant d’élargir la réflexion à l’historiographie des Acadiens, c’est-à-dire de traiter aussi des chercheurs provenant de l’extérieur qui ont fait des contributions importantes, par exemple John Bartlet Brebner, Robert Rumilly, Andrew Hill Clark, Naomi Griffiths, John Mack Faragher[12] ? Quel a été leur apport à l’historiographie? Quelles ont été leurs relations avec les historiens acadiens? Comment se sont-ils insérés dans le rapport histoire-mémoire?

Clio en Acadie est un livre d’une grande richesse qui offre des perspectives complémentaires sur l’histoire de l’histoire acadienne. À ce titre, l’ouvrage deviendra rapidement une référence obligée et la bibliographie raisonnée de Philippe Volpé rendra particulièrement de fiers services autant à l’étudiant novice qu’au chercheur accompli. Il y a bien ici et là des recoupements, des répétitions, mais c’est inévitable dans ce genre d’ouvrage.

Who killed Acadian history?[13]

Une des idées forces du livre est que les historiens de la génération de Couturier, les « normalisateurs », pratiquent depuis le milieu des années 1980 une histoire sociale coupée des grandes représentations nationales et des préoccupations mémorielles du grand public. C’est Clarke qui pousse la critique le plus loin, écrivant que ces historiens évacuent même la nature humaine de leurs objets de recherche et de leurs schèmes explicatifs. Il les accuse d’avoir abandonné la nature tragique du passé des Acadiens et, avec elle, le sens de l’Histoire acadienne. Coupables de présentisme, ces chercheurs flirtent avec le militantisme. Massicotte est plus modéré, mais, reprenant des idées qu’il a exprimées ailleurs, il déplore lui aussi la supposée toute- puissance de l’histoire sociale, dont sont exclus le politique et l’institutionnel[14] . Il souligne qu’« on s’intéresse désormais à l’histoire pour elle-même, et le passé est désormais perçu comme un terrain d’enquête. La science en histoire reprend ses droits » (p. 91). De son côté, Belliveau regrette que les historiens du social aient été incapables de produire une trame narrative de l’histoire acadienne. Cette impotence a comme résultat que « l’histoire de ces communautés n’[a] pas beaucoup de résonnance auprès de la population » (p. 156). Dans cette salve antinormalisatrice, seul Noël s’impose un devoir de réserve.

Avec l’avènement de la soi-disant domination de l’histoire sociale, qu’on oppose à une histoire nationale plus susceptible de susciter l’enthousiasme du public, l’historiographie acadienne aurait ainsi connu la même évolution que l’historiographie québécoise ou canadienne-anglaise. Ce n’est guère surprenant, compte tenu du fait que l’Acadie participe de plain-pied à la société canadienne et que s’y effectuent divers transferts, y compris des transferts historiographiques[15] . Comme ailleurs aussi, les critiques de l’historiographie acadienne tendent à confondre l’angle d’approche, politique ou social, de l’historien avec le mode de diffusion du savoir, savant ou populaire. En Acadie, comme le soulignent euxmêmes Massicotte et Belliveau, l’histoire populaire est... populaire. J’ajouterai qu’elle n’est pas nécessairement politique. En fait, si on avait à établir des catégories, on découvrirait probablement que, dans les Cahiers de la Société historique acadienne et dans les autres publications du même type, l’histoire sociale occupe une place importante. Par ailleurs, il est vrai que les normalisateurs ne nous ont pas donné de synthèse unifiante. Clarke note que l’Histoire de l’Acadie de Nicolas Landry et Nicole Lang consiste en une présentation de développements décousus et découpés arbitrairement en tranches politiques, sociales et économiques. Cependant, contrairement à ce que lui et ses collaborateurs en disent, cette faiblesse n’est pas due à la posture d’historiens du social de Landry et Lang. C’est plutôt que ces derniers sont résolument positivistes, leur méthode consistant à accumuler les faits[16] . Il existe ailleurs au Canada des exemples réussis de synthèses rédigées par des historiens du social[17] . Couturier lui-même a été le maître d’œuvre de deux remarquables manuels d’histoire canadienne[18] .

On peut également mettre en doute la doxa selon laquelle il y a eu un virage vers l’histoire sociale en Acadie. Certes, à la fin du 20e siècle, Couturier et les jeunes historiens de sa génération se promettaient, avec une certaine arrogance bien de leur âge et de leur époque, de jeter des faisceaux de lumière sur le passé de l’Acadie, mais, deux décennies plus tard, on peut se demander quels ont été les résultats concrets : quatre ou cinq thèses de doctorat pour la plupart demeurées inédites, quelques articles, deux ouvrages collectifs[19] , plusieurs projets d’histoire publique. Seul Nicolas Landry a travaillé avec acharnement à des monographies[20] . Pour diverses raisons, sur lesquelles je ne m’étendrai pas, les autres n’ont pas livré la marchandise. Que certains universitaires diffusent leurs recherches beaucoup et d’autres pas ou peu est un phénomène universel, mais en milieu minoritaire, il porte à conséquence beaucoup plus qu’au sein des sociétés majoritaires. Car, comme le remarque Rudin, seulement quelques historiens de l’Acadie sont en poste à l’Université de Moncton et, faudraitil ajouter, à l’Université Sainte-Anne, en Nouvelle-Écosse. À l’image de la collectivité dont elle fait partie, l’institution universitaire acadienne est exiguë. Il suffit d’une réorientation de carrière, d’une maladie ou d’un décès pour que le progrès des connaissances soit ralenti de façon importante. Dans la francophonie nord-américaine hors Québec, il n’y a que la Louisiane et le peuple métis qui ont fait l’objet de nombreux travaux d’histoire sociale depuis deux décennies, en grande partie parce que des historiens américains, canadiens-anglais et autochtones s’y sont investis avec enthousiasme[21] . À l’exception de Rudin, les collaborateurs de Clio en Acadie ne prennent pas en compte dans leurs évaluations les conditions matérielles et institutionnelles de la pratique historienne en Acadie. Imprégnés des débats québécois sur le sens de l’Histoire, ils ont oublié cet aspect fondamental.

Histoire et mémoire

Non seulement l’institution historienne est-elle exiguë en milieu minoritaire, mais en outre aux yeux de plusieurs chefs de file, dont les administrateurs universitaires, le rôle principal des historiens y est de conforter les populations dans leurs représentations, souvent mythiques, du passé. Comme je l’ai écrit au début de cette note, en raison des traumatismes associés au Grand Dérangement, la mémoire collective a une plus grande emprise en Acadie qu’ailleurs. Les deux universités qui desservent les communautés acadiennes se sont dotées, dès leur fondation, d’une mission nationale, qui inclut la préservation des vestiges du passé. À l’Université de Moncton, le Centre d’études acadiennes a constitué des fonds d’archives d’une grande richesse, tout comme le Centre acadien de l’Université Sainte-Anne. Mais les deux institutions ne font pas toujours la distinction entre la recherche à des fins commémoratives et la recherche scientifique. Elles hésitent à investir dans les études acadiennes[22] .

L’histoire sociale ne s’étant pas épanouie en Acadie, elle n’a donc pu jouer le rôle de garde-fou face à une mémoire collective omniprésente, simplificatrice et mythificatrice. Certes, la Déportation a constitué un génocide culturel, mais elle n’a pas frappé tous les Acadiens de la même façon et avec la même force. Certes, les promoteurs de la Renaissance acadienne ont fait progresser « leur » peuple, mais leurs intérêts n’étaient pas toujours les mêmes que ceux des cultivateurs et des pêcheurs. S’il y a une leçon que nous enseigne l’histoire, au premier chef l’histoire sociale, c’est que, tout comme le présent, le passé est complexe. Ce n’est pas rendre service aux Acadiens que de le nier.

YVES FRENETTE