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DANS LE PRÉCÉDENT NUMÉRO de cette revue étaient publiées plusieurs lettres d’Acadiens échangées peu après le « Grand Dérangement »[1]. J’ai eu la chance de découvrir dernièrement une copie[2] d’une lettre – à ma connaissance totalement inédite –- dont l’existence était bien connue des historiens mais qu’on pensait perdue[3]. Cette lettre fut écrite en avril 1766 par Jean-Baptiste Semer, Acadien récemment installé en Louisiane, à son père Germain Semer, réfugié au Havre, en France. Étant donné son intérêt pour la connaissance des prémices de la colonisation acadienne en Louisiane, il a paru opportun d’en publier ici la transcription intégrale.

Plusieurs indices dans la lettre montrent qu’il ne s’agit probablement pas du premier échange entre le fils et son père. En effet, Jean-Baptiste a déjà reçu une lettre de son père juste avant son départ de La Nouvelle-Orléans pour les Attakapas, en avril 1765. Il est également possible que Jean-Baptiste ait déjà fait parvenir auparavant une première lettre à son père, puisque ce dernier sait où écrire à son fils et que Jean-Baptiste donne peu de détails sur le début de son périple. Or Germain a une connaissance assez précise des pérégrinations antérieures de son fils, puisqu’il en fait le récit au commissaire de la marine au Havre, Mistral. Ce dernier transmet au ministre plusieurs informations dans un rapport accompagnant la copie de la lettre de Jean-Baptiste :

Un nommé Germain Semer, Acadien, qui parmi ceux qui sont résidents en ce port, est regardé comme un homme de bon sens et de tête, et dont conséquemment ils suivent les conseils, m’est venu communiquer une lettre qu’il a reçu de son fils, actuellement habitant la Nouvelle-Orléans. Ce fils est resté dans l’Acadie avec les Anglais tout le temps de la guerre, et a été du nombre de ceux qui à la paix ont passé de l’Acadie à St Domingue pour y faire un établissement au Moule [Môle] St Nicolas, où le climat ou son intempérie ne leur convenant pas et en ayant fait périr beaucoup[4] ont déterminé Mrs les gouverneurs et intendants de Saint Domingue à envoyer le restant de ces Acadiens à la Nouvelle-Orléans, peut-être même d’après les ordres de M. le duc de Choiseul. Cette lettre, dont j’ai l’honneur de vous envoyer ci-joint copie, a fait la plus forte sensation sur le nommé Germain Semer ainsi que sur quelques autres Acadiens à qui il en a fait part, et ce premier m’est venu demander la permission avec sa famille d’aller rejoindre son fils, pourvu toutefois que le Roi voulût bien faire les frais de leur passage auquel il leur est impossible de pourvoir […]. Je leur ai fait connaître que la Nouvelle-Orléans appartenant aujourd’hui au Roi d’Espagne, je ne pouvais leur accorder la permission d’y passer même à leurs frais sans vos ordres. Si vous ne voyez, monseigneur, aucun inconvénient à cette émigration […], il serait facile avec peu de dépense, une fois faite pour toujours de les faire rendre au Mississippi […]. Jusque à ce que vous m’ayez honoré, Monseigneur, de vos ordres à ce sujet je ne laisserai partir aucun de ces Acadiens pour cette colonie espagnole[5].

Une correspondance antérieure avait donc sans doute été établie entre le père et le fils. Il est possible qu’une lettre ait été envoyée depuis Saint-Domingue, avant l’arrivée à La Nouvelle-Orléans du groupe d’Acadiens dont faisait partie Jean-Baptiste, en février 1765[6]. On peut retracer le parcours ultérieur de Germain Semer grâce aux informations publiées par G.M. Braud sur les Acadiens de Nantes[7]. Après le refus du ministre Praslin (en 1766) de laisser partir les Acadiens vers La Nouvelle-Orléans, Germain Semer et sa famille ont vécu au Havre jusqu’en 1773 ou 1774, puis sont passés à Châtellerault avec les autres Acadiens attirés par les offres du marquis de Pérusse des Cars. Comme beaucoup de ces mêmes Acadiens, la famille de Semer est ensuite passée à Nantes en 1776. Germain y exerça le métier de charpentier et résida à l’Hôpital du Sanitat. Il a été inhumé le 14 décembre 1782 à l’Hôtel-Dieu de cette ville[8]. Il n’a donc pu accomplir son désir d’aller vivre en Louisiane et d’y retrouver son fils.

Voici maintenant le texte de la lettre envoyée par Jean-Baptiste à son père :

Copie de la lettre écrite par le nommé Jean Baptiste Semer, au nommé Germain Semer son père, ancien habitant de l’Acadie résidant au Havre en date de la Nouvelle-Orléans, le 20 avril 1766[9].

Mon très cher père, au moment de mon départ pour les Attakapas[10], j’ai reçu l’honneur de la vôtre[11] à la Nouvelle-Orléans où j’avais descendu avec une trentaine de nos Acadiens qui sont venus pour rendre des bateaux du Roi que l’on nous avait prêtés pour emmener nos butins et nos familles. Nous avions parti l’année dernière au mois d’avril d’ici [de la Nouvelle-Orléans] pour nous y rendre [aux Attakapas] et les maladies nous ayant accablés cet été dernier nous avions été hors d’état de les ramer [sic, probablement pour ramener] jusqu’à présent, mais on nous en a encore redonné d’autres joints à ceux que nous avons faits là haut et nous repartons avec nos vivres et munitions et autres provisions que nous avons faites. J’ai donné votre lettre à la mère sainte Madeleine hospitalière qui a eu mille bontés pour nous tous afin qu’elle ait encore celle d’y répondre, ce qu’elle fait en vous assurant, mon très cher père, que ce n’est pas faute de naturel pour vous et ma très chère mère que je n’ai pas eu l’honneur de vous dire de nos nouvelles, mais les Attakapas sont à 60 lieues d’ici et nos écrivains sont morts. Je m’oublierai moi-même plus tôt que de vous oublier tous les deux, les bontés que vous avez eues pour moi me sont présentes toujours et je ne manque pas dans mes prières de les offrir à Dieu pour votre chère conservation et vous demander aussi le retour et la continuation de votre amitié à tous deux et de me faire le plaisir de me donner de vos chères nouvelles le plus souvent possible.

Je vous dirai donc mon très cher père que j’ai arrivé ici le mois de février 1765 avec 202 personnes acadiennes dont Joseph Brossard[12] dit Beauplaisir [sic] et toute sa famille de ce nombre, la Greze et Catalan[13], toutes venant de Halifax et ayant passé par le Cap[14]. Beausoleil a emmené et payé le passage pour ceux qui n’avaient pas de quoi. Après nous il est arrivé encore 105 autres dans un autre vaisseau et puis 80, 40, des 20 ou 30, dans 3 ou 4 autres. Je crois que nous sommes à peu près 5 à 600 personnes acadiennes en comptant les femmes et les enfants. Nous autres les premiers avons été envoyés 7 ou 8 hommes pour visiter les terres et emplacements afin d’y faire un bon emplacement et on nous a rapporté qu’aux Attakapas il y avait de magnifiques prairies avec les plus belles terres du monde.

M. Aubry[15] qui commandait par la mort de M. d’Abbadie[16] nous a favorisés le plus qu’il lui était possible mais il n’a pas été tout à fait le maître n’étant pas secondé par les Mrs des finances. Enfin pendant que nous étions ici on nous a donné une livre et demie de pain et de la viande aux femmes enceintes ou qui allaitaient et aux infirmes et l’hôpital du Roi, en maladie, et en partant du pain, c’est à dire de la farine équivalent pour les hommes du riz et mahy [sic, probablement pour maïs] pour les femmes et enfants. Nous nous sommes rendus aux Attakapas avec des fusils poudre et plomb mais comme il était déjà le mois de mai les chaleurs étant fort grandes nous avons commencé avec trop de rigueur l’ouvrage. Il y avait six charrues qui marchaient, il fallait dompter les bœufs, aller à 15 lieues pour avoir des chevaux. Enfin nous avions fait la plus belle récolte et tous ont été pris à la fois des fièvres et personne en état de s’entraider de façon qu’il en est mort 33 ou 34 en comptant les enfants. Ceux qui se remettaient voulaient aller travailler à leur désert et ils retombaient mais nous sommes descendus au mois de février 1766 de cette année et nous voilà tous Dieu merci bien portants et espérant une très belle récolte cette année Dieu aidant ayant beaucoup défriché. Nous n’avons qu’à semer et nous avons déjà des bœufs, vaches, moutons, chevaux et la plus belle chasse du monde, des chevreuils, des dindes si gras[sic], des ours et canards et toutes sortes de gibier. On y vit au bout de son fusil. Il y a plusieurs depuis la mort de Beausoleil qui sont descendus des Attakapas, entre autres ceux de la Rivière de Saint-Jean et se sont venus établir le long du fleuve Mississippi dans la côte des Allemands où les derniers ont déjà fait un établissement.

Il ne nous manque que les bons missionnaires comme nous avions dans l’Acadie car ici il n’y a que très peu de PP. Capucins. Ici il y en avait un goutteux qui avait monté avec nous mais il a été obligé de descendre. Voilà un gouverneur espagnol qui nous aime beaucoup qui vient d’arriver avec deux pères capucins très zélés, mais ils ne savent que l’Espagnol. On en attend d’autres. La terre rapporte ici tout ce que l’on y veut semer. Blés de France, mahy et riz, patates, giraumont[17], pistaches, toutes sortes de légumes, lin, coton. Il n’y manque que du monde pour le cultiver. On y fait de l’indigo, du sucre, des oranges, et des pêches y viennent comme les pommes en France. On nous concède 6 arpents aux gens mariés et 4 et 5 aux jeunes gens, ainsi on a l’avantage, mon cher père, d’être sur sa terre, et de dire j’ai un chez moi. Le bois y est très commun, on en fait un grand commerce, pour les constructions et pour les bâtiments des maisons au cap et autres îles. Une personne qui veut s’adonner au bien et mettre sa peine sera à son aise en peu d’années. C’est un pays immense, vous pouvez y venir hardiment avec ma chère mère et toutes les autres familles acadiennes. Ils seront toujours mieux qu’en France. Il n’y a ni droits ni taxes à payer et plus on travaille et plus on gagne sans faire tort à personne.

Les religieuses d’ici qui sont Ursulines et qui malgré qu’elles instruisent les jeunes filles chez elles, sont encore chargées du soin de l’hôpital des troupes, ont fait bien du bien à tous nos Acadiens ; les filles entrent pour y être instruites et on y fait à l’hôpital tous les jours environ une heure de catéchisme pour les garçons à qui on a fait faire à diverses fois la première communion à plus de 40 jeunes gens. Voilà mon cher père un détail des avantages que nous avons ici et dont chacun est fort content. On nous promet des missionnaires incessamment. Il y a environ une soixantaine de familles encore à 15 lieues de nous, établis aux Appellonsa[18] qui s’y trouvent fort bien.

M. le nouveau gouverneur[19] monte pour faire une tournée à tous les postes pour y faire des Églises et fortifier les forts parce qu’à la dernière paix on a cédé aux Anglais une grande partie du pays et on attend des troupes d’Espagne incessamment pour fortifier tous les endroits que la France a concédés aux Espagnols ; ainsi nous avons un bon pays. M. le gouverneur est un homme de grande distinction, d’une grande piété, qui n’est pas marié, qui est un génie supérieur, entend toutes sortes de langues. On espère beaucoup de son gouvernement point intéressé qui vient du Pérou, et a donné aux pauvres communautés et aux pauvres honteux tout ce qu’il avait, ayant d’appointements dans cet endroit trente mille piastres par an. Il a été obligé d’emprunter à la Havane en venant ici. C’est un homme d’un mérite rare à tous égards. Le papier me manquant je ne puis que vous assurer du profond et soumis respect avec lequel je suis mon très cher père et mère votre très humble, etc...

Signé Jean Baptiste Semer

JEAN-FRANÇOIS MOUHOT