Comptes rendus

Jan Patočka, Carnets philosophiques, 1945-1950, Paris : Vrin, 2021, 861 pages[Record]

  • Jérôme Melançon

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  • Jérôme Melançon
    Université de Regina

Ces treize carnets que le phénoménologue tchèque Jan Patočka a rassemblés et remis aux Archives littéraires du Mémorial de la littérature nationale en Tchécoslovaquie présentent un itinéraire de pensée. Ces années qui suivent immédiatement la Seconde Guerre mondiale sont pour lui celles du retour à l’enseignement après la fermeture des universités ; du Coup de Prague lors duquel les communistes prirent le pouvoir ; puis d’une exclusion de l’enseignement qui le mena à l’Institut Masaryk, où il travailla à l’édition des oeuvres du philosophe et architecte de la Tchécoslovaquie, Thomáš Masaryk. Patočka y développe les idées sur l’intériorité suggérées à la fin de sa thèse d’habilitation de 1936 (Le monde naturel comme problème philosophique), ainsi que les idées qui seront regroupées autour des thèmes de la surcivilisation, du platonisme négatif, ainsi que de la phénoménologie asubjective. Il répond également aux philosophies de ses contemporains et développe une critique du marxisme et du communisme qui demeure non libérale et anticapitaliste. Cette édition est facile d’accès grâce à l’appareil critique et au soin apporté par la traductrice et éditrice Erika Abrams, par ailleurs responsable de la publication en français de nombreux autres travaux de Patočka. Un « Avertissement » éclaire le contexte immédiat de ces carnets par le biais de la correspondance du philosophe, et les met en relation avec les journaux de pensée ou philosophiques de Marcel, Kierkegaard et Novalis. Une « Notice descriptive et bibliographique » donne une vue de l’aspect matériel des carnets, tandis que des facsimilés de photographies et des manuscrits fournissent une image de l’homme et de son écriture. Un index rigoureux et détaillé vient clore l’ouvrage, permettant une lecture liée aux idées déjà connues de Patočka autant qu’aux penseurs auxquels il réagit. Ni restreintes ni superflues, des notes en bas de page offrent des précisions essentielles sur les événements et les personnes mentionnées ou qui auraient pu marquer les journées de l’auteur et renvoient au reste de son oeuvre. Une préface de Renaud Barbaras ajoute à cet ensemble déjà complet des considérations à propos de l’oeuvre à venir sur laquelle ouvrent ces carnets. Grâce à ce travail éditorial hors pair, nul besoin de connaître Patočka pour commencer la lecture de ce volume. La recherche en phénoménologie, mais aussi en philosophie de l’esprit ou des sciences, ainsi qu’en philosophie sociale et politique, pourra se tourner vers ces réflexions abandonnées et inédites. Au-delà d’une étude du parcours intellectuel de Patočka, ces pages volumineuses offrent des idées qui peuvent encore être reprises et développées, comme celles de Husserl ont pu l’être par Patočka et ses contemporains. Les deux premiers carnets, « Études sur le concept de monde » I et II sont rédigés dans le style du journal métaphysique ou philosophique. Les paragraphes, qui se rapprochent de l’aphorisme, sont séparés par des sous-titres, qui marquent une progression généralement logique. On y trouve surtout un travail conceptuel et de clarification qui continue la tradition phénoménologique — outre le monde, Patočka se tourne notamment vers l’horizon, le corps et l’orientation —, mais présente aussi des concepts moins fréquents comme l’intensité, la déception, l’ennui, ou encore le chez-soi, le familier, l’étranger, le lointain. Patočka y rapproche vie et monde : tandis que ni l’un ni l’autre n’arrivent à s’englober, ces deux concepts se montrent indissociables par l’action de la subjectivité et par les relations de cette dernière aux choses et aux autres. Ces réflexions permettent de se défaire du problème de la distance entre le monde, unique, et le monde de chaque personne, auquel les autres n’auraient pas accès : le monde partagé est une dimension de l’existence, comme l’intériorité et …