Disputatio

Aristote démocrate ? Les lectures de Hans Kelsen et d’Eric Voegelin[Record]

  • Thierry Gontier

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  • Thierry Gontier
    Université Jean-Moulin Lyon 3, IRPhiL, LabEx COMOD

Je voudrais, dans cette contribution, partir de certaines réceptions de la politique d’Aristote au moment des crises totalitaires du xxe siècle. Dans les années 1930 et 1940, une grande question agitant les milieux académiques était de savoir si Platon était ou non le père intellectuel des régimes autoritaires (ou « totalitaires ») de l’époque. L’ouvrage le plus connu et qui a contribué à une large diffusion dans le milieu universitaire des années 1950 est le premier volume de La société ouverte et ses ennemis de Karl Popper, écrit pendant la guerre et publié pour la première fois en 1945. En fait, la polémique avait commencé dès le début des années 1930, avec les textes à charge de Werner Fite, de Richard Crossman et de Hans Kelsen. Elle s’est poursuivie pendant et après la guerre avec ceux d’Alban Winspear, d’Otto Neurath et Joseph Lauwerys (les deux derniers se demandant si, dans le contexte de la politique de dénazification, il ne fallait pas retirer les ouvrages de Platon des bibliothèques allemandes), ainsi que, pour la défense de Platon, de Guy-Cromwell Fields, Gerrit de Vries, John Wild, Ronald B. Levinson et Eric Voegelin. Aristote n’a pas été oublié dans cette polémique. Le fameux juriste et théoricien du positivisme juridique, Hans Kelsen avait publié dès 1937, un an avant le premier de ses réquisitoires contre Platon, un article de plus de soixante pages sur Aristote, au titre significatif : « The Philosophy of Aristotle and the Hellenic-Macedonian Politicy ». Un ancien élève de Kelsen, devenu ensuite l’un de ses adversaires, Eric Voegelin, consacre pour sa part à la pensée politique d’Aristote la seconde partie, plus courte et moins connue que la première (qui a fait en 1966 l’objet d’une édition à part en couverture brochée, lui assurant une large diffusion), de son Plato and Aristotle, troisième volume de son projet éditorial Order and History, paru en 1957, sur la base de travaux entrepris depuis le début des années 1940. Il prend la défense d’Aristote contre ceux qui, dit-il, tentent d’en faire un fasciste, même si, nous allons le voir, il ne tente pas pour autant d’en faire un démocrate libéral. Sur une carte idéologique, Kelsen et Voegelin sont aux antipodes l’un de l’autre. Kelsen refuse l’existence d’une loi naturelle. En l’absence d’une norme objective ou d’un étalon des valeurs, tous les hommes sont égaux face au savoir, et personne ne possède la vérité plus qu’un autre. Dans ces conditions, la démocratie s’impose dès lors comme seul régime possible. Voegelin, au contraire, se réclame d’un platonisme modernisé notamment sous l’inspiration du pragmatisme et de la phénoménologie. L’ordre politique est structuré par l’expérience fondamentale et universelle d’une tension de l’âme vers un fondement transcendant de vérité. Voegelin reproche à son ancien maître son agnosticisme — à l’inverse, Kelsen dénonce la religiosité mystique de Voegelin. Ce dernier voit dans la démocratie libérale non un idéal politique, mais un simple moyen de gouvernement parmi d’autres. Le problème de la représentation populaire ou nationale excède celui de la démocratie, dès lors que ce qui est représenté par la polis et ses gouvernants n’est pas la volonté contingente des individus, mais l’ordre naturel de l’âme tendu vers le fondement transcendant de son existence. Les deux penseurs se rejoignent cependant sur un point : ils ne pensent pas qu’Aristote soit démocrate — que ce soit pour le condamner chez Kelsen (dont la position sera reprise par Popper) ou un certain point, chez Voegelin, pour le défendre. Je présenterai brièvement quelques-uns de leurs arguments, comme autant d’incitations à répondre à l’adresse de Jean-Marc Narbonne. Je conclurai, par quelques remarques …

Appendices