Disputatio

Aristote et les conditions épistémiques de la démocratie[Record]

  • Gweltaz Guyomarc’h

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  • Gweltaz Guyomarc’h
    Université Jean-Moulin Lyon 3, Institut de Recherches Philosophiques de Lyon

Le coeur de l’ouvrage de Jean-Marc Narbonne, Sagesse cumulative et idéal démocratique chez Aristote, se situe au chapitre 3, intitulé « L’efficacité démocratique : intelligence collective et théorie cumulative ». Le chapitre, qui vient en effet justifier le titre de l’ouvrage tout entier, examine le texte aristotélicien très disputé de Politique III, 11. Ce texte donne à lire l’acte d’une sortie du platonisme, tout au moins la sortie d’un certain platonisme, celui professant ce qu’on appellerait aujourd’hui l’épistocratie, dans le sens de laquelle Aristote semblait pourtant avoir abondé, notamment en Pol. III, 4. Par épistocratie, on entendra l’idée que, pour être à la fois légitime et efficace, le pouvoir doit revenir aux experts, ou, en un vocabulaire plus platonicien, à ceux qui ont la science du gouvernement, cette science que le Politique choisit explicitement de classer, non pas dans les sciences pratiques, mais dans les sciences « purement cognitives » (μόνον γνωστικήν, 258 e). Au contraire, au chapitre III, 11 de la Politique, Aristote semble soutenir une supériorité sur les experts de la foule délibérant de concert. Comme le montre l’ouvrage de J.-M. Narbonne, cette thèse aristotélicienne rejoint les questions soulevées aujourd’hui par l’approche dite épistémique de la démocratie. Ces approches contemporaines ont en effet en commun de chercher à dégager une justification épistémique de la démocratie, d’après laquelle c’est en vertu de certaines qualités inhérentes à la délibération collective que la démocratie produirait, plus que les autres régimes, de bonnes décisions ou des décisions plus justes. Le vote et la délibération démocratique ne seraient pas de pures procédures neutres, mais impliqueraient des actes cognitifs pourvus de qualités substantielles. C’est en particulier dans ce contexte que Politique III, 11 a suscité un regain d’intérêt, et c’est à revenir précisément à la lettre de ce texte que nous invite l’ouvrage de J.-M. Narbonne. Dans ce qui suit, je voudrais ainsi repartir de l’interprétation donnée de ce chapitre, pour examiner ensuite l’éventuel soubassement épistémique de cette « sagesse cumulative » qui serait à l’oeuvre dans la démocratie d’après Aristote, pour finir par ouvrir la discussion en envisageant quelques-unes de ses limites. L’interprétation de J.-M. Narbonne inscrit le chapitre III, 11 dans le sillage d’une thèse bien établie : pour Aristote, la délibération constitue, au sens fort, la participation du citoyen à la vie de la cité (Pol. III, 1 et IV, 14) et en fait un authentique sujet politique. Suivant les types de constitutions, la délibération citoyenne est plus ou moins étendue, plus ou moins encadrée (Pol. IV, 14). Et malgré les critiques adressées à l’encontre du régime démocratique, Aristote reconnaît que sa supériorité par exemple à l’égard de l’oligarchie réside dans l’extension de la délibération, laquelle devient meilleure parce que « tous délibèrent en commun » (Pol. IV, 14, 1298 b 20). La délibération se définit comme « oeuvre de l’intelligence politique » (συνέσεως πολιτικῆς ἔργον, 1291 a 28) et elle est donc une propriété essentielle de la vie politique en général. Une preuve a contrario en est que la tyrannie, qui réduit à rien l’activité délibérative, ne saurait qu’à peine être tenue pour une constitution (Pol. III, 3 et IV, 2). L’exercice commun du logos permet en effet aux citoyens de se déprendre d’une vue trop étroite et intéressée du juste, comme celles qui règnent chez les démocrates ou les oligarques et qui font le ciment de leurs conflits. L’activité de délibération vient ainsi accomplir le lien établi, au début du traité, entre le caractère politique de l’animal humain et la possession du logos. Le …

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