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Introduction

L’homme ne peut progresser dans son existence humaine que par la médiation de l’éducation, propre à développer des facultés intellectuelles et morales qui lui permettront de mener convenablement sa vie dans son environnement tant naturel que social. Ainsi, pourrons-nous dire que c’est l’éducation qui conduit à l’accomplissement de l’homme en tant que personne, c’est-à-dire que l’éducation guide le développement de la personne pour la rendre meilleure. Ou, comme le fait observer J. Maritain, « le but premier de l’éducation au sens large est d’aider un enfant d’homme à atteindre sa pleine formation d’homme »[1]. L’atteinte de sa formation d’homme signifie, pour l’enfant, le développement de son humanité potentielle.

Nous entendons par développement d’une chose le déploiement de celle-ci, c’est-à-dire l’extension, le dégagement de cette chose de ce qui l’empêche de s’étendre et de la porter ainsi progressivement au stade le plus élevé où sa nature doit la porter. Ce déploiement de la chose peut aller dans un sens que l’aperception humaine juge négatif, mauvais ou dans un sens que la représentation humaine considère comme positif, donc bon. La perception du développement d’une chose est, avant tout, un jugement de valeur. Le sens est tributaire de la représentation que nous nous faisons des deux valeurs fondamentales dont nous usons pour apprécier le déploiement des choses : le Bien et le Mal. Par conséquent, s’interroger sur le concept du développement humain revient à le déterminer en regard de notre représentation de ces valeurs, dont le contenu demeure pourtant incertain. G. O. Fullat dira à ce propos que « nous ignorons qu’est-ce que le bien et le mal, et pourtant nous devons nous construire selon ces deux références »[2].

Avant de pouvoir juger de ce que l’éducation doit apporter à l’homme, et pour nous permettre de dire si elle a développé ou non son humanité, une certaine compréhension du concept même d’humain s’impose. Ce vocable, d’ordinaire familier, est cependant équivoque. Un premier sens lui fait désigner l’homme en général par opposition au reste du règne naturel. Un second sens en fait une caractéristique particulière à un homme, traduisant l’amour qu’il nourrit à l’égard des autres hommes ou la volonté de respecter leurs droits, soutenue par une certaine philanthropie. Suivant une troisième occurrence, le concept d’humain recèle souvent un souci de spécification. On cherche à signifier qu’il y a quelque chose de propre à l’homme qu’il faut posséder pour avoir droit à l’appartenance à l’espèce humaine. On voit bien que les deux premières occurrences du concept d’humain doivent leur sens à cette troisième apparition du mot qui signifie que l’humain est quelque chose de spécifique et qui particularise l’homme. D’où la question : Quelle est cette chose commune à tous les hommes, qu’aucune autre espèce ne possède et sur laquelle l’éducation agit ?

Soulignons que, dans tout le règne vivant, il n’y a que l’homme qui ne se conduise pas selon des règles fixes, immuables. Au contraire, il mène sa vie conformément à ce qu’il convient d’appeler des règles culturelles, de son invention, qu’il lui arrive souvent de modifier, voire de récuser, pour les remplacer par de nouvelles. L’homme est le seul être de la nature qui se gouverne grâce à l’unique secours de son intelligence et de sa volonté. À juste titre, A.-M. Drouin-Hans écrit : « ce que l’homme a de spécifique est d’avoir pu devenir ce qu’il est, sans que cela soit pour autant une nécessité »[3]. L’homme est la seule espèce créatrice des règles de sa vie parce qu’il incarne un principe lui donnant ce pouvoir d’invention. Et ce qu’on peut qualifier d’humain en l’homme ne peut être que ce principe intérieur d’invention.

Généralement, nous attribuons le terme de conscience à ce principe créateur. Celle-ci donne à l’homme le pouvoir de s’appréhender comme un être libre, dont les pouvoirs transcendent le déterminisme naturel. Ce pouvoir de liberté, aussi pouvoir de créativité, permet à l’homme de déterminer ce qu’il convient de faire ou de ne pas faire. L’humain en l’homme se révèle ainsi comme une volonté libre qui prend des décisions à la suite de ses propres délibérations. Autrement dit, c’est l’esprit — que nous pouvons désigner par le terme de personnalité —, dont les pouvoirs sont infinis et dont seul l’homme est l’incarnation, qui constitue ce qui donne à l’espèce humaine sa nature humaine. « L’esprit, écrit J. Maritain, est la racine de la personnalité »[4]. L’esprit ou la conscience dont il est question ici ne renvoie pas forcément à la raison conçue comme cet instrument intérieur qui nous donne le pouvoir de saisir les principes universels à la source des choses ou d’élaborer des lois universelles qui accordent les volontés. L’esprit en tant que pouvoir d’invention est un mélange de la raison, des affects, des sentiments, des désirs, etc., et une interaction entre ceux-ci. La personnalité désigne simplement la capacité d’expression et d’agir selon des principes spirituels édictés par la raison ou les sentiments.

La personnalité, considérée comme l’expression de la raison en nous, tend à nous élever à la caractéristique commune à tous les hommes. Celle-ci, qui distingue fondamentalement l’homme du reste de la nature, et que nous appelons la vie de la raison, détermine d’une manière particulière notre conduite. Elle tend à accorder à l’homme le pouvoir de dominer ses instincts et de leur imprimer l’orientation de son choix. Autrement dit, la personnalité désigne, ici, la capacité à s’extraire des déterminismes de l’instinct et à se plier à l’ordre de la raison. Alors, si l’éducation a quelque chose à développer en l’homme, cela doit consister à l’amener à arrimer sa vie aux principes et valeurs que la raison seule aura jugés désirables. Par ailleurs, attendu que la vocation de la raison est la réalisation des règles d’essence universelle, l’éducation doit aussi inculquer des valeurs à portée tout aussi universelle, c’est-à-dire qu’en principe, les valeurs qu’elle professe doivent forcer l’accord de toutes les volontés considérées dans leur élan rationnel. Toute éducation, pour être en mesure de développer l’humain, doit enseigner des valeurs, des règles et des normes que tous les membres de la communauté partagent. L’éducation se résume ainsi au « nous » de la société, à tout ce qui concourt au renforcement de l’accord des volontés raisonnables autour des valeurs. L’éducation, pour tout dire, prépare l’homme à la communauté avec les autres, elle le forme, pour reprendre V. Gaulejac, à toutes les « caractéristiques communes à tous ceux qui sont comme lui »[5].

Cependant, ne nous trompons pas. L’homme a aussi un univers privé qui n’est pas forcément celui que veut lui imposer la société. Ainsi, nous le désignons sous le vocable d’individu, c’est-à-dire un être singulier porteur de souvenirs personnels et d’expériences exceptionnelles liées à son histoire propre. L’homme, vu sous cet angle, refuse d’être arrimé aux aspects universels de la personnalité. Il veut être reconnu comme unique, irréductible à tout autre, possédant des qualités qui n’existent, à l’identique, chez nul autre membre de son espèce. À ce propos, R. Linton affirme que « même dans les sociétés et les cultures les plus étroitement intégrées, il n’y a jamais deux individus rigoureusement semblables »[6]. E. Delassus ajoute dans la foulée que « si l’autre est mon semblable, il n’est pas mon identique »[7]. Si je ne conçois véritablement ma personne que dans l’ouverture à l’autre, à l’universel, je ne possède pas moins mon talent propre, mes capacités personnelles, mon potentiel particulier. Ces qualités que nous pouvons résumer sous le vocable de « je », et qui font que nous sommes différents les uns des autres, nous poussent constamment à revendiquer notre individualité, à affirmer notre différence, à opposer notre opinion.

Cette partie de l’humanité en nous (l’individualité), nous donne le sentiment d’être véritablement nous-mêmes, le sentiment de ne pas être dilués dans le « nous » anonyme de la société. Par conséquent, afin d’éviter de détruire ce que nous ressentons intimement comme nous définissant, nous en appelons à une éducation qui ne nous forcerait pas, dans tous les cas, à nous arrimer aux vues générales auxquelles invite impérativement la personnalité. L’éducation dont nous avons besoin est celle qui respecte nos particularités et nos différences qui nous constituent, selon notre sentiment. Mais insistons là-dessus. Si l’éducation doit réserver un traitement particulier à notre individualité, il ne s’agit pas pour autant d’en faire un pendant de notre humanité en deçà de la personnalité. Dans ses activités, l’éducation doit trouver un mécanisme qui favoriserait le déploiement et l’épanouissement optimal, et au même degré que la personnalité, de tout ce qui, dans l’individu, peut, selon le mot de V. Gaulejac, « le distinguer de tous ses semblables »[8].

Il apparaît ainsi que la problématique du développement humain nous met sur deux sentiers : celui de l’individualité, de l’épanouissement des tendances que je porte en moi, en raison de ma propre sensibilité, et celui du développement de la personnalité qui consiste dans le déploiement des potentialités rationnelles que j’incarne en raison de mon appartenance à la communauté de pensée de l’espèce humaine. À ce propos, J. Maritain écrit : « je peux me développer dans le sens de la personnalité, autrement dit dans le sens de la maîtrise et de l’indépendance propre à l’esprit par lequel je subsiste. Ou je peux me développer dans le sens de l’individualité, autrement dit dans le sens de l’abandon aux tendances qui sont présentes en moi en raison de la matière et de l’hérédité »[9].

À partir de ces deux voies possibles de déploiement de l’humain, il est judicieux de dire que parler du développement humain impose tout autant de mettre l’accent sur la personnalité que sur l’individualité. Le problème est alors de savoir de quelle manière l’éducation pourrait conduire à un véritable développement humain. Notre objectif sera de montrer que c’est seulement lorsque l’éducation parviendra à cultiver de manière concomitante et harmonieuse les deux entités fondamentales de l’homme que sont son individualité et sa personnalité qu’elle pourra véritablement conduire au développement de l’humain. Suivant l’objectif annoncé, nous organiserons notre réflexion en trois points. Nous verrons dans un premier temps comment s’y prend l’éducation dite traditionnelle. Dans un second temps, nous verrons la compréhension que l’éducation dite nouvelle a du développement humain. Et, enfin, en troisième lieu, nous essaierons de concevoir l’éducation comme plus holistique et donc capable de porter de manière concomitante et harmonieuse toutes les dimensions humaines à leur plein développement.

1. Le développement humain du point de vue de l’éducation traditionnelle

Historiquement, l’homme était toujours envisagé — et se percevait lui-même — comme membre de la communauté. Dans la Grèce antique, on était grec ou barbare, la figure de l’individualité étant perçue, par conséquent, comme un signe de perte de la personne. Aujourd’hui encore, dans les campagnes africaines, pour espérer avoir les voix des populations aux élections, les candidats ont souvent besoin d’avoir l’accord du chef de famille. Chaque membre se reconnaissant à travers lui, ses orientations sont déterminantes pour le vote. Pour cela, nous donnons volontiers raison à E. Delassus quand il affirme que « l’homme ne s’est pas toujours perçu comme individu, la notion d’individu est même une invention récente, propre à l’époque moderne »[10]. Aussi, si dans une société où l’homme n’est pensé qu’en tant que membre du groupe, tout instinct qui tendrait à l’affirmation de l’individualité ne pourrait être interprété que comme des prémices de déchéance de l’humanité, l’éducation ne pourrait avoir pour finalité que de combattre cet instinct et de favoriser l’intégration sociale.

Voilà pourquoi l’éducation traditionnelle se fonde sur l’idée que l’homme est formé de deux entités : l’une qui correspond véritablement à sa nature et que nous désignons sous le nom de personnalité et l’autre qui est de nature à entraver sa personnalité et qu’il faut combattre à tout prix. Celle-ci, nous lui faisons porter le nom d’individualité. L’individualité a sa racine première dans la nature matérielle et fait pencher l’homme vers l’animalité. Aussi, considéré de ce point de vue, l’homme est sous l’emprise du principe de plaisir, il est soumis à la loi de la mécanique. Ou pour parler comme E. Kant, « la nature sensible des êtres raisonnables en général est l’existence de ces êtres sous des lois empiriquement conditionnées »[11]. La nature sensible de l’homme tend à l’éloigner constamment de ce qui fait véritablement son humanité en l’entraînant sur le sentier du déterminisme psychologique. Le poids de cette force, perçue par la tradition comme décadente, est tel que, sans contrainte, l’homme ne pourrait pas lui résister et se protéger de ses effets déshumanisants.

Le deuxième pôle constitutif de l’homme, c’est sa personnalité qui le prépare à son humanité véritable. La personnalité est une forme intérieure qui tend à élever l’homme au niveau de la culture intellectuelle et morale. La personnalité met l’homme sur la pente de l’humanité en le débarrassant et en l’éloignant de son individualité au profit des lois de la liberté, des lois indépendantes du déterminisme psychologique. La nature suprasensible des êtres humains, observe E. Kant, est « leur existence d’après des lois indépendantes de toute condition empirique »[12]. Mais cette disposition, contrairement à celle qui anime l’individualité, est faible et fragile. Laissée à elle-même, dans un combat avec l’individualité, elle fera certainement naufrage. Par conséquent, l’éducation doit commencer par protéger l’être fragile qu’est la personne de l’individu et de sa hargne de bête. L’éducation doit commencer chez les enfants, à la manière kantienne, par « chercher à empêcher que ce qu’il y a d’animal en eux n’étouffe ce qu’il y a d’humain »[13].

C’est pourquoi les partisans des méthodes traditionnelles d’éducation n’hésitent pas à envisager les châtiments corporels comme un remède pédagogique pour sauver la personne en l’enfant. D’où le slogan bien connu de cette tradition pédagogique, selon J. Maritain, « Mort à l’individu : Et vive la personne !  »[14] O. Reboul aussi insiste sur cette apologie par les anciens de la force dans l’éducation et rapporte comme témoignage cette sentence des scribes égyptiens selon laquelle « l’oreille de l’élève, c’est son dos. Il écoute quand on le bat »[15].

Ainsi donc, pour l’éducation traditionnelle, éduquer, c’est avant tout délivrer la personne et fonder son hégémonie en destituant l’individu de ses prétentions à la domination. L’authentique développement humain ne se réalise pas dans la poursuite des fins primitives et inorganisées de l’individu sauvage en l’homme. Il se produit plutôt dans l’élévation de la personne à ses capacités maximales et dans la réduction de l’individu à sa plus simple expression à défaut de pouvoir le démolir complètement. Aussi, les capacités sur lesquelles l’éducation doit statuer sont les dispositions intellectuelles et morales. La formation de la capacité intellectuelle passe par l’apprentissage des savoirs et techniques accumulés par les générations successives. Ou comme le dit O. Reboul, « l’enfant doit assimiler en quelques années ce que l’humanité a mis des millénaires à découvrir »[16].

L’appropriation de la plus grande et de la meilleure part possible du patrimoine humain, c’est-à-dire l’apprentissage de ces savoirs que l’humanité a mis des siècles à constituer et à accumuler, a pour finalité de produire chez l’homme l’aptitude en général d’atteindre des fins qui lui plaisent. La culture, en développant l’habileté de l’homme, le rend plus apte à réaliser une foule toujours plus grande d’activités de son choix. La culture des facultés intellectuelles, nous dit E. Kant, « ce n’est pas qu’elle apprenne quelque chose de particulier à l’élève, mais elle fortifie les facultés de son esprit »[17]. L’acquisition des connaissances rend plus apte à la réflexion et à l’invention. C’est elle qui est à la source de tous les développements matériels et économiques que l’humanité a connus et qui contribuent incontestablement à rendre la vie de l’homme plus agréable. C’est elle également qui lui permettra de continuer à progresser. En un mot, l’habileté que la formation des facultés intellectuelles permet de développer aide l’homme, dans une situation donnée, à se poser les bonnes questions, à trouver plus facilement les solutions qui siéent et à les mettre en application.

Quant à la formation morale, elle porte sur l’enseignement des règles et des valeurs qui permettent de mener, du point de vue personnel, une vie individuelle plus saine et, du point de vue collectif, une plus grande sociabilité en communauté. Grâce à l’enseignement de ces règles et valeurs, l’enfant parvient à adhérer au sens de la vie auquel les adultes veulent qu’il adhère. Ainsi, l’éducation morale, du point de vue individuel, vise à former des hommes vertueux, qui respectent les droits de l’homme et la dignité humaine simplement parce que leur conscience le leur demande. À ce sujet, écrit E. Roehrich, l’éducation morale n’aura donné ses fruits que « si l’enfant devient à l’âge mûr un homme de caractère qui saura et qui voudra remplir son devoir »[18]. Humaniser l’homme revient, en un mot, à le rendre capable d’être un être moral.

Quant à l’éducation morale, du point de vue collectif, elle vise à former des citoyens. Les droits et devoirs de ceux-ci sont clairement définis par les lois de la République. Aussi une contrainte extérieure veille-t-elle à ce que chacun les respecte. Cependant, le citoyen de l’État dont la formation morale, du point de vue social, est réussie ne se contente pas d’obéir aux lois par simple crainte des sanctions, mais il le fait par devoir, par amour de son pays. Il le fait parce qu’il sait qu’il s’agit là d’une chose bonne. Par conséquent, il n’obéit pas mécaniquement aux règles sociales. Celui qui vit conformément à la conscience citoyenne est capable de savoir ce que les lois ont de juste ou d’efficace et qu’il faut défendre et respecter. Il est également capable de comprendre et de combattre ce qu’elles ont d’injuste et de contraire à la promotion humaine. C’est dire qu’en tant que membre de la société, un homme bien formé à la conscience citoyenne se sait à la fois sujet et législateur. Il est sujet, parce qu’il obéit aux lois de la société sans lesquelles celle-ci périrait et lui-même avec elle. Il est législateur en ce sens qu’il participe à la recherche et à l’application des meilleures règles possibles pour la société.

Le vrai citoyen ne l’est pas seulement par son statut juridique, il l’est aussi par sa conscience et son comportement. Il est de la classe de ceux que G. Avanzini et A. Mougniotte appellent des « citoyens actifs »[19]. L’homme dont l’éducation a permis de s’élever à la citoyenneté active est ainsi un bon sujet, respectueux des règles et des valeurs de la société. Il est également un militant convaincu qui lutte pour l’évolution positive de ces règles et valeurs. Pour l’éducation traditionnelle, le développement humain est essentiellement celui des facultés intellectuelles et morales de l’homme. Aussi, le développement optimal de ces facultés conduirait les hommes à vivre dans des sociétés plus justes, plus éthiques et où les conditions de vie matérielle sont meilleures. Seuls les citoyens de telles sociétés sont des sujets véritablement autonomes, et on peut dire d’eux qu’ils sont développés humainement.

2. Le développement humain du point de vue l’éducation nouvelle

Nous pouvons regrouper sous le vocable de l’école nouvelle tous ces courants pédagogiques, souvent différents, voire opposés dans leurs positions, mais complémentaires et qui nourrissent tous la volonté commune de mieux connaître, comprendre la pratique éducative et contribuer à la rendre à la fois efficace et efficiente. Ces courants sont dits nouveaux d’abord d’un point de vue historique par rapport à la méthode traditionnelle parce qu’ils sont le produit de la modernité. G. Mialaret affirme qu’« on oppose les méthodes “nouvelles” aux méthodes “traditionnelles” comme deux ensembles très généraux qui correspondent à deux moments de l’histoire de l’éducation »[20]. Ces courants pédagogiques sont également dits nouveaux sur le plan épistémologique parce qu’ils appréhendent l’éducation sous un paradigme nouveau. Nés avec la découverte de l’individu comme réalité humaine, ces nouveaux courants pédagogiques signent leur différence d’avec la tradition en accordant à l’individu un statut particulier. Même s’il est incontestable que l’homme est un être collectif, l’école nouvelle soutient également l’incontestable autonomie dont il est le sujet, son irréductibilité à la société et son désaccord souvent justifié avec la volonté de celle-ci de lui imposer certaines choses. Par conséquent, cette nouvelle dimension de la réalité humaine qu’est l’individu doit être convenablement prise en charge par l’éducation.

Dès lors, la méthode éducative moderne affirme clairement sa différence d’avec l’éducation traditionnelle, et ce, tant dans son anthropologie que dans son axiologie et sa méthodologie. Du point de vue anthropologique, l’éducation traditionnelle conçoit que, en vertu du poids de son individualité, l’enfant est réfractaire à l’acquisition des connaissances et valeurs que la société veut lui inculquer. Du point de vue axiologique, l’éducation traditionnelle envisage que l’école doit transmettre des savoirs, des savoir-faire et des valeurs que l’humanité a jusque-là accumulés. Du point de vue méthodologique, vu la nature rétive et rebelle de l’enfant à l’égard de l’éducation, ce courant pédagogique s’imagine qu’il faut recourir à la contrainte. L’éducation nouvelle trouve cette démarche traditionnelle assimilable au dressage. À trop se fixer sur cette vision limitative de l’éducation, remarquent G. Avanzini et A. Mougniotte, l’éducation traditionnelle est amenée « à substituer à l’éducation son exact contraire, c’est-à-dire le dressage »[21].

Du point de vue méthodologique et anthropologique, d’après l’éducation nouvelle, le noeud de l’échec de l’éducation traditionnelle est connu. Il s’agit de son incapacité à mettre l’apprenant au centre de l’apprentissage. Aussi, incapable de se rendre compte de sa déficience intrinsèque, l’éducation traditionnelle accuse-t-elle la nature réfractaire de l’apprenant devant l’éducation. Pour cette raison, ce courant pédagogique pense que c’est par la coercition, par la contrainte, tant du point de vue du savoir à apprendre que de la discipline dans l’apprentissage exercée sur l’apprenant, que l’éducation parviendra à combler l’écart entre ses finalités et les chances de les atteindre, ce qui est un « pis-aller ». Au lieu d’aider l’enfant à découvrir et à développer sa vraie nature, elle favorise plutôt l’émergence d’une nature tronquée, défigurée, hypocrite. En effet, pour faire simplement plaisir aux adultes, pour tromper la vigilance de ses geôliers, souvent l’enfant n’hésite pas à arborer un masque à la place du consentement ; il fait semblant d’être d’accord pour éviter la réprimande des adultes. À ce propos, écrit O. Reboul, « la discipline imposée masque une indiscipline profonde, qui se remarque tant dans les rêveries malsaines que dans les jeux violents »[22]. Dans la contrainte, ce ne sont pas les vraies motivations de l’enfant qui expliquent sa réussite, mais plutôt le souci du conformisme. Et pendant ce temps, derrière le masque hypocrite que l’enfant révèle aux adultes, les instincts les plus bas ont tout le loisir de s’emparer de sa personnalité. Donc, au lieu de développer l’humain chez l’enfant, le procédé traditionnel finit par conduire à tout son contraire : il réveille et fortifie la bête en lui. Au lieu de former des citoyens dociles et responsables, il finit par produire des rebelles et des agresseurs. Faisant écho à la pensée de Maria Montessori, G. Avanzini et A. Mougniotte écrivent :

Les conflits internationaux, la haine, la guerre, la discorde, l’injustice et la violence procéderaient de ce que l’éducation répressive a d’emblée introduit le désordre dans l’âme de l’élève : pour avoir méprisé sa nature, on l’a perturbé d’une manière qui, loin d’induire seulement le style de ses relations privées, affecte simultanément des attitudes et ses conduites publiques, au point de le rendre créateur de conflits.[23]

L’autoritarisme et le didactisme de l’éducation traditionnelle ne remplissent pas les conditions qui permettent à l’homme de parvenir à la culture, à la formation authentique de sa personnalité. Pour tout dire, le bâton ne peut pas se révéler un bon instrument d’éducation. Le fait de vouloir transmettre des connaissances sans mettre au centre la force, l’habilité, la liberté des facultés mentales de l’apprenant ne peut pas non plus constituer une bonne éducation. Le bâton et le savoir imposé ont ce défaut commun de méconnaître la liberté de l’apprenant et de pervertir, par leur action, la nature même de l’activité éducative. En effet, pour pouvoir donner à l’éducation sa signification humaine et espérer ainsi atteindre ses nobles objectifs, il faut changer de perspective, il faut revoir l’axiologie traditionnelle qui consiste à transmettre des savoirs, des savoir-faire et des valeurs que l’humanité a jusque-là accumulés. Désormais, au lieu que l’adulte soit au centre de l’apprentissage, au lieu de voir celui-ci déterminer les savoirs à apprendre et les méthodes d’apprentissage, il faut que ce rôle soit concédé à l’apprenant, à l’enfant. C’est seulement en créant les conditions de mise en oeuvre effective de la liberté de l’enfant, en parvenant à faire participer volontairement l’apprenant à l’oeuvre éducative, et, selon le mot de O. Reboul, en trouvant « l’intéressant, qui suscite de lui-même l’effort en profondeur et la joie véritable »[24] chez l’apprenant, que l’éducation pourrait atteindre sa personnalité et la développer positivement.

Aussi, cette mise en oeuvre de la liberté de l’enfant ne doit pas être une simple idée exaltée ; il s’agit de faire en sorte que l’enfant soit orienté tôt dans l’apprentissage de l’autogouvernement (« self-government »). Il faut, dans ce cas, cesser de penser le savoir comme une « accumulation de matériaux dans un sac »[25], mais le voir comme le fruit de l’exercice des forces vitales de l’esprit. Le savoir n’est pas donné, il est construit, il n’est pas le résultat d’un simple enseignement, mais celui d’un esprit qui, par ses efforts propres, pénètre et spiritualise les choses. Tout vrai savoir suppose l’engagement et la force intérieure de l’apprenant. Par conséquent, selon le mot de G. Avanzini et A. Mougniotte, il convient de « substituer aux régimes coercitifs, dont le “dressage” facilite la propagation, des structures qui comportent participation et responsabilité »[26]. Même dans le cas où il est nécessaire de transmettre des savoirs constitués, il convient de toujours faire en sorte que les apprenants participent à la reconstitution de ce savoir. O. Reboul demande, par exemple, qu’on leur apprenne « l’autonomie en étant autonomes, la coopération en coopérant, la démocratie en la pratiquant »[27].

Ainsi, pour pouvoir porter la culture morale et intellectuelle de l’enfant à son point le plus élevé, pour parvenir à faire de l’enfant un citoyen véritablement libre, pour pouvoir élever avec une certaine assurance l’aptitude de l’éduqué à vivre selon un mode véritablement autonome, véritablement humain, il faut le soumettre à un mode d’éducation qui laisserait s’exprimer librement son individualité, sa propension puérile au jeu. À ce propos, Socrate disait à Glaucon : « n’use pas de violence dans l’éducation des enfants, mais fais en sorte qu’ils s’instruisent en jouant : tu pourras par-là mieux discerner les dispositions naturelles de chacun »[28]. L’éducation capable de porter l’enfant au développement de son humanité est celle capable de se fonder sur les centres d’intérêt de l’apprenant, de fonctionner sur la base des programmes et méthodes scolaires à la demande même de l’apprenant, celle qui met l’enfant dans la disposition de façonner lui-même son milieu. Éduquer, c’est se fonder sur les expériences et les intérêts de l’enfant, c’est refuser d’imposer à l’apprenant des solutions à des problèmes qui ne sont pas ceux qu’il se pose lui-même.

À rebours de la méthode traditionnelle, qui impose contenu et méthode, O. Reboul écrit qu’« au lieu de contraindre, il faut d’abord découvrir “la demande”, “la motivation”, “le désir” de ceux que l’on éduque »[29]. Le développement de l’humain ne demande pas qu’on soit formé selon un modèle préconçu par de tierces personnes ni qu’il soit imposé à la conduite individuelle des règles coercitives fabriquées par la société. Éduquer, c’est ajuster l’école aux besoins, aux intérêts et aux goûts propres de l’enfant afin de le libérer des entraves psychologiques et sociales qui empêchent son génie singulier de s’accomplir ; c’est aider l’apprenant à lever les obstacles, tant intérieurs qu’extérieurs, qui étouffent la libre activité de son génie. En d’autres termes, développer l’humain au moyen de l’éducation revient à parvenir à se fonder sur les forces propres de l’apprenant et à délivrer ainsi son sens de l’initiative pour en faire « un sujet qui sait de lui-même s’orienter vers les contenus dont il a besoin et les manier — qui sait apprendre, en un mot »[30].

La personnalité ne réside pas dans la passivité et la soumission (ou la révolte) du sujet auxquelles l’école traditionnelle finit par conduire. Elle réside plutôt dans la créativité qui, selon O. Reboul, « ne demande qu’à s’exprimer et qui, entravée, explosera sous des formes aberrantes ou creuses, comme le vandalisme, l’agression »[31]. Pour tout dire, avec l’éducation nouvelle, on estime que c’est seulement dans le silence des grands principes rationnels dont l’éducation traditionnelle se fait l’apôtre et sous le langage ésotérique de l’individualité exprimant les besoins et les intérêts profonds des enfants qu’il faut chercher les sources du développement humain. Reprenant une idée de Montessori, G. Avanzini et A.Mougniotte formulent ainsi le tracé de la voie que doit emprunter le pédagogue : « Ne partons pas, disent-ils, d’idées préétablies sur la psychologie enfantine, mais employons une méthode qui nous permette de libérer l’enfant, afin de pouvoir découvrir sa véritable psychologie, grâce à l’observation de ses manifestations spontanées »[32].

Éduquer et développer l’humain, c’est parvenir à déchiffrer le langage de l’individualité qui enveloppe le secret profond de la personnalité, c’est pouvoir pénétrer le fond le plus intime des désirs de l’enfant afin de libérer ses potentialités. En d’autres termes, pour l’éducation nouvelle, le développement de l’humain correspond au stade où l’individu accédant à son intériorité parvient à libérer ses authentiques désirs que les différentes censures imposées par les adultes gardaient emprisonnés. Cette libération des désirs intimes serait synonyme de la libération des forces créatrices de l’individu afin qu’il devienne lui-même, qu’il soit en accord avec sa nature propre. Selon les termes de E. Roehrich, « l’éducation ne se mêle pas de faire qu’un être donné devienne autre chose qu’il n’était »[33]. Éduquer et développer l’humain ne signifient jamais dénaturer l’individu, jamais encastrer l’être de l’enfant dans des valeurs à l’élaboration desquelles il ne participe pas. Éduquer véritablement, c’est toujours cultiver les aptitudes de l’apprenant conformément à sa nature et dans le but qu’il adhère, à terme, par simple conviction, aux valeurs dont le projet éducatif est porteur.

3. Le véritable développement humain par l’éducation

Il convient de commencer par dire que l’homme, dans les faits, est avant tout une totalité. L’homme n’est pas deux entités différentes et opposées. Son individualité et sa personnalité sont deux aspects, certes différents, mais, en fait, parties d’un même tout. L’individualité sans la personnalité est une fiction. Elle ne peut pas subsister. À l’inverse, sans l’individualité, la personnalité n’est pas non plus envisageable. L’homme est un univers secret, privé, que les autres ne peuvent atteindre. Mais il est aussi un être universel, un lieu où il communique et communie avec les autres. Ainsi donc, penser véritablement l’homme, c’est le penser en tant qu’individu, c’est-à-dire en tant que particulier, en tant qu’un être avec ses différences, ses préférences, ses aptitudes propres. Il faut également le penser comme un tout universel, c’est-à-dire, comme le dit E. Delassus, « ce que je possède en commun avec lui et qu’il possède en commun avec moi, ce que nous partageons tous les uns avec les autres »[34]. Penser l’homme dans des termes universels, c’est le penser selon ce qu’il partage avec les autres, ce qui fait qu’il est en communauté avec les autres. C’est donc dans l’unité de ces deux entités que réside l’être humain et non dans leur séparation. À ce propos, J. Maritain souligne que « le même homme tout entier est à la fois individu et personne »[35].

Certes, les manifestations de chacune de ces entités nous donnent souvent l’impression qu’elles empruntent des directions opposées. La personnalité est influencée par des phénomènes qui tendent à la rendre indépendante face à des causes déterminantes du monde sensible. Dans ses oeuvres, elle est engagée dans la recherche de la connaissance des principes premiers de toutes choses, — les traits constitutifs de ce que les choses sont — et à agir sur eux de manière à pouvoir mettre le monde à sa main. Aussi, dans son rapport à elle-même ainsi que dans son rapport aux autres, la personnalité scrute et se conduit selon des valeurs qui la rendent totalement étrangère au monde sensible. La personne, en un mot, se conduit toujours en tant que sujet capable d’agir en vertu de la raison. La personne est, dit V. Delbos, « radicalement distincte de tout ce qui, sous le nom de besoins et d’inclinations, constitue notre simple individualité »[36]. La personne humaine est l’identification avec l’universel, elle est l’aspiration de la nature intellectuelle à pénétrer les principes suprêmes et universels qui permettent l’intellection de ce qu’est l’être. À l’opposé de la personne, nous concevons l’individualité comme notre appartenance et notre attachement au monde sensible. Pour cela, nous sommes complètement tournés vers notre intériorité égoïste. Nous sommes attirés (et souvent subjugués) par le cours incontrôlé de nos désirs ou de nos passions. Aussi, dans son expansion, l’individu mène un combat contre la personnalité, non pas pour l’anéantir, mais pour mettre ses potentialités à son service. Il cherche à assujettir la raison au principe de plaisir, sa sève nourricière.

Voilà deux visions distinctes de l’homme qui constituent le point nodal de deux visions différentes de l’éducation : traditionnelle et nouvelle. La première insiste sur la personne, la seconde, sur l’individu. Mais, afin de se faire une meilleure idée des arguments de ces deux pôles pédagogiques, tentons de donner une définition de l’éducation. Nous l’avons déjà souligné, elle constitue la condition d’humanisation de l’homme. Par humanisation, il faut entendre par-là la capacité de contrôler ses impulsions et ses actions à partir de règles qui ne sont pas imposées par la nature ou dictées (dans tous les cas) par les autres. Dans le premier cas, l’humain s’oppose à la nature comme la liberté au déterminisme. Dans le second cas, l’humain renvoie à une pensée autonome par opposition au sens commun ou au pouvoir de se gouverner sans être sous la tutelle d’un autre.

L’humanisation équivaut alors à ce que nous avons appelé le « self-government », c’est-à-dire le pouvoir de penser par soi-même les règles et de conduire aussi bien sa vie intérieure que ses actions extérieures. Le « self-government » correspond ici à une conciliation entre le « soi » et l’« universel », entre la personnalité qui pense l’universel (les règles) et l’individu qui donne librement son consentement. Considérée sous cet angle, l’éducation comme condition de développement humain consisterait en la culture des dispositions naturelles de l’enfant afin qu’il parvienne à se gouverner lui-même, à prendre son indépendance relative par rapport à la nature et aux autres personnes. L’enfant parvenu à l’humanité saura considérer lui-même des savoirs et des règles universelles et y adapter volontairement son comportement ; il saura concevoir et user de ses propres connaissances et autres talents pour survivre dans la nature et se conduire en société.

Maintenant, commençons par imaginer une éducation fondée sur l’individualité, sur l’ego, sur l’intériorité. Ce serait négliger le rationnel pour n’accorder de l’importance qu’au sensible ; ce serait se préoccuper exclusivement de l’expérience et de l’intérêt personnel. Dans ce cas, l’animal en l’homme finirait par étouffer en lui ce qu’il y a d’humain, c’est-à-dire cette capacité de libération aussi bien du déterminisme psychologique que de celui du monde extérieur. L’homme vivrait plutôt, pieds et poings liés, sous l’influence croisée des déterminismes intérieur et extérieur. C’est dire qu’à miser uniquement sur la promotion de l’individu pour former l’homme, au lieu de le porter à son accomplissement, on le pousserait à la régression, à la déchéance de son humanité. L’universalité, les valeurs sociales, les vertus éthiques auxquelles appelle la dignité humaine seraient sacrifiées sur l’autel des passions et autres tendances peu nobles. Autrement dit, ce serait courir le risque de ne pas pouvoir atteindre « la liberté d’expansion et d’autonomie à laquelle la personne aspire »[37]. À trop mettre l’accent sur l’individu, à trop réduire celui-ci à ses particularités, à ses différences, la capacité de l’homme à se détacher de son intimité pour penser l’universel serait anéantie, sinon fortement affaiblie, ce qui rendrait aléatoire le vivre-ensemble. L’égoïsme ou l’individualisme primant sur l’esprit du partage, de la solidarité, de l’amour du prochain, la société courrait le risque d’être réduite à des agrégats d’individus isolés.

Imaginons ensuite une pédagogie qui aurait seulement pour objectif le développement de la personne et qui, par conséquent, ne se soucierait pas assez de l’individualité. Nous aurions peut-être des esprits droits qui pensent les choses avec une précision mathématique. Aussi, peut-être, les droits et devoirs seraient respectés sans qu’on ait besoin d’y obliger les hommes. Seulement, ils vivraient dans un univers exsangue, désincarné, sans goût. L’homme qui adhérerait à ces principes généraux serait incapable de ressentir la joie et le plaisir qu’une telle décision devrait entraîner. L’homme de ce monde serait, selon le mot de J. Maritain, « celui de l’homme conventionnel ou de la conscience confectionnée en série et estampillée »[38]. L’homme conventionnel serait celui en qui mourrait une dimension essentielle de l’humain : l’amour, la bienfaisance, la communion des coeurs et des esprits. Comme dans le cas d’une société fortement individualisée, celle ancrée sur la personnalité, sur l’universel, se réduirait à une somme d’individus grégaires liés extérieurement, mais intérieurement se repoussant les uns les autres. Dans ces conditions, on donnerait toutes les connaissances du monde à un enfant, il les vivrait comme si elles lui étaient extérieures, c’est-à-dire comme non chevillées à son être véritable.

Nous voyons bien qu’une éducation fondée sur la séparation des deux aspects fondamentaux de l’homme ne permet pas d’assurer le développement humain, c’est-à-dire de porter véritablement l’homme à son accomplissement, à son autonomisation. Dans ce cas, la seule éducation capable d’assurer cet objectif, c’est celle qui fait appel, tout à la fois, à la liberté, aux besoins, aux motivations personnelles de l’apprenant et aux forces rationnelles qui structurent sa personnalité ; c’est une éducation capable de « la mise en relation entre le potentiel unique d’un sujet et son ouverture à l’universel »[39]. L’appel aux forces affectives de l’enfant aura pour effet de raviver en lui le désir d’apprendre ce dont il a réellement besoin. Il s’y adonnerait de bon gré parce que le but pour lequel il travaille ne lui est pas imposé de l’extérieur ; c’est le sien, l’expression de lui-même. Par conséquent, ses chances de voir sa créativité accrue et ses projets réussir sont bien plus grandes. L’appel à la personnalité, aux forces intellectuelles de l’étudiant permet d’encadrer, d’orienter les besoins pour empêcher que leur expression ne subjugue l’homme. Il s’agit surtout de combattre ce qu’il y a de nuisible en eux afin de préserver et de cultiver ce qu’ils ont de nécessaire pour la construction et le développement de la personne.

Éduquer, c’est ainsi sacrifier ce que nos tendances immédiates ont de superflu afin que surgisse et se développe ce qu’elles ont de meilleur. Autrement dit, la véritable éducation est celle qui permet que l’individualité s’exprime, que ses sollicitations parviennent à la conscience et qu’elles soient traitées sur un pied d’égalité avec celles de la personnalité. Cependant, cette liberté donnée aux impulsions provenant de la spontanéité de chacun doit s’accompagner d’efforts visant à rendre la personnalité capable de réguler cet élan, dans des formes raisonnables. C’est pourquoi, écrit J. Maritain, toute éducation consiste à enseigner et à éclairer « de telle sorte que dans l’intimité des activités de l’homme, le poids des tendances égoïstes diminue, et que grandisse au contraire celui des aspirations propres à la personnalité et à sa générosité spirituelle »[40]. C’est dire que l’humain n’est pas uniquement dans la spontanéité et l’évolution de l’individualité. Il n’est pas non plus uniquement dans la rationalité et l’accomplissement de la personnalité. L’humain et son développement doivent être pensés dans l’interaction et l’élaboration concomitante des deux composantes principales de l’homme que sont l’individualité et la personnalité.

Aussi, pour pouvoir élever de façon concomitante l’individu et la personnalité, il faut trouver le juste milieu qui permet ce qu’E. Kant[41] appelle la conciliation de la contrainte et de la liberté. En effet, pour pouvoir éduquer, il faut nécessairement une certaine contrainte négative par laquelle, pour paraphraser A-M. Drouin-Hans[42], est bridée la partie débridée de la nature de l’enfant et une contrainte positive par laquelle un certain savoir lui est transmis. Cependant, à cette double contrainte doit correspondre une certaine liberté de l’enfant, aussi bien dans l’apprentissage des savoirs que dans la discipline. « Liberté et bonheur », écrit A-M. Drouin-Hans, « doivent être présents pendant l’activité même d’apprentissage, et non simplement comme un résultat d’un processus où on a vécu sa souffrance ou son ennui »[43]. Une éducation capable de développer l’humain est, en fin de compte, celle qui a su trouver le moyen de conserver chez l’enfant son esprit actif, libre, créatif tout en le disposant à apprendre et à comprendre. Par son individualité libre, il ressent intérieurement la joie d’être soi-même l’auteur de la contrainte subie et du savoir construit et accumulé. Par sa personnalité, il accède à la connaissance et à l’intériorisation des liens logiques qui régissent les rapports des choses entre elles ou qui régulent la vie en société.

Nous voyons bien, à partir de là, que l’individualité et la personnalité doivent être sauvées en même temps, protégées et cultivées par l’éducation pour amener l’humanité à son développement véritable. Autrement dit, la mort ou la négligence d’une de ces deux entités de la réalité humaine conduit ipso facto à la mort ou à la déperdition de l’autre. Il ressort, par conséquent, que le développement humain ne se conçoit véritablement que dans le dynamisme impulsé par l’action et la réaction de l’une sur l’autre de ces deux composantes de l’homme. Par conséquent, l’éducation doit chercher à comprendre, à impulser harmonieusement et à bien orienter ces deux entités indissociables si elle veut réussir le pari du développement humain. L’éducation aura gagné ce pari lorsqu’elle aura réussi la synthèse de l’individu et de la personne à travers ce qu’E. Morin appelle la « citoyenneté terrienne »[44]. Le citoyen terrien désigne celui qui parvient à la conscience selon laquelle l’humain doit être appréhendé aussi bien comme individu que comme membre de la communauté et de l’espèce en général. Ainsi, souligne E. Morin, tout développement vraiment humain doit « comporter le développement conjoint des autonomies individuelles, des participations communautaires et de la conscience d’appartenir à l’espèce humaine »[45]. En un mot, l’éducation doit compléter le développement humain dans une prise de conscience de la dignité humaine chez toute personne et la nécessité de valoriser cette dignité à travers le respect, sans condition, des droits de la personne.

Conclusion

Au terme de notre analyse, nous constatons que les deux courants pédagogiques fondamentaux que sont l’éducation traditionnelle et l’éducation nouvelle sont, dans une certaine mesure, opposés sur la manière grâce à laquelle l’éducation peut conduire au développement humain. Pour l’éducation traditionnelle, il s’agit surtout de développer la personnalité au détriment de l’individualité, en amenant les facultés intellectuelles et morales à leur accomplissement optimal. De son côté, dans l’éducation nouvelle, on estime que le véritable être de l’homme se trouve dans son individualité, dans son intimité psychologique. Par conséquent, ce n’est qu’en suivant les besoins de l’apprenant, en écoutant ses demandes les plus profondes, en faisant appel aux ressources intérieures et à la spontanéité vitale de l’enfant qu’on pourrait l’élever véritablement. Sur ce plan, nous avons montré que la séparation de l’homme en deux entités différentes n’est pas idéale. L’homme est en réalité une unité indivisible et, par conséquent, on ne peut pas négliger un de ses aspects sans porter de graves préjudices à l’autre. Ce qui nous conduit à soutenir que toute éducation ne peut, en effet, assurer le développement humain que si, de façon concomitante et harmonieuse, elle considère l’homme dans sa totalité, en tant qu’individu et personne. À cette condition seulement, l’éducation peut nous élever à la complétude de notre développement humain en faisant de nous des citoyens de la Terre conscients et défenseurs de ce qui fait notre espèce, son humanité.