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Introduction (le cas du confrère sicilien)

Loin de dépendre des seules connaissances et compétences intellectuelles du médecin, le raisonnement clinique[1] repose sur tout un ensemble de considérations extérieures et d’événements fortuits : qui est présent ? à quel moment le diagnostic se déroule-t-il ? que saisit le patient de son mal ? Non seulement, donc, la collecte et l’analyse des données cliniques sont indissociables[2], mais la manière d’obtenir des informations influe sur leur nature, et ce que l’on sait ou croit savoir oriente la recherche des signes et façonne les conclusions qu’on en tire. C’est cette tension entre les dimensions d’exercice mental et de performance publique qu’il s’agit ici d’explorer en interrogeant la manière dont elles s’articulent dans la pratique de Galien.

Son oeuvre est en effet émaillée de récits de cas visant par leur aspect sensationnel à mettre en valeur ses qualités diagnostiques ; et ces derniers ont beaucoup fait pour asseoir sa réputation, non seulement dans la société romaine de son temps, mais dans l’histoire de la médecine. Remaniées, imitées, adaptées à des fins diverses, les anecdotes galéniques ont exercé une influence considérable sur la manière non seulement de présenter mais de concevoir la pratique médicale : pour des générations de médecins, au moins jusqu’au retour du modèle hippocratique à la fin de la Renaissance, ces anecdotes, élevées au rang d’exempla, ont ainsi constitué le modèle à suivre dans la clinique[3].

Or si l’élément de spectacle explique certainement que les récits de Galien aient acquis valeur de paradigme, on imagine mal qu’il n’interfère pas avec l’établissement du diagnostic lui-même. Prenons l’exemple du confrère sicilien qui se croyait atteint de pleurésie (Loc. aff. 5.8 [VIII.361, 1-367, 4 Kühn]). Galien raconte que lors de son premier séjour à Rome, il s’est assuré l’admiration du philosophe Glaucon qui, pour le mettre à l’épreuve, l’avait inopinément invité à venir se pencher sur le cas d’un confrère médecin du voisinage. En entrant, il voit par hasard un serviteur emporter le pot de chambre du malade, dont le contenu se trouve être très caractéristique ; comme Galien l’indique à son lecteur, son diagnostic est d’ores et déjà établi : il a affaire à une affection du foie. Mais il ne dit rien. Il s’approche du malade et lui prend le pouls : son objectif est de déterminer si l’affaiblissement de l’organe est compliqué d’une inflammation, ce qui s’avère être le cas. Il se soucie peu de ce que le malade lui dit de l’effort qu’il vient de faire pour expliquer la fréquence de son pouls ; en revanche, ce qui retient son attention, c’est la présence dans la pièce d’un médicament contre la pleurésie. Là encore, il se tait, mais il devine que ce dernier doit éprouver des symptômes qu’on retrouve à la fois dans les pleurésies et dans les inflammations du foie (douleurs à l’hypochondre droit qui irradie en bretelle jusque dans la clavicule, respiration courte et toux sèche). À cet instant Galien n’a pas dit un mot et a seulement pris le pouls du malade ; il entreprend alors de décrire les symptômes du patient les uns après les autres, déclenchant ainsi une clameur d’admiration qui va crescendo. Il commence par la localisation de la douleur, dont il est certain puisqu’il sait que le foie est atteint ; il poursuit avec une toux caractéristique, par chance immédiatement corroborée par une quinte du malade ; ne sachant sans doute pas si l’inflammation est encore assez importante, il mentionne ensuite comme un possible développement de l’affection la douleur en bretelle, dont le malade confirme la présence ; enfin il pousse sa chance et force l’admiration de tous en révélant le diagnostic erroné que le malade a lui-même fait de sa propre maladie, toujours sans expliquer d’où il tient tout son savoir.

L’anecdote est bien connue et la scène particulièrement travaillée : sa théâtralité marquée s’explique certainement à la fois par l’enjeu social de la consultation elle-même, où s’entremêlent mondanité et rivalité professionnelle, et l’enjeu rhétorique et d’autopromotion du compte rendu que Galien en donne. Mais si ces dimensions ont été souvent et bien étudiées[4], on peut encore s’interroger sur la manière dont elles s’articulent avec les impératifs plus proprement médicaux. Car l’objectif de Galien, dans les passages de ce type, n’est pas d’abord ou seulement de se mettre en valeur mais bien aussi d’instaurer, à travers son propre exemple, un modèle scientifique et éthique de pratique médicale[5]. Or, dans cette description qu’il donne de lui-même en clinicien modèle, un élément ressort aussi avec force, c’est le manque de considération accordée au patient. Au chevet de son malade, Galien observe, ausculte, écoute ce qui se dit, mais la dimension intersubjective ne paraît pas pour lui essentielle. Au lieu de construire son diagnostic en coopération avec le patient, il cherche à surprendre en le révélant, comme on sort un atout de sa manche. Il donne l’impression de se jouer de son patient, et, en un sens, de se moquer de lui : il lui cache des choses, ne le questionne pas et ne l’écoute pas quand il lui parle. Le patient paraît conçu comme un objet à déchiffrer, ou tout au plus, il fait partie de son public. Or le rôle essentiel du patient dans l’établissement du diagnostic et la relativité de celui-ci vis-à-vis du contexte de l’examen clinique sont des notions aujourd’hui à la fois largement admises et régulièrement débattues[6]. Sans surprise, donc, les récits de diagnostics chez Galien ont suscité chez les commentateurs une lecture essentiellement critique mettant en valeur les rapports de pouvoir qui s’y dessinent[7]. Et certes, la fonction sociale de la pratique médicale (afficher sa maîtrise et forger sa renommée) explique bien que, durant l’Antiquité, se soit durablement mise en place une conception verticale du rôle du médecin dans la relation de soin, mais des raisons plus profondes, de l’ordre même de la pensée médicale, entrent également en jeu. Ce sont ces considérations théoriques et pratiques qu’il s’agit ici d’intégrer à l’analyse. Dans cette perspective, après être revenu sur les enjeux professionnels qui unissent le médecin à son public, on présentera la théorie qui sous-tend la méthode diagnostique, conçue comme rapport direct du médecin à la maladie, pour enfin examiner comment la relation du médecin au patient, malgré tout essentielle, s’inscrit elle aussi dans la procédure diagnostique et thérapeutique.

I. Le médecin et son public : les enjeux de la sidération

Dans le cas du confrère sicilien, Galien explique qu’il répond à un défi : il s’agit de se montrer à la hauteur des attentes de Glaucon, qui veut être ébloui et constater par lui-même les prodiges dont la rumeur le dit capable.

J’ai appris hier chez Gorgias et Apelas que tu as fait des diagnostics et des pronostics qui tiennent plus de la divination que de l’art médical (διαγνώσεις τε καὶ προγνώσεις πεποιῆσθαί σε μαντικῆς μᾶλλον ἢ ἰατρικῆς ἐχομένας), et je désire moi-même mettre à l’épreuve (πεῖραν σχεῖν) non tant tes propres capacités que celles de l’art médical et voir s’il est bien capable de tels diagnostics et pronostics[8].

De fait, en de nombreuses autres occasions, Galien explique que son habileté diagnostique lui a valu autant de réactions d’émerveillement que d’incrédulité et de défiance et qu’elle l’a fait passer tour à tour pour un devin, un oracle, un sorcier ou un faiseur de miracles, voire même pour un simple chanceux[9]. Son attitude vis-à-vis de cette réputation, qui tient autant du compliment que de l’insulte, est elle-même équivoque, et il ne cherche pas toujours à détromper ses admirateurs, voire parfois il s’amuse à aller dans leur sens[10].

Plusieurs facteurs ont pu être invoqués pour expliquer une telle ambivalence. Il faut en effet voir que le rapprochement entre médecine et divination peut se lire comme une critique sur au moins deux niveaux différents[11]. De fait, il s’agit d’abord certainement de mettre en doute la probité du pronostic en l’assimilant aux prédictions des faux prophètes, qui maîtrisent le mensonge et la tromperie. Toutefois pour beaucoup la divination est conçue comme une technique efficace et sa légitimité n’est pas en cause[12]. La portée de l’accusation est alors bien moindre : la seule imposture serait en effet de jouer sur la confusion des genres de savoirs en prêtant à la médecine le bénéfice de compétences hors de son champ disciplinaire. Ces deux niveaux de lecture paraissent pouvoir rendre compte de l’incomplète distanciation de Galien vis-à-vis de la charge de divination. Ainsi, il est essentiel pour lui de se prémunir contre le soupçon de charlatanerie[13] ; contre cela, le médecin doit pouvoir revendiquer la technicité de son jugement et montrer qu’il dispose d’un savoir-prédire, supposant une capacité à expliquer pourquoi la prédiction doit se réaliser[14]. En revanche, il ne nie pas la validité de la divination elle-même[15], et c’est pourquoi il importe peu de laisser planer le doute aux yeux des profanes.

Au contraire, la dimension de mystère qui entoure son don de clairvoyance est un atout pour attirer l’attention de la haute société romaine. Le climat de compétition dans lequel baigne la pratique médicale au iie siècle de notre ère joue à cet égard un rôle prépondérant[16]. S’il est vrai que la médecine rationnelle continue alors de devoir s’affirmer face à d’autres pratiques thérapeutiques, notamment magiques et religieuses[17], la rivalité entre sectes à l’époque romaine crée une concurrence interne entre médecins qui amplifie encore le besoin de captiver le public. Deux impératifs régissent dès lors le rapport au spectacle de Galien dans sa clinique : susciter d’une part la fascination pour fidéliser sa clientèle et préserver d’autre part le caractère technique de ses conclusions, dont il faut toujours pouvoir montrer qu’elles n’ont rien de sorcier, c’est-à-dire rien de factice.

Ainsi Galien présente-t-il parfois la fascination de son public comme un objectif souhaitable. Il indique même que, dans l’idéal, il faudrait que le médecin se fasse admirer comme un dieu (pour discipliner le malade)[18]. Cela ne veut pas dire qu’il faille verser dans l’ostentation ; il critique d’ailleurs formellement ses contemporains qui misent sur leur allure pour impressionner leurs patients[19], et insiste au contraire sur la nécessité pour le médecin d’adopter une tenue, une conduite et une présentation générale tout en modération[20]. Il y a en effet selon lui des prouesses propres à l’art médical, qu’il suffit de mettre en avant pour obtenir le même effet. C’est là tout le principe de son usage du spectaculaire en clinique : tirer profit des surprises inhérentes au diagnostic, quitte à en théâtraliser l’apparition.

Le cas du confrère sicilien est exemplaire de ce point de vue et tient vraiment de la leçon de prestidigitation. Faire naître l’admiration chez les spectateurs (le patient et ceux qui l’accompagnent) est un objectif avoué[21]. Et pour cela, il faut ne pas laisser paraître ce que l’on a vu ni ce que l’on a compris[22]. Le médecin tire profit à avancer masqué derrière l’apparence du pur technicien (qui va simplement prendre le pouls), à s’effacer de son mieux pour observer le petit théâtre de la chambre du malade. L’ordre et le rythme des révélations ont aussi leur importance : selon que l’annonce remporte plus ou moins de succès, on progresse dans le degré d’incertitude des annonces que l’on va oser faire ; il y a des choses qui se formulent avec aplomb et d’autres seulement sous conditions[23]. Cela dépasse d’ailleurs même la simple mise en scène du diagnostic et Galien brouille les pistes en mettant sur un même niveau toutes les révélations qu’il est en mesure de faire[24].

Autrement dit, il joue pleinement le jeu de l’illusion, et invite à le faire. Cela apparaît encore dans le Commentaire aux Épidémies d’Hippocrate, où l’on voit que c’est quand il pose ses questions que le médecin a le plus de chances de faire impression, tout particulièrement s’il est capable d’anticiper sur l’anamnèse en donnant les antécédents et les symptômes ressentis à la place du patient :

Mais encore une fois, [le médecin] montrera l’étendue de son art (ὁποῖός τίς ἐστι τὴν τέχνην) au malade et à ceux qui l’entourent, par ses questions mêmes. […] Car si les questions du médecin coïncident avec ce qui s’est passé et ce qui a été pronostiqué au malade et à son entourage, ils l’admireront aussitôt (θαυμάζουσιν εὐθέως αὐτόν), de même qu’ils auront pour lui peu d’estime, si son interrogatoire va dans le sens contraire de ce qui s’est passé. Mais s’il parvient à mentionner même quelques-unes des choses qui sont arrivées aux malades, avant qu’il ne les ait entendues d’eux (πρὶν ἀκοῦσαι παρ’ αὐτῶν), au milieu de la phase d’interrogatoire, il sera admiré[25].

Dès lors la question se pose de savoir si Galien cantonne son patient dans le rôle de répondant parce qu’il est plus préoccupé de l’image qu’il pourra donner de lui-même à son public dans le numéro qu’il est en train de réaliser.

II. Le médecin et la maladie : la méthode diagnostique

À l’en croire, cependant, c’est l’identification de la maladie qui prime chez lui ; et s’il est parfois possible de faire abstraction du témoignage du patient, il faut que le médecin soit compétent et que le cas s’y prête. Car malgré toute son insistance sur ses qualités de prestidigitateur, Galien n’en est pas moins soucieux d’indiquer, à son lecteur comme à ceux qu’il tient en estime, le rôle accessoire de la dimension de performance de ses diagnostics. L’occasion de briller n’est jamais pour lui qu’un avantage additionnel d’une bonne maîtrise de la méthode médicale.

Tout dépend en effet de savoir à qui il s’adresse. S’il ne le dit pas toujours sur le moment, il se moque ensuite souvent de la crédulité de ses admirateurs, incapables de comprendre que ses découvertes s’appuient sur un savoir médical, qui peut s’écrire, se transmettre, et se trouve accessible à tous ceux qui en ont le courage et les compétences[26]. Ce sont les profanes et les mauvais médecins qui s’extasient de ses prouesses, mais elles-mêmes n’ont rien de véritablement extraordinaire[27]. Il convient en effet de remarquer que, contrairement à l’habitude répandue, les récits de diagnostics fantastiques de Galien ne devraient pas être extraits de leur contexte et mis en vignettes, car cela efface leur dimension pédagogique fondamentale[28]. Leur rôle est en effet avant tout de mettre en évidence les difficultés du diagnostic et les éléments à retenir pour les surmonter.

Ainsi, sans entrer dans le détail de sa méthode, on peut relever plusieurs caractéristiques importantes pour sa clinique[29]. Il faut d’abord voir que le recueil des symptômes est ordonné à la recherche d’une réalité cachée. Tout l’enjeu du diagnostic, pour Galien, est de parvenir à passer du visible à l’invisible, à reconstituer par la pensée un monde intérieur inaccessible à l’observation[30]. Le médecin, équipé de connaissances indispensables en anatomie, vise à déterminer par le raisonnement[31] le lieu et la nature de la perturbation. Sous son regard, les συμπτώματα, les anomalies (lésions fonctionnelles et autres manifestations sensibles, comme les excrétions, les excroissances, les douleurs, les changements de forme ou d’aspect)[32] se transforment donc en signes de la disposition des parties internes responsable des troubles présentés par le patient[33].

Or ce qu’il faut ensuite noter, c’est que ces signes n’ont pas tous la même valeur[34], ce que, précisément, l’art médical est en mesure de codifier et de consigner. Ils ont, en effet, des propriétés différentes : certains signes renvoient directement à un organe, d’autres à une sorte de cause et donc à une sorte d’affection, et d’autres ne prennent sens qu’au sein d’un tableau clinique déterminé[35]. Et ils ont surtout un poids diagnostic variable. Typiquement, la lésion fonctionnelle est un symptôme toujours fiable, permettant d’établir une liaison nécessaire avec la cause de la maladie[36]. C’est pourquoi le regard du médecin est aussi fondamentalement sélectif et focalisé sur la découverte du signe pertinent.

On comprend alors mieux l’apparente désinvolture de Galien dans le cas du confrère sicilien, qui s’explique avant tout par l’extrême facilité du diagnostic, puisqu’un signe pathognomonique lui est offert avant même d’entrer dans la chambre. L’aspect des selles du patient, qui présentent « un sérum sanguin ténu » (λεπτὸν αἵματος ἰχῶρα) semblable à la substance qui recouvre la viande fraîche, est, dit-il, « un signe très sûr d’une affection du foie (βεβαιότατον σημεῖον ἥπατος πάσχοντος)[37] ». Il indique de manière univoque une atonie de l’organe[38], dont il s’agit simplement de déterminer si elle est ou non la conséquence d’une inflammation. Les autres symptômes (douleur en bretelle et difficultés respiratoires) ne sont pas spécifiques à l’affection, et ne peuvent pas même servir à orienter le diagnostic, puisqu’il est déjà posé. Autrement dit, leur seul intérêt est de permettre au médecin de briller.

Lorsque Galien écrit que Glaucon ne l’a pas laissé refuser son invitation ni même le prévenir qu’il pourrait lui falloir plus d’une visite pour donner son avis, ce n’est pas uniquement de la fausse modestie. De fait, son objectif premier, dans ce texte, n’est pas de donner un exemple de diagnostic prodigieux, mais de montrer la fécondité d’une approche méthodique du diagnostic : car pour savoir saisir sa chance[39], il faut d’abord connaître la valeur des signes. Et c’est ce qu’il dit clairement en conclusion :

Je vous ai raconté cela pour que vous connaissiez les symptômes particuliers (ἴδια) à chaque affection et ceux qui sont communs (κοινά) à d’autres affections, et puis, outre ceux-là, ceux qui, dans l’un et l’autre cas, adviennent systématiquement (ἀχώριστα), fréquemment, ponctuellement ou rarement (ὡς ἐπὶ τὸ πολὺ, ἀμφιδόξως ἢ σπανίως γιγνόμενα), et que, si la chance (τύχη) vous fournit une occasion du type de celle que j’ai eue alors, vous soyez capable d’en faire habilement usage[40].

L’expertise du médecin repose donc avant tout sur une approche différenciée des signes. Leur potentiel diagnostic étant variable, sa méthode doit être qualitative, et il ne doit se laisser tromper ni par la force ni par le nombre des symptômes ; au contraire, le propre du médecin compétent est de savoir reconnaître un signe important dès son apparition, alors même qu’il est encore imperceptible pour tout un chacun[41]. Il peut ainsi identifier une maladie avant qu’elle ne se développe entièrement et se donner les moyens d’agir à temps. Cela ne veut pas dire que le reste du tableau clinique lui soit indifférent[42]. Simplement, en fonction des diverses situations, l’art lui dicte à quel type de symptôme il convient de prêter attention et dans quel ordre, les signes les moins spécifiques servant ainsi essentiellement à moduler le diagnostic[43].

Et c’est à ce niveau que la nature individuelle de la relation thérapeutique prend une réelle importance. Les variables propres au patient (âge, habitudes, environnement, différences de force et de sensibilité) affectent en effet souvent le diagnostic — notamment lorsqu’il s’agit de déterminer l’intensité du trouble et dans quelle mesure il s’agit d’une anomalie[44] ; et il est, en tous les cas, indispensable de les prendre en compte pour adapter le traitement[45]. Toutefois, comme ils ne se laissent saisir ni tous, ni précisément, ils introduisent une part irréductible d’indétermination dans le jugement médical. Certes le médecin dispose de procédures pour tenter d’approcher l’individualité du cas en spécifiant les conditions d’application du diagnostic ; Galien parle alors de conjecture technique (τεχνικὸς στοχασμός)[46]. Mais il s’agit assurément d’un pis-aller et se démarquer des estimations ordinaires demeure pour lui un enjeu important.

III. Le médecin et le malade : la méthode d’interrogation

C’est en effet le souci de préserver le caractère technique de ses conclusions qui semble le mieux rendre compte de la manière dont Galien aborde la relation à son patient. De fait, il existe une tradition du diagnostic dans l’Antiquité, qui insiste sur la nécessité d’écouter le malade (lui-même plutôt que son entourage), en comparaison de laquelle le caractère distant et fermé de la clinique galénique paraît manifeste[47]. Mais la position de Galien vis-à-vis de la parole du patient est plus nuancée qu’on ne pourrait croire : car pour lui l’anamnèse est aussi indéniablement utile au diagnostic (en raison, notamment, de la particularité du cas)[48] qu’il est difficile d’en garantir la rigueur[49].

Si l’interrogation du patient n’est certainement pas la dimension du diagnostic qu’il met le plus en valeur, il accorde une réelle importance aux réactions du patient, à ce qu’il perçoit de son mal et à la manière dont il décrit ses symptômes[50]. Toutefois, il ne conçoit pas l’entretien comme un dialogue et il s’efforce de garder le contrôle sur l’orientation de l’échange[51]. De fait, la mise à l’écart du patient dans le processus d’établissement du diagnostic ne relève pas d’un manque de considération pour ce qu’il peut apporter, mais d’une volonté de limiter son intervention et plus encore d’un idéal thérapeutique de maîtrise de ses réactions.

Ainsi, pour commencer, les réponses que le médecin obtient ont souvent fonction de validation des hypothèses. Par exemple, certaines affections sont généralement dues à un comportement excessif ou désordonné de la part du patient ; Galien invite alors le médecin à prendre deux fois le pouls, une première fois en silence, puis encore une fois après avoir exposé les supposées incartades de son patient, pour voir s’il est modifié par une telle révélation :

[…] cela donnera un pronostic très sûr et impressionnant (βεβαιοτέραν τε καὶ θαυμασιωτέραν τὴν πρόρρησιν), au point que parfois ceux qui l’entendront penseront, incrédules, que ce n’est pas le pouls qui [te] fait dire ce genre de choses, mais que c’est parce que tu en auras été averti par quelqu’un au fait des écarts du malade[52].

Le principe qui veut que le médecin devance de son mieux le patient dans l’anamnèse prend alors une signification proprement diagnostique, puisqu’il s’agit de faire en sorte que son témoignage n’interfère pas dans le raisonnement et puisse servir à confirmer l’idée qu’il se fait de la nature de l’affection[53]. Le contrôle des informations venues du patient sert ainsi à renforcer la robustesse des conclusions.

Mais plus généralement c’est la fiabilité des propos du patient qui est cause. Pour éviter une perte voire une distorsion d’informations, il est toujours préférable pour le médecin de recourir directement au témoignage de ses propres sens[54]. À défaut, pour que les propos du patient lui soient utiles (c’est-à-dire susceptibles de le guider), il faut d’abord que ce dernier sache mettre son mal en mots — ce qui suppose qu’il le comprenne. Ainsi par exemple la douleur constitue-t-elle un véritable défi diagnostique du fait de sa résistance à la description verbale ; Galien y voit d’ailleurs une réelle difficulté, et il n’oppose pas à ce propos le discours du spécialiste et celui du profane[55]. En revanche, il distingue entre le patient qui ne comprend pas ce qui lui arrive et celui qui est capable de saisir la cause de ce qu’il ressent et peut donc en parler convenablement : comme il y a de bons et de mauvais médecins, il y a de bons et de mauvais patients[56].

Enfin, même à supposer que le malade soit capable de décrire ses symptômes, le risque est encore qu’il refuse de coopérer, par crainte ou esprit de facilité[57]. Dans ce type de cas, Galien n’hésite pas à recourir à de véritables techniques de manipulation, qui, si elles sortent du domaine propre de la médecine, n’en jouent pas moins un rôle dans le processus thérapeutique. Elles sont utiles à l’établissement même du diagnostic, lorsqu’il s’agit, par exemple, de déclencher chez le patient des réactions qui révèlent ce qu’il cache[58]. Mais l’essentiel est de s’assurer que le traitement sera suivi : Galien explique ainsi que l’écoute du patient doit avant tout permettre de se faire une idée de son caractère pour savoir s’il sera à même de réagir comme il faut à l’annonce du pronostic :

Si tu constates que telle personne est bien avisée (φρόνιμος) et surtout si elle n’est pas craintive (δειλός), tu peux tenter de lui dire la vérité (ἀληθεύειν), sans rien cacher de ce qui va se passer durant la maladie ; mais si elle n’est pas bien avisée et craintive, dis-lui tout ce qui pourrait la réconforter en évitant de mentir ouvertement (μηδὲν μέγα ψεύδεσθαι). […] La plupart des maladies dangereuses emportent les malades qui ne font pas confiance (ἀπειθεῖν) à leur médecin. [Mais] […] la plupart des gens perdent toute attention (οὐ πάνυ κατήκοοι γίνεσθαι) vis-à-vis de leur médecin, lorsqu’ils sont sûrs d’avoir une maladie sans risques[59].

Dans un contexte où l’offre médicale est foisonnante et empreinte de compétition, le danger est que le patient change de médecin au gré des traitements qui lui sont proposés[60]. À ce niveau les stratégies de persuasion du patient prennent une dimension thérapeutique : circonvenir le patient, en veillant à ne se montrer ni trop alarmiste ni trop réconfortant, c’est aussi encore veiller sur sa santé en lui assurant le plus de chances possible d’une thérapie efficace[61].

Conclusion

Lorsque Galien se sert de son patient comme d’un piédestal pour mettre en évidence les merveilles dont il est capable en matière de diagnostic, il ne suffit pas de faire valoir ses ambitions professionnelles et sociales pour l’expliquer. Car tous les cas ne se prêtent pas à de tels exploits — et c’est ce qu’il voudrait que son lecteur perspicace remarque : là où le profane crie au prodige, il y a surtout des leçons à tirer sur la structure même du raisonnement médical. Face à des signes de valeurs disparates, n’ayant ni la même efficace ni le même coefficient de certitude, le médecin peut adopter des stratégies variables. La fulgurance de ses succès diagnostiques permet précisément à Galien de souligner l’intérêt de son approche du tableau clinique, foncièrement active et sélective : il commence par se fermer à tout ce qui ne se laisse pas bien contrôler par lui, à quoi il donne un rôle accessoire pour confirmer ou moduler ses hypothèses — au risque de rejeter en dehors du domaine de la médecine ce qui ne se prête pas à une caractérisation précise. Et c’est ce qui explique que parfois, mais pas toujours, la contribution du patient puisse être reléguée au second plan voire même entièrement négligée. Comme on a cherché à le montrer, cette attitude vis-à-vis du patient s’explique fondamentalement par des motivations médicales, théoriques et pratiques. Mais elles-mêmes ne sont pas dépourvues de signification historique : si le souci premier de Galien est de garantir la technicité du diagnostic, c’est aussi pour des raisons stratégiques, pour mieux défendre le bien-fondé de l’art médical dans un climat de compétition (inter et intra-disciplinaire). Il semble, toutefois, qu’une telle conception verticale de la relation de soin ait survécu à son contexte d’apparition, et qu’en médecine ait parfois perduré, par-delà les changements de paradigmes scientifiques, un reste de galénisme.