Note critique

Penser le sens d’une humanité européenne à rebours du paganisme national et des incantations humanitaires[Record]

  • Étienne Haché

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  • Étienne Haché
    Campus Saint-Jean
    University of Alberta, Edmonton

Dans le casse-tête juridico-politique et conceptuel que pose la construction européenne — à titre d’exemple : Sommes-nous dans un État fédéral, confédéral ou un vaste conglomérat administratif et bureaucratique post-démocratique ?, ou encore : La Communauté et l’Union européennes portent-elles atteinte à la souveraineté nationale ? Peut-on encore parler d’États souverains ? Si oui, comment penser la coexistence de plusieurs entités politiques souveraines sous un dénominateur commun, sachant par ailleurs que la souveraineté est un principe indivisible, qui par essence exclut toute idée de subordination et de compromission ? —, nombreux sont ceux qui pensent que l’Europe remet en cause l’un des fondements essentiels des États nationaux, à savoir la démocratie. Leur crainte est que l’État ne se dilue dans ce projet, bloc ou empire politique homogène que constitue l’union européenne, et qu’il n’emporte avec lui, dans son naufrage, la démocratie représentative, laquelle n’a jamais existé hors du cadre de l’État-nation. Ainsi cette analyse renvoie-t-elle par le fait même aux nombreuses mutations connues par les État-nations depuis plus de deux siècles. Faut-il percevoir dans ces mutations leur mort annoncée, une continuité, voire un renforcement de leurs pouvoirs, ou encore le signe de leur transfiguration radicale ? À vrai dire, pour tous ces critiques, l’énigme à élucider est celle des démocraties européennes dans leur état actuel : leur entropie, leur fatigue, le fait qu’elles s’affaissent à mesure qu’elles croient devenir plus fidèles à leurs principes. C’est aussi la thèse défendue par Pierre Manent dans son tout récent ouvrage, intitulé La raison des nations. Réflexion sur la démocratie en Europe. Un livre que je qualifierais volontiers pour ma part de véritable programme politique autour de la thématique centrale de l’idée démocratique d’humanité. Un sujet que les nations européennes redécouvrent d’une certaine manière depuis quelques années déjà et qui, comme beaucoup d’autres, me touche particulièrement. L’humanité. Elle fut tant louée par Montaigne, Montesquieu, Rousseau, Kant et les penseurs des Lumières comme la sortie des ténèbres (post tenebra lux), comme l’expression d’une moralité profonde, d’une foi en l’homme, en la vérité et la justice ; mais, et cela depuis le début du xixe siècle, elle a été massivement discréditée en tant que vision unificatrice des consciences à cause des événements et des tragédies que l’on connaît : l’impérialisme, l’esclavage, la Shoah, le Goulag, les purifications ethniques, les génocides et j’en passe. À tel point qu’il est devenu impossible d’esquiver les passions, les polémiques et les objections que suscite l’idée d’humanité. Toute discussion sur le sujet est aujourd’hui systématiquement répudiée, car jugée oiseuse ou suspectée d’abriter une idéologie. Comment en effet concilier sa représentation dans un lieu avec l’unité ou le sens sans que tous deux s’excluent ? Autrement dit : comment articuler l’universalisme qu’elle suppose, c’est-à-dire les idéaux et principes intelligibles gouvernant notre univers socio-historique d’une part, et son contraire, le relativisme, qui suppose la nécessité d’une prise de conscience plus aiguë de la responsabilité morale et de la condition humaine d’autre part ? Il y a là deux thèses qui s’affrontent : l’une fondée sur l’équation humanité = homme, l’autre qui dénonce l’effet de cette illusion nominale au nom de la diversité des cultures et du développement humain. La question est complexe, et comme l’a justement constaté Claude Lévi-Strauss, grand défenseur de la diversité des peuples, l’on ne peut trancher en faveur d’une option sans porter atteinte à l’autre. Du reste, les politiques, les nationalistes et les idéologues, qui prétendent nous rappeler que nous sommes nés quelque part, et que c’est dans ce lieu, la terre natale, que se trouvent la force et …

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