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« La mort n’est qu’une étape dans le grand cercle de la vie. Elle renforce une relation spirituelle avec les ancêtres tout en assurant une consolidation de nos rapports avec la jeune génération. »

Gilles Ottawa, NIKPIS, 2002, cité dans Nikatcikan, L’Héritage

Dans cet article[1], je m’attache à documenter et analyser la place et le rôle des réseaux socionumériques dans l’expression et l’affirmation de certaines conceptions et pratiques rituelles autochtones liées à la mort. Cette attention sur la ritualisation du deuil et de la mort en mode 2.0 sera l’occasion d’interroger certaines conceptions du corps et de la personne dans les sociétés algonquiennes du Québec, innues et atikamekw plus particulièrement. Considérant que le deuil et la mort, dans de nombreuses sociétés, font l’objet de rituels mettant en scène le corps, qu’advient-il de cette dimension corporelle dans un espace souvent qualifié de « virtuel »? En quoi les réseaux socionumériques se posent-ils en continuité avec les cosmologies autochtones vécues et exprimées au quotidien, particulièrement en ce qui a trait à la mort et au deuil? Laugrand (2013) et Viveiros de Castro (2009), entre autres, ont analysé la place centrale du corps dans les cosmologies autochtones. Par ailleurs, les travaux d’anthropologues des mondes numériques tels ceux d’Olivier Servais (2017, 2015) ou de Madeline Pastinelli (2011) ont bien démontré comment les « corps numériques » transcendent cette dichotomie réel/virtuel. Faire l’ethnographie de Facebook (Dalsgaard, 2016) permet non seulement d’interroger la manière dont cette relation au corps et ces identités s’expriment dans les réseaux socionumériques (Georges et Julliard, 2016; Georges, 2014), mais également de documenter le déplacement de traditions iconographiques complexes vers de nouveaux médias (Deger, 2016, 2013, 2012, 2006; De Largy Healy, 2013; Bondaz, 2012). Cette réflexion sur la place du corps dans les réseaux socionumériques à travers le prisme des images de la mort permet ainsi d’analyser les processus de continuités et de transformations des cultures visuelles autochtones dans le cyberespace, participant ainsi des réflexions entourant le champ de l’anthropologie de la figuration (Boukala, 2016; Gell, 2009; Descola, 2006).

Encore peu explorés par les recherches en milieux autochtones contemporains, les réseaux socionumériques sont pourtant investis aujourd’hui de différentes manières par les peuples autochtones : affirmation politique, patrimonialisation des savoirs, musées virtuels, stratégies médiatiques… L’objectif est ici de livrer une ethnographie de Facebook à travers une analyse de textes et d’images produits et diffusés sur Facebook suite au décès d’un proche. Après quelques considérations méthodologiques, je présenterai dans un deuxième moment des éléments du récit de Jeannette Coocoo, femme atikamekw originaire de la communauté atikamekw de Wemotaci (Haute-Mauricie, Québec), dont le témoignage est intégralement reproduit dans ce numéro. Ce récit, spécialement écrit pour cet article, a été pensé par son auteure comme une forme de message aux futures générations atikamekw. Nécessaire ici pour mieux comprendre les liens entre les pratiques du quotidien et les images et discours postés sur Facebook, ce récit porte sur certaines conceptions atikamekw de la mort et du deuil et sur certains gestes rituels posés au moment et après le décès d’une personne. Dans un troisième temps, je montrerai en quoi Facebook s’inscrit dans les réseaux de solidarité et de soutien qui se créent en milieu autochtone au moment de la mort. Je me baserai ici sur un deuxième récit, celui de Christiane Biroté, également originaire de Wemotaci, qui revient sur l’importance des réseaux socionumériques dans la gestion de son propre deuil et dans l’accompagnement de son fils hospitalisé suite à un grave accident de la route. À travers quelques exemples de créations visuelles et de discours postés sur Facebook, il s’agira enfin de mieux comprendre comment la matérialisation de la personne disparue, les hommages au défunt et l’expression des émotions, trois dimensions rituelles centrales dans le processus de deuil, peuvent être traduites en mode numérique et participer de la (re)définition de l’espace numérique comme un espace domestique.

Facebook, quelle stratégie de recherche?

Dans un article datant de plus de vingt ans, l’anthropologue Escobar (1994) avait anticipé le nécessaire virage que les anthropologues allaient devoir prendre dans les années à venir en raison du développement des nouvelles technologies de communications. Dans Welcome to Cyberia, un article désormais classique, il proposait plusieurs pistes pour ancrer l’anthropologie dans son temps « numérique ». Il se demandait alors comment les notions de communauté, de terrain, de corps, de nature, d’identité ou d’écriture allaient être transformées par ces nouvelles technologies. Que va-t-il advenir des perspectives non-occidentales quand les nouvelles technologies vont étendre leur portée? Le champ du numérique s’est en effet aujourd’hui considérablement développé. Et nous ne nous contentons pas d’analyser les transformations induites par ces nouvelles technologies, nous réorientons nos travaux pour en faire de nouveaux objectifs de recherche, et investir les mondes numériques comme un terrain en soi (Truchon, 2016; Dunn, 2015; Gélinas et Diotte Besnou, 2012; Granjon, 2012; Ellison, Heino et Gibbs, 2006; Askew et Wilk, 2002; Gingsburg, Abu-Lughod et Larkin, 2002). Cet engagement dans les réseaux socionumériques est pourtant indissociable d’un engangement à long terme sur des terrains ethnographiques ‘classiques’. Mes dix années de présence sur les réseaux socionumériques (membre de Facebook depuis 2007) s’accompagnent ainsi de trois expériences de terrain indispensables à la compréhension de la démarche décrite ici : 1) ma participation à la réalisation d’un site internet lié à la transmission des savoirs en milieu autochtone, soit le site www.atikamekwkinokewin.org (accès restreint), conçu comme un musée virtuel et un espace de transmission des savoirs atikamekw liés au territoire (Poirier, 2014). Cette expérience m’a notamment permis de comprendre les défis liés à la mise en valeur des savoirs autochtones à l’ère du numérique ; 2) ma participation à la réalisation de l’exposition C’est notre Histoire. Premières Nations et Inuit du XXIe siècle (Musées de la civilisation, Québec, 2013). J’ai mesuré à ce moment à quel point Facebook pouvait être autrement plus efficace que le courriel ou le téléphone pour contacter et rejoindre les représentants autochtones engagés dans le processus de réalisation de l’exposition ; 3) mes séjours de terrain en milieu atikamekw (Manawan et Wemotaci principalement) et innu (Pakua-Shipi, Unamen-Shipi et Uashat Mak Mani-Utenam) ainsi qu’en milieu urbain à Montréal. À travers ces différents terrains, j’ai pu comprendre les ressemblances et les différences de certaines pratiques funéraires et conceptions de la mort en milieu autochtone, mais également saisir l’importance du réseau socionumérique dans le partage de l’expérience vécue. Mais ce sont surtout mes recherches en milieu atikamekw qui m’ont permis de tisser des relations étroites avec certaines familles atikamekw, et donc d’être contacté via les réseaux socionumériques à l’occasion d’événements majeurs dans la vie de ces familles. C’est donc avec ces expériences de terrain que je me suis engagé dans la démarche de documentation et d’analyse d’images et de textes présentée dans cet article[2].

Récits et conceptions autochtones de la mort et le deuil

Quelle est la place du corps dans les rituels funéraires autochtones? Tout au long de son texte, Jeannette Coocoo (voir ce numéro), mère (tcotco) et grand-mère (kokom) atikamekw, évoque les conceptions atikamekw liées à la mort à travers le décès de son père en 2003. Ce récit rejoint en de nombreux points celui de Christian Coocoo, coordonnateur des Services culturels au Conseil de la Nation Atikamekw, dont le texte est également présenté dans ce numéro. Dans les deux récits, les auteurs évoquent l’importance de se rassembler autour du défunt, lequel est considéré comme un voyageur. Ce rassemblement de la famille est essentiel en ce qu’il permet d’exprimer ses émotions à travers les prières, les chants, le récit d’anecdote, le partage de nourriture. Le corps du défunt rassemble les corps des vivants, qui le préparent pour son voyage, considéré comme un départ demandant une grande attention. Le rôle des femmes est alors central :

Quand vint le moment de fermer le cercueil de mon père, j’accompagnais ma maman. Nous étions debout près du cercueil. J’observais ma mère, dans ses faits et gestes. Elle a répété des gestes, ceux qu’elle faisait quand elle s’occupait de mon père. Elle s’est assurée de la position de sa tête, comme pour vérifier s’il était confortable. Elle a arrangé son collet correctement. Ensuite, elle l’a abrié sous une couverture, jusqu’au cou. J’observais ces gestes d’affection, regardant comment elle avait tant pris soin et aimé papa, jusqu’au dernier moment de sa présence charnelle.

Les gestes précis décrits ici démontrent l’importance de rendre le défunt confortable pour ce voyage. Cet extrait montre également une distinction entre la présence charnelle et une présence immatérielle qui n’est pas qualifiée ici. À l’instar des autres groupes de la famille linguistique algonquienne, la personne est perçue par les Atikamekw comme ayant un corps (wiaw) et une âme (atcakw). Les deux sont intrinsèquement liés dans la conception de la personne (iriniw), comme chez d’autres groupes de la grande famille algonquienne, comme le note l’anthropologue Robert Brightman chez les Cris : « Rock Crees say that animals, like human beings, possess an ahcak, or soul, which is the seat of identity, perception, and intelligence. » (Brightman, 2002, p. 96) On considère l’âme comme une entité significative dotée d’un pouvoir autonome quel que soit le contexte d’expression : personne, entités non-humaines ou monde invisible (animaux, plantes, roche, entités spirituelles, voyage de l’âme après la mort, rêves). Les voyages de l’âme après la mort, que ce soit vers une contrée lointaine située à l’ouest[3] ou à travers la Voie lactée (Speck, 1977, p. 44), renforcent l’idée de cette perception de l’âme comme étant relié au corps. Selon Jeannette Coocoo, l’ouest est une direction qui est exprimée par l’idée d’un arrêt :

C’est ce que nous enseigne la porte de l’Ouest, que nous appelons dans notre langue Nakapehonok. Nakapehonok veut dire une direction d’arrêt. C’est là que la lumière du soleil arrête. C’est là, aussi, que notre lumière arrêtera de briller quand nous partirons pour le monde des esprits.

Ce territoire de l’ouest est aussi celui de la forêt, Notcimik, lieu par excellence de l’identité atikamekw, selon Jeannette Coocoo :

Où allons-nous après avoir quitté cette terre? Que nous disent les enseignements de nos aînées? Nous allons là d’où nous venons, c’est-à-dire dans la forêt et l’univers qui l’entoure, Notcimik.

Lors de la mort, le lien entre matérialité et immatérialité du corps se traduit dans les objets, plantes, textes, parties du corps physique laissées au défunt pour son voyage, comme l’affirme encore Jeannette Coocoo dans l’extrait suivant, toujours en faisant référence au décès de son père :

Ensuite, j’ai pris soin de mettre dans le cercueil toutes les choses sacrées que nous considérions importantes pour que papa puisse accomplir son grand voyage. Nous avons aussi gardé certaines choses, comme des parties de lui-même, pour les déposer sur le territoire familial. Il aurait tant souhaité être enterré sur son territoire.

D’autres étapes et gestes rituels sont essentiels à la préparation de ce voyage. La préparation de la fosse est par exemple une responsabilité importante, réservée généralement aux hommes selon Jeannette Coocoo. Dans son récit, elle affirme avoir pris cette responsabilité, en tant que fille aînée. Cette responsabilité lui a fait prendre conscience de certaines choses qui ne lui étaient pas apparues avant :

Être dans une fosse et préparer le dernier endroit où son père sera enterré m’a fait prendre conscience d’une chose : c’est à cet instant même que je me suis vraiment retrouvée au seuil de la porte de l’Ouest. Mais jamais, de notre vivant sur terre, nous ne pourrons franchir cette porte.

Chez les Atikamekw, comme chez d’autres groupes (Éveno, 2003), le deuil passe par une matérialisation de l’absence. Le témoignage de Jeannette Coocoo le confirme :

Pendant les derniers jours de présence du corps dans la famille, ceux qui sont proches du défunt se mettent un ruban noir autour de leur poignet gauche. Ma défunte grand-mère disait que c’était pour dire Matcaci (au revoir) au défunt. Elle disait : « À chaque fois que le ruban vole au vent c’est notre façon de dire au défunt ‘Matcaci’ ». Cette pratique était un moyen de dire continuellement à l’esprit du défunt ‘Matcaci’. Ainsi, on accroche des rubans noirs partout, même sur les Tikinakan (porte bébé), les portes, les tentes...

En plus de rubans noirs, la matérialisation de l’absence du défunt s’apparente à une ritualisation de la présence du voyageur au sein de l’espace intime et quotidien des endeuillés, lors des repas par exemple. Cette ritualisation de la présence (ou matérialisation de l’absence) s’exprime par l’utilisation de chandelles et de photographies du défunt selon la description que fournit Jeannette Coocoo :

Sur la place, on expose des photos du défunt, de ses activités, de sa famille. On allume des chandelles, on installe un pot d’eau bénite. Très récemment, j’ai vu l’ajout de la sauge et d’une plume d’aigle.

Comme lors de nombreux autres rituels (voir par exemple Jérôme, 2008, au sujet du rituel des premiers pas), le partage de nourriture lors de la dernière veillée joue un rôle central :

Lors de la dernière veillée auprès du défunt, un makocan (dîner communautaire) est organisé pour le souper. C’est le dernier repas que nous faisons en l’honneur du défunt. Nous voulons ainsi souligner que sa présence charnelle nous manquera. Nous lui attribuons une place d’honneur, avec un service vaisselier. Dans son assiette, il y a un petit morceau de chaque plat cuisiné. Les plats ont été préparés par la famille et les amis dans la communauté. Certains mettront un peu de tabac pour envoyer la prière. D’autres réciteront une prière catholique pour le défunt.

Le récit de Jeannette Coocoo renvoie à une autre dimension essentielle de ces pratiques rituelles liées à la mort et au deuil : l’aspect collectif et partagé de l’expérience d’accompagnement du défunt dans les communautés. Mais de nombreux autochtones vivant dans ces communautés sont régulièrement admis dans les établissements de soin de santé situés dans les centres urbains, comme Sept-Îles, Joliette, Québec ou Montréal. La prise en compte et la reconnaissance institutionnelles des pratiques et des conceptions autochtones liées à la mort peuvent parfois représenter un défi de taille pour le personnel soignant. Nous reproduisons ici le récit d’un intervenant spirituel chargé d’accompagner, il y a quelques années, une patiente et sa famille (probablement d’origine innue selon l’intervenant) :

Un jour on m’a demandé de venir intervenir auprès d’une patiente de la Côte-Nord. […] on me présente la famille qui était dans le salon. Ils sont au moins 50. D’ailleurs la médecin me dit : « Pour moi, c’est pas mal tout le village qui est venu ». C’est une des situations les plus cocasses que je vais avoir vécu, mais en même temps une des plus belles je dois dire. Ce qui a eu de particulier, c’est que la famille parle la langue innue et l’anglais. Et moi je ne parle pas un mot d’anglais. Ça fait que ça part bien. Là j’arrive devant tout ce beau monde-là, et on se présente. Mais on ne peut pas trop s’exprimer. Alors là j’ai dit : « Est-ce qu’il y en a parmi vous qui parlent français? ». Là, il y a une personne qui lève la main mais son français étant quand même assez rudimentaire. Finalement, c’est elle qui a servi d’interprète durant la rencontre. On échange alors des informations sur la patiente qui, elle, était aux soins intensifs. On s’entend que l’espace est assez contigu aux soins intensifs. Il y a 50 personnes dans le salon mais tu ne peux pas prévoir amener tout ce beau monde-là dans la petite chambre. Donc on va demander que ce soit les plus proches, le conjoint et les enfants, qui viennent. Mais la communauté, ils ont dit comme : « Non, non. On veut tous y être ». Et puis pas juste à distance, mais auprès d’elle. Il a fallu revoir, adapter en fonction de cette demande. La chambre était juste en face du poste de soins intensifs et pour compliquer encore plus l’affaire, la patiente était en isolement. Là, tout le monde se met des jaquettes, des gants. […] Ça a dû prendre 20 minutes, le déplacement du salon des familles pour aller jusqu’à la chambre. Là, je continue toujours avec mon interprète pour les échanges avec les proches et le conjoint. Je demande au conjoint de nous parler un peu de son épouse. Mais le conjoint exprime beaucoup d’émotions pendant cette période-là. C’est un grand gaillard, lui et ses garçons. C’était des gars de 6 pieds. Moi j’étais tout petit à côté d’eux. Le conjoint a parlé pendant au moins dix minutes de sa femme avec toutes les émotions qui venaient avec. Et toute la communauté qui était là, écoutait cela vraiment religieusement, c’est le cas de le dire. Il parlait des qualités de sa femme. Bon, moi je ne pigeais pas grand-chose, il parlait en anglais, mais bon. C’était une famille anglicane. La femme était la fille d’un pasteur anglican. J’avais réussi à préparer quelques textes qui pourraient les rejoindre, mais là je demande à mon interprète s’ils avaient un hymne qu’ils pourraient chanter. Et là ils ont commencé à chanter. En sourdine, car on est quand même en soins intensifs, mais c’était tellement beau, j’en avais des frissons. Et puis là au poste, tout le monde écoutait cela. Mais c’était tellement un beau moment. Même si la situation était cocasse, que j’intervenais avec une communauté d’une autre culture, une autre tradition et une autre langue, il s’est vécu de quoi-là qui, dans tout ce que j’ai vécu avec les patients, aura été un des plus beaux moments. Même s’il y avait toutes ces difficultés-là au travers, c’est vraiment une des interventions qui m’aura marquée le plus à tout point de vue. Finalement cela aura été un accommodement. Finalement toute la communauté n’aura pas pu rentrer dans la chambre, mais moi là, intérieurement, c’était très fort. Il y avait comme une communion entre eux autres, une solidarité, un lien très fort. À la fin j’ai dit : « Bon j’espère que je vous ai aidé, que je vous ai apporté quelque chose ». Mais en fait, c’est eux qui m’ont apporté beaucoup.

Intervenant en soins spirituels, CHUM, février 2017

Ce récit permet de montrer l’importance pour les établissements de soins de santé situés en milieu urbain de comprendre, reconnaître, respecter et favoriser l’intégration de pratiques rituelles spécifiques ayant encore cours dans les communautés autochtones, en attendant le développement des établissements de soins de santé autochtones. Dans ce cas précis, l’ouverture et la sensibilité de l’intervenant en soins spirituels et de l’équipe soignante ont favorisé la reconnaissance de ces conceptions et pratiques spécifiques. Ce récit confirme par ailleurs la nécessité de considérer non seulement la diversité des aspirations religieuses en milieu autochtone, mais également l’intégration de certaines conceptions du monde et pratiques rituelles ancestrales dans des mouvements religieux institutionnalisés (aspect collectif, liens de solidarité, chants…).

Ces différents récits et expériences montrent comment les gestes rituels entourant la mort et le deuil s’articulent tous autour de l’idée d’une continuité de la vie de la personne au-delà de sa présence physique : préparation au voyage, veillée funèbre, repas, chants, prières, utilisation du ruban pour matérialiser l’absence,... L’ensemble de ces gestes constitue une volonté d’affirmer la présence de la personne à travers son corps et son âme malgré la mort. Mais que deviennent ces gestes et ces pratiques dans ce que l’on a pu qualifier de cyberespace (Lévy et Lasserre, 2011; Escobar, 1994)?

Facebook comme réseau de soutien et de solidarité

À la fin de l’année 2014, je vécus un événement marquant de mon engagement sur les réseaux socionumériques à la lecture du message suivant : « je vais a Montréal, il y a eu un accident à Parent c’est Christiane et son chum ainsi que F. et M. M. est transféré a Montréal je vais être a l'hôpital st/ Justine appelle- moi sur mon cell, [XXXXX] et donne-moi ton numéro », D.B 06/12/2014.

Un train de voyageur Via Rail avait percuté la voiture dans laquelle prenait place Christiane, son nouveau conjoint et deux de ses six enfants. D.B, l’auteur du message que j’ai reçu, était séparé de Christiane depuis quelques mois. Il est le père des six enfants de Christiane, dont les deux derniers, qui étaient à l’arrière de la voiture, sont des jumeaux, fille et garçon. Le conjoint de Christiane est décédé des suites de ses blessures. Christiane et sa fille sont sorties de l’accident avec des blessures sérieuses, mais qui ne mettaient pas leur vie en danger.

En revanche, M., l’autre jumeau, a été réanimé cinq fois au centre de santé du village de Parent – lieu de l’accident situé à 400 kilomètres environ de Montréal – avant d’être transporté d’urgence au Centre hospitalier Sainte-Justine de Montréal par hélicoptère. Pendant plus de deux semaines, j’allais héberger D.B. à Montréal, l’accompagner au chevet de son fils, accueillir des membres de sa famille qui voulaient visiter M. et suivre les échanges de nouvelles sur Facebook avec Christiane, demeurée à Parent, qui n’avait pas encore pu se rendre jusqu’à Montréal pour y retrouver son fils. Au bout de quelques jours, le réveil de M. a eu lieu et son état de santé allait maintenant s’améliorer progressivement. C’est à ce moment, après les funérailles de son nouveau conjoint, que Christiane a pu rejoindre son fils à Montréal :

Après l’accident et les funérailles, j’ai dû me résoudre à quitter mes autres enfants (je suis maman de 6 enfants) et aller rejoindre mon fils qui était hospitalisé à Ste-Justine. De le voir couché sur son lit d’hôpital dans un état comateux, c’est à peine s’il avait de l’énergie pour garder une conversation de 3 minutes, ses cheveux avaient été rasés, au cas où ils devraient lui ouvrir la boîte crânienne à cause de son trauma crânien. J’étais anéantie de la perte de mon compagnon de vie, ce qui me maintenait en vie c’était de savoir M. en vie. Si après son transfert à Ste-Justine il avait été autrement, je suis à peu près certaine que je ne serais pas en train de rédiger ceci.

Comme celui de Jeannette Coocoo, le témoignage écrit de Christiane a été recueilli dans le cadre de cette recherche. L’objectif était de revenir, presque trois ans plus tard, sur le rôle qu’ont joué les réseaux socionumériques dans le deuil de son conjoint, mais aussi au moment de l’hospitalisation dans un état jugé critique de son fils à Montréal. J’étais fasciné à l’époque par l’importance que prenait Facebook dans ce processus :

Dès l’annonce de l’accident sur les réseaux sociaux, il y a eu un élan de compassion, d’empathie et de générosité. … N’ayant aucun soutien psychologique, c’est Facebook qui m’a été d’un grand secours. Je recevais beaucoup de messages de sympathie, beaucoup de messages de soutien. Un simple message qui disait « Bon matin, je pense et prie pour toi », cela me faisait le plus grand bien. Je tombais sur des pages en rapport avec le départ (décès) d’un être cher.

Facebook est ici considéré comme un moyen de communication permettant aux amis et à la famille d’exprimer à l’endeuillée leur compassion et leur soutien. Facebook a non seulement été une planche de salut, mais a également transmis, à travers les messages textuels, des émotions et une relation physique :

Pendant notre séjour à Montréal, Facebook a été ma planche de salut. […] Les messages me parvenaient de contacts Facebook, de connaissances, parfois de purs inconnus et d’amis bien sûr. Mais à chaque fois ils ont su raviver la flamme en moi qui était en train de s’éteindre ou apportait un baume à mon désarroi. Ce que Facebook m’apportait à ce moment-là était comme un contact physique, car beaucoup de messages dégageaient de la chaleur humaine. [4]

Matérialisation de l’absence

Plus qu’un outil de soutien, Facebook peut devenir un espace de rassemblement réunissant le défunt, l’endeuillé et son cercle de relations (amis, famille), comme peut l’être l’espace domestique au moment de l’exposition du corps. Ces différents récits montrent en quoi Facebook est également un moyen par lequel l’endeuillé partage les gestes posés pour rendre hommage à la mémoire de la personne décédée. Les gestes choisis par Christiane Biroté rappellent l’importance du lieu du dernier repos du défunt ainsi que du message qu’on lui adresse pour son voyage (figure 1) et proposent une matérialisation de son absence à travers la chandelle et le partage de nourriture (figure 2).

Figure 1

Épitaphe-hommage sur une croix gravée et décorée

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Dans la figure 1, Christiane évoque en atikamekw et en français les raisons qui l’ont poussée à choisir l’épitaphe inscrite sur une croix placée dans le cimetière en hommage à son conjoint disparu. L’épitaphe mentionne « XXXXX 30 décembre 1965 Kape Kiotetc 5 décembre 2014. Ka Kiwetc Emile Kirika Makaret Ki Okosiwok ». « 30 décembre 1965 est le jour où il est arrivé en visite sur cette terre, 5 décembre 2014 est le jour de son retour à la maison » [5]. Le choix de l’épitaphe a été une étape importante dans le processus de deuil de Christiane.

Figure 2

Repas rituel de deuil[6]

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Après le départ de son conjoint, Christiane a régulièrement mis en ligne, sur sa page Facebook, des photographies de chandelles et de plats, ritualisant ainsi la relation avec le défunt à travers le partage de nourriture :

Je débutais alors mon rituel de deuil pour honorer sa mémoire. Le rituel consiste à préparer un repas, un festin et à lui faire une assiette et y mettre tout ce qui aura été préparé en prenant soin d’allumer une chandelle. Tous ceux qui auront été conviés au festin déposeront du tabac dans l’assiette et à la fin du repas l’assiette du défunt est alors mise dans le feu. Ainsi nous avons partagé un repas moi et M. et un repas avec mes amis qui résident à Montréal.
Ceux qui s’engagent dans ce rituel n’auront pas que douze repas à partager durant l’année (soit un par mois), mais beaucoup plus car l’endeuillé doit souligner les dates importantes vécues au cours de leur union, comme la fête des Mères, la fête des Pères, la St-Valentin, Pâques…

Le partage des repas, la présence du ruban ou de la chandelle, le partage du choix du lieu du dernier repos montrent comment l’aspect collectif lié au deuil et à l’accompagnement dans la mort qui a cours dans le quotidien se prolonge dans l’espace numérique et les réseaux socionumériques. C’est également le cas des hommages, qui donnent lieu à de nouvelles créations visuelles.

Pages d’hommages et photomontages

Les réseaux socionumériques se posent ainsi comme des lieux de créativité, investis par de nombreux utilisateurs autochtones, notamment lors d’un deuil. Suite au décès de William Mathieu Mark (2015), aîné et joueur de tambour innu respecté originaire de la communauté d’Unamen Shipu, au Québec, des messages de condoléances et de soutien ont été postés sur Facebook. De nombreux photomontages, donnant lieu à une reconfiguration du visuel autochtone, ont été mis en ligne et largement partagés. Dans le photomontage ci-dessous, un jeune innu qui ne connaissait pourtant pas très bien cet aîné (de son propre aveu) lui a rendu hommage à sa manière, en lui souhaitant de reposer en paix auprès des ancêtres. Cette image créée spécialement pour les réseaux socionumériques fait le lien entre quatre dimensions importantes de la cosmologie innue, évoquées également dans le récit de Jeannette Coocoo, soit la forêt (Nutshimik), le territoire (Nitassinan), la lumière (awac), le tambour (teueikan) et donc les chants ainsi que la personne perçue comme un prolongement de ces éléments.

Figure 3

Photomontage, hommage à William Mathieu Mark, par Kevin Bacon Hervieux.

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Le territoire est présent dans les photomontages-mémoires (figures 4 et 5) créés pour rendre hommage au défunt. On notera la présence du teueikan mais également du territoire, deux éléments indissociables de la personne décédée.

Figure 4

Captures d’écran de vidéo-montage, hommage à William Mathieu Mark[7].

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Figure 5

Photomontage, hommage à William Mathieu Mark[8].

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Les photomontages participent d’une nouvelle culture visuelle en milieu autochtone, favorisée par les possibilités de partage sur les réseaux socionumériques. Les références à la culture matérielle (tambour) et immatérielle (relations au territoire, pouvoir de communication du tambour) sont associées aux images du défunt, dont la présence sur le réseau social s’inscrit dans la continuité d’un principe fondamental des cosmologies autochtones en ce qui a trait à la mort : les défunts, devenus ancêtres, ont encore à faire dans le monde des vivants. La création de pages d’hommages est une pratique courante sur Facebook (Facebook, 2012, 2011; Marwick et Ellison, 2012; Papacharissi, 2002). En contexte autochtone, cette pratique donne lieu à l’écriture de textes originaux en langue autochtone ou en langues secondes (français ou anglais) et elle produit de nouvelles images via des montages photographiques ou vidéographiques destinés à saluer la mémoire du défunt. Ces pages d’hommages favorisent le développement d’une nouvelle culture visuelle, qui se fonde sur des éléments connus des principes ancestraux de figuration mais croisés avec les possibilités technologiques de la fusion et des références à des thèmes comme le territoire, la forêt ou le tambour (teueikan).

Corps et expression des émotions sur les réseaux socionumériques 

Les éléments présentés jusqu’ici confirment que le corps est au coeur des gestes rituels posés au moment de la mort ou lors du deuil : nourrir, habiller, prier et chanter le corps, préparer la fosse, rendre les lieux confortables, matérialiser l’absence du corps… Ces différentes attentions se traduisent par de nouvelles créations visuelles sur les réseaux socionumériques (pages hommages, photomontages, films YouTube). Mais comment s’exprime, sur les réseaux socionumériques, une part centrale de ces rituels et de cette relation au corps, soit l’expression des émotions? Le colloque de l’ERSAI 2014 portant sur la mort et le deuil dans les mondes autochtones a été organisé quelques mois seulement après que j’eusse vécu mon premier accouchement en direct, via un groupe privé créé dans la messagerie Facebook. On me tenait régulièrement au courant, comme plusieurs autres membres de ce groupe exclusivement composé d’amis ou de membres de la famille. Je me tenais derrière mon écran d’ordinateur, comme la quinzaine d’autres participants, à l’affût des informations en temps réel que le père de la future Tcotco (maman) pouvait et voulait bien nous transmettre. Régulièrement, les membres recevaient des photographies et des nouvelles de l’avancée du travail : prédictions de l’infirmière sur l’heure d’accouchement, photographie de la salle d’accouchement, vidéo de quelques secondes du moniteur foetal enregistrant le rythme cardiaque du bébé… Au bout de quelques heures d’échanges, de blagues et d’anecdotes, je reçus une photo du nouveau-né quasiment instantanément après qu’elle eut été prise, quelques minutes seulement après l’accouchement.

Les membres de ce groupe de circonstance avaient donc suivi comme moi cet accouchement en direct, depuis leur lieu de résidence : des personnes de Montréal, de Wemotaci, de Manawan, d’Opitciwan, de Trois-Rivières, de La Tuque avaient partagé un moment fort de la vie de cette jeune femme nouvellement maman. Mais au-delà des textes, comment transmettre virtuellement les émotions ressenties au moment de la naissance du nouveau-né? Suivant les codes communicationnels et rituels des réseaux sociaux, chaque personne de ce groupe profita de l’occasion pour exprimer ses émotions suite à l’annonce de la naissance : « forme: 2039634.jpg !!! », « Bravo!!! T. forme: 2039635.jpg »,« Félicitation au parents et aux grands parents forme: 2039636.jpg », « Ekoni kotc e ici matoian forme: 2039637.jpg » (mes larmes sont veunues toutes seules, je n’ai pas pu retenir mes larmes).

Emoji est un terme japonais signifiant « image » et « lettre », autrement dit, une figuration écrite. Dérivé de ce terme, Émoticônes fait référence à l’ensemble des pictogrammes utilisés dans les messageries des mondes numériques pour figurer par l’écrit des parties du corps (visages, mains…), des lieux (maison, bar), des ambiances (festives, calmes) et des émotions (sourire, rire, colère, peur…). Devant l’ampleur et la variété des émoticônes, un dictionnaire a été créé pour répertorier et donner la signification de ces pictogrammes[9]. Si l’expression numérique des émotions a rapidement pu être développée dans le contexte des messageries privées, elle a pris du temps à devenir possible sur les pages Facebook créées par les utilisateurs. Jusqu’en 2016, les utilisateurs ne pouvaient qu’« aimer » le partage d’une nouvelle, d’une annonce, d’une information ou d’un événement par un utilisateur publiquement ou avec ses amis numériques. Alors que de nombreuses annonces de séparation ou de décès passent par les réseaux sociaux, comment signifier sa solidarité avec son ami.e numérique autrement qu’en cliquant sur le bouton « j’aime », souvent inapproprié dans de telles circonstances?

Le réseau social Facebook a donc réagi en proposant, au cours de la première moitié de l’année 2016, une variété plus grande de réactions émotionnelles aux publications postées sur les pages Facebook des utilisateurs. En plus d’aimer, les amis numériques peuvent désormais « adorer », « être en colère », « être surpris », « rire » ou « pleurer ». Que ce soit dans les messageries privées ou sur les pages Facebook des utilisateurs, une variété importante d’expressions numériques des émotions est aujourd’hui possible, notamment dans le cas de l’annonce d’un décès d’un proche. Il existe divers degrés d’expressions du chagrin, allant de la tristesse aux larmes abondantes. La croix ou la rose peut servir de réponses et exprimer le soutien envers la personne endeuillée.

Cette présence numérique des corps sur les réseaux sociaux et l’expression des émotions inhérentes à de nombreux rituels en milieu autochtone trouvent néanmoins leurs limites dans l’esthétique proposé. Comme dans de nombreuses institutions, certains réclament d’aller encore plus loin en proposant des images représentatives de la diversité culturelle. Suivant le mouvement actuel de décolonisation des savoirs et des images en milieu autochtone, une compagnie s’est engagée dans un processus de création d’émoticônes culturellement adaptées. Indigicons (« Indigenous » + « Emoticons ») est ainsi née[10] de la volonté d’ancrer culturellement l’expression numérique des émotions selon une perspective esthétique autochtone (voir les figures 6 et 7).

Figure 6

Deux émoticônes d’Indigicons.

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Figure 7

Les émoticônes autochtones d’Indigicons.

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Cette réappropriation de la culture visuelle numérique peut être considérée comme un geste politique s’inscrivant dans des stratégies de reconnaissance médiatique plus larges (Boukala et Pastinelli, 2016), mais aussi dans les processus actuels d’affirmation identitaires autochtones. Il ne faut cependant pas sous-estimer dans ces actes créatifs une dimension essentielle des cosmologies autochtones, soit celle de l’humour. Selon Miranda Recollet, fondatrice de Indigicon, le concept vise à permettre une meilleure visibilité des cultures autochtones dans l’espace numérique tout en jouant avec certains clichés, comme les traits stéréotypés des visages ou des mets qui n’ont rien de traditionnel, comme les indian tacos!

L’espace numérique comme espace domestique?

Que ce soit dans le contexte des messageries privées ou des pages Facebook personnelles, l’espace numérique permet une forme de continuité avec les pratiques décrites dans les récits de Jeannette Coocoo ou de Christian Coocoo (ce numéro) en ce qui a trait au partage et à l’expression des émotions lors du décès d’un proche. Le réseau social se pose également en réseau de solidarité et de soutien qui peut être central dans l’efficacité du processus de deuil. Internet et les réseaux socionumériques apparaissent aujourd’hui comme des espaces incontournables dans la gestion du deuil et de la mort (Leblanc-Beaulieu, 2017; Walter et al., 2012; Getty et al., 2011; Phillips, 2011; Carroll and Landry, 2010; Dobler, 2009; Roberts et Vidal, 2000). En milieu autochtone, ces outils et réseaux de communication participent de la diffusion des images du défunt et de la mort. Que ce soit par le biais des photographies, de pages dédiées au défunt, des hommages en ligne, des vidéo-montages, mais aussi de la communication liée à l’annonce du décès, à l’enterrement ou au travail de deuil, les endeuillés (familles, proches, amis) n’hésitent plus à utiliser les réseaux socionumériques pour faire passer leur message et encourager un travail collectif de commémoration. Au-delà de ce travail de mémoire et d’hommage au défunt, les réseaux socionumériques et Facebook plus particulièrement, peuvent devenir des outils efficaces de soutien et de solidarité lorsque les familles doivent par exemple accompagner un de leur membre lors de son hospitalisation en milieu urbain, loin de sa communauté d’appartenance. Facebook semble alors se poser comme un prolongement d’un « chez soi » (Hodkinson et Lincoln, 2008) qui n’est pas que virtuel puisqu’il permet chaleur, réconfort, partage, expression des émotions et soutien affectif ou psychologique : « Communication technologies, in other words, transform the physical and virtual boundaries of home », affirme ainsi l’anthropologue Naomi Adelson (2012, p. 266). Facebook, les réseaux socionumériques et internet en général se posent aussi comme des espaces ritualisés qui prolongent certaines pratiques et conceptions autochtones du quotidien. Chez les Cris de Whapmagoostui, selon Adleson, les aînés font le lien entre internet et une forme ancestrale de communication rituelle très puissante. Certains de ces aînés cris, sur le ton de la plaisanterie, parlent d’internet comme d’une forme actuelle de kusaapihchikin, la tente tremblante (Adelson, 2012, p. 268). Cette analogie en dit long sur la puissance que ces aînés cris peuvent attribuer aux réseaux numériques et aux nouvelles technologies.

La mort peut prendre différentes figures, nous rappelle l’anthropologue Louis-Vincent Thomas, spécialiste de l’étude de la mort et du mourir. Elle peut être physique, psychique, biologique, sociale, culturelle ou spirituelle. Pour Thomas, ces différentes figures ont un point commun dans les sociétés occidentales : « On y retrouve toujours le thème de la coupure. Ainsi les morts et les deuilleurs sont-ils physiquement et socialement rejetés du monde des vivants. » (Thomas, 2003, p. 9) Autrement dit, s’il existe un monde des morts, il est important que celui-ci soit séparé du monde des vivants. Les peuples autochtones et les études anthropologiques des sociétés non-occidentales nous ont pourtant appris que les morts ont souvent encore fort à faire dans le monde des vivants, et que les vivants ne manquent pas de créativité pour se rappeler au bon souvenir des défunts. Dans de nombreuses sociétés autochtones, les défunts deviennent des ancêtres et participent activement de l’équilibre du monde des vivants. C’est ce que Gilles Ottawa, chercheur autodidacte originaire de la communauté atikamekw de Manawan (voir Ottawa, 2010), a voulu faire valoir dans la pensée mise en exergue de cet article. La mort n’est pas une fin, mais une étape ; elle n’est pas le néant, mais bien une expérience sensorielle avec les ancêtres ; elle ne coupe pas le monde en deux, mais assure une continuité avec les générations suivantes.

Lorsque l’on parle du « mourir », c’est aussi une relation au corps que nous devons documenter, analyser et comprendre. Dans ce contexte, les réseaux socionumériques se posent non pas comme une nouvelle forme de ritualité, mais comme un nouvel espace d’expressions rituelles et cosmologiques au sein duquel les pratiques et les représentations corporelles ont toujours leur place : partage de nourriture, images du défunt, liens avec le territoire et expressions des émotions restent des dimensions importantes des processus de deuil, que ce soit en mode numérique ou dans le quotidien non-numérique.