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Les pommes de terre ont une âme (animu) dans les Andes; il y a des « pommes de terre (du) cadavre » (aya papa) et des « pommes de terre des mauvais-morts » (papa de losgentiles), lesquelles ont en commun de n’être pas domestiquées (de Haan, 2009). Il y a aussi des pommes de terre déshydratées (chuño) qui sont presque mortes (Allen, 1982). Dans cette région, les ancêtres pré-chrétiens sont associés à la fertilité agricole. Que nous enseigne ceci sur la façon dont ces morts, ou ancêtres, participent encore de la vie pour les populations des communautés andines ? Voici la question qui va guider cet article, et que nous allons aborder sous un angle peu attendu : la terminologie vernaculaire des pommes de terre non domestiquées.

En effet, une partie significative des noms de ces pommes de terre renvoie au monde de la mort et plus spécifiquement aux ancêtres préchrétiens. Notre hypothèse est la suivante : la terminologie rend visible l’inscription concrète de l’espace et du temps dans le champ de l’ancestralité. Dans la littérature andine, cette idée a été abordée par le biais des rituels ou des mythes (Abercrombie, 1998; Harris et Bouysse-Cassagne, 1988; Molinié-Fioravanti, 1985). Nous nous ancrons ici dans une tradition ethnobotanique qui laisse une large part aux conceptions locales (Friedberg, 1992; Conklin, 1986; Berlin, 1973; Haudricourt, 1964). Suivant Haudricourt et son ancrage dans le concret (Hall, 2011), nous allons ici montrer que les conceptions relatives aux plantes sont à la fois symboliquement significatives mais également matérialisées. Ce faisant, nous nous inscrivons dans les études de technologies culturelles et les travaux de Lemonnier (2013) qui montrent que les modes de construction des barrières nous renseignent sur la façon dont la population de Nouvelle-Guinée, avec laquelle il travaille, conçoit la notion d’enfermement. Revenant aux terrains andins, nous nous inspirons des travaux d’Allen (1982) qui, en s’intéressant aux pommes de terre déshydratées au Pérou, a montré l’étroite association que les paysans andins font entre âme et corps humain, ainsi que de ceux de Nazarea (2013) qui montre comment la culture des plantes permet de donner un sens aux lieux (sense of place). Ce travail s’inscrit dans le prolongement d’un travail que nous avons entrepris sur les techniques agricoles (Hall, 2012).

Originaire des Andes où elle a été domestiquée il y a plus de 7 000 ans (Dillehay, Bonavia et Kaulicke, 2004), la pomme de terre est non seulement la culture annuelle principale des paysans andins mais également le produit qu'ils consomment à tous les repas. C’est de cette région du monde que proviennent les variétés sylvestres, ancêtres des 4 000 variétés andines actuelles qui résultent du patient travail de sélection des paysans de la région. Entre les populations andines et les pommes de terre, c’est donc une longue histoire qui se conjugue encore au présent.

Cet article repose en premier lieu sur l’étude de sources bibliographiques qui abordent d’une part la taxonomie des pommes de terre et, d’autre part, les conceptions relatives à la mort. Si nous nous référons à des travaux portant sur les Andes en général, notre intérêt porte plus spécifiquement sur la région de Cusco; en effet c’est sur cette région que nous disposons de données agronomiques et ethnographiques de première main sur ces deux thématiques[1].

Dans les pages qui suivent nous nous intéresserons à la taxonomie locale des tubercules et aux ethnonymes faisant référence au champ de l’ancestralité pour ensuite mettre en évidence l’ancrage que cela implique dans le temps et l’espace. Finalement, nous considèrerons l’opposition entre sauvage et domestique chez les paysans andins, montrant l’importance de certains types de morts.

Des pommes de terre sylvestres et semi-domestiquées

Avant d’aborder la terminologie, il est nécessaire de préciser notre objet d’étude. Qu’entend-on par pomme de terre non domestiquée ? Il s’agit des ancêtres des pommes de terre cultivées actuellement. Cette appellation renvoie en fait à deux catégories distinctes : d’une part, aux pommes de terre sylvestres qui ne sont ni cultivées ni consommées et, d’autre part, aux pommes de terre semi-domestiquées qui ne sont pas cultivées mais sont ramassées et consommées. Ces données, et notamment la répartition spatiale des différentes catégories de pommes de terre, sont importantes pour notre démonstration.

Il existe un corpus bibliographique important concernant les pommes de terre. On peut distinguer les approches botanistes – parmi lesquelles les travaux d’Ochoa (1999) font référence – des approches ethnobotaniques menées par Brush (2004, 1995, 1992; Brush et Taylor, 1992). Les travaux de De Haan tentent de les concilier (De Haan, 2009; De Haan et Trujillo, 2007) et de proposer une synthèse. D’autres travaux, réalisés par des linguistes, sont également intéressants pour notre propos, notamment ceux de Ballón Aguirre et Cerrón Palomino (2002).

Selon ces travaux, et comme nous avons pu également le constater sur le terrain, les paysans andins considèrent que la pomme de terre est un genre à part entière, appelé « papa » en quechua[2], au sein duquel ils distinguent trois sous-catégories (génériques) que de Haan et Trujillo (2007) qualifient d’espèces. Ces sous-catégories sont les suivantes : 1) les atuq papa, les pommes de terre sylvestres ou littéralement les « pommes de terre du renard », 2) les araq papa, les pommes de terre semi-cultivées ou « pommes de terre de labours » et 3) les tarpuy papa, les pommes de terres domestiquées ou « pommes de terre semées ». Elles sont classées par les paysans dans cet ordre selon leur degré de domestication (de Haan et Trujillo, 2007, p. 105; nous l’avons également constaté sur notre terrain, à Pisac).

Les pommes de terre sylvestres ou atuq papa ne sont pas consommées mais elles sont parfois utilisées pour leurs vertus médicinales (Allen, 2017, p. 16; de Haan, 2009, p. 98). Elles poussent jusqu’à 4500 mètres d’altitude (Ochoa, 1999, p. 52) dans différents climats mais surtout dans des endroits humides, ou alors près des ruines ou autres constructions en pierre dans ou près des parcelles cultivées[3]. Leur nombre est estimé à 235 (Huamán et al., 2000, p. 102). Leurs tubercules sont petits et présentent une grande diversité de formes et de couleurs. Ces variétés, comme nous l’avons mentionné, sont les ancêtres de celles qui sont actuellement cultivées[4] (voir les figures 1 et 2).

Figures 1 et 2

Allen, E.
Allen, E.

Pomme de terre sylvestre. L’espèce Solanum Bukasovii est l’un des principaux ancêtres des pommes de terre cultivées. C’est la seconde en importance dans le Parc de la pomme de terre de Pisac.

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La seconde catégorie, les araq papa, est considérée comme semi-domestiquée : les tubercules peuvent être consommés mais ils ne sont pas semés comme le sont les pommes de terre cultivées. En fait, ce sont des tubercules qui se reproduisent et croissent dans le sol des parcelles cultivées durant la période de repos du sol et que l’on glane lors des labours au moment de la préparation de la parcelle pour la saison suivante. S’ils ne sont pas cultivés à proprement parler, ils sont tolérés et étaient récoltés surtout en période de disette. L’appellation « pomme de terre de labours » renvoie donc aux opérations techniques qui entourent la récolte de ces pommes de terre. Selon Ochoa (2001, p. 446, cité par de Haan et Trujillo, 2007, p. 98), le taxon araq papa correspond à environ 15 variétés sylvestres de pommes de terre. Selon Sendón (2010a, p. 156), ces araq papa sont identifiées par les paysans comme étant les pommes de terre que les machu cultivaient.

Dans les tableaux synthétiques réalisés par de Haan (2009, p. 221-224) qui compile les ethnonymes concernant les variétés sylvestres et semi-domestiques mentionnées dans les ouvrages de référence, une certaine confusion terminologique apparaît : tout d’abord certaines pommes de terre sylvestres (atuq papa) sont nommées araq papa, terme correspondant aux pommes de terre semi-domestiquées (de Haan, 2009, p. 89), ensuite selon les régions un ethnonyme est utilisé pour désigner jusqu’à 5 variétés botaniques différentes. Cette imprécision détonne avec la relative précision de la terminologie concernant les pommes de terre cultivées qui permet d’identifier près de 70 % des variétés (de Haan et Trujillo, 2007, p. 103).

La dernière catégorie, les tarpuy papa (sur laquelle nous ne nous attarderons pas) est de loin la plus importante d’un point de vue numérique et alimentaire. Il s’agit, comme leur nom l’indique, de tubercules semés volontairement (tarpuy, en quechua, signifie semer) puis récoltés pour être consommés. Elle est nettement distinguée des catégories précédentes, car les cultivars qui la composent sont produits pour être consommés (de Haan, 2009, p. 105). Ces pommes de terre, très appréciées par les populations locales, sont majoritairement des pommes de terre « natives » n’étant pas le fruit d’améliorations technologiques sophistiquées mais d’un processus de sélection local[5]. Pour donner une idée de leur importance, on compte environ 4000 espèces natives dans les Andes[6], qui sont cultivées sur les terres dédiées à l’agriculture, dans des espaces situés à des altitudes comprises entre 3600 et 4000 m, et intégrées dans un cycle de rotation de 7 ans[7].

Les chiffres avancés jusqu’à présent mettent en avant un point méthodologique important : il y a en effet infiniment plus de variétés de pommes de terre natives cultivées que de variétés sylvestres ou semi-sylvestres (4000 et 235 respectivement). Nous avons pu vérifier ce rapport dans le Parc de la pomme de terre de Pisac (Cusco, Pérou) où nous effectuons actuellement une recherche : 3 variétés sylvestres pour 700 variétés cultivées ont été identifiées dans les 5 communautés du Parc de Pisac. Nous ne disposons malheureusement pas de chiffres concernant les pommes de terre semi-domestiquées dont l’usage a décliné ces 20 dernières années. Les paysans, s’ils connaissent en général plus d’une dizaine de variétés de pommes de terre natives cultivées, ne connaissent généralement qu’une variété sylvestre appelée machupapa, alors que le terme atuq papa est utilisé en référence aux variétés semi-domestiquées. Étant donné le peu de présence des variétés sylvestres ou semi-domestiquées dans une communauté donnée, il est difficile d’explorer le champ de l’ancestralité auquel elles font référence localement. En revanche, des récurrences significatives apparaissent à l'échelle des Andes. En effet, si l’on regarde les terminologies locales relevées à travers les Andes par les différents auteurs et compilées par de Haan (2009, p. 222-224), on voit que les noms des variétés sylvestres et semi-domestiques se recoupent largement, et ce dans les différentes langues parlées (quechua, espagnol et aymara). On constate que cette terminologie, contrairement à celle des variétés cultivées, ne renvoie pas à la forme du tubercule mais à des appellations métaphoriques dont la signification n’apparaît pas au premier abord (de Haan et Trujillo, 2007). Au sein de ces terminologies, un nombre important de termes renvoient à l’ancestralité.

Les morts et les ancêtres

Pour bien saisir notre propos, il est essentiel de rappeler que, pour les paysans des communautés andines, les pommes de terre ont une énergie vitale – appelée animu – à l’instar des êtres humains et des autres composantes du paysage[8]. Pour reprendre les termes de Allen (1982, p. 182), « les pommes de terre sont considérées comme des êtres vivants, des êtres sensibles »[9]. Arnold et Yapita (1996) montrent également que pour les paysans boliviens des hauts-plateaux la pomme de terre est conçue comme un être humain. Pour les communautés du Parc de Pisac, cette assertion ne fait aucun doute; notre travail en cours sur la taxonomie des pommes de terre va également dans ce sens. En effet, parmi les pommes de terre semées (tarpuy papa), les paysans distinguent les wayku papa, à cuire avec leur peau, des monde papa, pommes de terre à éplucher[10]. S’il est envisageable de « planter un couteau » (meter cuchillo) dans ces dernières, tel n’est pas le cas des wayku papa (voir le tableau 1). Le risque serait que les tubercules ainsi traités pleurent et effraient l’âme des semences collectées, ce qui réduirait significativement la récolte. Allen (1982) s’est tout particulièrement intéressée à l’énergie vitale contenue dans le troisième type de pommes de terre à cuisiner (wayku papa), les ruki papa déshydratées sous forme de chuño ou de moraya et qui sont considérées comme les plus ensauvagés des tubercules cultivés. Elle montre que non seulement ces pommes de terre ont une âme, comme les êtres humains, mais que celles-ci sont associées aux os des ancêtres, secs, qui comme eux contiennent toujours une parcelle d’âme et qui sont liés à la fertilité.

Tableau 1

Classification vernaculaire des pommes de terre natives

Classification vernaculaire des pommes de terre natives

1Cette taxonomie proposée par de Haan et Trujillo (2009, p. 105), est complétée par nos propres données de terrain.

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Les appellations vernaculaires des variétés sylvestres de pommes de terre non domestiquées varient d’une région à l’autre. Comme cela a été mentionné précédemment, les ethnonymes concernant les variétés non cultivées sont métaphoriques; ils ne renvoient pas à la forme ou à la couleur des tubercules (de Haan et Trujillo, 2007, p. 104) comme c’est le cas pour les variétés cultivées, aussi leur sens n’est-il pas aisément compréhensible. Qui plus est, ces ethnonymes sont réduits à un terme primaire alors que pour les cousines cultivées deux termes sont généralement combinés. À partir de différentes sources, de Haan (2009) a répertorié 22 noms quechua, 16 noms espagnols et 7 noms aymara pour les variétés sylvestres. Le quart d’entre eux (11) renvoie directement ou indirectement aux morts, aux ancêtres ou à des entités qui leur sont proches (voir tableau 2). Cette tendance se retrouve pour les pommes de terre semi-domestiquées (voir tableau 3) pour lesquelles 4 noms sur 15 sont liés à la mort, toutes langues confondues. S’agissant d’une liste de noms, il n’est malheureusement pas possible de se faire une idée de l’importance relative de ces appellations, mais une analyse du champ lexical s’avère fort intéressante.

Tableau 2

Noms des pommes de terre sylvestres (atuq papa) qui évoquent le monde des morts

Noms des pommes de terre sylvestres (atuq papa) qui évoquent le monde des morts
Tableau réalisé à partir de de Haan 2009, p. 221 et suivantes

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Tableau 3

Noms des pommes de terre semi-domestiquées (araq papa) qui évoquent le monde des morts

Noms des pommes de terre semi-domestiquées (araq papa) qui évoquent le monde des morts
Tableau réalisé à partir de de Haan 2009, p. 224

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Les appellations les plus répandues correspondent aux taxons génériques, ce qui ne surprendra pas car le terme générique est employé par ceux qui ne connaissent pas les noms plus spécifiques. Pour les pommes de terre sylvestres, le terme employé est atoq(qa)papa, qui en espagnol est traduit par papadel zorro (« la pomme de terre du renard »). De la même façon, pour les variétés semi-domestiquées le terme générique araq papa (« pomme de terre de labours ») est largement représenté. Ces termes ne renvoient pas directement au monde des morts, mais ils lui sont indirectement liés. Nous y reviendrons après l’étude de termes plus spécifiques mais apparemment moins répandus.

Le terme le plus directement associé à la mort est le terme aya papa, qui en quechua signifie « pomme de terre (du) cadavre ». L’usage de ce terme n’est attesté qu’en Bolivie et semble peu répandu. Si pris isolément il est peu significatif, nous allons voir que replacé parmi les autres termes, il fait sens.

L’un des termes les plus répandus est celui d’« abuelo » qui signifie littéralement « grand-père » ou « grand-parent ». Cependant, l’usage de ce terme est souvent utilisé pour faire référence aux morts anciens et anonymes de la communauté, assimilés aux ancêtres[11]. Selon les différents auteurs, ce sont ces morts qui fondent le lien au lieu, à la terre. Le second terme est celui de macho que de Haan écrit avec un « o ». Pour notre part, nous pensons qu’il s’agit d’un « u » et, par conséquent, du terme quechua machu (et non du mot espagnol macho). Ceci est corroboré par le fait que les terminologies sont largement quechua et que la lettre « o » n’existe pas dans cette langue : ainsi les deux lettres sont souvent prononcées de façon similaire. Cette hypothèse est d’autant plus vraisemblable étant donné l’univers sémantique dans lequel ce mot apparaît. En effet, le terme quechua machu fait référence aux ancêtres; différents auteurs (Ricard Lanata, 2007, p. 116-123; Robin Azevedo, 2002, p. 173; Allen, 1982, p. 184) soulignent que grands-parents et machu sont fortement associés. Les machu sont associés aux restes archéologiques réputés préhispaniques, aux Incas (sans que cela fasse référence aux personnages historiques) ou encore aux ossements que l’on trouve fréquemment dans les anfractuosités des roches dans d’anciennes sépultures comme les Ch’ullpa (Sendón, 2010a). On peut d’ailleurs noter que l’un des ethnonymes est papa del Inca. Dans ce cas, le terme Inca, troisième ethnonyme relevé, est associé aux ancêtres préhispaniques en général. Le quatrième et le cinquième terme ont la même signification dans deux langues différentes : gentil en espagnol et achachila en aymara, sont également associés aux ancêtres et plus particulièrement aux morts non-chrétiens (Ricard Lanata, 2007, p. 116-123; Robin Azevedo, 2002, p. 21 et p. 173)[12].

L’ensemble de ces cinq ethnonymes montre que ces tubercules sont associés à des morts, et plus précisément à des morts anciens, dépersonnalisés et associés à des sites préhispaniques, à des ancêtres pré-chrétiens qui ont fondé la communauté (Rivière, 1997, p. 38). Allen (1984) indique que dans la communauté de Sonqo, les ancêtres forment trois groupes différents qui sont associés à trois types de pommes de terre. Les données présentées ici seraient ainsi à mettre en relation avec les conceptions liées aux pommes de terre cultivées, mais cela dépasse le cadre de ce texte.

L’ancrage dans le temps et dans l’espace

Ensemble, ces différentes catégories d’ancêtres sont liées à une conception spécifique du temps qui a été étudiée par différents auteurs : Sendón (2010a), Ricard Lanata (2007), Robin Azevedo (2002), Allen (1982) notamment dans la région de Cusco, ainsi que Harris et Bouysse-Cassagne (1988) qui proposent une généralisation pan-andine à partir de données essentiellement boliviennes ou encore Wachtel (1990). À partir de l’étude de mythes, il apparaît que les populations andines distinguent différents âges de l’humanité, dont le premier est l’ère des ancêtres appelés gentiles, machu ou achachilas, qui appartiennent à une humanité pré-solaire qui fut brulée par le soleil[13]. Ces ancêtres ont un lien très fort avec la fertilité, notamment végétale (Ricard Lanata, 2007, p. 112). D’après les différents auteurs, ces ancêtres sont sortis des sources d’eau, des lacs, des troncs d’arbre, des montagnes. Ils travaillaient la terre et cultivaient du maïs et des pommes de terre, essentiellement des espèces sylvestres (Sendón 2010a, p. 143; données ethnographiques de première main; citation de Morote Best, 2005 et citation de Allen, 1982); ils avaient construit des réseaux d’irrigation et des terrasses, et possédaient du bétail. Ils travaillaient la nuit et leur monde était inversé par rapport à celui des vivants (Sendón, 2010a; Ricard Lanata 2007, p. 112; Robin Azevedo, 2002, p. 182).

Il s’agit de morts, certes, mais aussi et surtout de morts anciens et dépersonnalisés, d’ancêtres pré-chrétiens et pré-solaires. Robin Azevedo (2004, p. 273-274) indique que les morts récents ont un caractère prédateur; mais qu’avec le temps et si les vivants réalisent les rituels (sur ce point, voir aussi Wachtel, 1990) de façon adéquate, le mort perd peu à peu son individualité et sa dangerosité. Une fois arrivé dans le monde des morts, il pourra faire bénéficier les vivants de l’abondance qui l’entoure en instaurant des relations de réciprocité avec ceux qui l’ont aidé. Pour cet auteur, les gentiles diffèrent de ces bons morts en ce qu’ils constituent une source de danger permanente. Ces ancêtres, complètement dépersonnalisés, sont par ailleurs associés au contrôle social communautaire (Rivière, 2008, p. 15-16); en effet, ces derniers agissent plutôt à titre collectif (Robin Azevedo, 2004, p. 266). Si les normes de comportement sont enfreintes ou si les rituels appropriés ne sont pas réalisés, ils peuvent punir les vivants avec sévérité (Rivière, 2008, p. 11; Robin Azevedo, 2002, p. 185, 199; Allen, 1982).

L’association de ces ancêtres pré-solaires avec les débuts de l’agriculture transparaît aujourd’hui avec l’association entre les os des ancêtres et la fertilité (Canessa, 2012, p. 162; Robin Azevedo, 2004, p. 171; Allen, 2002, 1982, p. 184; Urton 1993; Harris et Bouysse-Cassagne, 1988, p. 240). Ces auteurs concordent sur le fait que si la plupart de ces êtres pré-solaires sont morts brûlés par le soleil, certains ont réussi à rentrer sous terre, souvent par des sources ou des grottes qui permettaient de communiquer avec le monde d’en dessous (Ricard Lanata, 2007, p. 111; Robin Azevedo, 2002, p. 185; Wachtel, 1990; Harris et Bouysse-Cassagne, 1988, p. 247). Ces auteurs indiquent que ces ancêtres sont par la suite restés liés à une force sauvage, non socialisée, qui délimite les confins du monde social (Ricard Lanata, 2007, p. 122; Harris et Bouysse-Cassagne, 1988, p. 240) et qui est souvent associée à l’eau (nous y reviendrons). Pour parler de ce temps, l’expression consacrée dans les récits est ñaupa tiempun, qui signifie « les temps anciens » (observation personnelle, Allen, 2002, p. 38); or l’un des ethnonymes est papa ñaupa, « la pomme de terre des temps anciens », c’est-à-dire des ancêtres. Par ailleurs l’un des ethnonymes mentionnés, kita papa, signifie sec, desséché, comme ces ancêtres brûlés par le soleil. L’ensemble de ces ethnonymes pris conjointement permet donc de soutenir avec force l’hypothèse selon laquelle la terminologie associe ces tubercules non domestiqués à ce premier âge pré-solaire au cours duquel les pommes de terre auraient été domestiquées.

Mais en même temps, ces ancêtres sont intimement liés à la fertilité; Allen, par exemple, indique que les ancêtres (avec le concours de la Pachamama) font grossir les pommes de terre (1982, p. 184). Ceci est tout à fait cohérent avec les conceptions andines de l’énergie vitale encore contenue dans les os des ancêtres desséchés, que souligne par exemple Ricard Lanata (2007, p. 113). Ces deux auteurs (Allen, 2015, p. 310; Ricard Lanata, 2007, p. 122) mettent d’ailleurs ces conceptions en perspective en évoquant l’importance accordée aux momies préhispaniques. Ceci permet à Allen de conclure que « la mort était comprise comme la contrepartie de la vie » (Allen, 2015, p. 317).

L’ensemble des éléments présentés jusqu’à présent montre que la terminologie des parents sylvestres de la pomme de terre fait référence à un temps révolu, celui d’ancêtres pré-solaires qui sont à la fois dangereux, non civilisés, mais sont également les garants de la reproduction de la société à la fois d’un point de vue social, symbolique et productif.

Ces conceptions temporelles sont également projetées spatialement à travers certains ethnonymes. Les termes de papa de loma et papa de(l) monte, que l’on peut traduire par « pommes de terre de la montagne » (la loma ayant une pente moins prononcée que le monte), soulignent le fait que ces pommes de terre poussent dans les étages supérieurs de la communauté, souvent dans la puna c’est-à-dire au-dessus de 3800 m d’altitude. Comme nous l’avons vu précédemment, les pommes de terre sylvestres poussent souvent dans des terres qui ne sont pas cultivables car situées à trop grande altitude et dans des espaces humides, près d’une source ou de zones humides. Les données andines montrent l’importance des sources d’eau, pukyo, comme lieu de communication avec l’inframonde (Ricard Lanata, 2007, p. 78; Wachtel, 1990; Urton, 1985, p. 259; Sherbondy, 1982, p. 4). Harris et Bouysse-Cassagne définissent les espaces aquatiques comme le « point de rencontre maximal entre les deux mondes » (1988, p. 53). Outre ces zones humides, les constructions en pierre sont également des espaces propices à la croissance de ces tubercules sylvestres. D’après les constatations de René Gomez, curateur de la banque de germoplasme du Centre international de la pomme de terre (communication personnelle), et les relevés botaniques et les enquêtes ethnographiques d’Eve Allen (2017) réalisés dans le Parc de la pomme de terre, les pommes de terre sylvestres se trouvent effectivement dans ces espaces. Ceci concorde également avec les témoignages compilés par Sendón (2010a). Ainsi, les tubercules sylvestres poussent effectivement dans des espaces liminaux qui rendent possible la communication avec l’inframonde, le monde des machu. Dans ces espaces peu fréquentés, souvent situés loin des villages, l’énergie des ancêtres peut être dangereuse pour les êtres humains et notamment pour les femmes qui peuvent être sexuellement agressées par les entités qui les peuplent (Ben Dridi, 2016; Cipriano, 2013; Ricard Lanata, 2007).

Une dimension temporelle liée au cycle des jours et des saisons doit également être prise en compte. En effet, la dangerosité dépend du moment de la journée (Ricard Lanata, 2007, p. 175-177; La Riva Gonzalez, 2005, p. 76). Ceci permet d’intégrer dans la démonstration le cas des pommes de terre semi-domestiquées qui poussent dans les parcelles cultivées, c’est-à-dire dans des espaces fréquemment parcourus et peu dangereux a priori. En effet, ces pommes de terre qui, rappelons-le, ne sont pas semées mais consommées, sont récoltées sur des parcelles qui sont cultivées, notamment avec du maïs. C’est lors des labours, c’est-à-dire avant le début de la saison agricole que ces tubercules sont récoltés, affleurant à la surface après le passage de l’araire. Ces araq papa croissent donc dans des parcelles cultivées mais durant une période où la parcelle est inculte. Ainsi, l’espace n’est-il pas cultivé quand les tubercules croissent et sont récoltés, à une période de l’année où cet espace échappe à la culture dans les deux sens du terme, agricole et social, restant alors soumis à l’influence des ancêtres, ce que reflète la terminologie. Godenzzi et Vengoa Zuñiga indiquent ainsi que le « repos de la terre », cette période d’inculture, est nécessaire pour que la terre se fortifie (Godenzzi et al., 1994). Pour notre part, nous interprétons cela comme résultant d’un double point de vue : agronomique et symbolique. En effet c’est durant cette période que le sol sera fertilisé par le souffle des divinités chtoniennes, et notamment le vent, et que des rituels de fertilité seront réalisés (Ricard Lanata, 2007, p. 195-199; Godenzzi et al., 1994; Rivière, 1994). Ces auteurs soulignent ainsi l’importance de la réciprocité entre les humains et les divinités chtoniennes.

Différents auteurs indiquent que les ancêtres représentent, pour les paysans, non seulement un lien de filiation (générique car ils ne sont pas identifiés) mais également un lien au territoire remontant aux origines de l’installation des humains (Rivière, 2008; Robin Azevedo, 2002, p. 199; Wachtel, 1990). Ces ancêtres fondent ainsi l’autochtonie, pensée non pas en termes identitaires mais comme lien avec les entités chtoniennes de l’inframonde. Comme l’affirment Harris et Bouysse-Cassagne (1988, p. 253), il apparaît que les morts jouent un rôle essentiel dans la façon dont les populations andines contemporaines se situent dans le temps et l’espace. La terminologie des pommes de terre sylvestres et semi-domestiquées montre que ces plantes et tubercules servent de support à ces conceptions du temps et de l’espace, leur donnent une matérialité quotidienne. Par ce biais, des espaces et des temps particuliers sont associés à la force vitale sauvage et non domestiquée des ancêtres qui peut être dangereuse pour les humains mais qui est nécessaire car source de fertilité. Le terme sacha papa qui renvoie au sylvestre ou sauvage, et que l’on aurait pu dans un premier temps comprendre comme une façon de qualifier des pommes de terre non domestiquées, prend ainsi ici un sens bien plus riche : il s’agit d’une force sauvage liée aux entités qui ont créé l’humanité, les plantes et les animaux.

Les espaces ainsi considérés ne sont pas délimités par la présence ou l’absence des tubercules : la terminologie de ces derniers renvoie bien à une lecture conjointe de catégories géographiques et temporelles auxquelles des conceptions spécifiques sont attribuées. Les ancêtres dont nous avons parlé – abuelos, machu, gentiles ou achachila – sont associés aux ruines préhispaniques souvent appelées ch’ullpa[14] ou à d’anciennes sépultures situées dans les anfractuosités de la roche où l’on trouve fréquemment des os qui sont considérés comme étant dangereux. En effet, ces ossements sont porteurs de cette énergie vitale (La Riva Gonzalez, 2005, p. 76), même de nombreuses années après la mort (Ricard Lanata, 2007, p. 113); c’est pourquoi il faut s’en protéger et réaliser des rituels de protection avant de s’approcher de ces sépultures ou d’y toucher, comme nous avons pu le constater lors du travail de terrain.

On peut ainsi rapprocher les tubercules non domestiqués des ossements et de différents types de pierres réputés avoir appartenu aux gentiles et utilisés dans des rituels de fertilité[15], les wanka, inqaychu et illa (Ricard Lanata, 2007, p. 201-209; Robin Azevedo 2004, chap. VII et X; Flores Ochoa, 1977). Tous sont autant d’indices concrets de la présence passée de ces ancêtres sur le territoire communal. Dans un tel cadre, les traces matérielles de la présence des gentiles permettraient d’arrimer la grille de lecture temporelle (à la fois dans sa dimension mythique mais également lié à l’alternance des saisons) à une grille de lecture spatiale.

Figure 3

Paysage de la communauté de Pampallaqta, qui est incluse dans le Parc de la pomme de terre de Pisac. On voit le village, les pommes de terre semi-domestiquées (araq papa) peuvent être ramassées sur les parcelles qui se trouvent autour du village, et c’est au fond que l’on voit les espaces où poussent les pommes de terre sauvages (atuq papa).

Photo de Marco Otárola Rojas

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Les références aux animaux

D’autres ethnonymes faisant référence à des animaux sont également associés à cet univers. Ils se réfèrent au renard (atuq en quechua, zorro en espagnol), au chien (allqo en quechua), aux oiseaux (pisqu) et enfin aux crapauds (hampatu). Nous allons maintenant expliciter la façon dont cela nous permet d’explorer davantage ces associations. L’ethnonyme « pommes de terre du renard » (atuq papa) correspond à la catégorie générique des pommes de terre sylvestres. Comme l’explicite un interlocuteur d’E. Allen (2017, p. 16), les pommes de terre sylvestres poussent là où vit le renard. Le renard est un personnage central des récits oraux dans les Andes (Ricard Lanata, 2007, p. 321 et suivantes; Itier, 2007; La Riva Gonzalez, 2003; Morote Best, 1988). Comme l’écrit La Riva Gonzalez (2003, p. 31) : « Figure sallqa, incarnant les forces incontrôlables et antisociales de la nature, le caractère transgressif du renard, sa gestuelle du seuil en font la figure de la médiation par excellence, entre le monde sauvage et le monde socialisé, entre la nature et la culture». Cet animal est par ailleurs largement associé à la fertilité végétale. Dans de nombreux contes, le corps éclaté du renard permet aux hommes d’accéder aux plantes cultivées. Dans les récits où le renard voyage dans le ciel, c’est en digérant les semences « crues » consommées dans le ciel qu’il donne aux hommes les semences cultivées (Ricard Lanata, 2007). Figure liminale, repérable dans d’autres régions du monde[16], le renard est un trickster. En effet, il vit dans des espaces non domestiqués et à ce titre il est associé au monde sauvage tout en faisant des incursions dans le monde domestique. Il transgresse les règles, apportant ainsi des graines aux humains. Par ailleurs, dans les Andes, les paysans se fient à son comportement pour évaluer la date à laquelle il convient de semer ou de récolter des plantes (Allen, 2017; Rivière, 1997, p. 41; communication personnelle de Hernán Mormontoy[17]). Le renard est donc un animal qui est un médiateur à la fois d’un point de vue spatial mais également entre des mondes différents, le monde d’en haut et le monde d’en bas dans le conte évoqué ci-dessus. Et il est fortement associé à la fertilité, tout comme les ancêtres, ainsi qu’aux zones non habitées aux marges de la haute montagne. Selon Ricard Lanata (2007, p. 64), le renard est par ailleurs le chien des apu, des divinités tutélaires.

Le chien est quant à lui considéré comme un animal psychopompe dans les Andes. Étudiant les rituels funéraires, Robin Azevedo montre bien son importance dans le voyage de l’âme (2004, p. 146-47; 2002, p. 120-122[18]). Le chien, qui accompagne surtout les femmes lorsqu’elles vont faire paître ovins, bovins ou camélidés et protège la famille une fois la nuit tombée, peut être sacrifié lors de la mort de son maître. Il est alors réputé accompagner l’âme de son maître lors du périple qui lui permettra d’obtenir son salut[19]. Il l’aide plus particulièrement à traverser un fleuve. Ainsi l’ethnonyme allqopapa renvoie-t-il également au monde de la mort.

Par ailleurs, les crapauds sont associés à l’eau et par association à des espaces dans lesquels il y a de l’humidité. Or les femmes sont tout particulièrement effrayées par les batraciens. Comme nous l’avons montré ailleurs (Hall, 2012), elles ont peur que des entités ne les fécondent lorsqu’elles traversent un cours d’eau ou passent au-dessus d’une source. En effet l’eau, et tout particulièrement l’eau vive, est réputée véhiculer des forces vitales masculines qui viennent féconder la divinité incarnée dans la terre, la Pachamama. Si elles enjambent une eau ainsi chargée, elles risquent, par l’intermédiaire des crapauds, d’être elles-mêmes fécondées[20]. Indirectement, les crapauds participent donc de la logique que nous avons décrite précédemment : ils sont des vecteurs de cette énergie vitale fécondante qui circule dans l’inframonde, laquelle est véhiculée par l’eau et peut s’en prendre aux humains.

Le dernier animal qui apparaît dans les ethnonymes de pommes de terre est générique, il s’agit de la catégorie très large d’oiseau (pisqu, en quechua). Le manque de précision terminologique nous invite à explorer deux pistes différentes. Tout d’abord certains oiseaux, petits, sont réputés être l’une des manifestations des esprits. Au niveau individuel, l’énergie vitale des êtres humains se matérialise par le biais de petits oiseaux ou de petits insectes (La Riva Gonzalez, 2005). L’animu est censé rester soudé au corps. Les enfants dont l’animu n’est pas encore bien attaché sont particulièrement fragiles. Lorsque pour différentes raisons mais souvent par l’entremise d’une divinité chtonienne, l’animu se détache partiellement du corps, ceci engendre tout de suite des symptômes qui peuvent conduire à la mort. Dans ce cas, l’une des premières mesures est de réaliser un rituel domestique appelé rappel de l’âme, lors duquel on incite l’animu à réincorporer le corps en l’appelant du nom de l’individu. Le succès du rituel se manifeste alors par la présence de petits oiseaux ou d’insectes.

Des oiseaux bien plus gros et fort présents dans l’imaginaire andin sont plus intéressants pour notre propos. Il s’agit des condors qui personnifient des puissances chtoniennes incarnées dans les montagnes, les apu, awqui, achachila, mallku (les termes varient selon les régions). Or awqui et Mallku correspondent à un ethnonyme de pomme de terre sylvestre. Ces entités sont réputées apparaître aux hommes sous la forme d’un condor, notamment durant les cures thérapeutiques effectuées par des guérisseurs. En effet de nombreuses ethnographies décrivent comment, lors d’une séance chamanique, les apu se manifestent sous la forme d’un oiseau sur la table rituelle. Dans les différentes descriptions (Pilco Paz, 2012, chapitre 4; Ricard Lanata, 2007; Platt, 1997), on ne les voit pas car la pièce est dans l’obscurité, mais on sent l’air déplacé par le mouvement de leurs ailes, on entend le bruit de leurs serres sur la table. Ces oiseaux incarnent les puissances chtoniennes qui sont source de fertilité. À travers la référence aux oiseaux dans les ethnonymes, on comprend donc que les divinités chtoniennes incarnées dans les montagnes sont associées au monde décrit précédemment.

Le fait qu’une pomme de terre soit d’ailleurs directement appelée awqui montre bien la pertinence de ces associations : à travers les morts, les ancêtres, les animaux, ce qui est mis en exergue est la source de la fertilité, en particulier végétale mais pas seulement. On peut remarquer que le principe qui est ici évoqué est masculin, et que la contrepartie féminine, la Pachamama, n’est pas évoquée alors que les deux principes sont nécessaires pour la perpétuation de la vie, comme nous l’avons montré ailleurs (Hall, 2012). Comme l’indique Ricard Lanata, ces divinités sont les sources de l’énergie qui anime tout chose et des ordonnateurs du monde (2007, chapitre 1). Valderrama et Escalante Gutiérrez signalent qu’ils sont en charge de la gestion d’un espace géographique particulier (1988, p. 96) sur lequel ils exercent leur pouvoir, à la fois sur les plantes, les animaux mais également les humains.

Un dernier ethnonyme étroitement lié à cet univers sémantique est celui de mallku, dont l’usage est surtout documenté en Bolivie quoiqu’également dans certaines régions du Pérou et dont la signification est très proche des termes déjà évoqués de apu et awqui. Arnold indique que les jira mallku sont les esprits des morts (Arnold, 2004, p. 360). Rivière va plus loin, il indique que sur son terrain bolivien, le terme mallku, déjà mentionné car faisant référence au condor et à travers lui aux entités chtoniennes, est non seulement utilisé pour parler des ancêtres fondateurs mais également du statut de l’autorité principale de la communauté (Rivière, 1997, p. 36). Dans la région du Pérou où ils travaillent, Valderrama et Escalante Gutiérrez (1988) indiquent pour leur part que ce terme signifie eau et ils mentionnent que cette eau met en en relation les apu selon des réseaux qui sont tributaires des relations de parenté qui les unissent les uns avec les autres. Le concept paraît donc plus complexe que celui d’apu ou d’awqui rencontré plus généralement au Pérou, quoiqu’il lui soit étroitement lié[21]. Sont ici liés l’oiseau (le condor), les esprits chtoniens et la hiérarchie sociale – qui repose largement sur le rituel. Dans tous les cas, il permet en quelque sorte de fermer la boucle : le monde des morts est celui des ancêtres et à travers lui c’est tout l’univers lié à la fertilité des entités chtoniennes et d’êtres non-socialisés (ancêtres pré-solaires) auquel il est fait référence.

Domestiqué versus sauvage; de l’opposition à la complémentarité

Au terme de cette exploration du champ sémantique lié aux ethnonymes de variétés de pommes de terre sylvestres et semi-domestiquées ayant trait au monde de la mort et des ancêtres, il apparaît que les populations des communautés andines associent fortement fertilité et ancestralité, tout particulièrement pré-chrétienne. Les divinités chtoniennes et les ancêtres représentent à la fois une source de fertilité et une source de danger. Ils sont ceux qui ont transmis les plantes et les animaux et ceux qui leur insufflent une vitalité. Le fait que ces différents êtres non-humains partagent le même type d’énergie vitale fait en sorte que tous ces êtres sont insérés dans les relations de dépendance et de réciprocité.

L’opposition entre les types de morts permet de mettre à jour l’importance des catégories de « civilisé » et de « sauvage », qui sont significatives pour penser le temps et l’espace. En même temps, ces deux catégories sont intrinsèquement liées. En effet c’est du côté sauvage que les vivants puisent une énergie fertilisante : les ancêtres continuent de participer au monde des vivants. Les pommes de terre non cultivées, à l’instar d’autres éléments matériels, participent de ce double ancrage dans le temps et dans l’espace de ces conceptions. Par le biais des plantes sylvestres, la logique symbolique est inscrite dans l’environnement quotidien; la nécessité de maintenir des liens de réciprocité entre humains, divinités chtoniennes, ancêtres et morts (les plus anciens tout au moins) est matérialisée.