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Pour Gilles Marcotte, à jamais mon premier lecteur.

J’appréhende des servitudes au-delà de nos forces, des dépendances féroces qui étreignent l’intelligence et s’enfoncent très loin dans la substance nerveuse. Des quadrillés, des labyrinthes, des étaux, des réseaux pervers fluorescents : toute une quincaillerie guettant dans les chambres les dormeurs à leur réveil, avant même que les stores soient relevés et que les premières nouvelles aient jeté leur voile noir sur une journée en tous points radieuse. J’entends gronder de superbes paranoïas, et l’idée que la liberté est un champ de mines fait son chemin pendant que sous les arbres, les chiens sortis à l’aube rêvent déjà de rentrer au bercail et d’apaiser leurs courses folles dans une léthargie salutaire. Je ne suis pas prophète. J’entends seulement les déraisons supérieures orienter le monde et je souris au petit homme croisé dans l’ascenseur et dont je sens seulement la fatigue et quelque chose comme la peur de ce qui n’arrive jamais qu’aux sans-pouvoir, dont les moyens s’étiolent à mesure que croît l’abondance des formes et des richesses.

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Et c’est tout. Car habiter cette stupeur est tout ce qu’il faut, comme l’oiseau se déplume dans son nid, comme le chien pleure dans sa niche, comme le mort gratte encore dans sa mort le couvercle qui le maintient à mille lieues sous la vie. Ma stupeur est rose le soir et j’y entends s’effondrer les espérances anciennes, les épopées d’un autre âge. Ma stupeur est noire la nuit et sueur froide au milieu du dos. Des rues troublantes viennent mourir à ma porte, striées de transactions louches et de voitures aux vitres baissées où les déclarations d’amour et les querelles font ensemble une symphonie terrible aux oreilles des dormeurs. Ma stupeur est jaune au petit matin, j’y ouvre une fenêtre effarée par ce qui passe dans le ciel : courrier des ombres, promesse de fureur et de violences. Je me recouche dans ma stupeur jaune, je me parle à moi-même tout bas dans un coin de la chambre que n’atteint jamais le soleil.

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Le restaurant est vide. Au fond : des rangées de verres sales, certains encore à demi remplis de vin, de bière tiède ou d’eau trouble. Le bruit des ventilateurs semble seul habiter ce désert, rempli il y a une heure de clients qui jouaient la grande comédie du bonheur, avec ces éclats de rires et de voix qui font des groupes humains d’assourdissantes machines. Je passe mon doigt sur une table desservie, je sens derrière moi les lumières de la rue où errent des jeunes fauves et des filles aux seins durs. Je m’incline, entre terreur et désolation. Ma propre voix traîne et retarde quand je murmure tout bas telle phrase de circonstance : « Il n’y a plus de monde. » Les mots retombent avec un son de marteau qui frappe et qui annonce, comme celui d’un juge, que le passé a tout donné et s’épuise dans nos traces. Et le pire, c’est qu’il n’y a rien à manger et que le cuisinier est disparu sans s’expliquer. Et nul espoir qu’il revienne.

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Mon domaine ravagé, dévasté, puis, pour la seule raison d’un petit jour, le voici restauré, justifié, immense comme un royaume dont je serais le maître naïf couronné par la grâce et quelque héritage venu du fond des temps, porté par des ancêtres au front droit, à l’âme juste et qui cachaient bien leur folie. Le monde est tout en aspérités, en petites poches d’existences fragiles sur lesquelles s’exercent de grandes forces cosmiques et la technique conquérante des puissants. Je cherche ici les manières de connaître et la passion d’aimer, je crée la nuit en plein jour parfois, par goût pour les profondeurs opaques et leurs trésors, parfois, de révélations et d’augures. Je ne dors plus.

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La géométrie des rues, des nuages, de la pluie est le miroir de la géométrie de l’âme. Mes angoisses sont des triangles isocèles, mes désirs des carrés dont les angles cherchent à s’arrondir. Je rêve, la nuit, aux cercles dont je me suis évadé, à ceux qui circonscrivent mes doutes et mes marasmes. Au matin, l’eau qui coule passe dans l’ombre effilée des immeubles et la lumière, pendant une heure, est toute en pyramides tronquées, en parallélogrammes qui suggèrent une existence perplexe. Des pensées très droites cherchent une issue, asymptotes de l’amour rêvé. Il me vient des armées de mots, des logiques absurdes qui punissent les insomnies et soumettent l’aventure à des marches forcées, à des cibles définies. Pourtant, l’incertitude me prend aux tripes, elle seule me déplace à travers les figures du monde, l’agenda des rencontres, les lits tumultueux où je demande grâce. Vers quelle heure est prévue ma vraie rencontre avec l’informe ? Quel calendrier caché me retient dans ses pages et prouvera que le temps seul peut défaire et dissoudre ?

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Je revenais dans la prose, front au vent, criblé de soleil et de tout ce qui cherche à enivrer le corps, à trouer la peau pour fouiller les cavités intérieures, je rentrais au bercail, aux certitudes appréhendées, je foulais le tapis rouge des idées et la pensée grégaire me criait : « bravo ! », nous étions cent devant une porte qui grinçait et ce fut un grand trou, et nous tombions, nous tombions…

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Comme un ange du Tintoret qui traverse le mur de la maison pour annoncer la grâce, la nouvelle du salut m’est venue de loin. C’était comme un bruit sur l’autre rive qui se voulait cantique, une rumeur qui cherchait ses mots et la tonalité juste. Mais à mesure que je m’agrandissais pour l’entendre, je perdis de ma densité, je devins diffus comme un brouillard.