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Quand on parle de travaux plastiques, graphiques, on a beau faire, quand on parle, on parle, quand on regarde, on regarde et il y a un espace qui demeure entre les deux, et heureusement.

Jean-Luc Nancy, Transcription.

La philosophie de Jean-Luc Nancy pousse, on le sait, ses questions les plus fondamentales — car toujours il y va ici d’un certain fond, aussi bien fondement et fondation, des choses — en plusieurs sens, en leur donnant toutes leurs extensions politiques et ontothéologiques (il n’est que de penser au vaste chantier désigné sous le titre de « déconstruction du christianisme »), mais on peut se demander si la philosophie resterait pour lui possible sans l’art tant son travail opère de passages vers celui-ci, saisi dans ses manifestations les plus diverses et étendues elles aussi, qu’il s’agisse de la danse, de la peinture, de la photographie, du cinéma, de la musique, de la sculpture, de l’architecture, entre bien d’autres media, déjà infiniment plus hybrides ou « mixtes » en eux-mêmes. Nancy aborde en effet l’esthétique et l’esthésique des sens portés par chaque art de l’intérieur de leur supposée spécificité toujours ouverte par une hétérogénéité dès son origine même (c’est le cas, par exemple, de la « photo-peinture » telle que la pratique Agnès Thurnauer[1]). La question de l’art ressurgit à un tel point dans cette oeuvre philosophique qu’elle n’y forme pas seulement une région secondaire, ou marginale ; elle en porterait (emporterait ?) bien plutôt, partes extra partes, le mouvement de désoeuvrement dont cette pensée est inséparable, et l’on pourrait certes tenir que c’est l’un des aspects les plus originaux des travaux philosophiques de Nancy qu’ils se laissent traverser, on dirait mieux transir, par la question de l’art, et tout particulièrement par celle de l’image. Car si Nancy a fait de l’image son champ d’investigation privilégié, allant jusqu’à la poser comme le lieu même où saisir « l’enjeu du christianisme en tant qu’il se déconstruit lui-même[2] », c’est précisément en raison de cette hétérogénéité interne, qui la dispose à dé-limiter toutes les frontières. Comme il le précisera à plusieurs reprises, l’image n’est pas que visuelle, elle peut être sonore, poétique, « et encore tactile, olfactive ou gustative, kinesthésique, etc.[3] ». De fait, c’est bien toujours à la « chose en image » qu’il s’intéresse, même si cette chose peut se portraire sous les traits les plus variés — cela peut passer par le regard du portrait dans l’ouvrage éponyme, la « peau des images » dans Nus sommes, « l’insaisissable d’une jouissance » (T, 14) dans la Madonna del Parto, la levée du corps en peinture dans Noli me tangere et Visitation (de la peinture chrétienne). Les exemples se multiplient de belle façon et déjà il ne saurait être question dans le cadre de cette trop brève analyse de faire droit à la singularité de chacun de ces essais. Tout au plus voudrait-on souligner que, séduit par la conversion qui s’opère ici entre peinture et plaisir et qui forme peut-être le coeur de chacun de ces ouvrages, le lecteur en viendrait presque à perdre de vue la chose, laissée en coin, là, au fond, dans son « être-là » qui est bien ce qui le tire à elle (pour ne pas dire trop précipitamment : l’attire en elle), par l’intensité de son retrait ou de son excès. Tirer, extraire, détacher, discerner, jeter à la figure, ce sont bien là les gestes, le gymnos de la peinture, ce que l’image fait et nous fait : « Ce qui touche, c’est quelque chose d’une intimité qui se porte à la surface », écrit Nancy, quelque chose de l’image, dans l’image, se jette en avant, au-devant de nous, et c’est « ce jet, cette projection [qui] fait sa marque, son trait même et son stigma » (AF, 16). C’est ce passage de la venue au-devant de la Chose de peinture — car « en venant au-devant, elle va au-dedans » (AF, 25), et notons la précision de cet au-dedans qui n’est justement pas localisable dans un quelconque point au-dedans — qui retient l’attention du philosophe : ce qui, dans la figure, est encore « d’avant la figure, rendant possible de la figure, mais n’étant pas encore figures » (T, 11), ce qu’il conceptualise aussi sous le nom de methexis [4], ou encore d’une force outrepassant toute forme, d’une puissance de l’oeuvre restant en puissance en elle :

Je dirais que ces toiles, écrit Nancy au sujet du travail de Thurnauer, sont du côté de la puissance, puissance aussi bien active que passive, en attente de faire un monde, c’est-à-dire de le faire ou de le recevoir. Peut-être ne fait-on un monde qu’en le recevant et non pas en le fabriquant comme un objet parce qu’un monde n’est pas un objet, c’est une possibilité de sens[5].

T, 11-12

Je ne pourrai faire droit à tous ces enjeux ici, mais je voudrais au moins tenter de m’approcher de cette écriture au moment où elle s’approche elle-même au plus près de la chose-peinture, s’y enfonçant, y pénétrant, mais sans perdre de vue le fond des choses, l’arrière-fond de la scène (d’une certaine façon, on pourrait dire que la distinction, le discernement sont toujours poussés ici jusqu’au point d’indistinction où la chose ne se laisse plus circonscrire dans un contour, là où ses bords pourtant contenus sont toujours débordants ou mieux : en train de former ses bords[6]). Je voudrais donc suivre le regard de ce spectateur alors qu’il se dépouille de son extériorité à force de transiter dans le tableau et de s’en laisser transir dans une opération de transcription précisément, où le ton, le rythme, les gestes jouent chaque fois leur part dans une écriture qui déborde tous les cadres descriptif, discursif, pragmatique, rhétorique, pour se rendre à l’exposition même de la chose prise en peinture (moins prise d’ailleurs que surprise ou éprise, déprise). Ce qui attire vers elle Nancy, ce n’est pas la res cogitans ni la res extensa mais plutôt, comme il le dira, la « res intensa prise dans la coagitatio de son intensité » (M, 26), la chose enfin saisie (désaisie), entraperçue dans l’acte de pensée où se fait l’Art. Fait : il vaudrait mieux dire forge, façonne, pétrit, moule, presse, modèle, car chez ce philosophe l’émulsion, la mêlée, l’effervescence de la substance colorée qui dégorge, peine à s’étendre et jouit de s’étaler ne reste pas sagement du côté de « la chose en peinture » (M, 26) : elle pénètre aussi la pensée, cette « substance pensante » puisque, comme il l’écrit en pressant justement l’une contre l’autre les propositions célèbres de Descartes et de Montaigne, « le pénétrant est pétri dans le pénétré. Ainsi une pensée pénétrante prend le goût et le grain de ce qu’elle pense » (M, 26). Autrement dit, je voudrais montrer comment la manière de toucher de Nancy repense de fond en comble, si l’on ose dire, la figure qu’on désigne en termes savants du nom d’ekphrasis, figure de rhétorique consacrée au transfert des arts et tout particulièrement à la traduction entre écriture et peinture.

Commençons donc par remarquer qu’il ne s’agit pas seulement pour Nancy d’écrire sur ou à partir de la peinture et de raffiner tout un système de description, ce qu’il pourrait fort bien faire par ailleurs, comme en témoigne ce bref passage :

Sur les toiles, la lumière s’analyse en longueur d’onde, en vibration, en intensité chromatique, en gammes et en spectres, en prismes et en diffraction, dans une topologie de la distinction des lieux, des marques, dans un graphisme de la distinction même en son essence, barres, lignes, ondulés, entailles, encoches, chiffres, lettres, mais dans la distinction comme étant l’excellence du local, du lieu, une chose à côté de l’autre.

T, 16

On pourrait certes se demander comment il est possible d’analyser, c’est-à-dire de décomposer, de calculer, de mesurer, etc., avec autant de précision et d’exactitude des phénomènes aussi vibratiles, impalpables, insaisissables que ceux qui sont nommés ici, mais laissons cela pour le moment et insistons plutôt sur la chute de ce passage qui souligne bien, après avoir fait droit aux savoirs et aux techniques, à quel point ils seront d’un secours limité, et même d’aucune utilité pour aborder cela seul qui compte sur la toile, cette « chose à côté de l’autre ». C’est en effet, chaque fois de manière différente, cette « chose en peinture » qui sera précisément touchée par les ekphrasei de Nancy, qui s’emploient toujours à creuser l’écart, l’espacement, à ouvrir l’ouverture de l’oeuvre — ce qu’il appelle « l’ouvrant de l’ouverture » (T, 15) — d’une marque, d’une incision, d’une trace, bref d’un trait qui ouvre là où il n’y avait rien à voir : « Toujours, [c’est] le graphe, la ligne qui fend et qui distingue » (T, 15), écrit-il. Je me limiterai donc à suivre un instant cette ligne — indistinctement de peinture, d’écriture, quand celles-ci entrent en contact l’une avec l’autre, dans un rapport qui n’est pas indifférent à l’autre rapport, le sexuel, analysé par Nancy dans L’« il y a » du rapport sexuel, dans deux essais consacrés à la peinture, et même à la peinture « chrétienne », où le soulèvement du corps en peinture — mais surtout du corps de peinture —, présent de toute évidence aussi bien dans Visitation (de la peinture chrétienne) que dans Noli me tangere, fait l’objet d’une attention particulière.

Nancy et la « chose en peinture » : la mimesis remuée en son fond

Dans la réflexion sur le corps qui se poursuit dans ces essais (qui forment d’ailleurs, avec Transcription où se trouve également évoqué le motif de la « Visitation » ou de l’(auto)conception à travers le ventre de la Vierge[7], une sorte de triptyque), il est clair que c’est toute la question de la mimesis, de la représentation, qui se trouve ébranlée et conduite à s’ouvrir à cette autre opération de la methexis où se jouent toute la tension, la participation, la contamination avec l’oeuvre d’art. Avant d’en suivre les effets se produisant ou affleurant à même l’écriture de Nancy, il n’est peut-être pas inutile de rappeler que, selon la définition qu’il donne de ces deux concepts, il ne s’agit pas d’opposer simplement la mimesis et la methexis, mais bien de les extraire, de les tendre, de les tirer justement l’une de l’autre. Nancy attire en effet l’attention sur le fait qu’il ne saurait être question de reconduire dans ces concepts l’ancienne opposition de la forme et du fond, qu’il est devenu conventionnel de décrier, alors qu’il faudrait plutôt, selon lui, que forme et fond continuent au contraire de se toucher (selon l’étymologie de per-tinere) « pour mieux manifester l’incessante tension qui fait différer l’une dans l’autre, qui tour à tour dissipe le fond dans la forme et dissout la forme dans le fond » (I, 3). Dans le même ordre d’idées, il faut par conséquent comprendre la relation ou le rapport, au sens fort que ce mot prend dans la pensée de Nancy, entre mimesis et methexis

[…] non pas au sens d’une juxtaposition de concepts à confronter ou à dialectiser, mais au sens d’une implication de l’un dans l’autre. C’est-à-dire d’une implication — au sens le plus propre du mot, un enveloppement par pliage interne — de la methexis dans la mimesis, et une implication nécessaire, fondamentale et même en quelque sorte génératrice. Que nulle mimesis n’advient sans methexis — sous peine de n’être que copie, reproduction, voilà le principe. Réciproquement, sans doute, pas de methexis qui n’implique mimesis, c’est-à-dire précisément production (non reproduction) dans une forme de la force communiquée dans la participation.

I, 2

Nancy prend bien soin de rappeler également, histoire de compliquer d’un pli toute application binariste de ces concepts, que « la mimesis ne désigne pas l’imitation au sens de la reproduction de ou dans une forme, et ne désigne pas non plus la représentation au sens de la constitution d’un objet en face d’un sujet ». Dans l’imitation, écrit-il dans une formule saisissante, « l’objet laisse derrière lui, inimitable, le fond obscur de la chose en soi » ; « [l]’imitation présuppose l’abandon d’un inimitable, la mimesis au contraire en exprime le désir » (I, 2). La methexis aurait ainsi à voir, dans la chose de l’art comme dans celle de l’écriture, avec « la forme du fond ou de ce qui est au fond, si quelque chose est en ce lieu, ou bien si c’est un lieu », avec « ce qui excède de fond en forme ». Mieux encore, elle serait, « en tant que formation du fond », « la façon dont le fond peut fondre et venir se fondre dans la forme » (I, 2-3). Pour le dire autrement, la methexis produit un certain « sens dessus dessous », elle anime la mimesis, qui ne serait autrement que copie ou reproduction, elle en forme le fond, mais en ouvrant en elle la représentation, elle creuse cette ouverture de l’oeuvre, mettant en branle une tension, une touche, une vibration : « La forme et le fond entrent en tension mutuelle, le fond s’enlevant dans la forme, la forme s’enfonçant dans le fond » (I, 4).

Voyons donc comment cela se passe dans la peinture dépeinte par Nancy quand la chose de l’art, dit-il, « me conduit en elle en même temps qu’elle pénètre en moi » (I, 8).

Ce qui intéresse tout particulièrement le philosophe, c’est, d’abord et avant toute chose, de saisir l’oeuvre dans son battement, l’instant stigmatique ou la syncope, où quelque chose dans la scène de peinture s’entrouvre, apparaît pour disparaître aussitôt. Ce n’est sans doute pas un hasard si l’iconographie picturale et photographique qui l’attire donne souvent lieu à ce passage de la virginité infiniment rejouée, nudité « [n]on pas dévoilée, mais surprise et surprenante » où tout s’ouvre et se referme, où « ce qui referme ne fait que donner forme à l’ouverture (ou encore : l’ouvert donne forme au fermé, et réciproquement) » (T, 28 et 26). Que l’infini dessine le fini et que le fini vienne s’effondrer dans l’infini, c’est le double mouvement de déversement et de re-trait qui est mis en acte dans l’écriture de la scène de peinture, comme le démontre de manière remarquable cette lecture d’un tableau de Cézanne dans Nus sommes :

Ce qui est montré, c’est le grand éclair, le foudre blanc du corps de femme étendu contre le corps brun de l’homme, un bras passé autour de lui, un corps posé sur un autre, mais comme légèrement soulevé au-dessus de lui, comme se posant plutôt que posé, l’ensemble dans un équilibre fragile, allongé mais aussi suspendu, capable de glisser ou d’une sorte de bond auquel semble prête la jambe gauche de la femme dont le genou vient toucher, tout au moins selon l’absence de profondeur du tableau, le bras noir de la servante dont les jambes paraissent aussi toucher les pieds de la femme. Tout ici se touche et se transmet le contact ou la contagion d’un désir, de sa levée ou de son apaisement, de son effleurement et de son embrassement qui toutefois n’est pas enlacement, mais effleurement, à peine pression mais impression de peau contre peau, à fleur de peau[8].

Comment l’écriture touche-t-elle le tableau ? On pourrait répondre, en allant au plus simple : elle dit ce qu’elle fait et, de manière plus intéressante, elle fait ce qu’elle dit. Cela commence tout doucement, comme s’il s’agissait de décrire la représentation de manière toute classique, en suivant comme il se doit (au doigt et à l’oeil ?) la fonction déictique (« Ce qui est montré… »), mais déjà on remarque une inversion, une passivité qui induit un certain trouble : il faut se laisser conduire par ce « Ce » indéterminé et d’entrée de jeu le regard est mené au fond, là où il n’y a rien à voir (corrigeons : là où il y a rien à voir). Car le regard est tout de suite ébloui, aveuglé par ce qui l’excède (« le grand éclair », « le foudre blanc ») : notons l’indistinction de ce déterminant, qui laisse osciller le sens entre « le » ou « la » foudre — sans parler de l’autre mot qui, tu, mais tout près de « foudre », n’en dissémine pas moins sa semence et son sens, ouvrant déjà par contamination l’espace de la différence sexuelle). Tout part de la vision, mais d’emblée il est clair que la suite sera plus que « la mise à l’oeuvre du sens de la vue » (NS, 117), que la représentation sera vite débordée par « une perturbation des sens, de tous les sens et dans tous les sens » (NS, 117), et c’est bien en effet ce qui se produit dans ce « portrait » du tableau de Cézanne où tout est littéralement, d’une « touche » à l’autre, passage, duction, transfert d’un corps, d’un sens, d’un plan à l’autre. Dans une syntaxe savamment rythmée en incises apposées (mimant les touches du peintre ?), qui enchaînent dans une série contiguë toute une gestuelle (étendre, poser, soulever, allonger, suspendre, glisser), la phrase procède en une suite d’actions (c’est ici que la véritable conduite du regard, transmué en toucher, a lieu) qui glissent précisément l’une sur l’autre en un mouvement mettant en oeuvre, sinon en acte, ce dont il est question ici sur le plan discursif, en l’occurrence le déploiement du titre de ce fragment intitulé « Caresse ». On remarquera que chaque incise mime ainsi la localité d’un contact, mais aussi que l’interruption des segments empêche toute stase, toute fusion. Ce passage traduit admirablement par cette contiguïté qui lie et sépare à la fois, qui met en tension l’approche et la retenue, l’opération majeure de la methexis, où « tout ici se touche et se transmet le contact ou la contagion d’un désir ». Il s’agit d’ailleurs très exactement de cela même : faire passer dans l’écriture cette transmission, le frémissement (on dirait mieux le « frémisens ») d’un fragment de corps à un autre, d’une partie du tableau à un autre point local, chaque geste demeurant en lui-même distinct, détaché, minutieux — interrompu en quelque sorte dans le contact même. Un corps est-il posé sur un autre, il est aussitôt « comme légèrement soulevé au-dessus de lui » (ce « comme » agit comme le levier descellant, écartant ou séparateur de ce contact sans contact) ; le corps est saisi dans son soulèvement, « se posant plutôt que posé » ; l’effleurement le retient en deçà de l’enlacement qui lui ferait perdre contour et distinction ; les corps sont pressés mais « à peine », tout comme ils se posaient « légèrement » ; de même, tous les plans s’impriment à la surface, il n’y a pas de profondeur (pas de perspective), tout touche les sens à « fleur de toile », comme se touchent à fleur de peau genou blanc et bras noir, jambes de la servante et pieds de la maîtresse. La phrase fait ainsi passer de la représentation au remuement de la methexis, où tout est saisi en train de se produire, où chaque membre de cette sinueuse phrase-corps, elle-même étendue et alanguie, vient retoucher et imprimer une légère secousse à l’« équilibre fragile » du plan d’ensemble (il faudrait accorder une attention particulière aux contrepoids exercés par les conjonctions — les « mais » tout particulièrement : corps posé, « mais comme légèrement soulevé », « allongé mais aussi suspendu » — qui permettent de soupeser chaque valeur du tableau en termes de forces et de contre-forces, de résistances, qui le font justement tenir entre ces diverses composantes).

Comment, donc, décrire cette écriture-peinture ? On sent bien que cette écriture s’attache à décrire le plus distinctement, le plus nettement possible ce qui échappe à la vue ou la brouille : la mêlée. Dans l’exemple cité, la phrase ondoie et remue, elle passe, cherche et ouvre l’accès, mais elle reste aussi sur la touche, en retrait, suspendue : balancement où l’élancement est retenu, où l’effleurement ne mène pas du tout à l’enlacement qui marquerait l’assouvissement du désir (on notera d’ailleurs une mise à l’écart un peu étrange entre deux gestes le plus souvent associés, ici « embrassement » et « enlacement » désignent des valeurs subtilement opposées : « de son effleurement et de son embrassement qui toutefois n’est pas enlacement »). Nancy écrira ailleurs d’Agnès Thurnauer qu’elle « écarquille les yeux » sur la chose peinture. Peut-être serait-ce une façon assez juste de décrire aussi l’effet de ses propres ekphrasei où, par une écriture du creusement, il cherche à traduire la levée, le soulèvement de la methexis au coeur de la représentation. La « vérité en peinture » selon Nancy tiendrait essentiellement à ce fouillement du fond :

Si la vérité ne creuse pas ou n’est pas à creuser, il y a des chances que ce ne soit pas beaucoup la vérité […] cela veut dire que la vérité n’est pas du tout ce qui s’atteint au terme d’un dévoilement, mais qu’elle est la vérité en tant que dans sa peinture, elle expose et elle s’expose comme ce creusement.

T, 27-28

Dans cet exemple, et l’on pourrait convoquer bien d’autres passages remarquables où il est également question d’élan, d’extension, de jet, de mêlée, de jonction/disjonction des corps enlacés, etc., il est clair que l’écriture ne se contente pas de ses propres limites, en s’exerçant par exemple à se faire elle-même peinture de la peinture, mais qu’elle porte aussi chaque fois, dans tout ce qui travaille à excéder les limites de la représentation dans la methexis, une problématique ontologique, qui se trouve distendue elle aussi dès lors que « l’oeuvre-sujet ne fait rien d’autre que s’ouvrir et déborder en un regard qui n’est plus une substance mais une ouverture, qui n’est plus un retour à soi mais une exposition de soi[9] ». Dans tous ces travaux de Nancy sur l’image, quelle que soit sa nature ou son « support », il y va donc d’un déplacement fondamental (si l’on ose encore le mot) de la représentation : « ce n’est plus la représentation d’un sujet placé devant un monde », ce n’est même plus du tout d’un « regard-sur » dont il est question, dira-t-il, mais « rien de moins que la présentation d’un monde surgissant à sa propre vision, à sa propre évidence » (R, 81), où le regard lui-même sort de lui-même. Creusé, troué, exacerbé, exorbité, écarquillé,

[l]e regard est la chose qui sort, la chose de la sortie — et pour être plus précis : le regard n’est rien de phénoménal, il est au contraire la chose en soi d’une sortie de soi, par laquelle seulement un sujet se fait sujet, et la chose en soi de la sortie ou de l’ouverture n’est pas un regard sur un objet, mais l’ouverture vers un monde.

R, 80-81

C’est alors, également, que l’art sort des confins et des fins supposées par ce mot « art » et que la peinture, par exemple, peut formuler « l’entière structure et genèse du sujet » (R, 82), tout comme dans le cas de la peinture dite chrétienne, il est le lieu d’exposition d’un christianisme « en tant qu’il se défait de la religion, de sa légende et de sa croyance » (V, 45). Que la représentation ainsi dépouillée et exaspérée, tirée hors du soi par le peindre, cesse d’être « devant moi » pour s’exposer « à travers moi », « dans l’écarquillement et l’éblouissement que la peinture ne représente certes pas, mais qu’elle est » (R, 86), comme manière d’être au monde : l’« art » aurait-il un autre sens, demande Nancy, que de plonger « dans cet au ? ». Au fait, qu’est-ce que la chose en peinture ? Qu’est-ce qu’être quelque chose ? C’est bien à cette question que Nancy accorde toute son attention, c’est elle qui traverse son écriture et lui donne « sa souplesse physique sans métaphysique », comme il l’écrit de la peinture de Miquel Barceló :

Qu’est-ce qu’être quelque chose ? C’est faire une tache de couleur, une traînée de jus, une émulsion granulée, une rayure de pierre et d’incisive. La couleur n’est pas chez lui posée sur une surface, non plus que le trait qui jamais ne la cerne mais se mêle en elle. Elle fait la surface. Elle fait venir la chose à la surface. La forme se moule sur la couleur plutôt que la couleur ne se circonscrit dans un contour […].

Une coquille, une épine, un âne, un crâne, une grenade ouverte, avec chaque fois son glacis mauve ou ocre, sa blancheur crayeuse, son jaune piquant ou son brun touffu : chaque fois une chose en expansion dans sa pourpre ou dans son cuivre, une chose qui gonfle sa surface d’un incarnat vitreux et qui bouillonne aux yeux. L’animal de pintor saute sur elle, les pattes trempées de couleur.

M, 26-27

*

Cixous/Hantaï : « peindre copier peindre », ou comment enverser Peinture et Écriture

« Qu’est-ce que la peinture ? — dit-il — Qu’est-ce que l’écriture ? » C’est inséparable, ces questions, ces moitiés sont en relation, ça me tracasse beaucoup, dit-il. Le commerce de l’écriture avec la peinture, l’échange, le double ange au sommet de l’échelle et qu’il faut encore dépasser.

Hélène Cixous, Le tablier de Simon Hantaï. Annagrammes, p. 20.

Entre la peinture et l’écriture, entre la lettre (et il faudra ici la prendre à la lettre, cette lettre, et dans tous ses sens : alphabétique/anagrammatique, caractère typographique, épistolaire, etc.) et la toile (dans laquelle on entend déjà se détacher l’étoile, l’é-toile qui guidera toute cette lecture), pouvait-on rêver plus énigmatique événement, plus audacieux « commerce » que celui qui survient dans Le tablier de Simon Hantaï, et plus encore grâce à lui ? Car la lecture poétique de Cixous touchera si justement la « chose dite tableau[10] », en l’occurrence l’immense oeuvre de Simon Hantaï intitulée Peinture (Écriture rose) [11] exécutée durant tout un an en 1958-1959, qu’elle induira, une fois la lecture faite et donnée à lire au peintre, encore un autre échange entre eux, cette fois de lettres réelles, manuscrites (et ces manuscriptures, bouleversantes par les affects qui s’y exposent en remontant des profondeurs de l’enfance à la surface, sont aussi une autre peinture de l’écriture, j’y reviendrai). La peinture et l’écriture se donnent bien ici en effet, littéralement et en réalité, comme des moitiés en relation, et sans doute de manière absolument neuve, inédite dans toute l’histoire de la peinture et de la littérature, pourtant bien nourrie de tels échanges : la manière dont l’une et l’autre entrent en contact est non seulement singulière et unique, mais la relation, le rapport qui advient entre la peinture et l’écriture va se doubler et se redoubler, il va effectivement se « dépasser », et de telle façon que l’écriture du songe de peinture va se déverser, s’épancher dans la vie dite réelle, pour emprunter à Nerval. La peinture de Hantaï donne en effet lieu à la lecture de Cixous qui, à son tour, provoquera par la justesse analytique de son interprétation l’éclosion d’une anamnèse chez le peintre, le poussant à laisser cours dans une série de lettres à la levée d’images ressurgies de l’enfance[12], images demeurées jusque-là enfouies. Dans la deuxième de ces dix lettres, que Cixous appelle « Lettres de Résurrection », Hantaï écrit : « Hélène, imprévisible Hélène, tu as touché à ma mère et maintenant toute ma petite enfance est remuée, remonte et envahit tout. Je n’ai jamais pensé d’en parler, juste une photo d’elle et de son tablier. Juste une image remplaçant toute parole » (TSH, 58) — confidence dont la portée ne peut passer inaperçue s’agissant d’un peintre qui n’a cessé toute sa vie de remettre en question les limites de l’image et d’en mettre à découvert les apories (tout particulièrement celles de l’image comme écran ou surface de projection) : il est d’autant plus saisissant que Hantaï pose ici cette image (une photo de la mère au tablier) comme l’envers de « toute parole ». Sans toucher encore à ces lettres qui donnent à cet échange venu à l’improviste, ou de surcroît, une étonnante force affective et poétique (comme si quarante-cinq ans plus tard — le temps d’incubation de tout traumatisme — Peinture [Écriture rose]) faisait ou laissait arriver, accouchait[13] d’un événement absolument imprévisible, quelque chose d’aussi inattendu que le rose surgi à la fin des écritures du tableau sans que jamais la couleur rose ait pourtant été présente parmi les encres utilisées), on soulignera à quel point, entre ce « tableau somme » (TSH, 10) et ce Tablier, il sera tout du long question de transfiguration, et dans les deux sens, de chaque côté des deux côtés, puisque le tableau de Hantaï, immense toile couverte d’écritures enchevêtrées, de lettres et de chiffres, porte déjà tout entier comme sa question « la transfiguration de Peinture en Écriture, d’Écriture en Peinture » (TSH, 10), et que cette transfiguration est également à l’oeuvre dans l’écriture de Cixous qui cherche pour sa part à écrire la légende du tableau. D’entrée de jeu, elle renonce d’ailleurs à seulement décrire, à parler « devant le tableau » : ce qu’elle veut, c’est vraiment écrire la légende de ce tableau tout en écritures (« écrire sur écrire sur écrire » [TSH, 21] donc), et traduire l’expérience, au sens le plus fort du terme, induite par cette toile démesurée : « Je ne voulais pas parler de tableau, ni de Hantaï, dit-elle. Mais plutôt de mon aventure, de l’aventure du tableau, de mon aller-à-la-rencontre d’une chose dite tableau […] » (TSH, 11). Sans prétendre pouvoir rendre compte de cette expérience (ses plis la rendent d’ailleurs d’une certaine façon tout aussi impénétrable que les milliers d’écritures lisibles jusqu’à l’illisibilité qui « moqu[ent] la lecture » [TSH, 18] dans le tableau même), je m’attacherai à suivre ici un seul fil parmi tant d’autres possibles au sujet de cette ekphrasis qui réinvente, tout comme la methexis de Nancy, les limites de cette figure et en fait un événement poétique inédit, un véritable art figuratif du discours.

Car on l’avait déjà entrevu avec Nancy : il y a imitation et… imitation. Et si la mimesis dissout sa forme dans le fond aux contours insondables de la methexis, si l’une et l’autre s’enveloppent et se dérobent tour à tour, on est loin d’en avoir fini avec cette question. C’est d’ailleurs l’un des aspects les plus intéressants du Tablier et qui se trouve à plusieurs reprises surligné dans la lecture que fait Cixous du tableau de Hantaï, déjà fortement préoccupé par une reformulation radicale, voire originaire, de cette question de la mimesis dont on pourrait à juste titre dire qu’elle est retournée en profondeur dans Peinture (Écriture rose). La question de la représentation ébranlée par Nancy à partir de la relation d’implication de la mimesis et de la methexis trouve à l’évidence un terrain privilégié dans Le tablier de Simon Hantaï, où il est indéniable que ce motif de la copie, poussé par le peintre dans tous ses plis et extrémités, touche ici à l’essentiel tant du côté de la peinture que de l’écriture qui l’accompagne comme son envers[14]. Je cite un peu longuement un passage qui laisse bien entendre comment Cixous reproduit, avec une étonnante virtuosité phonographique, la « voix » de Hantaï (son accent, son timbre, son rythme heurté qui « casse » et « taille » le français autrement, lui donnant une étrangeté naturelle qui l’ensauvage[15]), tout en parlant de la copie dans son travail, celui de Hantaï et le sien propre. Autrement dit, elle est déjà en train de copier ou de recopier son « modèle », qu’elle moule et refaçonne à sa guise, en imitant fidèlement sa « manière », sa « touche », tout en libérant l’originalité, voire la génialité, de cette copie, qui produit autre chose en croyant reproduire. Mais j’anticipe. Écoutons un instant Hantaï parler de son travail dans la voix de Cixous, telle qu’elle l’« imite », mêlant indécidablement sa voix à la sienne :

En 1958, dit-il, je prenais la décision. Je vais consacrer une année à ça, dit-il. À « ça », notai-je. J’ai pris le rythme de l’année liturgique, l’avent de 1958, depuis l’avent jusqu’à l’avent. D’un avent à l’autre. J’ai pris naissance du tableau à l’avent de la naissance du fils de la Vierge, pense-t-il, ce tableau va envelopper dans ses plis l’avant-première du fils, je vais faire le registre des avents, je vais copier ce qui vient à venir et ce qui est venu, je vais être celui qui copie tout ce qui s’annonça et tout ce qui fut et aura été — pendant une année. Avant la décision, dis-je, qu’y avait-il ? La liturgie, dit-il, c’est une manière de mettre le commencement et la fin, autrement toute la vie copier ce n’est pas possible.

TSH, 13

On le voit : l’écriture de Cixous « copie » elle aussi la peinture de Hantaï, et non seulement parce qu’elle enregistre ses phrases (« notai-je »), mais bien plutôt parce qu’elle les laisse courir à la manière articulée-désarticulée des encres de Hantaï qui, « rouge vert noir violet », copient les couleurs des pensées de « Hegel Hölderlin Schlegel ». Il faut dès lors voir ce qui est en jeu dans cette copie originaire[16], dans cette peinture-écriture de l’avant (et de tous les « avant » et commencements) : il n’en va pas seulement de la transfiguration par le peintre des pensées des philosophes (« c’est ici, dit Hantaï que je me mets à copier les pensées des philosophes en suivant le chant des couleurs, car je les vois songer qu’il faut à la pensée lumière, et couleurs, c’est-à-dire la peinture pour venir au jour de la langue » [TSH, 14]), mais aussi du « commencement du mariage des deux mondes », du moment où la poésie entre en contact avec la pensée, où la philosophie se fait peinture, où « peindre copier peindre » deviennent inséparables :

« Réaliser en couleurs le royaume de Dieu de la philosophie », pensais-je, en copiant à la lettre les pensées allemandes, c’est le centre de mes préoccupations, « c’est absolument la peinture qui donne importance absolue au texte » pensais-je, mais ceci n’était pas vraiment une pensée philosophique c’était un exercice spirituel en peinture, Hegel noir, Hölderlin rouge, Loyola violet, Goethe vert, mais pas de bleu ici, pas de O, pas de silences traversés des mondes et des anges, dans cette église à synagogue tout parle, la toile est en bourdonnement, « copier les textes les plus importants c’est la peinture » me dis-je. Peindre copier peindre je me peins copiant les philosophes copiant la peinture de la pensée qui vient à s’écrire devant eux sur le mur blanc ou bien sur le blanc du mur.

TSH, 14-15

Il ne s’agit plus, on l’aura compris, dans cette copie poussée à la limite, jusqu’à la fin des mots (c’est alors seulement qu’arrive l’événement imprévisible du rose), de l’ancienne mimesis (représentation, ressemblance, perspective, profondeur, cadrage, délimitation fond/surface, dedans/dehors, sujet/objet, etc.), mais d’une tout autre opération où les fins de l’imitation se trouvent pour ainsi dire complètement « définalisées », pour reprendre une expression prêtée par Cixous à Hantaï (« “Je définalise totalement les choses — rêve-t-il —, et arrive ce qui arrive”, rêve-t-il » [TSH, 20]). Dans cette nouvelle relation du copier-peindre, il en va d’abord pour Hantaï d’un passage, qu’il cherche alors entre la philosophie et la religion. Or, puisant jusqu’à l’épuisement dans ces milliers de mots, à travers et en travers de tous ces passages recopiés de la Bible et des grands textes philosophiques[17], sourd quelque chose d’autre, la Chose Rose, venue des écritures visibles jusqu’à l’illisibilité, sans cause ni pourquoi, comme la « rose de personne » de Celan, « sie blühet weil sie blühet », qui « fleurit parce qu’elle fleurit », comme ne manque pas de la (re)citer Cixous, en notant : « Ça c’est de l’écriture, encore de l’écriture » (TSH, 21).

Cixous s’avance quant à elle vers le tableau par un autre passage que celui recherché par Hantaï entre philosophie et religion[18]. Dans son cas, c’est le passage entre le Poème et le Tableau qui lui donnera accès à cette traversée de la « mer Rose » qu’elle nomme, elle, d’entrée de jeu « la mer Rouge du temps, la mer Rouge de temps », dans laquelle « le temps s’était ouvert par le milieu, et avait tiré ses rideaux de part et d’autre de la scène du temps » (TSH, 9). Ce sont en effet les analogies entre Écriture et Peinture, leurs correspondances mais par différences croisées, qui frayent ici le chemin du commentaire : « […] le Poème est fait en temps. Et le tableau sur espace./ Le Poème est une porte devant la grotte tapissée de cristaux./ La Peinture tapisse la grotte des cristaux du temps./ Le Poème dit : druse, et la lecture s’élance./ La Peinture graphe griffe gratte la croûte jusqu’à la nue » (TSH, 41). Poème et Peinture sont lus dans leur réversibilité, travaillant l’un(e) et l’autre de chaque côté de la paroi, avec des moyens, des manières, des langages différents, à traduire la même expérience de la Chose. Cette mêlée de la philosophie comme poème de la pensée et de l’écriture comme force poétique pensante, à la fois si différentes et pourtant inséparables, on pourrait sans doute dire qu’elle est justement la figure inobjectivable de son texte-tablier à elle. Car les questions de Cixous au sujet du rose ne sont pas moins philosophiques que poétiques, elles touchent comme celles de Shakespeare (« What’s in a name ? That which we call a rose… ») au nom et à la Chose, à la distinction indistincte entre l’un(e) et l’autre, à leur point de contact, voire à leur imprégnation :

Le nom de la couleur rose est masculin. Le « rose » vient de la rose. D’abord la rose ensuite le rose. D’abord la fleur. Oui mais qui dira jamais d’où sera venu Rosa le nom de la fleur. Au commencement il n’y a pas de commencement ?

TSH, 13

Tout au long du Tablier, elle poursuit cette déclinaison (ô combien latine, et chrétienne) du nom de la rose, comme ici à travers les mots de Hantaï (ceux qu’elle attribue à son « Hantaï », plus vrai que nature) évoquant comment, dans son expérience du tableau, « […] soudain, il a fait rose. Rose est la réponse sans mot à toutes les questions à mots […]. Sans le vouloir j’ai écrit jusqu’au rose final et la Rose est revenue sans que j’aie prévu » (TSH, 21).

C’est d’ailleurs ce « sans le vouloir » qui, mine de rien, mine tout, fore la toile de mille minuscules ouvertures (« ce tableau, dit Hantaï tel que le fait parler Cixous, c’est essayer de faire venir des yeux cachés derrière des millions de petites paupières » [TSH, 11]), c’est lui qui transforme toute la relation entre peinture et écriture, et opère leur transfiguration inouïe, du jamais vu si l’on ose l’expression en lui redonnant sa force native. Car il s’agit bien de cela, se retirer, se tenir en retrait du vouloir (« Le passage : et c’était rose. Sans aucune couleur rose. Je voulais pas donner de titre. Je voulais pas donner. Je voulais pas vouloir. Je voulais pas pourquoi. Tous ces milliers de mots j’ai écrits, de là le rose » [TSH, 21]), s’abandonner à une puissance plus forte que tout vouloir, donc, et laissant passage à la passivité et à la soumission, se rendre , à cela qui demande au peintre non plus de savoir, c’est-à-dire de lire et d’écrire, ni même de penser, mais d’aller « plus loin que toute connaissance » (TSH, 21), et de recopier, seulement copier, mais copier sans bords ni confins les textes religieux et philosophiques : « Copier les textes les plus importants c’est la peinture. Comme ça seulement on risque aller au rose : par copier. Soumission » (TSH, 22). Copier devient ici l’acte même, le geste de passage qui enverse l’Écriture en Peinture, la Peinture en Écriture, au point qu’on ne sait même plus entre ces deux moitiés, ces « jumeaux non simultanés » écrit Cixous (TSH, 35), qui est au-dessus qui en dessous, la « moitié qui prend “l’épaisseur” et l’autre [qui] est dans le creux » (TSH, 35), qui a le pli interne, qui a le pli externe[19], et même qui recopie quoi :

En hauteur tu peux pas écrire à l’encre de Chine. En hauteur tu arrives où tu ne peux pas écrire, pour écrire je dois tenir la plume à l’envers. En écrivant j’arrivai où je ne pouvais plus écrire où je commençai à écrire par envers./ Il faudrait écrire autrement, quelque chose de totalement singulier, mais impersonnel. Qui peint ? En hauteur j’étais presque impersonnel. Mais après ? Pendant un an j’étais recopié. Mais après ?

TSH, 22

On remarquera au passage comme la répétition du mot « hauteur » est significative et porte peut-être l’essentiel du dépassement poursuivi avec acharnement dans ce processus de copie qui exténue la mimesis (il n’est pas interdit en effet d’entendre dans « hauteur » l’écho un peu déformé du nom propre de Hantaï, de même que l’homonymie de la figure de l’auteur et de l’un des plans particulièrement « hors taille » de cette toile).

Mais revenons à la chose du tableau, à cela qui, tapie ou tapissée en son fond, ne nous quitte plus des yeux depuis que nous les avons posés (que nous avons cru les poser) sur elle. Que se passe-t-il quand, dans une toile telle que Peinture (Écriture rose), il n’y a plus que copie (il y a plus que copie, pour paraphraser sa syntaxe[20] plus puissante que la négation), que copier et peindre sont indélimitables, s’entretissent à tel point qu’ils font naître, qu’ils engendrent et génèrent, entre peinture et écriture, la chose qui les dépasse l’un et l’autre : le ou la rose ? C’est au moment où la peinture se dépouille de toutes ses propriétés (fond/surface, substance/phénomène, essence/accident, dedans/dehors, etc.), c’est alors qu’elle croit avoir épuisé toutes ses ressources dans cette mise à nu qu’un geste nouveau, inqualifié, arrive pourtant grâce à ce « copier peindre », à cette expérimentation d’une copie non mimétique où quelque chose « est sans être [21] ». Et cette chose, qui va plus loin que toute connaissance (« La Rose ne compte pas, elle n’écrit pas, elle fleurit » [TSH, 21]), qui, venue des mots, ou à travers les minuscules fragments blancs laissés entre les milliers de mots enchevêtrés dans les encres de couleur, fleurit, point sublime excédant toute perception[22], est bien l’événement de ce tableau, événement qui se re-produit, qui se répète pour la première fois, de manière inouïe, dans l’écriture de ce Tablier et les « Dix Lettres » réanimées, retrouvées qui en sont aussi la « véraison » secrète, à contretemps, quelque quarante ans plus tard, juste à temps pour que l’infans muet naisse aux mots des lettres, au Temps retrouvé perdu qu’elles recréent et font exister, revivre et survivre[23] — une vraie rose d’écriture tout aussi imprévisible que celle du tableau (ce n’est sans doute pas un hasard si, selon la logique inconsciente rigoureuse qui lie les anamnèses épiphaniques de ces lettres, le dernier passage de l’ultime lettre de Hantaï, une sorte de p.-s. qui n’en porte pas le nom, concerne précisément un autre nom de fleur et une question de traduction laissée sans réponse :

J’ai regardé les différents dictionnaires. Le hongrois kukacoirag est donné comme pourprier. Je n’y crois pas. Pourquoi pourpre, purpur, quand il s’agit de toutes les couleurs. C’est probablement une version fleuriste, avec des pétales superposés ombrés./ Mes fleurs sont plus petites avec des pétales simples, pétales de couleurs lumières, couleurs souabes, couleurs de Grünewald. En allemand, je trouve portulak.

TSH, 74

À nouveau et jusqu’à la toute fin du Tablier, il sera donc question de fleur et de peinture, d’une fleur de peinture (« pétales de couleurs lumières »), et du désir de trouver, de trouver presque, entre les langues (le hongrois, l’allemand, le français) et les dictionnaires, matrices linguistiques superposées, ouvertes l’une dans l’autre, le nom de la chose perdue.

L’auteur — le peintre, le poète, le philosophe, l’écrivain — copie, mais à la fin c’est lui qui est recopié par la « créature » qu’il crée : en haut de l’échelle, Hantaï ne peut plus écrire à l’encre, c’est alors qu’il entre ou pénètre dans la peinture par une autre voie encore, il ouvre un autre passage (« Avec lame de rasoir je lissais la peinture : ça c’était : amour. Lisser la peinture. Peigner la créature » [TSH, 22]), il remonte vers l’origine, il délaisse la création (et avec elle l’autorité, la propriété, l’intention, la volonté, le pouvoir, etc.) pour la créature peinture, il se laisse renverser par la toile, il apprend « à écrire par envers », le tableau se fait comme le Livre, « totalement singulier, mais impersonnel » : « Le tableau serait libre, écrit Cixous, il serait doué de profondeurs sans épaisseur, comme le sont les mémoires de la mémoire. Il serait sans auteur, il ne chercherait pas, il suivrait, il recommencerait en rond » (TSH, 20).

Comment lire un tableau ? C’est la question que nous tentons de suivre ici, entre peinture et écriture, et dans le cas de l’expérience de ce tableau pour Cixous (ou de l’écriture du Tablier pour Hantaï), il n’est certes pas facile de décrire le frayage accompli par cette écriture tout à l’écoute des signifiants du tableau. Il serait d’ailleurs sans doute illusoire de chercher à déduire de cette expérimentation une démarche qui pourrait être parfaitement objectivée et transmise en tant que telle. Mais sans parler de « méthode » — à moins de redonner au mot sa capacité de repenser le « droit chemin » en termes d’errance, d’égarement et de nécessaires détours —, certains aspects de cette approche méritent d’être soulignés, à commencer par ce temps si long de l’apprentissage, où Cixous se met en attente, en veilleuse devant le tableau avant que le signal lui soit donné, intimé par lui. Dans Transcription, Jean-Luc Nancy formule au passage un bref commentaire au sujet de cette opération de lecture :

Et pourquoi parler de lire ? demande-t-il. C’est parce qu’elles [les toiles] passent leur temps à faire des signes, des signes qui ne sont pas à lire, mais qui font appel à une autre lecture, à quelque chose qui se comporte comme une lecture, comme une lecture de sens qui lirait ce qui est du sens sans être pourtant du langage, et donc qui n’est pas à lire, comme on lit un texte. Ce sont des signes qui balancent entre signal et signifiant, mais ce sont aussi comme des signes d’un alphabet inchoatif, mais qui se retiendrait de faire des lettres, tout en en faisant un peu, ici ou là.

T, 20-21

Cette remarque éclaire de manière transversale la démarche adoptée par Cixous dans sa lecture du tableau de Hantaï qui, dans sa recherche du sens qui laisse toujours une large part à l’ab-sens et à l’outre-sens, se laisse mener par « métonymie fabuleuse ». Car approcher la « chose en peinture », la chose de peinture — « Je passai deux ans devant la tapisserie aux mystères. Je cherche. Je cherche. La Cause. Le visage de la Cause » (T, 25) —, cela ne va pas de soi (c’est le moins qu’on puisse dire), cela exige patience et passivité, et Cixous s’en explique dès le Prière d’insérer en prévenant ses lecteurs à son tour contre l’impatience : « Ne vous impatientez pas aux préparatifs, ne vous étonnez pas […]. Je vous prie d’accepter mes préparatifs : ils ne sont pas capricieux, mais nécessaires ». « Afin de me rapprocher du tableau par mes propres détours, je pris pour éclaireurs les amants à la Rose » (T, 25), précise-t-elle encore : Proust, Celan, Rimbaud viennent ainsi répondre, du versant de l’écriture, aux exercices spirituels de Hegel, Hölderlin, Loyola translittérés en signes peints dans le tableau. Il faut donc, pour entrer dans ce tableau devant lequel « on découvre qu’on ne sait pas, on n’a jamais su ce qu’est “peindre”, “tableau” “peinture” “écriture” “rose” “autoportrait” “couleur” “penser” “voir” » (Prière d’insérer), entretisser dans la navette de l’écriture toutes sortes de fils — une chatte aux oreilles roses, une branche d’aubépine rose venue du côté de chez Proust, les poèmes de Celan, de Rimbaud, de Nerval, les théories sur les couleurs de Goethe ou de Hegel — pour enfin commencer à toucher des yeux ce rose qui ne se voit pas, chose visible qui reste également invisible, exposée et pourtant inaccessible : la chose dans ce tableau est et n’est pas, à la fois, indéfiniment (« C’est et ce n’est pas » [TSH, 18] : voilà bien la phrase par excellence du skandalon qui fait trébucher toute philosophie). D’une certaine manière, on pourrait dire que la légende du tableau s’emploie aussi à renverser ou à inverser toute idée de preuve : il ne suffit pas, en effet, de voir pour croire, il faut croire pour voir. Et pour ce « croire voir » qui échappe à la vue, il n’y aura jamais de preuve artefactuelle, matérielle d’un quelconque pigment ou substance rose. Peinture (Écriture rose) opère le suspens apparent de la mimesis, il porte le rose là où il n’y avait rien : le rose comme être, l’être « jeté dessous », « l’être-jeté » du subjectile tel que le définit Jacques Derrida[24].

On peut rester des heures ou des mois et une année à se répéter le signe insaisissable qui vibre sur la phrase (à recopier et dénouer) et qui disait : je suis là, lis-moi, retrouve mon nom, sans s’en rapprocher, sans la faire venir à soi. Et pourtant c’est tout l’art de Hantaï et c’est le seul art. Elle est là, peu importe d’abord de qui ou de quoi il s’agit.

TSH, 28

écrit Cixous, et la déclaration vaut bien entendu autant pour l’art de Hantaï que pour son propre art poétique. Le « traité d’alliance entre peinture et littérature » qui se signe dans ce Tablier passe donc par ce geste de copie, cette imitation d’un autre genre qui renonce à toute appropriation, qui cherche seulement pour aborder « la chose “l’Écriture rose” » à entendre l’appel de la phrase : « Qui m’appelle ? Qui respire sous le quadrillage des livres ? Qui sommeille depuis quand rose sous les innombrables traces du savoir ? » (TSH, 25) La méthode de création mise au jour dans la copie poussée jusqu’à l’illisibilité de Peinture (Écriture rose), Cixous ne fait pas que la décrire, elle la met à l’épreuve comme la ligne même de sa lecture (« cette phrase qu’ici je recopie une fois » [TSH, 26], dit-elle avant de citer un très long passage de La Recherche, qui va lui offrir l’« épine de rose » pour se rendre au tableau), copie qui est le fond même de l’art, et qui suppose qu’on sache « se faufiler de l’extérieur à l’intérieur à l’extérieur, comme une aiguille à l’oeil bien ouvert » (TSH, 27). « Peindre copier peindre je me peins copiant les philosophes copiant la peinture de la pensée » (TSH, 15), écrivait-elle en parlant aussi bien de Hantaï que d’elle, hétéroautoportrait d’un « je me peins » sans réappropriation à soi possible, la réversibilité ne cessant de se renverser d’un côté comme de l’autre. Tout comme les Annagrammes qui sont le support, le subjectile (et le sous-titre) du Tablier, il s’agit d’apprendre à lire à l’envers[25] :

Anna : qui veut Anna retourner il retrouvera Anna. Sa fin est son commencement. Son commencement et sa fin. Écoute j’ai quelques photos pour toi de ma mère. Ensuite moi l’enfant.

Ensuite la peinture.

Toute la vie copier sur le tablier, copier la vie copier le tablier.

TSH, 31

*

Derrida devant les Primati : penser la chose au-delà de la mimesis simiesque

La Chose (dites encore la peinture), son explication avec la Chose se passe ailleurs, d’autre part. Ça arrive, la Chose, à son heure, depuis un ailleurs absolu. Mais un ailleurs sans alibi, un ailleurs qui se tait, qui se tient et qui vous tient ici maintenant.

[…]

Car l’attendu, ici, ce qu’elle attendit, comme si elle s’attendait elle-même à elle-même, sans s’attendre à quoi que ce soit d’identifiable, c’était aussi cette Chose qu’on appelle — que tu surnommes encore, faute de mieux — l’histoire de la peinture, une tout autre histoire-de-la-peinture, tout autre que celle des historiens de la peinture […].

Jacques Derrida, « Tête-à-tête », p. 8-9

Dans l’atelier de Camilla Adami, il se passe autre chose encore. À première vue, un philosophe semble regarder les grands Primati adossés aux murs blancs, en réalité il est en train de se voir vu, il est plongé dans une profonde méditation que d’aucuns appelleraient peut-être une prière. (Prière de fermer les yeux, ce serait une autre manière encore d’entendre le Noli me tangere intimé par toute peinture.) Lui aussi, comme son ami Jean-Luc Nancy, comme ses amis Hélène Cixous et Simon Hantaï, il rêve de la Chose en se tenant au pied des toiles immenses de Camilla Adami[26], il dit d’ailleurs se sentir « plus petit, démesurément plus petit » devant ces grands singes de peinture qui le toisent[27]. La scène de lecture s’ouvre sur cette dissymétrie des regards qui vont se croiser ici en une très unheimleich rencontre. Voici comment il campe le décor, comment il met en place le dispositif de la scène :

Quelles scènes me font ces toiles ? Quelle scène quand je suis seul avec elles, avec chacune d’elles, moi plus petit, démesurément plus petit que chacune d’elles ? Est-ce une bonne façon de poser la question à leur sujet, au sujet de leur sujet, de m’interroger ou de les solliciter du regard ? De répondre surtout à leur silence ? Je renonce d’avance à décrire ce qu’il y aurait à voir dans l’incommensurable de ces oeuvres. Ce que j’en dirai ne donne rien à voir en vérité, rien à voir avec ce que je vous invite à aller y voir vous-même — plus précisément à aller à votre tour vous y voir les regarder. Moi, c’est autre chose, quand je parle de la scène que me font, de leur très-haut, ces immenses toiles, je tente seulement de dire ce qu’elles touchèrent, si je puis encore dire, en moi, dès la première rencontre, dans l’atelier de Camilla Adami.

TT, 5

Plusieurs traits déjà dans ce passage très riche appelleraient un commentaire, mais avant de m’y engager je voudrais dire pourquoi cette réflexion de Derrida se révèle particulièrement intéressante en regard du petit triptyque que je propose ici et qui réunit autour de la chose peinture[28] trois cas de figure qui en délimitent chaque fois les contours. Nous avons vu, à la lumière des travaux de Jean-Luc Nancy, comment une contamination/contagion se produisait entre la methexis et la mimesis pour en dissoudre les limites ; nous avons entrevu comment, entre Peinture (Écriture rose) et Le tablier de Simon Hantaï, cette expérimentation neuve de la copie, d’une imitation à fond perdu radicalisait l’ancienne question de la mimesis. Dans « Tête-à-tête », le motif de l’imitation se retrouve encore une fois au coeur du texte et de manière peut-être plus cruciale, puisque dans cette scène Derrida affronte le sujet même de la mimesis en pleine figure, ou en personne, si l’on ose dire, puisqu’il se trouve, dans l’atelier de Camilla Adami, seul, face à face avec ces grands singes de peinture — ou en peinture : l’indécidable qui consisterait à pouvoir décider si l’on a affaire ici au fond ou à la surface, au sujet ou au support, au subjectile, ne sera en effet jamais levé. Cette scène déplace donc encore notre question, qui s’ouvre cette fois non pas sur la methexis, ni sur la mimesis comme processus de copie poussé à l’infini, mais sur une interrogation inquiète, troublée et angoissée quant au mimétisme même (s’il y a jamais une telle chose qu’un mimétisme saisi tel qu’en lui-même, dans sa « mêmeté[29] »). Or, on le sait, cette question (avec toutes les notions qui lui sont associées : la ressemblance menant à la reconnaissance[30], l’identité référentielle, la reproduction d’une apparence phénoménale qui resterait au fond, ou en profondeur, etc.) est très souvent représentée — donc déjà en creux ou en abîme — dans l’histoire de la peinture, Derrida l’indique dans une note, par la figure du singe. Or il est clair que, dans ce « tête-à-tête », Derrida s’inscrit précisément contre toute « domestication anthropocentrée » de la grande question de l’« animal », posée dans la généralité de l’« espèce » et, qui plus est, d’une espèce unique (comme s’il n’y en avait toujours qu’une dès qu’il est question de l’animal…). Voici ce qu’il entend ces grands singes de peinture lui « répondre », « sans se taire mais sans rien dire », apostrophant « tel grand penseur de ce siècle » (Heidegger, pour ne pas le nommer), qui estimait que l’animal était « pauvre en monde » (weltarm) :

Je ne suis ni une bête ni personne, je suis quelqu’un mais personne : ni une personne, ni un sujet ni le sujet d’un portrait. Je ne suis pas domesticable, vous ne m’installerez ni dans votre maison, ni dans vos musées, ni même, comme tant de peintres l’ont fait, dans le coin d’un décor ou d’un tableau. La souveraineté pourrait me manquer, comme la parole, mais non. Je me comprends autrement, comprenez-moi. Votre parole ne m’aura pas manqué, je ne l’ai pas mais je vous la donne, et je vous touche, et ceci, croyez-moi, qui vous parle en langues, ce n’est pas une de ces figures […] que vous, les hommes, vous les rhéteurs, appelleriez bêtement une prosopopée.

TT, 14-15

Il y aurait beaucoup à dire sur le recours à cette figure de la prosopopée — mais que devient la figure alors que toute la réflexion de Derrida dans ce texte consiste précisément à interroger ces singes (ou signes) peints comme quelque chose qui ne serait justement plus une figure ? — par laquelle l’animal « répond », à la toute fin du texte, sans parler mais sans se taire, à cette question fameuse du langage censé le différencier de son vis-à-vis, l’homme[31]. Mais je laisse pour l’instant cette figure en réserve (formule zoographique oblige !) pour me concentrer sur la rencontre qui a lieu dans l’atelier entre Derrida et ces grands singes de/en peinture, rencontre d’emblée posée en termes de dissymétrie irréductible entre deux « espèces » sans commune mesure. Comme dans les deux scènes de peinture précédentes, ce qui s’expose ici pourrait essentiellement être décrit comme une scène de l’entre : elle se passe entre « moi » et « eux » (ou « elles »), « entre ce que vous appelez la chose “sujet”et la chose “objet”, entre l’homme et la femme, entre le vivant humain et le vivant animal » (TT, 7), mais plus encore peut-être que dans les deux scènes précédentes, Derrida insiste pour garder ce qui arrive « dans une telle entre-surexposition, [où] toutes ces oppositions (corps propre/corps inorganique, homme/femme, humain/animal), […] ne tiennent plus » (TT, 7), comme une « figur[e] non figural[e], au fond » (TT, 7), demeurant « à jamais inaccessible, insensible, intangible, invisible » (TT, 8). La distance entre lui et elles (les toiles démesurément grandes) reste donc incommensurable, et non seulement parce qu’il s’agit de deux « espèces » différentes (homme/animal), de « genres » différents (masculin/féminin), d’« âges », d’ascendance et de descendance qui ne communiquent pas, mais aussi et surtout parce que la ligne de partage qui passe entre ces corps, entre ces regards est celle qui passe entre le vivant et le mort, entre l’animé et l’inanimé, entre le sujet et l’objet, bref entre « quelque chose » et « quelqu’un », entre « qui » et « quoi ». Je reviendrai à cet enjeu capital du texte, mais notons tout de suite qu’il est également très révélateur de la réserve de Derrida qu’il renonce d’entrée de jeu (contrairement à Cixous qui s’engage, elle, dans la légende du tableau) à toute description, à tout récit : on reste, dans la perspective de Derrida, en deçà ou au-delà de l’ekphrasis, tout commentaire qui tenterait de donner à voir la toile demeurant sujet à caution quant à un « prendre » ou « comprendre » herméneutique qui violerait le secret de la peinture en le dévoilant. Derrida adopte par conséquent une tout autre démarche face à la Chose peinte, s’efforçant, pour ne pas tomber dans le piège de l’appropriation, de l’interprétation, de la « domestication anthropocentrée » dont il fait ici le procès, de ne pas arraisonner, de ne pas nommer, autrement dit de ne pas objectiver la Chose, encore sans nom, qui se produit dans cette scène et qui vient le toucher, lui, au moins autant qu’il la touche : le retournement du regard, qui perd sa toute-puissance réflexive, pour se « voir vu » plutôt que « voir », est également indiciel du renversement du rapport de forces qui surgit toujours dès qu’il est question de « sujet » et d’« objet ». Sur ce point également, le renoncement au « commentaire » ou à la « description » chez Derrida correspond à une tout autre manière de toucher la Chose, en ne la touchant pas justement, en se laissant toucher par elle. Tout discours, toute parole ne pouvant qu’asservir, ou assujettir la Chose dès qu’il la nomme, Derrida demeure beaucoup plus circonspect, pour ne pas dire suspect quant aux conditions mêmes rendant possible un tel discours. Sa position à l’endroit de la peinture est donc sensiblement différente de celles de Nancy ou de Cixous, tout en s’en rapprochant par d’autres aspects. De même, de manière contrastée avec la démarche de Cixous encore, on pourrait dire que Derrida résiste, tout en y cédant tout de même un peu, à « la tentation de projeter à l’infini vos phantasmes analogiques » (TT, 13), sur ces singes/signes de peinture : le fait qu’il passe par la deuxième personne, parlant de lui comme (d’)un autre est déjà significatif de la désappropriation subjective en cours : ces « phantasmes analogiques » eux-mêmes ne lui « appartiennent » pas en propre…

Ni propre, ni propriété, ni appropriation : Derrida dénonce, à travers ces concepts, le discours qui a exproprié la Chose, qu’il s’agisse de l’animal ou de la Chose de l’art, indistinctement l’une et l’autre, comme c’est le cas dans ce « Tête-à-tête ». Sa réflexion, dont la portée est à l’évidence philosophique et politique, présente l’originalité de lier en son fond cette critique à la question de la mimesis, de ce qu’il appelle la « singerie mimétique ». Ces singes, écrit-il,

n’appartiennent à personne, c’est trop évident, ils sont sans précédent ni prédécesseur, même dans une histoire de peinture obsédée par la singerie mimétique. Ils resteront aussi sans descendant, car les voici affranchis par une peinture qui leur reconnaît, avant tout droit de l’homme, avant tout droit à la parole, le droit à la non-appartenance. Ils n’appartiennent pas, à rien ni à personne.

TT, 13

Contre le discours de la généralité (et de la génération, du génotype) de l’espèce, Derrida réaffirme au contraire, au sujet de ces singes de peinture, leur singularité unique : il s’agit toujours en effet de ce singe-ci — ce « singe philosophe », « ce singe en jeune chien qui voudrait faire l’amour, cet autre qui fait la moue », cet autre encore qui « fait semblant de penser, ou plutôt de penser à ne pas penser » (TT, 13) — et non de « figures anthropomorphiques plus vraies que nature » (TT, 13) ; « chaque “singe” vous regarde, unique, tout seul, mortel, depuis sa place singulière, chacun d’eux vous prend à part, il ne veut pas de son nom, il ne singe rien, il vous signifie, dans son idiome absolu, il vous singifie indéniablement » (TT, 14).

L’échange qui se produit entre l’homme et l’animal, mais aussi entre la toile et celui qui la regarde reste donc posé ici non en termes de symétrie, de correspondance, de spécularité (pas de miroir), et encore moins d’identification, de projection narcissique impliquant une illusoire réciprocité, mais bien de « dissymétrie sans fin » (TT, 13), qui implique néanmoins le passage de la frontière, sa porosité et sa réversibilité :

[…] Cette peinture vous oblige inflexiblement, indéniablement, à penser cette frontière, donc à la passer corps et âme. À la passer et repasser, aller et retour, car même si vous n’en revenez pas, entre quelqu’un et quelque chose la réversibilité fait la loi. Non pas la symétrie, car il n’y en a jamais, mais la répétition et la réversibilité.

TT, 13

C’est même, paradoxalement, l’impossibilité de la réciprocité, ce « rapport sans rapport » qui ouvre précisément l’échange, la réversibilité dans les deux sens, « aller et retour » dit Derrida, mais aussi peut-être sans retour, pour l’un des deux partis, comme le laisse entendre l’expression « si vous n’en revenez pas », qui peut valoir ici tout aussi bien littéralement (pas de retour possible) que figurativement (vous n’en revenez pas : sous-entendu de votre étonnement). La peinture de Camilla Adami induit une telle expérience de réversibilité, d’ouverture entre « quelqu’un » et « quelque chose », entre ce que Derrida appelle les « deux trajectoires du devenir-autre » qui viennent se croiser dans une chose sans nom, dans un X qui reste inaccessible à toute représentation : « le devenir-quelqu’un de quelque chose », « le devenir-personne ou le devenir-sujet d’un corps vivant, d’un corps de souffrance ou de jouissance ; mais aussi bien l’inverse, le devenir-chose, le devenir quelque chose (n’importe quoi, n’importe qui, sans nom […]), le devenir quelque chose de quelqu’un » (TT, 13) — voilà ce que cette scène dans l’atelier exposerait comme « la peinture même », souligne-t-il.

Qu’est-ce qui arrive dès lors à la peinture « une fois cette frontière passée, repassée, pensée, retracée, repassée du trait noir à la couleur, le passage de cette limite une fois mis en oeuvre dans le tableau » (TT, 13-14) ? Aucune ekphrasis, aucune description ne saurait suffire à le dire puisque, « pour parler de toutes ces choses, de ça, de cette Chose qui vient vers nous à travers toutes ces choses », il faudrait « changer de langage », rien de moins, et tirer les conséquences de ce qu’il n’y a plus, avec ces singes de peinture, de miroir. « Vous ne verrez rien de ces peintures, m’entendez-vous, vous n’y comprendrez rien si vous ne gardez pas la mémoire de cet éclat : tout miroir a été brisé. Il n’y en aura plus. Il y a la Chose, il y a ça, mais il n’y a plus aucun réalisme, aucune mimesis, aucun mimétisme (simiesque) » (TT, 11). Pas de miroir, c’est-à-dire plus de singerie mimétique, plus de mimétisme simiesque (laquelle réfléchit l’autre, dans sa réflexivité vertigineuse ?), plus d’imitation ou de faire semblant : le singe ne singe pas l’homme, il faut repenser toutes les limites et les conséquences de la réversibilité entre « singes » et « signes », entre « signifier » et « singifier », car l’événement qui opère dans cette peinture a une tout autre transfiguration en vue, ou « en tête », rien moins que celle où quelque chose devient quelqu’un, où quelqu’un devient quelque chose. « Encore fallait-il que cet événement inouï prît corps, voilà la seule condition, comme la peinture même. Que le corps fît oeuvre, mais oeuvre de peinture » (TT, 11) : voilà bien ce qui se passe lorsque la peinture est transie par tout autre Chose, lorsqu’elle essaie de ne pas toucher ce tout autre, de ne pas le rendre visible, et c’est bien là une tout autre histoire de la peinture qui s’annonce.

*

Coda (pour imiter la manière de Jean-Luc Nancy qui finit — infinit plutôt — souvent ses livres ainsi). Che cos’è la pittura ? Au moment de terminer ce texte, je reçois la réponse par voie postale — la lettre est toujours chose aérienne —, sous la forme d’un petit carnet rouge signé Fr. Martin, préfacé par Jean-Luc Nancy et dédicacé à Jacques Derrida. Ouvrant ce carnet — la préface précise les circonstances insolites de cet échange qui eut lieu « en l’air », « sans voir ni savoir » de part et d’autre, François Martin esquissant en avion une trentaine de dessins et aquarelles au cours des longues heures d’avion d’une correspondance entre Paris/Singapour/Melbourne, alors qu’au sol, à Strasbourg, et avant que la chose de peinture ait été exécutée, son ami écrivait la préface qui devait lui être remise lors de l’atterrissage —, je découvre en effet cette magnifique réponse à ma question et, qui plus est, dans la langue même, l’italien, où elle m’était venue : « La pittura è cosa volante» Traçant un parallèle entre les machines volantes de Vinci et la situation de son ami peignant « en vol », Nancy écrit donc avant d’avoir vu quoi que ce soit — ce qui rend cette correspondance à l’aveugle, la pensée du trait qui se dessine ici entre peinture et écriture encore plus mystérieuse et frappante — que ce

dispositif destiné à tenir en suspension, loin du monde et sans visibilité sur les choses de la vie, [offre] une sorte d’occasion pure : la chance et le risque de laisser venir quelques formes. Là où il n’y a rien — rien que l’obscurité somnolente et vrombissante de la cabine — là peut advenir quelque chose. Une forme ou une autre se dessine.

Et puis, encore ceci, que je ne résiste pas à citer, c’est-à-dire à prendre au vol :

L’art est une machine qui se trouve ici contenue dans une autre machine volante […] Le dispositif aéronautique expose et explique de façon très magistrale la disposition essentielle du dessin, de la peinture : il s’agit de tenir en vol, en équilibre suspensif, la main qui fugitivement, par glissements et par touches, laisse un crayon ou un pinceau, ou les deux l’un sur l’autre, voire un doigt ou quelque autre objet effleurer une surface, transfigurer plutôt un support en surface, c’est-à-dire en émergence, en éclosion du fond dans une forme[32].

On ne saurait mieux dire l’« enlevée de la main » traçante, de peinture comme d’écriture, qui n’appartient à personne, à « rien de préétabli ni de prédessiné », mais qui, parfois, laisse venir cette chose volante, survolante, de l’art.