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Décider qu’un objet devienne patrimoine ou être en mesure d’appréhender un objet comme étant patrimonial, c’est lui reconnaître une valeur pour le message qu’il contient, pour ce qu’il dit d’un passé accepté et valorisé, et ce en fonction des valeurs qu’une société cherche à transmettre. Pour autant, le rapport ambivalent au patrimoine industriel, que ce soit du côté des institutions ou du côté des habitants, montre bien la parenté conceptuelle entre territoire et patrimoine (Di Méo 1994) comme un rapport complexe. Deux types d’activités industrielles, à partir de quatre terrains, servent ici à décrire la dimension symbolique de stratégies de développement territorial, grâce à la préservation puis la valorisation du patrimoine : les fronts d’eau des activités portuaires ainsi que les bassins miniers et leurs sites d’extraction. Analysés sur des temporalités décennales, on y voit l’influence de différents modèles : celui de « l’effet Bilbao » avec des objectifs de régénération urbaine à partir d’un équipement structurant de type flagship (Baudelle et al. 2015), celui de la Ruhr avec une ludification des sites et leur mise en tourisme via notamment les musées (Lusso 2009), ou des modèles secondaires comme l’adjonction d’équipements contemporains aux bâtiments originels, opérations généralisées dans les années 2000.

Concernant les fronts d’eau, le Inner Harbor de Baltimore, le Porto Antico de Gênes, le Vieux Port de Barcelone, ou plus récemment le Porto Maravilha de Rio de Janeiro montrent bien des mimétismes qui sont aussi des modèles en tant que solution de développement local. En effet, la restructuration urbaine des années 1970 en Amérique du Nord est la conséquence de profondes mutations économiques qui ont donné à plusieurs centres-villes un rôle touristique qui vient contrebalancer des espaces vacants dus à l’aménagement fonctionnaliste. Il en ressort deux formes d’urbanisme nord-américains : la réhabilitation des historic district et les waterfonts à visée touristique. Le Vieux-Port et, à son abord, le Vieux-Montréal, sont l’illustration de ces deux modes opératoires, tandis qu’en France, le projet Île de Nantes vise l’extension de la centralité urbaine en réinvestissant les fronts d’eau comme espace public.

La protection officielle du patrimoine minier n’est pas toujours apparue comme une évidence pour les pouvoirs publics, avec une implication faible ou tardive. L’une des explications à ces réticences est d’abord le consensus sur une vision de la friche comme une opportunité foncière pour faire autre chose (Janin et Andres 2008). Pourtant, la patrimonialisation de l’héritage minier s’est généralisée à partir des années 2000 malgré des tentatives plus ou moins heureuses. On peut penser à certaines pratiques d’aménageurs qui conservent un bâtiment ancien emblématique pour donner du cachet à une opération urbaine mais qui prive ce bâtiment d’un contexte, réduisant le patrimoine à un alibi (Del Biondo et Edelblutte 2016). De même, certaines intentions de monumentalisation du patrimoine peuvent, paradoxalement, le réduire à un ornement sans qualité. L’exemple du puits du Marais dans le Stéphanois est particulièrement évocateur. Ce chevalement de la commune de Le Chambon-Feugerolles, déplacé au coeur d’un rond-point, est à la fois mis en avant par la position centrale qu’il occupe dans l’espace, tout en étant symboliquement associé à de l’art de manière bien peu flatteuse.

Le patrimoine industriel est présenté ici en tant qu’idéologie territoriale parmi les politiques de développement territorial de quatre terrains différents qui seront chacun contextualisés pour comprendre l’histoire sociale ainsi que le processus de patrimonialisation en tant qu’action publique. Enfin, la labellisation ou le marquage ainsi que l’affirmation de géo-symboles agencent les vecteurs d’image des territoires à propos de quelques aménités industrielles du XXe siècle.

Quatre terrains au profil varié choisissent un positionnement stratégique similaire

La patrimonialisation industrielle est associée à des formes de mobilisation qui peuvent devenir conflictuelles (Gravari-Barbas et Veschambre 2003) car il s’agit d’évoquer des périodes douloureuses de la vie quotidienne à propos de catégories de population relativement invisibles en matière de traces patrimoniales alors qu’ils ont fait naguère la richesse économique de leur territoire. Les aménagements qui en découlent sont ambitieux en termes de budget, de mobilisation d’acteurs, de transformation paysagère. Ils se justifient en prenant la tonalité de projet stratégique, de projet de territoire, de revitalisation urbaine d’envergure… autant de dispositifs rhétoriques qui viennent se servir de la temporalité lente des transformations urbaines pour « donner le la » du long terme, propre à chaque décision de « Corporate Strategy » (Ansoff 1965). La stratégie d’une organisation, sous la forme de décision puis d’application, détermine les domaines d’activité de cette organisation puis répartit les ressources dont elle dispose, dans les secteurs les plus appropriés. Les acteurs d’un territoire peuvent penser son devenir avec une dimension stratégique, au même titre que les entreprises, en tenant compte de spécificités (Bouinot 2002). Les décisions concernant le développement d’un territoire situent souvent le patrimoine industriel comme facteur de revitalisation et comme levier stratégique. Ce patrimoine industriel prend la forme de la « Business Strategy », l’autre pendant de la pensée d’Ansoff. Cette dernière se définit comme la mise en oeuvre opérationnelle dans chacun des domaines d’activité d’une organisation. Ici, il s’agit du domaine du développement culturel d’un territoire qui, de surcroît, peut contribuer au positionnement concurrentiel en termes d’attractivité. Ainsi, le patrimoine industriel vise une quête de différenciation territoriale, en tant que singularité rendue intrinsèque au territoire, par son ancrage dans le temps. En ajoutant au cadrage d’Ansoff la théorie de M. Porter (1986) sur l’avantage concurrentiel, dans le cadre du marketing territorial, le patrimoine industriel devient, au travers des projets de renouvellement urbain des quatre terrains étudiés, un levier de valorisation qui peu espérer une forme de singularité. Le patrimoine industriel peut même faciliter l’actuelle stratégie à qualifier bien des territoires en destination touristique, notamment grâce à la symbolique urbaine générée (Tiano 2005) ou bien grâce à des politiques volontaristes de promotion territoriale, tels les exemples des Ateliers Visionnaires de Saint-Étienne, du projet Voyages à Nantes, ou de la mise en marque ALL (Autour du Louvre-Lens).

Situer la patrimonialisation de l’industrie dans une démarche stratégique ne doit pas occulter que les mutations importantes des espaces urbains se mettent souvent en place, soit pour une opportunité foncière, soit pour stopper la dégradation de bâtiments qui ne méritaient pas un abandon au regard de leur évocation mémorielle, soit pour empêcher la disparition de bâtiments aux qualités architecturales et esthétiques finalement reconnues. C’est donc bien la conjonction de plusieurs facteurs qui vient expliquer cette tendance à la patrimonialisation d’objets industriels et plus largement de sociétés industrielles révolues.

Les trajectoires démographiques récentes des quatre terrains sont différentes mais ont toutes connu un passé industriel important qui a marqué l’espace, qui l’a même organisé en fabriquant des sites portuaires d’envergure et clairement circonscrits au sein des villes (Nantes et Montréal) ou des sites d’extraction éparses dans les bassins miniers (Saint-Étienne et le Nord Pas de Calais). Pour ces deux derniers, l’exploitation du charbon aux XIXe et XXe siècles engendre une urbanisation encouragée par l’activité économique des bassins houillers, selon la logique d’intégration verticale (Leboutte 1997) qui rapproche, voire confond, habitat et lieu de travail. Des cités industrielles et minières s’organisent alors autour des usines ou des puits d’extraction, fonctionnant comme des enclaves autonomes. S’ajoute à ces dimensions spatiales une histoire culturelle et sociale où le paternalisme, le contrôle social et l’hygiénisme structurent le quotidien. Pour Nantes et Montréal, ce que l’on appelle aujourd’hui les fronts d’eau, de la traduction américaine watefront, sont des réhabilitations urbaines récentes qui répondent aux enjeux d’appropriation de la ville par tous, avec cet avantage d’intéresser tant les touristes que les résidents, l’approche récréotouristique se présentant comme une offre territoriale qui esthétise les lieux et les événementialise. Il en est de même pour le bassin minier du Nord de la France dont la patrimonialisation passe également par les tournages de cinéma (Marichez 2020), mettant en valeur la transformation économique locale ou bien le passé glorieux. L’ensemble des espaces étudiés ici ont été requalifiés au début du XXIe siècle afin de s’adapter aux nouveaux leviers économiques des dynamiques urbaines, notamment dans cette ère des loisirs, ce qui nous a conduits à étudier les récentes mises en valeur de ces terrains, dont le point commun est le patrimoine industriel.

Les quatre terrains tiennent des places distinctes dans la hiérarchie urbaine : Montréal est une métropole millionnaire dont la suprématie n’est pas contestée dans sa province, et qui fait partie des villes mondiales; Nantes est une jeune métropole bientôt millionnaire car en forte croissance urbaine, voisine d’autres pôles urbains importants mais qui reste, pour certaines activités, tête de pont de l’ouest de la France; Saint-Étienne est une grande ville, satellite d’une métropole européenne mais qui polarise un bassin d’emploi malgré son actuelle situation de ville en décroissance urbaine (Béal et al. 2010). Enfin, le bassin minier du Nord rassemble autant d’habitants que la métropole lilloise voisine mais sur un territoire de 1 200 km².

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Les différents traitements du patrimoine relèvent de choix politiques qui prennent la forme plus ou moins stratégique de transformations identitaires et en cela, le patrimoine prend le statut d’idéologie territoriale. L’idéologie territoriale est ici définie comme l’expression d’une vision de la société, à partir de valeurs qui sont des liens de causalité entre des phénomènes, fournissant ainsi une intelligibilité aux régulations sociales et aux dysfonctionnements (Arnaud et al. 2006 : 7). Les politistes ajoutent que ces idéologies sont présentes pour ordonner la société, justifier les arbitrages et résoudre les conflits. Nous avons déjà appliqué les idéologies territoriales aux politiques de valorisation du territoire (Houllier-Guibert et al. 2011), et nous postulons ici que le patrimoine industriel est l’une d’elle, certes pas la plus importante en tant que levier de développement local, mais pour autant présente dans de multiples cas.

Parmi les villes qui veulent redorer leur image afin d’être plus attractives, on retrouve de nombreux territoires en déprise démographique et en déclin économique. Ainsi, la désindustrialisation favorise l’utilisation des politiques publiques d’image afin de réinventer la symbolique des lieux et espérer une redynamisation (Sabot-Cunningham 1997; Rousseau 2011; Mortelette 2019). Les villes anciennement industrielles sont particulièrement enclines à générer de l’action publique en matière de rayonnement, de transformation de l’image, d’attractivité du territoire et pour cela, elles cherchent un levier stratégique au caractère différenciant. Les idéologies territoriales suivent un rythme de mode, elles se superposent lors de prépondérances quinquennales ou décennales, ce qui aboutit à du mimétisme de politiques publiques que le benchmarking vient renforcer (Devisme et al. 2007). Les espaces industriels sont aujourd’hui perçus comme atypiques, notamment grâce au patrimoine bâti ou aux outils du passé, et c’est cette originalité qui incitent les décideurs à s’en servir comme instruments de politiques de rayonnement territorial et à les ériger en emblèmes territoriaux (Lussault 2003).

Le processus de patrimonialisation industrielle et les aménités préservées

Nantes, Saint-Étienne, Montréal et les communes du bassin minier du Nord de la France sont d’anciennes villes à forte activité industrielle, avec des profils assez différents (taille des bassins d’emploi, organisation monocentrique de Montréal et Saint-Étienne, bipolaire de Nantes Saint-Nazaire et multipolaire au sein d’un bassin pour le Nord-Pas-de-Calais (NPdC)) qui ont comme point commun un passé douloureux sur le plan social, qu’il est délicat de mettre en valeur sur le plan culturel. À partir des années 1950, suite à la création de la Communauté européenne du charbon et de l’acier (CECA), l’exploitation houillère et la métallurgie française sont mises en concurrence avec le charbon et l’acier allemand, créant un mouvement de désindustrialisation qui s’accentue dans les 1970. Les fermetures concernent en premier chef Saint-Étienne, puis le NPdC où la structuration mono-industrielle de son secteur secondaire vient constituer une fragilité économique plus grande. Le territoire hier fonctionnel devient obsolète et ne fait plus vraiment sens. Cette obsolescence existe aussi à Nantes et Montréal, au sein d’espaces clairement délimités dans la ville, en bord d’eau et surtout en centralité intéressante sur le plan foncier. Les quatre terrains étudiés mettent en lumière des observations similaires.

C’est d’abord le manque d’utilité des infrastructures survivantes qui a mené à leur effacement comme par exemple la disparition des chevalements qui, bien avant d’être des repères visuels dans un paysage ou d’être investis d’une dimension monumentale étaient des outils qui servaient à remonter les hommes et le minerai. Les démolitions sont nombreuses, notamment dans la région stéphanoise, tandis que les activités portuaires de Nantes et de Montréal sont déplacées en totalité vers de nouveaux ports excentrés, ne laissant subsister que les mobiliers lourds ou contaminants qui sont difficiles à faire disparaître. Sont combinés ici des fermetures d’activités économiques et des besoins d’espaces plus larges, modernisés.

Les indicateurs socio-économiques des quatre territoires deviennent progressivement mauvais lors de ces ruptures économiques, avec des résurgences plus ou moins fortes au fil des années. Elles sont bonnes pour Nantes, mitigées pour Montréal et Saint-Étienne, faibles pour le bassin du Nord où il y a aujourd’hui un manque de formation des habitants, du chômage et de la pauvreté en plus de conditions sanitaires mauvaises persistantes (alcoolisme, tabagisme, taux de mortalité élevé).

L’idée de territoires obsolètes sur le plan économique constitue ou bien renforce l’image dégradée des lieux. Une ville industrielle ou post-industrielle est perçue comme difficilement attractive, ce qui constitue des cercles vicieux de problèmes sociaux pour lesquels les élus locaux envisagent des solutions grâce aux politiques d’image. La « mauvaise image » est souvent, aux yeux des élus, la raison principale du déclin de leur territoire ce qui amène à instrumentaliser le patrimoine industriel et minier en tant que solution adéquate. Cette stratégie, de manière combinée, éloigne dans le passé le quotidien difficile d’une activité révolue, tout en valorisant des objets préservés au nouveau statut de patrimoine local : ce qui jadis était le problème, devient la solution. La mise en valeur du passé industriel à travers la conservation de bâtiments et d’instruments de travail, leur requalification dont une inclinaison à la ludification des lieux, s’organisent au fil d’un processus lent, restitué succinctement pour chacun des terrains.

Le Vieux-Port de Montréal. Le gouvernement fédéral canadien décide en 1977 la vocation urbaine du Vieux-Port mais c’est au fil de débats et de consultations publiques qu’un projet d’aménagement fait consensus en 1990. Au préalable, l’Expo 67 accélère une approche cosmétique des lieux mais c’est seulement en 1981 qu’est créée l’institution porteuse de la revitalisation urbaine, pour une inauguration du projet qui se tient en 1992, dans le cadre de l’anniversaire de la ville qui fête ses 350 ans. En 2005, puis en 2017, lors du 375e anniversaire, des améliorations urbaines prolongent la modernité d’un site fortement fréquenté. Ce vaste espace récréotouristique possède une connotation patrimoniale affirmée (Gariépy 1993), et l’absence de logement, de complexe commercial ou de tours de bureaux lui octroie un aspect singulier au regard des autres villes nord-américaines. Le vide urbanisé au bord du Saint-Laurent donne toute sa visibilité aux éléments industriels qui deviennent les principales composantes bâties du paysage bien que l’effort soit porté sur le paysage naturel en premier lieu. Parmi les différentes aménités patrimoniales déjà recensées par ailleurs (Houllier-Guibert 2012), retenons les plus saillants : la connexion entre l’esplanade du Vieux-Port et le Parc du Canal de Lachine, dominée par le silo à grain n°5 dont l’activité a cessé en 1994. La reconstitution de l’embouchure du Canal de Lachine et la réhabilitation d’écluses abandonnées mettent en valeur les équipements portuaires anciens au sein d’un parc invitant à la balade. Le Daniel McAllister, deuxième plus ancien remorqueur de mer existant dans le monde (1907), y est visitable. En bordure du site, le musée de Pointe-à-Callière prend la forme de l’ancien édifice qu’il remplace (l’architecture de l’Éperon est inspirée de l’édifice de la Royal Insurance Company, utilisé à partir de 1870 par la douane). Le patrimoine industriel est intégré dans une perspective historique plus large, avec des symboles nationaux qui font l’histoire du Québec et du Canada. Enfin, ce vaste espace ouvert sur l’eau est traversé par une voie ferrée en activité, d’abord pensée par les aménageurs comme une contrainte puis finalement considérée comme une composante patrimoniale. Elle rappelle la vocation portuaire passée du lieu tout en étant une animation ponctuelle lorsque quelques trains de marchandises passent lentement dans la ville, marquant clairement la limite entre cet espace sur les berges et le reste de la ville.

Le projet urbain Île de Nantes tend à proposer la même ouverture vers le vide urbanisé, ce que les trois sessions de la Biennale d’art contemporain ou le toponyme Hangar à Banane viennent renforcer sur le plan imaginaire (exotisme, croisière fluviale, dépôt de transit de cargaison venues de l’ailleurs). Plus largement, les travaux qui se sont intéressés à cet ancien site industriel des chantiers navals Dubigeon, devenu aujourd’hui un espace récréotouristique de vaste ampleur, soulignent sa vocation touristique dans le cadre de la stratégie internationale de Nantes. La transformation de ces 350 hectares, au passé lourd de revendications et d’inégalités sociales, a été la plus vaste opération d’aménagement en Europe. Le patrimoine industriel tient une place de catalyseur légitimant l’action publique et valorisant ses effets à travers trois objectifs stratégiques : d’abord la requalification d’un espace industriel en tant que futur morceau de ville à part entière (espace de logement et d’emploi); l’élargissement du centre-ville annoncé comme un projet ambitieux dans la mesure où les centralités reposent davantage sur les appropriations par les pratiques que sur une impulsion des aménageurs; enfin, une coloration de ces espaces comme ville-créative, positionnement stratégique recherché dans les années 2005-2015 en France (Houllier-Guibert et Le Corf 2015). Pour l’ensemble de ces objectifs, une quête d’acceptabilité sociale est recherchée auprès des Nantais afin de transformer l’identité de la ville à partir des mémoires ouvrières. En effet, les anciens travailleurs de cette portion d’espace ont une posture de rejet de la transformation spatiale qu’ils vivent comme une violence symbolique (Guery 2005). Leur discours témoigne d’un fort attachement à leur lieu de vie et d’une opposition aux élites décideuses des mutations urbaines. Le passé industriel nantais est exprimé à travers quelques totems et de surcroît portés par les habitants de Nantes qui les ont souhaités et même imposés aux décideurs élus (Houllier-Guibert et Gaudin 2014). En effet, au travers d’un conflit entre les décideurs politiques de Nantes et les associations ouvrières, chaque opposant a obtenu la mise en valeur de sa grue, formant dans le paysage urbain une skyline atypique où les deux grues Titan sont particulièrement visibles et incarnent par leur gigantisme le sommet de la hiérarchie du patrimoine industriel nantais.

La patrimonialisation industrielle du Bassin minier du Nord-Pas-de-Calais est plus diffuse sur le plan spatial, rassemblant quelques fleurons qui jouissent d’une grande visibilité. Le patrimoine minier fait figure de pierre angulaire du redéveloppement territorial depuis la fédération d’acteurs locaux à la fin des années 1990 lors des assises territoriales du Bassin Minier, mais aussi grâce au portage régional, tant local que de l’Etat déconcentré. Cette coalition d’acteurs a notamment abouti à l’identification de quatre sites emblématiques[1] : des carreaux de mine jugés dignes d’intérêt sur le plan esthétique et architectural et valorisés pour leur caractère monumental. Chacun est caractéristique des années 1930, ce qui accorde une harmonie en termes de matériaux utilisés et d’esthétique paysagère d’un ensemble qui fait aujourd’hui destination. En 2000, un acteur spécifiquement créé, la Mission Bassin Minier, apporte une ingénierie territoriale pour le traitement des friches minières et la rénovation du bâti. Responsable de la gestion de l’inscription UNESCO depuis 2012, cette équipe est également un partenaire incontournable pour la requalification de ces sites emblématiques. Ces projets de transformation, présentés comme complémentaires, mettent en avant la filière du développement durable et de la transition énergétique à Loos-en-Gohelle, les industries culturelles et créatives liées à la musique à Oignies, les industries créatives de l’image à Wallers-Arenberg, Lewarde accueille le plus grand musée de la mine depuis les années 1980, enfin, la Cité des électriciens dispose d’un centre d’interprétation sur l’habitat minier. En dehors de ces sites identifiés par le pouvoir régional où le patrimoine matériel et immatériel constitue un point de départ pour les réflexions de requalification, la base de loisir de Noeux-les-Mines, initiative municipale, où l’on fait du ski sur un terril depuis les années 1990, a très tôt montré la voie récréative en termes de réinvestissement de l’héritage minier. Bien sûr, le musée national Louvre-Lens, installé sur une ancienne friche minière dont les dernières traces ont été démolies pour sa construction, vient élever le rang de la destination touristique pour une plus grande notoriété, ce que le contrat de Destination « Autour du Louvre Lens » et la marque Territoire afférente viennent promouvoir dès 2014. Cette orientation stratégique d’ordre touristique vient renverser les valeurs d’un territoire régional qui disposait d’une mauvaise image et qui dorénavant se présente comme une destination touristique originale. La stratégie contribue effectivement à un renversement des valeurs, transformant ce qui était perçu comme un handicap, en un atout pour le territoire (Mortelette 2019). Aussi, le noir, les traditions culturelles et les sociabilités liées au monde de la mine ou encore le folklore de certaines communautés sont mis en avant pour donner l’image d’un territoire unique en son genre.

Dans le cas du bassin stéphanois, le classement de sites miniers aux Monuments Historiques est plus tardif, à partir des années 2000. Cela s’explique par un manque de mobilisation des instances culturelles et politiques. Les ouvrages d’inventaire patrimoniaux proviennent essentiellement d’universitaires ou du directeur historique du musée du puits Couriot. À de rares exceptions près, les mobilisations habitantes sont marginales et ne concernent que des anciens mineurs qui souhaitent avant tout préserver la mémoire d’un métier et de ses techniques. Souvent analysé par les géographes et les sociologues à travers les couples attrait/rejet ou deuil/fierté (Gay 2012; Daviet 2006; Tornatore 2004), certains chercheurs parlent de « patrimoine invisible » (CILAC 2012), tant les démolitions ont été nombreuses (il ne reste plus que cinq chevalements (Rojas 2012). Des opérations de requalification en école de commerce (Manufrance) ou la décision de développer le musée d’art et d’histoire qui valorise la création industrielle de la région à travers trois parcours (les armes, le textile et les cycles) montrent l’intégration stratégique des traces industrielles dans la ville du XXIe siècle. L’essentiel des forces locales s’est surtout concentré sur la reconversion de l’ancienne manufacture (royale puis nationale) d’armes en Cité du Design, inaugurée en 2009. La conflictualité mémorielle liée à la reconversion (Zanetti 2010), qui a engendré la destruction de bâtiments anciens pour laisser la place à la platine de l’architecte Finn Giepel, est le signe que l’opération économique et de renouvellement urbain était prioritaire sur la conservation du patrimoine. En effet, lorsque l’on s’intéresse aux discours politiques qui légitiment ce projet, c’est surtout l’effet d’entraînement de l’équipement sur l’essor d’une filière économique liée au design qui compte (Mortelette 2014). Cet équipement à fort rayonnement en terme d’image, renforcé par la Biennale du Design et le label UNESCO « Ville Design » en 2010, confèrent à Saint-Étienne l’image d’une ville-créative (Vivant 2009; Houllier-Guibert et Le Corf 2015). Dans le cas stéphanois, le patrimoine minier raconte l’histoire mythifiée d’un territoire d’invention, qui a toujours des savoir-faire et qui « doit le faire savoir » selon la formule de l’ancien maire, Maurice Vincent. Le patrimoine est avant tout un outil de marketing territorial dont la marque Territoire des années 2000 – Ateliers visionnaires – affirme ce positionnement stratégique entre passé et modernité. Pour ne pas conclure à un manque d’orientation des politiques patrimoniales et d’un impensé social et culturel, il faut évoquer la mise en place d’acteurs dédiés comme l’EPORA en 1998, pour travailler sur les friches et les sites dégradés à l’échelle du Stéphanois. Les évolutions de son périmètre et ses missions vers des opérations plus généralistes témoignent de l’absence d’enjeu central autour de la conservation puis la requalification de l’héritage industriel, aujourd’hui souvent à l’état de traces (Veschambre 2008).

La valorisation du territoire par la labellisation et la géosymbolisation

Le processus de mise en patrimoine recouvre plusieurs étapes dont certaines sont récurrentes selon les différents terrains. Nous recensons le passage par la labellisation ainsi que la mise en place, plus ou moins maîtrisée, de géosymbole ou encore d’emblème territorial. Joel Bonnemaison (1981) définit le géosymbole comme « un lieu, un itinéraire, une étendue qui, pour des raisons religieuses, politiques ou culturelles prend aux yeux de certains peuples et groupes ethniques, une dimension symbolique qui les conforte dans leur identité », tandis que Michel Lussault (2003) définit l’emblème territorial comme « fraction d’un espace, en général un lieu ou un monument qui, par métonymie, représente et même signifie cet espace et les valeurs qui lui sont attribuées ». C’est quelque part entre ces deux définitions que nous relevons les principaux marqueurs patrimoniaux des quatre terrains, en tant que symboles supérieurs à d’autres pour leur dimension fédérative en faveur de l’identité d’une ville.

Dans le courant des années 2000, la labellisation patrimoniale est une pratique pour les espaces industriels en cours de disparition.

La géosymbolisation du patrimoine portuaire de Montréal repose sur de potentiels totems pas encore affirmés, ce qui n’est en rien un souci tant la pratique des lieux est un succès pour les badauds, aussi bien en été qu’avec les festivités hivernales. En plus de l’imposant Silo n°5 qui ne trouve toujours pas de requalification, la Tour des convoyeurs devient progressivement l’emblème territorial du VPM. Cette tour marine de 11 étages, construite en 1956-57 a servi de 2015 à 2018 pour des activités ludiques, ainsi que pour des tournages de film. Comme le Silo n°5, les nouvelles fonctions pérennes sont difficiles à trouver mais au fil des années, ces lieux se maintiennent. Plus largement, le Vieux-Port et ses équipement de transbordement et de manutention déjà préservés à des fins d’esthétique urbaine sont en réflexion récurrente mais jamais appliquée pour être inscrits sur la liste du Patrimoine Mondial en tant que site historique au côté de la gare de la ville et du centre ancien, notamment à partir du constat que, contrairement aux autres grandes villes portuaires américaines, le réseau ferroviaire est encore visible et intact à Montréal (dont la ligne qui traverse le Vieux-Port).

L’inscription du bassin minier du Nord au Patrimoine Mondial parachève un processus de patrimonialisation qui a incité à une vague supplémentaire d’inscription de quelques sites sur des listes de protection nationale pour consolider le dossier de candidature à l’UNESCO. Légitimée comme un projet pour et avec les habitants du bassin minier, cette inscription n’en fonctionne pas moins comme un label (Prigent 2013) et provoque l’espoir d’un changement d’image et du retour de l’attractivité grâce au tourisme industriel, en complémentarité du tourisme de mémoire des sites de la Première Guerre mondiale déjà très fort localement. Les cinq Grands Sites de la Mémoire, particulièrement mis en avant par l’action publique locale, fonctionnent comme de véritables emblèmes patrimoniaux. D’autres éléments, comme les terrils jumeaux de Loos-en-Gohelle, bénéficient d’une iconicité forte et sont régulièrement l’objet de mises en valeur à vocation artistique ou ludique. Ces différents sites accueillent régulièrement un événementiel spécifique (comme les Rutilants ou les Fugues Sonores au 9-9bis de Oignies) et sont depuis peu mis en cohérence, notamment grâce à l’action de la Mission Louvre Lens Tourisme. Ainsi, le réinvestissement de la fête de la Sainte-Barbe permet une harmonisation des pratiques de valorisation festive du patrimoine et sa mise en visibilité.

À Saint-Étienne, la part de monuments classés liés au patrimoine industriel est assez mince et concerne essentiellement des formes patrimoniales dites légitimes ou propres aux classes sociales dominantes comme les hôtels particuliers de grands patrons. Depuis le label Ville d’Art et d’Histoire (Houllier-Guibert 2005) obtenu en 2000, la place du patrimoine minier dans les plaquettes est limitée par rapport à celui de la manufacture ou de l’industrie métallurgique. Toutefois, le dossier de candidature a été présenté au ministère de la Culture à partir de ce positionnement, à une époque où le ministère sollicitait informellement pour ce type de labellisation, toujours sous l’égide d’une idéologie territoriale à la mode en ce début de siècle. Le puits Couriot, dont le parc a été réaménagé en 2014, et la Cité du Design sont probablement les deux éléments les plus emblématiques de la ville. Le cas du puits Couriot est intéressant car sa valorisation tardive est la marque d’un intérêt très récent pour ce site. Aujourd’hui, la mise en lumière du parc et des bâtiments et l’appel à un paysagiste de renom comme Michel Corajoud indiquent une meilleure prise en compte du patrimoine minier dans le grand ensemble formé par le patrimoine industriel.

Ville d’Art et d’Histoire bien avant la résurgence des discours sur le passé industriel de Nantes, c’est davantage l’image qui repose sur cette culture avec, en plus des chantiers Dubigeon, la tour de la biscuiterie de la marque alimentaire LU[2] qui est devenue un site culturel à la mode, tout en mentionnant également la manufacture des Tabacs, réhabilitée dans les années 1980 pour accueillir des services publics, tandis que la candidature à l’UNESCO reposait sur l’Estuaire de la Loire dont le patrimoine portuaire de Nantes était un élément important. On ne peut parler de démarche forte en matière de labellisation via le patrimoine industriel, probablement car des quatre terrains, Nantes est celle qui en a le moins besoin, tant la ville s’est métamorphosée dans une dynamique économique porteuse, vers la tertiarisation, la créativité et la quête d’innovations plurielles qui font les métropoles bien perçues d’aujourd’hui. En matière d’emblème territorial, tout près des Grues Titan, est envisagée à quelques reprises, la reconstruction du pont Transbordeur qui a existé entre 1903 et 1958. Surtout, Nantes cherche un rayonnement européen qui passe par la visibilité d’un incroyable éléphant ainsi qu’un manège qui forment les Machines de l’île issues de l’imagination de Jules Verne, auxquels on peut associer une biennale d’art contemporain qui s’est transformée depuis en stratégie touristique annuelle portée par Le Voyage à Nantes, événement d’art contemporain estival dans lequel le patrimoine industriel est une composante phare de l’offre touristique.

Conclusion

L’un des objectifs du marketing territorial est le rayonnement du territoire, action publique réaffirmée avec le renforcement des objectifs stratégiques des villes en matière d’attractivité, octroyant une place plus forte aux enjeux d’attrait, au côté de l’attraction (Houllier-Guibert 2019). Dans les quatre cas étudiés, la reconversion industrielle passe par une valorisation de traces qui sont patrimonialisées tout en contribuant à l’image de la ville. Elles expriment la distance avec l’histoire douloureuse car « c’est du passé ». Ainsi, les pouvoirs publics locaux montrent qu’ils ont tourné la page de l’économie industrielle et s’inscrivent alors dans l’idéologie territoriale du patrimoine industriel en normalisant leurs pratiques de transformation des territoires comme on le retrouve ailleurs à Bilbao, Gênes ou Glasgow, dont les discours promotionnels sont axés sur ce passé révolu et glorieux. Les visions stratégiques des projets de revitalisation, de plus ou moins grande envergure, reposent sur des quêtes de labellisation, d’appropriation collective des lieux par leur dimension récréative, de transformation urbaine dans le cadre d’une « civilisation du loisir » (Dumazedier 1962) et d’une « économie de la consommation » (Fainstein 1996). Les activités ludo-récréatives sont les plus répandues selon Claude Chaline : musée, aquarium, collections de navires anciens, mémoire maritime, préservation d’équipement industriel « dont on transpose l’utilité devenue immatérielle de grues, de ponts levants… Si toutes ces attractions stimulent un tourisme urbain, il semble qu’elles ne génèrent localement que des emplois peu ou non qualifiés » (1993). Selon Lionel Prigent (2011), il existe une relation paradoxale entre l’économie et le patrimoine : le tourisme représente une utilisation du patrimoine à des fins économiques qui permet aussi de le protéger mais ce même tourisme est la cause de la dégradation du patrimoine dans le cadre de l’augmentation du nombre de visiteurs. Il reste à espérer que la dimension éducative, en souvenir d’une histoire sociale récente, permette une protection plus grande de ce qui peut être dégradé. Des objets comme le Silo à grain n°5 à Montréal, les terrils jumeaux de Loos-en-Gohelle ou les deux grues Titan de Nantes ont un statut symbolique clairement soutenu par l’éclairage public qui met en valeur et parfois événementialise ces traces du passé qui, au départ, n’ont pas été conçues pour « faire beau » mais qui prennent une place dans l’esthétique des lieux. C’est bien la dimension symbolique qui prime sur l’effet économique mesurable. La dimension patrimoniale de ces espaces, révélatrice de l’histoire locale, tient un rôle d’attrait qui appuie l’image de la ville.