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La violence conjugale[1] constitue un problème social grave par son ampleur dans le monde et par les coûts humains et sociaux considérables qu’elle entraîne (Zhang et al., 2012). Parmi les multiples formes de violence envers les femmes recensées jusqu’ici par des organisations internationales telles que l’Organisation mondiale de la santé (OMS) ou l’Organisation des Nations unies (ONU), celle infligée en contexte conjugal se révèle la plus courante. De récents chiffres de l’OMS (2013) montrent notamment que le tiers des femmes de la planète ont déjà été victimes de violence physique ou sexuelle de la part d’un partenaire intime.

Plusieurs pays ont reconnu la nécessité d’une réponse publique sociétale au problème de la violence faite aux femmes, notamment de la violence conjugale. Des programmes nationaux visant à prévenir ces violences et à intervenir auprès des victimes ont ainsi été développés, parfois en collaboration avec des organisations non gouvernementales de femmes. Ces programmes s’appuient bien souvent sur une approche féministe selon laquelle la violence envers les femmes s’enracine dans des rapports de pouvoir inégalitaires entre les hommes et les femmes. C’est d’ailleurs cette approche que mettent en avant les grands organismes internationaux (ONU, 2006 ; OMS, 2013). Sur le plan conjugal, on reconnaît ainsi que la violence ne résulte pas d’actes spontanés ou d’une perte de contrôle, mais qu’elle se définit plutôt comme un acte de domination envers un-e partenaire ou un-e ex-partenaire intime.

Les connaissances empiriques et théoriques développées dans le domaine de la violence conjugale soutiennent toutefois une diversité de modèles explicatifs. La complexité de cette problématique suscite également de nombreux débats liés à sa définition et à la manière de la mesurer. On distingue ainsi plusieurs tendances de recherche dans le domaine. Des chercheurs se sont centrés sur les dimensions cognitives, psychologiques et interpersonnelles de la violence conjugale pour distinguer, entre autres, des dynamiques de violence au sein du couple, dont certaines n’impliquent pas de rapports de pouvoir et de domination. Dans la lignée de l’approche féministe généralement mise de l’avant dans les organismes internationaux (ONU, 2006 ; OMS, 2013), d’autres chercheurs se centrent sur le caractère social de la problématique en analysant les dimensions structurelles, et particulièrement les rapports sociaux de genre. Une autre tendance est d’analyser la violence conjugale comme une forme de violence familiale, en l’englobant dans une multiplicité de schèmes de violence entre les membres de la famille. Ainsi, d’une vision psychologique du phénomène à une analyse macrosociale, le corpus de recherche apporte une diversité d’éclairages sur la problématique de la violence conjugale. Ces différentes façons d’appréhender la violence conjugale entraînent également des défis pour l’action politique ; nous y reviendrons.

Privilégiant une posture constructiviste dans le courant des théories critiques, cet article s’intéresse aux liens empiriques et théoriques entre les violences conjugales, familiales et structurelles. Il débutera par une brève mise en contexte décrivant la construction de la violence conjugale comme un problème socio-pénal au Québec, afin d’aider le lecteur à mieux comprendre le contexte dans lequel se situe notre réflexion. Ensuite, des enjeux liés à la définition du problème seront abordés. Par exemple, existe-t-il une ou des violences conjugales ? Nous discuterons également de la pertinence de certains cadres d’analyse, soit de deux typologies de violence conjugale et familiale, et du féminisme intersectionnel. Enfin, les retombées potentielles des éléments discutés dans les premières sections, qui portent sur les politiques et sur les programmes d’intervention en matière de violence conjugale, feront l’objet de la dernière section. Cet article se veut donc une analyse critique des écrits de différentes natures incluant : des documents politiques, pour comprendre les dimensions historiques de l’action publique ; des textes théoriques, pour faire ressortir les enjeux de définition du problème ; et des résultats de recherche illustrant la complexité du phénomène.

1. Construction de la violence conjugale comme un problème socio-pénal au Québec

Au Québec, le processus de construction de la violence conjugale comme un problème socio-pénal été amorcé dans les années 1970. C’est en effet à cette époque que la violence conjugale a été identifiée et nommée, grâce essentiellement aux luttes de la deuxième génération de féministes, ceci dans un contexte où le mouvement féministe était en pleine expansion tant au Québec que dans d’autres pays industrialisés. Par la seule volonté de ces groupes de femmes et avant même que le caractère public de ce problème ne soit officiellement reconnu, les premières ressources d’hébergement pour femmes violentées ont ouvert leurs portes (Lavergne, 1998). Cette mobilisation a contribué à libérer la parole des femmes victimes, à faire tomber le tabou de la violence conjugale et à sensibiliser peu à peu la population (Dumont, 2008).

C’est ensuite par l’entremise du Conseil du statut de la femme, un organisme paragouvernemental créé en 1973, que la violence conjugale en est venue à être officiellement reconnue comme un problème d’intérêt public par le gouvernement. En portant le discours et les revendications des groupes de femmes auprès du gouvernement, le Conseil du statut de la femme a favorisé la responsabilisation de l’État face au problème (Lavergne, 1998). Une première Politique d’aide aux femmes violentées a été adoptée en 1985 par le ministère des Affaires sociales. Bien que reposant sur une perspective féministe – selon laquelle la violence conjugale est l’expression des inégalités entre hommes et femmes – cette politique n’était axée que sur le développement des services d’aide pour les femmes, les enfants et les conjoints. Les facteurs économiques et sociaux à l’origine des inégalités entre les hommes et les femmes, cristallisant le phénomène de la violence à l’égard des femmes, n’ont pas été pris en considération. En 1986, les ministères de la Justice et du Solliciteur général du Québec ont adopté quant à eux une Politique d’intervention en matière de violence conjugale affirmant le caractère criminel des actes de violence.

En 1987, un comité interministériel de coordination en matière de violence conjugale et familiale a été constitué afin d’assurer une plus grande cohérence et complémentarité des actions gouvernementales et, en 1992, le ministère de la Santé et des Services sociaux (MSSS) a rendu publiques ses Orientations en matière d’intervention auprès des conjoints ayant des comportements violents. Un cadre de financement pour les organismes impliqués dans la lutte contre la violence conjugale a également été proposé (MSSS, 1992). En dépit de ces initiatives, les principaux acteurs des organismes d’aide (soit les maisons d’hébergement, les organismes pour conjoints ayant des comportements violents et les établissements du réseau public de santé et de services sociaux) ont dénoncé les limites des actions gouvernementales à l’occasion d’une vaste consultation orchestrée par le Comité interministériel de coordination en matière de violence conjugale et familiale. Cette consultation aboutira à l’adoption, en 1995, d’une nouvelle Politique d’intervention en matière de violence conjugale (Gouvernement du Québec, 1995), toujours en vigueur actuellement.

Confronté au constat selon lequel la plupart des actions visant à contrer la violence conjugale demeuraient sectorielles et cloisonnées, le gouvernement propose une politique consistant en une action publique globale, cohérente, complémentaire et concertée de tous les acteurs. De plus, dans sa définition de la violence conjugale, cette politique s’appuie sur les notions de rapports de domination et d’inégalité reconnues par l’Assemblée des Nations unies en décembre 1993 : « cette violence est la manifestation de rapports de force historiquement inégaux qui ont abouti à la domination des hommes sur les femmes » (Gouvernement du Québec, 1995 : 22). Elle distingue par ailleurs l’intentionnalité ainsi que les rapports de pouvoir dans la dynamique de violence conjugale : « [la violence conjugale] ne résulte pas d’une perte de contrôle, mais constitue, au contraire, un moyen choisi pour dominer l’autre personne et affirmer son pouvoir sur elle. Elle peut être vécue dans une relation maritale, extra maritale ou amoureuse, à tous les âges de la vie » (Gouvernement du Québec, 1995 : 23). Cette politique consolide également le caractère socio-pénal de la violence conjugale. Elle est composée de quatre axes : 1) la prévention, 2) le dépistage, 3) l’adaptation aux réalités particulières et 4) l’intervention en matière de violence conjugale dans les domaines psycho-social, judiciaire et correctionnel. On note que le quatrième axe unit trois secteurs d’intervention et c’est, selon Lavergne (1998), ce qui distingue le Québec du reste du Canada et des États-Unis en matière de lutte contre la violence conjugale. En effet, la criminalisation ne constitue pas la principale réponse au problème, elle n’existe que dans sa complémentarité avec les autres réponses à caractère psychosocial. L’auteure souligne que « l’approche sociale dans l’intervention en matière de violence conjugale est encore présentement considérée comme la plus importante au point où, sur le terrain, les intervenants et les intervenantes préfèrent parler d’intervention "sociojudiciaire" pour décrire le processus de criminalisation du problème » (Lavergne, 1998 : 387). Cette particularité a été conservée dans les trois plans d’action gouvernementaux en matière de violence conjugale qui se sont succédé au cours des dernières décennies (Gouvernement du Québec, 1995 ; 2004 ; 2012). L’intitulé du quatrième axe a cependant été ajusté en 2004 pour être renommé explicitement « intervention sociojudiciaire », sans toutefois qu’une définition claire de ce concept n’ait été formulée (Gauthier, 2011).

2. La violence conjugale ou les violences conjugales : enjeux de la définition du problème

Les orientations gouvernementales québécoises identifient donc clairement une violence conjugale inscrite dans une analyse féministe du problème, laissant penser que celle-ci doit être appréhendée essentiellement comme une violence faite aux femmes. Néanmoins, les connaissances empiriques et théoriques développées dans les dernières années soulèvent des enjeux liés à la définition du problème de la violence conjugale. Dans cette section, nous proposons de nourrir la réflexion en présentant dans un premier temps des résultats de recherches faisant état des multiples dimensions de la violence conjugale. Si certaines études montrent que femmes et les enfants sont les principales victimes, d’autres études amènent des nuances dans l’analyse de ce phénomène et laissent croire qu’il n’existe pas un seul, mais plusieurs types de violences conjugales. Dans un deuxième temps, nous établirons quelques liens avec deux autres phénomènes, soit les violences familiales et les violences structurelles, de manière à mettre davantage en exergue la multiplicité et la complexité des dynamiques de violence conjugale.

2.1 Violence conjugale ou violence faite aux femmes : de quelles violences parle-t-on ?

Plusieurs données sur l’ampleur de la violence conjugale indiquent que les principales victimes en sont les femmes. L’ONU (2013), qui définit explicitement la violence conjugale comme une forme de violence faite aux femmes, fait le constat qu’elle en est la forme la plus fréquente et la plus persistante, et qu’elle touche toutes les classes sociales. De fait, 38 % des femmes tuées à travers le monde l’ont été par un partenaire intime, soit six fois plus que le nombre d’hommes tués par leur partenaire (OMS, 2013). Au Québec, en 2012, on rapporte 35 tentatives de meurtre et 14 personnes tuées dans un contexte conjugal, dont 13 femmes et un homme (MSP, 2013). À cela s’ajoutent les 19 731 infractions contre la personne commises dans un contexte conjugal pendant la même année, ce qui représente le quart de toutes les infractions commises contre la personne. Les victimes de ces infractions sont des femmes dans 80 % des situations.

Non seulement les femmes cumulent un plus grand nombre d’incidents de violence que les hommes, mais les violences qu’elles subissent sont nettement plus graves et leurs conséquences le sont aussi, tant sur le plan physique qu’émotionnel (Ansara et Hindin, 2010, 2011 ; Damant et Guay, 2005 ; MSP, 2013 ; OMS, 2013 ; Statistique Canada, 2013). Ce constat s’observe de façon récurrente tant dans les données colligées par le ministère de la Sécurité publique que dans des échantillons cliniques comme les études réalisées en maisons d’hébergement ou en milieux hospitaliers (Johnson, 2013 ; Laing et al., 2013). La santé physique et mentale des femmes victimes de violence conjugale ainsi que leur fonctionnement social sont affectés de multiples façons : détresse psychologique, dépression, anxiété, idées suicidaires, état de stress post-traumatique, baisse d’estime de soi, problème de consommation, confusion, difficulté à prendre des décisions, isolement social, absentéisme et diminution de la performance au travail (Devris et al., 2013, Lawrence et al., 2012 ; Montminy, 2005 ; OMS, 2013 ; Riou et al., 2003 ; Statistique Canada, 2013 ; Wuest et al., 2009). Une étude met en évidence le fait que les conséquences de la violence conjugale sur la santé mentale des femmes demeurent présentes même deux ans après qu’elles aient quitté leur conjoint ayant eu des comportements violents (Adkins et Kamp Dush, 2010).

Par ailleurs, les enfants et les adolescents sont des victimes indirectes qu’il convient de ne pas négliger (Gouvernement du Québec, 2006 ; Holden, 2003). Les recherches indiquent clairement les conséquences à court, moyen et long termes de la violence conjugale sur les enfants : problèmes de santé physique et mentale, problèmes de fonctionnement social et scolaire, troubles d’adaptation graves (intériorisés et extériorisés), état de stress post-traumatique (Bogat et al., 2006 ; Bourassa, 2006 ; Camacho et al., 2012 ; Chang et al., 2011 ; Evans et al., 2008 ; Harding, et al., 2013 ; Kelly et El-Sheikh, 2013 ; Kitzmann et al., 2003 ; Lessard et al., 2009 ; Levendosky et al., 2013 ; Sternberg et al., 2006a, 2006b ; Wolfe et al., 2003).

En outre, les conjoints ayant des comportements violents vivent également des conséquences de la violence conjugale. En plus du blâme social associé au fait d’avoir exercé de la violence envers une femme et du risque de compromettre la qualité de la relation avec leur conjointe (ou ex-conjointe) et leurs enfants, cette violence entraînerait, pour plusieurs d’entre eux, des conséquences d’ordre judiciaire, impliquant des coûts importants pour ces conjoints comme pour la société. On parle ici, entre autres, d’épisodes d’arrestation, de détention et de probation (MSP, 2011 ; Morril et al., 2005 ; Statistique Canada, 2004).

Si ces données indiquent que les victimes de la violence conjugale sont principalement les femmes et les enfants, d’autres données soutiennent l’hypothèse de la symétrie de la violence conjugale. En effet, selon l’Enquête sociale générale de Statistique Canada (2011), 6,4 % des femmes et 6 % des hommes seraient victimes de violence conjugale. Cette étude mesure, auprès de la population canadienne âgée de 15 ans et plus, les gestes de violence physique et sexuelle subis de la part d’un partenaire intime, incluant les conjoints mariés, séparés, divorcés ou vivant en union libre, dans les cinq années précédant l’enquête. En ce qui a trait aux adolescents, l’Enquête québécoise sur la santé des jeunes du secondaire (Pica et al., 2012), menée auprès de 63 196 jeunes Québécois, indique que le quart des adolescents ont commis au moins un comportement de violence psychologique, physique ou sexuelle envers leur partenaire amoureux, les filles en plus grande proportion que les garçons (32 % contre 17 %). Près du tiers des jeunes (30 %) ont été victimes d’au moins l’une des trois formes de violence mesurées, encore ici les filles en plus grande proportion que les garçons. Les filles seraient-elles plus portées que les garçons à déceler et à dénoncer les violences exercées ou subies ? Les jeunes vivent-ils des dynamiques de violence différentes des adultes ? Dans cette étude, 16 % des jeunes ont été à la fois victimes et agresseurs dans la dernière année, d’où l’importance de s’intéresser aux violences mutuelles (id.).

Les données disponibles sont donc plutôt diversifiées et parfois même contradictoires, d’où les défis liés à la mesure du problème. Si la définition adoptée par le gouvernement québécois en 1995, et réitérée encore récemment dans son dernier plan d’action (Gouvernement du Québec, 2012), place les notions de pouvoir et de contrôle au coeur de la compréhension du problème de la violence conjugale, les enquêtes ne mesurent pas toujours adéquatement cette dimension pourtant qualifiée de centrale. En effet, plusieurs enquêtes mesurent l’occurrence des comportements violents et non le contexte dans lequel s’exercent ces comportements, c’est-à-dire la présence ou l’absence d’une dynamique de pouvoir et de contrôle. Les données peuvent également diverger en raison des stratégies d’échantillonnage ou de la composition de l’échantillon. Enfin, en ce qui a trait à la violence dans les relations amoureuses des adolescents, il est possible que l’exercice d’un contrôle coercitif, lorsqu’il est présent, se manifeste différemment. Ainsi, la typologie de Johnson (2008, 2013), discutée plus loin, pose à juste titre l’hypothèse de l’existence de différents types de violence entre partenaires intimes.

L’enjeu de la définition du problème appelle donc à une analyse plus globale qui permet d’établir ces distinctions de genre et de contexte. En effet, il nous apparaît plus judicieux de parler des violences conjugales plutôt que d’un seul type de violence conjugale. Il est également important de s’interroger sur les définitions existantes pour s’assurer qu’elles soient mieux ajustées à la complexité du phénomène. En effet, sans minimiser les violences dont les femmes sont majoritairement victimes, il emporte de reconnaître la variété des dynamiques de violence conjugale et la possibilité que des hommes puissent aussi en être victimes. Le fait que plusieurs conceptualisent la violence conjugale comme une forme de violence faite aux femmes permet de reconnaître qu’il existe une grande diversité de violences dont les femmes et les enfants sont les principales victimes – homicide conjugal ou familial, viol, agressions sexuelles, exploitation sexuelle, trafic des femmes et des enfants, etc. Toutefois, une telle conception omet de considérer les réalités particulières comme la victimisation de certains hommes en contexte conjugal. Laing et al. (2013 : 138) soulignent bien le défi d’une conceptualisation adéquate : « This is not an insignificant issue and illustrates the complexity of naming and framing in this area ». S’il est nécessaire de réaffirmer que les femmes sont majoritairement victimes de certains types de violence conjugale, il faut aussi s’intéresser aux hommes victimes pour cerner avec plus de justesse les particularités et les conséquences de ce type de violence conjugale, ainsi que leurs besoins (Laing et al., 2013 ; Lupri et Grandin, 2004). De même, il est important d’étudier davantage les besoins spécifiques des femmes qui exercent de la violence (Damant et al., 2014 ; Dowd et Leisring, 2008 ; Swan et al., 2008).

2.2 En quoi les connaissances sur les violences familiales et structurelles peuvent-elles enrichir l’analyse des violences conjugales ?

Si l’on admet que les dynamiques de violence conjugale sont multiples, qu’elles concernent plusieurs acteurs sociaux (hommes, femmes, enfants) et plusieurs réseaux de services (santé, services sociaux, sécurité publique, justice, éducation), il s’avère essentiel d’adopter une analyse globale du phénomène qui permet de rendre compte de sa complexité. Pour ce faire, cette section discute de la pertinence d’étudier davantage les liens complexes entre les violences dans le cadre de relations intimes (violences conjugales et familiales) et les violences structurelles.

Selon Barnett et al. (2005), la violence familiale inclut plusieurs sous-catégories : la violence conjugale, la violence des parents à l’égard de leurs enfants (aussi désignée sous le concept de maltraitance dans le domaine de la protection de la jeunesse), la violence des enfants envers leurs parents ou proches âgés, ainsi que la violence dans la fratrie. Si chacune de ces sous-catégories renvoie à une problématique spécifique, elles partagent toutefois des points communs. Par exemple, elles se caractérisent généralement par le rapport d’intimité qui unit la victime à l’auteur de la violence, par la différence de pouvoir entre l’auteur de la violence et la victime ainsi que par les conséquences néfastes engendrées chez la victime. Toutefois, les rapports de pouvoir ne caractérisent pas tous les types de violence au sein de la famille, certains pouvant découler davantage du stress ou des conditions de vie difficiles auxquels sont confrontés les parents (Sprang et al., 2005 ; Stith et al., 2011) ou l’aidant naturel dans le cas des personnes âgées (Roberto et al., 2013). Le fait d’étudier les liens entre les violences conjugales et d’autres formes de violence familiale permet de prendre en considération les nombreuses situations où les violences se présentent de manière concomitante au sein d’une même famille (Chang et al., 2011 ; Finkelhor et al., 2011 ; Goddard et Bedi, 2010 ; Clément et al., 2013 ; Margolin et al., 2009). Ces violences concernent tous les membres de la famille : les femmes, les hommes et les enfants exposés à la violence conjugale.

La violence conjugale influe sur l’exercice de la maternité ou de la paternité (Bourassa et al., 2008 ; de la Sablonnière et Fortin, 2010), c’est pourquoi il est essentiel de privilégier une analyse globale du vécu des parents et des enfants. L’intérêt porté aux enfants exposés à la violence conjugale est d’autant plus important que ce problème touche le quart des enfants québécois (Clément et al., 2013) et 34 % des enfants suivis par les services de protection de la jeunesse (Trocmé et al., 2010). La problématique est d’ailleurs maintenant reconnue dans la Loi sur la protection de la jeunesse comme une forme de maltraitance psychologique susceptible d’affecter de développement de l’enfant (Gouvernement du Québec, 2006). Pour lutter efficacement contre la violence conjugale, il est aussi essentiel de comprendre l’expérience des conjoints qui exercent cette violence, afin de leur offrir une aide adéquate (Gouvernement du Québec, 1995). Or, l’intervention auprès des pères ayant exercé de la violence est encore très peu développée, car elle fait l’objet de controverses entre les groupes d’intervenants concernés (Lessard et al., 2010). Une recherche-action réalisée en collaboration avec plusieurs milieux de pratique, notamment les organismes offrant des services aux victimes et aux auteurs de violence conjugale ainsi qu’aux enfants maltraités, identifie trois principales controverses entre ces groupes d’intervenants. L’une de ces controverses concerne l’intervention auprès des pères. En effet, les points de vue des groupes d’intervenants divergent quant à la pertinence de travailler sur les habiletés parentales du père afin de favoriser le maintien de la relation avec son enfant (Lessard et al., 2010). Pourtant, si on veut éviter que les mères soient désignées comme les seules responsables d’assurer la protection de l’enfant en contexte de violence conjugale, il faut aussi développer les recherches et les interventions auprès des pères.

Quant aux violences structurelles, elles réfèrent aux processus par lesquels s’opèrent la discrimination ou l’injustice sociale envers certains groupes de population (Farmer, 2004). Elles peuvent prendre plusieurs formes, notamment celles discutées dans cet article : le colonialisme, le racisme, le classisme, l’âgisme, etc. (Hyman et al., 2011 ; Parazelli, 2008 ; Rojas-Viger, 2008). L’étude des violences structurelles vécues par les personnes en situation de violence conjugale constitue une avenue pertinente, car elle permet de prendre en considération non seulement les rapports de genre, mais aussi d’autres rapports sociaux susceptibles de moduler leur expérience de la violence de même que leurs démarches de demande d’aide. Certains groupes font l’expérience de violences structurelles susceptibles de créer des conditions de vie plus précaires ou un contexte de vulnérabilité qui accentuent les risques de victimisation et qui complexifient les stratégies pour s’en protéger et la surmonter. Les recherches ayant documenté les expériences et les points de vue des femmes, des hommes et des enfants en contexte de violence conjugale montrent que la violence n’est pas toujours vécue de la même façon par les acteurs sociaux concernés.

D’abord, certains écrits font le lien entre le colonialisme et la problématique de la violence conjugale envers les femmes autochtones. Cette problématique est souvent représentée comme le produit des rapports historiques de domination qui ont marqué le passé et les conditions de vie actuelles des populations autochtones (Femmes autochtones du Québec, 2008 ; Weaver, 2009 ; Montminy et al., 2011). Ces facteurs historiques et structuraux créent des contextes dans lesquels les femmes sont plus à risque de subir de la violence. Comparées aux femmes canadiennes en général, les femmes autochtones courent un risque plus élevé d’être victimes de violence conjugale et de subir des actes de violence plus graves (Brennan, 2011 ; Statistique Canada, 2006). Elles rapportent davantage que les femmes non autochtones (48 % vs 32 %) avoir été agressées sexuellement, battues, étranglées, attaquées avec une arme à feu ou un couteau. Le taux d’homicide par un partenaire intime est huit fois plus élevé chez les femmes autochtones (Statistique Canada, 2011). Cela dit, non seulement ces femmes apparaissent plus à risque de vivre une forme sévère de violence, mais leurs démarches de demande d’aide à travers le réseau de services allochtones québécois apparaissent également complexifiées. En effet, certains intervenants allochtones méconnaissent les réalités historiques et actuelles vécues par les peuples autochtones ou leur compréhension différente de la violence conjugale et de ses solutions (Flynn et al., 2013). Il leur est donc difficile d’offrir une aide adaptée à ces populations qui prend en considération leurs expériences et leurs points de vue.

Certaines violences structurelles liées à la racisation et au statut d’immigration façonnent l’expérience des femmes immigrantes victimes de violence. Par exemple, le programme de parrainage associé à la politique en matière d’immigration place de nombreuses femmes immigrantes en situation de dépendance économique envers leur conjoint, ce qui représente un facteur de maintien considérable dans une relation violente (Castro-Zavala, 2013 ; Erez et al., 2009 ; Chbat et al., sous presse). Chbat et al. (sous presse) relèvent d’ailleurs que l’expérience de mères racisées et autochtones victimes de violence conjugale est marquée par différents enjeux à l’intersection de leur genre, de leur origine ethnique, de leur expérience de la maternité et de leur classe sociale. La question des ressources financières serait particulièrement saillante dans la mesure où la violence conjugale peut s’articuler autour de cet enjeu. En effet, une situation financière précaire entraîne un stress pour la famille et peut représenter un facteur de maintien dans la relation violente, en plus de poser un défi pour subvenir aux besoins des enfants. De plus, les femmes immigrantes, tout comme les femmes autochtones, apparaissent plus à risque de rapporter une situation de violence conjugale. Selon deux recherches réalisées au Canada à partir des données secondaires de l’Enquête sociale générale (1999) sur la violence et la victimisation, les femmes immigrantes en provenance de pays en voie de développement présentent des taux de violence conjugale plus élevés que les non-immigrantes et les immigrantes issues de pays dits développés, soit respectivement 5,5 %, 3,7 % et 2,4 % (Brownridge et Halli, 2002 ; Hyman et al., 2006). D’ailleurs, plus du tiers des causes de violence conjugale à la Cour municipale et au Palais de justice de Montréal concernent des personnes provenant de communautés ethnoculturelles, le plus souvent nouvellement arrivées au Québec (Zorbas, 2002), alors que les immigrants ne représentaient que 18 % de la population de Montréal au moment de l’étude (Citoyenneté et immigration Canada, 2000). Considérant ces disparités et la complexité des situations de violence présentées par ces femmes, il importe de mettre en lien la violence conjugale avec les violences structurelles.

Certains rapports sociaux liés à l’âge ou aux étapes de vie peuvent créer des contextes de vulnérabilité complexifiant la problématique de la violence conjugale et modulant l’adéquation des réponses sociales qui y sont associées. À l’adolescence, la violence dans les relations amoureuses n’est pas un phénomène banal (Fernet, 2005 ; Fernet et Richard, 2008). À Montréal, entre 27 % et 40 % des jeunes ont dit avoir vécu une ou plusieurs formes de violence dans leurs premières relations amoureuses (Riberdy et Tourigny, 2009). Des proportions similaires ont été observées pour le Québec (Lavoie et Vézina, 2001 ; Pica et al., 2012). Les jeunes adultes (15-24 ans) représentent aussi le groupe pour lequel le taux d’homicide conjugal au Canada est le plus élevé (Statistique Canada, 2011). Selon Finkelhor (2008), les jeunes sont particulièrement vulnérables à la violence, notamment en raison du fait qu’ils ont tendance à s’engager dans des activités, situations ou relations plus risquées. Tel que mentionné précédemment, la grossesse et la maternité sont aussi des étapes charnières qu’il importe d’examiner. La violence subie par les mères pendant leur grossesse entraîne des conséquences importantes sur leur santé et leur bien-être (Lévesque et Laforest, 2011) et implique l’exposition à la violence d’enfants en très bas âge. Les mères victimes de violence conjugale sont aussi confrontées à des violences structurelles, car elles doivent composer avec les contraintes des institutions sociales qui idéalisent la maternité et relèguent facilement aux mères uniquement la responsabilité de la protection des enfants (Lapierre, 2010). Le rôle de la « bonne mère » qui protège ses enfants en quittant le conjoint est alors promu, occultant de ce fait la violence qui perdure bien souvent au-delà de la séparation (Rinfret-Raynor et al., 2008). Ainsi, la violence structurelle s’observe par le fait que ces femmes doivent composer avec les contraintes d’un système judiciaire qui encourage des ententes entre les parties en ce qui a trait aux modalités de garde, favorisant le partage égal des responsabilités parentales au détriment, dans certains cas, de la sécurité des mères et des enfants (Rinfret-Raynor et al., 2008). En effet, la séparation du couple entraîne un risque accru de dangerosité, voire d’homicide conjugal ou familial (Campbell et al., 2007 ; Dubé et Drouin, 2011) : 26 % des femmes canadiennes tuées par un partenaire intime l’ont été lorsqu’elles étaient séparées du conjoint (Statistique Canada, 2011). Enfin, la violence vécue par les femmes âgées peut avoir duré pendant de longues périodes et ses impacts risquent d’accroître la perte d’autonomie, comme il est possible que la perte d’autonomie se traduise par une occasion d’amorce de la violence (Montminy, 2005, 2008), ce qui témoigne une fois de plus de la multiplicité des rapports de pouvoir en cause dans les violences structurelles.

Ces résultats de recherche soulignent l’importance de développer davantage les connaissances sur les dimensions structurelles de la violence, car ces dimensions traversent la plupart des contextes de vulnérabilité à la violence et sont susceptibles d’influencer les liens entre les victimisations qui se produisent tant dans la sphère privée que dans la sphère sociale. De plus, il y aurait peut-être lieu de revoir certaines définitions des violences conjugales et familiales pour tenter d’intégrer davantage ces dimensions structurelles.

3. Des cadres d’analyse complémentaires pour tenir compte de la complexité

Pour étudier les violences conjugales avec un regard critique et élargi qui prend en considération la complexité du phénomène, il nous apparaît essentiel de privilégier des cadres d’analyse qui intègrent plusieurs dimensions. En cohérence avec notre positionnement théorique et épistémologique annoncé en introduction, et pour répondre aux enjeux soulevés dans la section précédente, nous avons choisi de discuter plus particulièrement de trois cadres d’analyse, qui nous apparaissent fournir des éclairages intéressants pour dresser un portrait global et plus complet des violences conjugales, familiales et structurelles : la typologie de Johnson sur les violences conjugales (2008 ; 2013), celle d’Appel et Holden sur les violences familiales (1998) ainsi que la théorie féministe intersectionnelle.

3.1 Une typologie des violences conjugales

Le modèle théorique de Johnson (2008 ; 2013) identifie trois[2] types de violence conjugale : 1) le terrorisme intime, qui désigne la violence inscrite dans une dynamique de pouvoir et de contrôle d’un conjoint sur l’autre ; 2) la violence résistante, qui renvoie à la violence exercée par la victime avec l’intention de résister ou de se défendre d’un contexte de contrôle coercitif ; 3) la violence situationnelle, qui peut être exercée par un ou les deux conjoints dans une dynamique de conflits de couple plus ou moins sévères. La violence situationnelle est la plus commune et domine dans les grandes enquêtes populationnelles, alors que le terrorisme intime touche la majorité des femmes utilisant les services des maisons d’aide et d’hébergement pour les victimes de violence conjugale (Johnson, 2013). Ces trois types de violence conjugale se distinguent de différentes façons, mais particulièrement par la présence d’un contrôle coercitif qui caractérise clairement les deux premiers types et moins le troisième. Dans les relations hétérosexuelles, le contrôle coercitif serait principalement exercé par l’homme (Johnson, 2013 ; Graham-Kevan et Archer, 2003 ; Laing et al., 2013).

Selon Stark (2013), le contrôle coercitif peut comporter des agressions physiques, mais il est avant tout d’ordre psychologique et il comprend deux principales catégories de stratégies : 1) la coercition : agression, intimidation, harcèlement, menaces, humiliation ; et 2) le contrôle : isolement, privation, indifférence, exploitation, imposition de règles, utilisation des enfants (Romito, 2011 ; Stark, 2013). Cette conception est intéressante dans la mesure où elle amène à ne pas s’attarder uniquement aux gestes de violence. Premièrement, s’intéresser uniquement aux comportements violents, au-delà du contrôle, contribue à augmenter le seuil de tolérance des victimes et des autres acteurs sociaux (intervenants, juges) aux violences jugées « acceptables ». D’ailleurs, les femmes victimes de violence psychologique post-séparation dénoncent rarement la violence (Romito, 2011), car elles craignent de ne pas être crues ou d’être accusées d’aliénation parentale (Johnson et Dawson, 2011 ; Romito, 2011). Deuxièmement, la tendance à évaluer la sévérité de la violence conjugale en s’intéressant prioritairement aux comportements de violence physique grave entraîne une lecture atemporelle du problème qui omet de considérer ou minimise la sévérité de la violence lorsque la victime ne présente pas de blessure apparente, mais qu’elle est soumise à un contrôle coercitif qui perdure dans le temps (Stark, 2013). Pourtant, le contrôle coercitif serait le type le plus préjudiciable de violence, car il explique davantage l’escalade de violence après la séparation, les menaces de mort et les rapports sexuels forcés (Beck et Raghavon, 2010, cités dans Stark, 2013). Le contrôle coercitif, notamment le harcèlement criminel, est d’ailleurs un facteur associé aux risques d’homicide conjugal ou familial en période de séparation (Campbell et al., 2007 ; Dubé et Drouin, 2013 ; Léveillée et Lefebvre, 2010 ; Wilkinson et Hamerschlag, 2005). Une étude exploratoire menée auprès de mères victimes de violence coercitive post-séparation indique que ces mères craignent pour leur vie et celle de leurs enfants (de la Sablonnière et Fortin, 2013).

Dans le même sens, Johnson (2013) démontre, à l’aide de différentes études dont les résultats sont résumés dans le tableau suivant, que les violences marquées par une dynamique de coercition et de contrôle se distinguent des violences situationnelles tant en ce qui a trait à la sévérité, à la fréquence et à la pérennité de la violence que pour ce qui concerne la direction de la violence, ses causes et ses conséquences. Il faut toutefois éviter de se servir de ces données comparatives pour minimiser les violences situationnelles qui peuvent aussi, dans certains cas, porter sérieusement atteinte à la sécurité ou au bien-être des victimes (Johnson, 2013 ; Tremblay, 2012).

Tableau 1

Caractéristiques distinctives des types de violence conjugale (Johnson, 2013[3])

Caractéristiques distinctives des types de violence conjugale (Johnson, 20133)

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Puisque la violence conjugale n’est pas une réalité homogène, notamment en raison de facteurs individuels, relationnels et structurels qui modulent ses manifestations et les contextes de vie des acteurs concernés, il est essentiel d’examiner les expériences multiples et différenciées des acteurs concernés, tout en conservant la centralité d’une analyse différenciée selon le genre en ce qui a trait au contrôle coercitif (Laing et al., 2013). Le fait de mieux distinguer les types de violence conjugale permet de démontrer la complémentarité et non l’opposition entre l’analyse féministe de la violence conjugale et l’analyse des dynamiques relationnelles au sein du couple et de la famille : les situations de terrorisme intime et de violence résistante s’expliquant mieux par l’abus de pouvoir d’un conjoint sur l’autre et les violences situationnelles, par une dynamique de conflits entre conjoints (Johnson, 2013).

3.2 Une typologie des violences familiales

La typologie de Johnson s’en tient aux violences exercées entre les partenaires intimes, alors que celle d’Appel et Holden (1998) illustre bien la multiplicité des dynamiques de violence au sein des familles. À partir d’une méta-analyse des études ayant documenté la concomitance de violence conjugale et de mauvais traitements envers les enfants, cette typologie identifie cinq dynamiques familiales ; les trois premières présentant une violence conjugale unidirectionnelle (de l’homme vers la femme), les deux autres une dynamique bidirectionnelle. Dans la première dynamique, le seul agresseur est l’homme/père, il est responsable à la fois de la violence conjugale et des mauvais traitements envers l’enfant. La seconde dynamique est plutôt séquentielle : l’homme violente la femme et celle-ci réagit à sa victimisation en maltraitant l’enfant. Troisièmement, il peut aussi y avoir des situations où la violence conjugale est dirigée de l’homme vers la femme, mais les deux parents sont responsables des mauvais traitements envers l’enfant. Dans les quatrième et cinquième dynamiques, la violence conjugale est bidirectionnelle et les deux parents sont responsables des mauvais traitements. La cinquième se caractérise de surcroît par la violence de l’enfant à l’égard de ses deux parents. Cette recherche n’a toutefois considéré que les violences physiques et sexuelles. Il est donc possible de penser que d’autres dynamiques pourraient exister. D’ailleurs, une recherche qualitative réalisée auprès d’intervenants sociaux qui viennent en aide aux familles aux prises avec la concomitance de violence conjugale et de mauvais traitements envers les enfants (Lessard, 2004) a montré que ces intervenants reconnaissent dans leur pratique la plupart des dynamiques identifiées par Appel et Holden (1998), en plus de décrire d’autres dynamiques qui incluent aussi la violence psychologique et la négligence envers les enfants. Les connaissances restant relativement limitées pour bien cerner la complexité des interactions entre les membres de la famille en contexte de violence conjugale et familiale, d’autres recherches sont nécessaires pour parvenir à une analyse plus globale des manifestations de violence au sein des familles. La typologie d’Appel et Holden (1998) pourrait aussi être testée auprès de diverses populations, par exemple les clientèles desservies par les maisons d’aide et d’hébergement, les organismes venant en aide aux conjoints qui exercent de la violence, les services de protection de l’enfance, les services de santé, les services sociaux et le milieu judiciaire.

3.3 Le féminisme intersectionnel

Tel que démontré précédemment, l’analyse différenciée selon le genre est essentielle pour étudier les violences conjugales. Cependant, on sait maintenant que le genre n’est pas le seul facteur à prendre en considération pour lutter efficacement contre les violences conjugales (Anthias, 2013), puisque d’autres rapports sociaux de pouvoir et de domination génèrent des inégalités structurelles (Laing et al., 2013). L’analyse féministe intersectionnelle apparaît pertinente pour une compréhension intégrée des expériences complexes marquées par plusieurs inégalités sociales.

L’émergence de la perspective intersectionnelle est inhérente aux mouvements sociaux et aux luttes féministes des femmes afro-américaines et afro-britanniques dans les années 1970 et 1980 (Crenshaw, 1991 ; Anthias et Yuval-Davis, 1983 ; Collins, 2000). Elles ont articulé leur réflexion et leur militantisme sur la critique de ce qu’Adrienne Rich (1979) nomme le « white solipsism », une vision selon laquelle l’expérience des femmes blanches de classe aisée serait universelle à celle de toutes les femmes et où l’expérience de la domination s’expliquerait principalement par le genre. Ces auteures dénoncent également que l’héritage culturel, l’esclavagisme et le colonialisme ne soient guère pris en considération dans le discours féministe majoritaire, décontextualisant l’expérience des femmes racisées (Collins, 2000 ; Crenshaw, 1991). À la dénonciation du caractère ethnocentrique du féminisme s’ajoutent des insatisfactions quant à la direction moniste du mouvement antiraciste des droits civiques américains où la discrimination raciale était principalement appréhendée comme une expérience masculine (Bilge, 2010). Ces savoirs émergeant des luttes sociales ont trouvé écho au sein des universités lorsque la juriste américaine Kimberlé W. Crenshaw a suggéré que la violence dont les femmes de couleur sont victimes est fréquemment attribuable à une intersection entre le racisme et le sexisme (1991) plutôt que le produit direct des inégalités entre les hommes et les femmes. Ainsi, l’analyse féministe intersectionnelle propose un cadre pertinent afin de mieux saisir l’expérience des femmes victimes de violence conjugale impliquées dans différents rapports sociaux de pouvoir et de domination, entre autres des femmes autochtones et des femmes racisées.

L’intérêt pour l’analyse intersectionnelle réside aussi dans le fait qu’elle met en évidence la notion d’« agentivité ». Plutôt que de cantonner les personnes dans des positions fixes, par exemple les femmes comme « victimes » et les hommes comme « agresseurs », cette approche permet de prendre en considération la manière dont les victimes « résistent, se battent et survivent » à la violence conjugale (Anthias, 2013 : 62). Par exemple, il est possible que le fait de ne pas dévoiler la violence subie – 75 % des victimes de violence physique ou sexuelle ne déclarent pas aux autorités la violence subie (Statistique Canada, 2011) – pourrait s’expliquer notamment par le fait que les femmes ne veulent ou n’aiment pas se percevoir dans un rôle de victime (Anthias, 2013).

Le féminisme intersectionnel permet d’être attentif à la manière dont certains facteurs sociaux et structurels, qu’ils soient socioéconomiques, politiques, historiques ou culturels, s’entrecroisent et s’interinfluencent en créant des conditions de vie spécifiques pour les acteurs en situation de violence conjugale. Selon cette approche, les interactions multiples et dynamiques entre les différents processus d’identification sociale produisent des expériences spécifiques d’oppression et de privilège (Anthias, 2013 ; Damant et al., 2008 ; Bilge, 2009 ; Oxman-Martinez et al., 2002 ; Yuval-Davis, 2006). Elle invite ainsi à examiner les liens entre les processus de catégorisation sociale liés au genre, à la classe sociale, à l’ethnicité et leur interaction avec des systèmes d’oppression comme le sexisme, le classisme, le racisme, le colonialisme, etc. (Oxman Martinez et al., 2002 ; Bilge, 2009 ; Harper, 2014). Une telle analyse implique une conceptualisation multidimensionnelle du pouvoir qui met l’accent sur les interactions entre les différentes formes d’inégalités (Damant et al, 2010a ; Prins, 2006). Par exemple, si une femme immigrante victime de violence conjugale vit de la discrimination en fonction de son appartenance ethnique, cela accentue sa victimisation et peut nuire à l’offre d’une aide adaptée à sa situation spécifique (Anthias, 2013).

Anthias émet toutefois des mises en garde importantes en lien avec une utilisation inadéquate du concept d’intersectionnalité. D’abord, il faut éviter d’accorder trop d’importance à la culture et trop peu aux dynamiques structurelles en cause, dont la pauvreté et l’exclusion sociale. Ce qui ne veut pas dire toutefois de tomber dans un relativisme culturel qui accepterait ou tolèrerait la violence au profit de différences culturelles, car il faut inclure dans l’analyse les différentes sphères d’oppression et non pas miser sur une en particulier au détriment des autres. Deuxièmement, il est essentiel de saisir le caractère dynamique de ce cadre théorique, les différents aspects de l’identité sociale n’étant pas conçus pour être analysés de façon statique et déterministe. Enfin, il faut s’intéresser davantage aux processus et rapports de pouvoir au sein de la société qui conduisent à la production des catégories sociales, en évitant de tomber dans le piège « d’une interprétation postmoderne par laquelle on refuse toutes les catégories » (ibid : 70).

Ce cadre d’analyse se situe clairement dans les théories critiques visant à promouvoir des sociétés plus justes par la lutte contre les oppressions diverses, qu’elles soient liées au genre ou à d’autres rapports sociaux. Il invite à porter attention à la fois à l’expérience des personnes concernées par les violences conjugales (dimension microsociale de l’agentivité qui place les personnes et leurs expériences au centre de l’analyse) et aux marqueurs de l’identité sociale qui nous renseignent sur les structures de pouvoir (dimension macrosociale) (ibid.). Cette théorie conçoit les violences conjugales plus largement comme une violation des droits de la personne, une atteinte à la liberté et à l’égalité, ancrée dans des inégalités sociales (Flynn et al., 2015 ; Laing et al., 2013 ; Stark, 2013).

4. Les retombées d’une meilleure intégration des savoirs

Produire et intégrer les savoirs est indispensable pour soutenir l’action publique. Par action publique, nous référons aux politiques et aux plans d’action gouvernementaux en matière de violence conjugale et familiale ainsi qu’aux programmes d’intervention pour les victimes, les auteurs de violence et les enfants exposés à la violence conjugale. Depuis l’adoption de sa première politique d’intervention en matière de violence conjugale, le gouvernement du Québec et la plupart des organismes qui oeuvrent dans le domaine des violences conjugales et familiales ont appuyé leurs actions sur une définition de la violence conjugale qui a comme fondement la prise de contrôle d’une personne sur une autre. Or, les recherches et l’expérience des praticiens invitent à étudier d’autres types de violence pour refléter l’ensemble des situations de violence conjugale et familiale rencontrées dans différents contextes. Selon Johnson (2013), la pluralité des situations vécues par les acteurs en contexte de violence conjugale et familiale appelle à la rigueur et à la nuance pour bien comprendre et définir le phénomène. Ceci afin d’éviter qu’une compréhension partielle des situations de violence ait des conséquences sur les personnes concernées d’abord, mais également sur les politiques publiques et les actions à mettre en place.

L’enrichissement des définitions selon les différents types de violence permet de répondre aux préoccupations des milieux de pratique et des décideurs qui souhaitent, par leurs politiques et leurs programmes, adapter les pratiques d’intervention en fonction des violences différenciées et des facteurs associés à ces dernières. Selon Johnson (2013), il est important d’adapter l’intervention aux différents types de violence conjugale dans tous les contextes, sinon elle risque d’être moins efficace. Par exemple, sa recherche de 1999 a montré que 29 % des cas d’ordonnance de protection à la cour et 19 % des cas en maison d’hébergement sont des cas de violence situationnelle. Dans les cas de terrorisme intime et de résistance violente, il faut travailler non seulement l’arrêt des comportements violents, mais également les stratégies de contrôle. Ces stratégies sont en apparence non-violentes si on les considère isolément, c’est-à-dire sans prendre en considération l’historique de la relation conjugale, la répétition et l’augmentation dans le temps des tactiques de contrôle (Stark, 2013). L’adaptation des interventions aux types de violence conjugale est aussi importante pour les décisions judiciaires liées aux modalités de garde des enfants dans les cas de séparation. Selon Johnson (2013), lorsqu’on manque d’information pour bien cerner le type de violence conjugale, on devrait traiter la situation comme s’il s’agissait de terrorisme intime. Cette stratégie permet d’éviter les risques de porter atteinte à la sécurité des victimes dans les cas où on croirait, à tort, qu’il s’agit d’une violence symétrique. Dans un contexte où l’action publique tend à favoriser l’harmonie conjugale post-séparation, notamment par la médiation familiale et la coparentalité, il importe de ne pas perdre de vue la priorisation à accorder à la sécurité des personnes en situation de violence conjugale ou familiale.

Par ailleurs, à l’instar d’autres pays qui ont développé les Co-ordinated Community Response (Allen et al., 2011 ; Javdani et Allen, 2011), la concertation entre les ressources d’aide fait aussi partie des priorités établies par le gouvernement du Québec dans ses plans d’action en matière de violence conjugale. Si la concertation est identifiée comme une condition essentielle à la réussite des actions publiques (Gouvernement du Québec, 2012) et pour assurer la sécurité des victimes (Drouin et al., 2014 ; Laing et al., 2013 ; Lessard et al., 2012), les résultats de l’évaluation du plan d’action 2004-2009 montrent que les besoins de collaboration intersectorielle persistent et que l’intervention auprès des femmes vivant des réalités particulières pose beaucoup de défis (Rinfret-Raynor et al., 2010). Les divers secteurs de services tardent à se coordonner notamment lorsque ceux-ci doivent gérer l’intersection entre plusieurs problématiques ou caractéristiques des femmes, et ceci a été observé notamment dans les contextes autochtone (Bopp et al., 2003), d’immigration (Rojas-Viger, 2008 ; Benhadjoudja, 2011), de maternité (Damant et al., 2010a, 2010b ; Lapierre et Côté, 2011) et de séparation (Rinfret-Raynor et al., 2008). Les difficultés relèvent surtout du fait que cette intersection induit un rapprochement entre des services distincts portant des missions, des cultures et des croyances différentes. Or, la concertation exige l’identification des points de convergence, en portant une attention particulière aux enjeux de pouvoir pour éviter que la vision de ceux qui ont moins de pouvoir soit marginalisée (Laing et al., 2013 ; Lessard et al., 2012), ce qui peut constituer un défi encore plus important lorsque les violences conjugales et familiales se conjuguent à des violences structurelles. L’adaptation des services offerts aux familles qui vivent dans un contexte de vulnérabilité ne peut faire l’économie d’une analyse des facteurs tant individuels et relationnels que sociaux et structurels, d’où la pertinence d’un regard plus large sur le problème et les solutions.

Conclusion

Les connaissances empiriques et théoriques développées au cours des dernières années soulèvent des questions et font émerger des enjeux liés à la définition de la violence conjugale. Si la violence conjugale a pu être analysée essentiellement selon une approche féministe par les États et les grands organismes internationaux, certains écrits apportent des nuances dans la compréhension du phénomène et en démontrent toute la complexité. Du côté des milieux de pratique concernés par la violence conjugale et familiale, les problèmes de définition se posent également. Ces milieux peuvent promouvoir des définitions différentes. En effet, pour certains, la violence conjugale est un crime, pour d’autres un problème social ou un problème de santé publique, pour d’autres un enjeu de la protection de l’enfance et pour d’autres encore un problème relationnel entre conjoints (Flynn et al., 2015 ; Laing et al., 2013). Bien que toutes ces visions apportent un angle pertinent à la compréhension du problème, notre positionnement critique nous incite à penser qu’elles ne se valent pas toutes et qu’il est essentiel de ne pas perdre de vue les dimensions structurelles de la problématique. En effet, certaines analyses du problème comportent des limites sur ce plan. Il arrive aussi que les différentes visions du problème soient cloisonnées en fonction de cultures organisationnelles. Le présent article visait donc à faire « éclater » la définition de la violence conjugale en analysant la problématique selon plusieurs éclairages et en établissant des liens empiriques et théoriques entre les violences conjugales, familiales et structurelles. Cette démarche a permis d’inscrire le problème de la violence conjugale dans une analyse globale qui intègre les facteurs sociaux et structurels autant que les facteurs individuels et interpersonnels. Une telle conception du problème permet de constater que la violence conjugale n’est pas une réalité homogène. En effet, à la lumière des écrits rapportés, il apparaît qu’il n’existe pas qu’un seul type de violence conjugale, mais plutôt une multiplicité de dynamiques qui entretiennent des liens complexes avec d’autres formes de violences exercées dans la sphère intime ou qui sont d’ordre structurel. Afin de mieux circonscrire la problématique de la violence conjugale, nous avons proposé de l’étudier à la lumière de trois cadres d’analyse qui permettent de dresser un portrait global des violences conjugales, familiales et structurelles. Ces trois cadres nous semblent intéressants dans leur complémentarité, c’est-à-dire dans la mesure où chacun amène un éclairage que l’autre n’a pas. Toutefois, il convient de préciser qu’en plus de ces trois modèles, il nous faut aussi travailler dans un esprit de collaboration pour mettre en commun les expertises des chercheurs et des praticiens afin de contribuer au développement des connaissances et au transfert de ces savoirs vers les milieux de pratique et d’élaboration des politiques. Un tel esprit de collaboration apparaît nécessaire pour la mise en place d’interventions répondant plus adéquatement aux besoins des personnes concernées, notamment à leurs besoins de sécurité.

Comme le rapporte le gouvernement du Québec dans son plan d’action en matière de violence conjugale 2012-2017, cela implique une adaptation des services en fonction des besoins spécifiques des victimes, des auteurs et des enfants exposés, tout en tenant compte des différentes populations (autochtones, immigrants, personnes âgées, etc.) davantage affectées par des facteurs structurels. Ainsi, les réponses sociales ne peuvent faire l’économie d’un examen attentif aux réalités différenciées des personnes et des familles concernées par les violences conjugales et familiales.