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Introduction

Dans le contexte des récents attentats commis sur le territoire européen, le nombre de dossiers de terrorisme traités par les différents acteurs de la justice a connu une augmentation. Ces dossiers bousculent les quotidiens professionnels, ne fût-ce qu’en raison de leur charge émotionnelle (Le Goaziou, 2018, p. 7), en particulier lorsqu’ils font écho à leurs histoires personnelles (Ludot, El Husseini, Radjack et Moro, 2017, p. 159). Ils amènent également à de nombreux questionnements sur les évolutions de l’action administrative face à leur complexité et leurs spécificités, en particulier en termes de capacité d’adaptation des travailleurs. Les services de probation chargés du contrôle et de l’accompagnement des personnes soumises à une mesure pénale en milieu ouvert ne sont pas épargnés par de tels questionnements. Tout comme leurs homologues européens, les agents de probation belges (c.-à-d. les assistants de justice) se sont ainsi retrouvés devant un flux inédit de dossiers depuis 2015, une récente étude montrant que 87 % des condamnations prononcées pour terrorisme en Belgique l’ont été entre 2015 et 2020 (Mine, Jeuniaux et Detry, 2021). La présente contribution propose une analyse du positionnement professionnel des assistants de justice en Belgique francophone dans la prise en charge de ces dossiers de terrorisme et étudie plus particulièrement les évolutions observables en termes de gestion de l’information[2].

Les assistants de justice assurent globalement l’accompagnement sociojudiciaire au sein des maisons de justice[3]. Ce sont des travailleurs sociaux, à la différence des agents de probation français qui ont quitté la filière sociale de la fonction publique pour être intégrés aux métiers de la sécurité (de Larminat, 2012, p. 177), dans un contexte où ces derniers sont d’ailleurs de moins en moins issus de formations aux métiers du social (Bouagga, 2012, p. 323). La situation est autre en Belgique, même si la dimension sociale de l’accompagnement sociojudiciaire se rétrécit sous le poids de sa dimension administrative (Jonckheere, 2013). Dans la foulée des attentats de Paris en 2015 et de Bruxelles en 2016, ils ont dû assurer de plus en plus fréquemment la guidance de personnes inculpées dans des dossiers de terrorisme, mais laissées en liberté moyennant le respect de conditions ainsi que de personnes condamnées pour des faits similaires à des peines en milieu ouvert (peine de travail ou de probation par exemple) ou à des peines de prison aménagées, notamment sous la forme d’une libération conditionnelle ou encore d’une surveillance électronique.

La relation est l’outil de travail par excellence des assistants de justice. Ils veillent, entre aide et contrôle, à développer une relation de confiance avec les justiciables, en construisant les interventions à partir de leur perception de la réalité. La spécificité du travail social en justice est toutefois d’agir à la demande d’une autorité judiciaire et en exécution de ses décisions. La figure du triangle relationnel a dès lors été retenue pour déterminer leur positionnement professionnel, en leur assignant une place située à égale distance entre autorité judiciaire et justiciable. Cette éthique d’une relation égalitaire est inscrite dans leur code de déontologie[4].

Elle est aujourd’hui fortement mise à l’épreuve dans le contexte du terrorisme, en raison notamment de la multiplication et de l’intensification des relations que les assistants de justice sont amenés à établir avec des services de sécurité et de renseignement comme la Sûreté de l’État. En effet, la gestion de l’information est au coeur de l’activité des services de sécurité et de renseignement, mais cette information est de nature à embarrasser les travailleurs sociaux qui la communiquent ou en font usage. Cela se comprend dans la mesure où les normes professionnelles de ces travailleurs les conduisent à informer les personnes qu’ils accompagnent de tout nouvel élément d’information les concernant. Or, dans le contexte du terrorisme, cette transparence vis-à-vis des personnes accompagnées n’est plus toujours de mise pour des raisons de sécurité.

Comment poursuivre une relation de confiance en sachant des éléments d’information qu’il convient à présent de taire ? Par ailleurs, faut-il communiquer aux services ad hoc des renseignements collectés dans le quotidien professionnel car susceptibles de permettre d’éviter une atteinte à la sécurité publique ? Faisant face à de tels défis éthiques, les assistants de justice ont dû innover ou, autrement dit, mettre en place des pratiques inédites, en bousculant des façons d’agir pourtant bien ancrées. Nous analyserons ainsi leur gestion inhabituelle de l’information à laquelle ils sont désormais contraints, en tant que révélateur, mais également marqueur de leur positionnement professionnel.

Nous rendons compte ici des résultats d’une recherche empirique qualitative menée en marge d’un projet plus vaste sur le thème de la radicalisation[5]. Cette partie de l’enquête s’appuie principalement sur des entretiens réalisés auprès d’assistants de justice, ainsi que des membres du personnel des directions locales de maisons de justice.

Cet article est composé de cinq sections. Nous proposons tout d’abord un aperçu de la littérature traitant des évolutions professionnelles au sein du travail social dans un contexte de déploiement de politiques sécuritaires (1). Notre méthodologie d’enquête sera ensuite brièvement présentée (2), avant d’exposer le cadre normatif relatif au partage d’informations en maison de justice et les principes directeurs balisant le positionnement professionnel des travailleurs (3). Nous verrons ensuite comment ce positionnement professionnel a été bouleversé par l’arrivée des nouveaux dossiers de terrorisme et, en particulier, comment les initiatives prises individuellement ont conduit à l’introduction d’innovations dans leurs interventions (4). Nous analyserons enfin la structuration des flux d’informations au sein des maisons de justice, entre les assistants de justice et divers services, en particulier ceux liés à la sécurité et au renseignement (5).

1. Le travail social à l’épreuve des politiques sécuritaires

Si les relations entre les politiques de sécurité et les politiques sociales sont anciennes et complexes, elles sont particulièrement enchevêtrées depuis les attentats commis sur le sol européen (Ragazzi, 2017). Le développement d’une approche multi-agences promue au cours de ces deux dernières décennies par les politiques de contreterrorisme et de contre-radicalisation, notamment par le programme PREVENT fortement discuté dans la littérature (voir entre autres Martin, 2014 ; McKendrick et Finch, 2017 ; Mythen, Walklate et Peatfield, 2017 ; Stanley, Guru et Gupta, 2018), aurait étendu et renforcé la prégnance au sein du travail social d’une approche dominée par le contrôle et la surveillance (Finch et McKendrick, 2019 ; Stanley, Guru et Coppock, 2017). De nouvelles notions sont par ailleurs apparues, telle celle de polibation officer, laquelle a émergé en référence aux relations de plus en plus étroites entre les services de police et les services de probation (Nash, 2008). Les pratiques professionnelles des travailleurs sociaux vacilleraient ainsi de leur socle ancré sur des fondamentaux liés à l’éthique, à la justice sociale et aux droits de la personne, en raison de leur enrôlement dans la mise en oeuvre des politiques sécuritaires (Stanley et al., 2018, p. 135) et d’approches davantage ciblées sur la gestion des risques de passage à l’acte (Finch et McKendrick, 2019).

Dans les quotidiens professionnels, il en résulterait le déploiement d’une « éthique du silence » (Stanley et al., 2017). Les travailleurs sociaux ne discuteraient pas ou plus des consignes de travail découlant de ces nouveaux cadres d’intervention parce qu’ils seraient pris dans les discours sécuritaires dominants empêchant l’émergence de contre-discours. Les rapports établis par la police et les services de renseignement produiraient en effet ce pouvoir particulier d’enrôlement des travailleurs sociaux, au sens où ils apporteraient des éléments de preuve suffisamment documentés pour légitimer l’intervention de l’État et l’adhésion des travailleurs sociaux.

Par ailleurs, au vu de l’intérêt supérieur que représentent la lutte contre la radicalisation et la prévention du terrorisme pour la sécurité de la société et de sa population, le partage d’informations resterait peu questionné par nombre de professionnels malgré les enjeux de confidentialité, de secret professionnel, de vie privée ou encore de réception et d’usage de données sensibles par des acteurs peu familiers avec la culture du renseignement (Stanley et al., 2017). Dans la formation continue des travailleurs sociaux, sont néanmoins ici et là discutées les contradictions entre les codes de déontologie qui cadrent leurs interventions et les évolutions normatives relatives au secret professionnel, en particulier lorsque ces dernières tendent à autoriser des concertations locales où des informations s’échangent à propos d’individus jugés problématiques entre acteurs socioéducatifs, administratifs, politiques et de la sécurité (Guyot, 2021 ; Roelandt, 2021). Ces évolutions sont d’autant plus discutables que la recherche de renseignement par les services ad hoc serait pourtant contre-productive « lorsqu’elle souhaite ou force la transformation des travailleurs sociaux en agents de renseignements » (Puech, 2015, p. 7).

Enfin, de nouveaux dilemmes éthiques apparaissent chez ces travailleurs sociaux, qui plutôt que d’être dans l’accompagnement, sont incités à être dans le jugement, notamment quant aux comportements qui devraient conduire à un signalement auprès des autorités judiciaires ou des services de sécurité et de renseignement (McKendrick et Finch, 2017, p. 12 ; Verba, 2020, p. 24). Or, les risques qui sont appréhendés à l’appui de ce jugement sont sensiblement différents chez les travailleurs chargés de la sécurité et chez les travailleurs sociaux ; cette difficulté n’étant d’ailleurs pas propre à la radicalisation puisqu’elle a déjà pu être observée par exemple dans la mise en oeuvre des politiques liées à la toxicomanie (Michon, 2020, p. 49).

2. Méthodologie relative à l’enquête de terrain

Notre enquête a été menée au sein des maisons de justice belges francophones, pleinement concernées par l’approche multi-agences évoquée ci-avant. Cette approche est en effet promue par le gouvernement belge (Hardyns, Thys, Dorme, Klima et Pauwels, 2021), à l’instar d’autres pays européens comme les Pays-Bas (Lenos, 2019) ou le Royaume-Uni (Chapman, 2019).

Ce sont les missions pénales accomplies par les assistants de justice dans des dossiers de terrorisme qui ont ici été investiguées, que celles-ci concernent par exemple la surveillance électronique ou encore la libération sous conditions. À côté de ces missions, les assistants de justice exécutent également d’autres tâches, comme celle de l’accueil des victimes d’infraction, en ce compris d’attentats terroristes. Cependant, ces tâches ont été écartées du dispositif d’enquête en raison de la spécificité de la prise en charge qui est assurée dans ces dossiers. Nous nous sommes également focalisés sur les activités de suivi des justiciables, en excluant les enquêtes qui les concernent et qui visent principalement à éclairer les magistrats dans leurs prises de décision (voir entre autres Beyens et Scheirs, 2010).

Pour approcher le quotidien professionnel des assistants de justice ainsi balisé, nous nous sommes appuyés sur des entretiens semi-directifs auprès d’assistants de justice (n = 7) et des membres des directions locales de maisons de justice (n = 4) impliqués dans l’accompagnement de justiciables prévenus ou condamnés pour des infractions terroristes ou suspectés d’extrémisme violent. Nous avons ainsi mené onze entretiens.

Au préalable, l’autorisation de conduire cette enquête nous a été donnée par l’Administration générale des Maisons de justice belges francophones (AGMJ), lesquelles maisons sont au nombre de sept. Toutes ne connaissent pas nécessairement de dossiers « terro », pour reprendre l’appellation en usage auprès des professionnels rencontrés dans le cadre de cette étude. À la suite de cette autorisation, nous avons contacté toutes les directions locales francophones chargées de dossiers « terro » (n = 5), lesquelles nous ont invités à présenter le projet de recherche à l’ensemble des assistants de justice intervenant dans de tels dossiers. Au terme de notre présentation, quatre membres des équipes de direction ainsi que deux assistantes de justice ont accepté de collaborer à l’étude, tandis que cinq autres assistantes de justice rejoignaient par la suite le dispositif.

Les entretiens ont été réalisés entre le 1er août et le 30 novembre 2019. D’une durée moyenne d’une heure et demie, ils ont été enregistrés, entièrement transcrits et rendus anonymes. Le matériel a ensuite été codé et analysé inductivement, selon les préceptes de la théorisation ancrée (Glaser et Strauss, 1967), au moyen du logiciel NVivo.

Tableau 1

Caractéristiques des personnes interviewées

Caractéristiques des personnes interviewées

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Si l’activité en maison de justice relève du travail social, le tableau des répondants fait apparaître la diversité des diplômes permettant d’y travailler, ce qui est une source d’enrichissement dans l’accompagnement sociojudiciaire proposé aux justiciables[6]. Le travail de l’assistant de justice est néanmoins essentiellement solitaire (Jonckheere, 2014). Peu d’espaces sont offerts pour échanger sur le suivi des dossiers. C’est surtout à la suite d’initiatives individuelles que les travailleurs peuvent, par exemple, bénéficier du regard d’un collègue lors de l’écriture d’un rapport. Le tableau des répondants indique en outre le déséquilibre de genre caractéristique des travailleurs en maison de justice. L’AGMJ comptait en effet, en 2019, 76 % de femmes et 24 % d’hommes[7], une proportion observée de longue date en maison de justice (Jonckheere, 2009, p. 98-99). Les répondants bénéficiaient par ailleurs d’une importante ancienneté au sein des maisons de justice, ce qui a immanquablement nourri leur regard sur les dossiers de terrorisme qui sont venus bouleverser leurs pratiques.

3. Les balises normatives relatives au partage d’informations en maison de justice

Les assistants de justice interviennent tout au long du processus pénal visant la répression des infractions, c’est-à-dire aussi bien en amont qu’en aval des condamnations. Ils ne le font jamais de leur propre initiative, agissant sur mandat d’autorités diverses comme un juge d’instruction, un magistrat du parquet, un tribunal ou, encore, la direction d’une prison. Ils rendent systématiquement compte de leurs interventions, par des rapports écrits, et ce, à différents moments de la procédure et en particulier lors de la clôture du dossier. De nombreux textes législatifs encadrent leurs activités, doublés de dispositions internes, de nature tant organisationnelle (instructions de service déterminant le nombre et le lieu des entretiens, listes d’informations à communiquer, usage obligatoire d’outils de gestion informatisés, etc.) que professionnelle (code de déontologie, texte de vision sur la guidance des auteurs d’infractions, etc.).

En matière de gestion de l’information, deux textes jouent un rôle prépondérant. Le premier texte est la circulaire dite « info flux »[8] qui organise l’échange d’informations sur les personnes en liberté moyennant le respect de conditions. Le second texte est la directive dite « vérification » qui spécifie précisément les moyens d’action des assistants de justice dans l’accompagnement de ces personnes.

La circulaire « info flux » n’est pas propre aux assistants de justice. Elle organise principalement la circulation de l’information entre le parquet, les services de police et les maisons de justice. Elle positionne le parquet comme acteur central dans la maîtrise de la diffusion de l’information. Ainsi, les contacts directs entre les assistants de justice et les policiers ne sont pas prévus par la circulaire car tout échange d’informations doit en principe toujours transiter par le parquet.

En pratique, il en va souvent autrement, et ce, pour diverses raisons comme l’existence de relations interpersonnelles entre assistant de justice et policier ou, encore, un désinvestissement du parquet envers cette circulation formelle de l’information entraînant un développement de canaux de circulation informels de l’information (Charlier, 2016 ; Jonckheere et Maes, 2017, p. 160).

La circulaire rappelle en outre la double dimension de l’accompagnement socio-judiciaire opéré par les assistants de justice, à savoir une mission de guidance sociale d’une part et de surveillance des conditions d’autre part. Comme mentionné dans la circulaire, les assistants de justice aident dès lors « le justiciable à respecter les conditions qui lui sont imposées » tout en vérifiant « qu’il respecte effectivement ses conditions ». L’intervention sociale est positionnée comme complémentaire à l’action policière.

La directive dite « vérification » relève quant à elle des documents internes aux maisons de justice et ne s’adresse ainsi qu’aux assistants de justice[9]. Elle les autorise explicitement à prendre contact avec les services de police (locale) dans trois cas rigoureusement précisés : 1) pour vérifier le lieu de vie du justiciable ; 2) pour avoir un retour d’information à la suite de l’entretien réalisé par la police, sur la base de la circulaire « info flux », avec tout justiciable s’étant vu imposer des conditions lui interdisant certains comportements (fréquentation d’anciens codétenus, de débits de boisson, etc.) ; et 3) pour obtenir des informations sur l’éventuelle commission de nouvelles infractions.

Ce qui n’est donc pas possible dans le premier cadre (les contacts entre les travailleurs sociaux et les policiers), l’est dans le second, ce qui n’est pas, tant s’en faut, la seule contradiction entre les diverses normes que les assistants de justice doivent appliquer (Jonckheere, 2014).

La directive « vérification » permet aussi à l’assistant de justice de prendre contact, sans nécessairement avoir l’accord du justiciable, avec des tiers privés ou des professionnels dans quatre types de situation : 1) lorsqu’il a besoin de disposer d’informations supplémentaires ; 2) en cas de doutes sur les attestations qui lui sont remises ; 3) si le justiciable ou le milieu d’accueil n’apporte pas les informations nécessaires ; et enfin, 4) à la demande de l’autorité mandante.

Les informations collectées doivent ensuite être rapportées et discutées avec le justiciable. Par ailleurs, la directive autorise la transmission d’informations par des assistants de justice aux services de police, en vue de résoudre certaines difficultés survenues dans le cadre de la guidance.

La gestion des dossiers liés au terrorisme a rapidement souligné les limites de ces normes lacunaires et contradictoires en incitant, comme nous allons le voir, l’AGMJ à formaliser plus finement de nouvelles tâches de vérification pour les assistants de justice ainsi que les modalités d’échange d’informations entre les acteurs concernés, à savoir ce qui doit être communiqué, à qui et comment[10].

4. De l’initiative à l’innovation : la recherche urgente de nouvelles modalités d’action

La maison de justice de Bruxelles est particulièrement confrontée à un volume important de dossiers liés à des faits de terrorisme concernant des Bruxellois revenus des zones de combat irako-syriennes, des personnes directement mises en cause dans les attentats de Paris et Bruxelles ou, encore, des membres de leur entourage proche[11].

C’est une certaine proximité avec les justiciables impliqués comme auteurs, coauteurs ou complices de faits de terrorisme qui ont surpris les travailleurs, et ce, à la suite plus particulièrement de l’attentat commis le 7 janvier 2015 à Paris, contre la rédaction du journal Charlie Hebdo. Un membre de la direction s’en explique : il ne s’agissait pas d’un « attentat de fous […], ce sont des Français qui attaquent la France ou en tout cas ce qu’elle représente ou une partie de ce qu’elle représente » (Entretien D1). Si une différence notable était soulignée en termes de terrain d’action et de cibles, par rapport aux autres dossiers de terrorisme traités jusqu’alors, une analogie s’opère. La direction constate des similitudes entre le profil et le parcours des assaillants de Charlie Hebdo et ceux de certains des justiciables suivis par ses services, dans le cadre notamment de solutions de rechange à la détention préventive, pour des velléités de départ vers les zones de combat. Cette prise de conscience fut le terreau d’une réflexion initiée dès 2015 par la direction avec des services de prévention bruxellois pour, d’une part, objectiver le phénomène des départs vers des zones de combat et tenter de mieux en comprendre les motivations sous-jacentes et, d’autre part, interroger le positionnement professionnel des assistants de justice à privilégier relativement à ces auteurs.

On s’est dit que finalement notre porte d’entrée c’était peut-être notre ADN, notre « core business », faire ce que l’on sait faire, mais le faire encore mieux, le faire de manière encore plus présente et donc aller plus loin dans la relation. Peut-être avoir des échanges moins cosmétiques avec notre population et oser à un moment donné sortir – pas complètement – mais sortir d’un certain cadre. En tout cas prendre le cadre non pas comme un carcan, mais comme un tremplin pour parvenir à créer autre chose.

Entretien D1

La direction de la maison de justice voulait ainsi éviter que les travailleurs sociaux soient tétanisés par les représentations et l’imaginaire véhiculés par le qualificatif de « terroriste » et les a dès lors invités à remettre en question ce qu’ils font à l’épreuve de la relation (ou non-relation) avec le justiciable tout en leur redonnant confiance en leur savoir-faire. Il s’agissait de remettre du sens et de la dynamique dans leurs pratiques sans pour autant contrevenir au cadre contraignant du mandat. Les attentats de Paris, et ensuite ceux de Bruxelles, ont alors eu lieu, accentuant chez les assistants de justice la charge émotionnelle inévitablement liée à la prise en charge de ces dossiers.

Dans ce contexte, le profil et le parcours de certaines personnes déjà suivies dans la maison de justice ont été étudiés, même si elles n’étaient pas légalement inculpées ou condamnées pour des faits de terrorisme. Des connexions, de différentes natures et à des degrés divers, entre plusieurs dossiers et ceux des auteurs des attentats, ont ainsi pu être mises à jour[12].

Si la gestion d’une telle information relève de l’ordinaire au sein des services de police, elle a déstabilisé les travailleurs sociaux en les confrontant à un double questionnement : les normes professionnelles en usage au sein de la maison de justice autorisaient-elles une transmission des informations jugées essentielles à des services extérieurs comme la Sûreté de l’État et l’Organe de coordination pour l’analyse de la menace (OCAM)[13] et, si oui, comment les leur communiquer ? Le cadre normatif de l’époque (voir supra) n’apportait nulle réponse à ces questions essentielles en termes de positionnement professionnel.

S’en sont suivis des dilemmes éthiques, également observables auprès des travailleurs sociaux intervenant en milieu scolaire ou dans des structures associatives (Verba, 2020, p. 25). La notion de risque et ses différentes acceptions étaient au coeur de ces dilemmes. Entraient en effet en ligne de compte aussi bien le risque encouru par la société en termes de passage à l’acte terroriste (risque dont l’appréciation relève traditionnellement des services de sécurité) que le risque de rupture dans l’accompagnement qui est familier aux travailleurs sociaux, le risque étant pour eux « avant tout social, il est celui de la rupture de l’accompagnement et de la nécessaire confiance entre la personne accompagnée et le travailleur social » (Michon, 2020, p. 50).

Il a donc fallu innover, en rompant avec des pratiques bien établies et en structurant l’intervention par de nouveaux référentiels.

Une procédure ad hoc a ainsi été établie, en urgence et en concertation avec la hiérarchie, pour évaluer vers qui, quand et comment une information en la possession d’un assistant de justice doit (ou non) être communiquée. Il a été décidé que l’évaluation impliquerait systématiquement une analyse de la demande ou de l’opportunité de transmettre une information détenue, un examen de la légitimité du destinataire, au regard notamment de sa capacité à faire un bon usage de l’information transmise et, enfin, une appréciation de la nécessité de transmettre l’information[14].

Cette capacité qu’ont eue les travailleurs d’adapter leur positionnement professionnel nous semble résulter de leur déjà longue histoire au sein de l’administration de la justice. Depuis la création de leur profession, les travailleurs sociaux en justice ont toujours suscité la méfiance (Mary, 2009, p. 71), ce qui a sans doute créé dans leur chef une « prudente méfiance » à l’égard de leurs partenaires et une résistance vis-à-vis de toute tentative d’enrôlement dans des logiques qui leur sont étrangères.

Si le partage d’informations est ainsi désormais possible en maison de justice malgré un cadre normatif lacunaire, il est conditionné à un questionnement préalable et formalisé à la hauteur des enjeux qui les sous-tendent.

Ce premier dilemme relatif à la transmission d’informations en possession d’assistants de justice à des services extérieurs étant ainsi résolu, il en subsistait un second, se rapportant au partage d’informations reçues de ces services, avec les justiciables suivis en maison de justice. Comment mobiliser pertinemment ces informations – ou certaines d’entre elles – dans le travail relationnel mené avec ces justiciables impliqués dans des dossiers de terrorisme ? Suffisait-il pour les assistants de justice de « savoir » ou leur fallait-il aussi « dire » ce qui leur avait été transmis comme information ? Dans le contexte du terrorisme, agir tout en sachant et en se taisant ou dire et continuer dans le même temps à accompagner socialement les justiciables sont deux positionnements qui appellent à être construits et soutenus professionnellement.

Certaines informations communiquées par les services de renseignement et de sécurité ou, encore, par le parquet chargé des dossiers de terrorisme sont et doivent demeurer confidentielles ; elles ne peuvent donc pas être relayées (comme le fait qu’une enquête soit en cours, qu’une suspicion d’extrémisme violent pèse sur une personne, etc.).

D’autres informations sont en revanche susceptibles d’être travaillées avec les intéressés, en veillant à nouveau à déterminer à l’avance l’opportunité, la nécessité et la manière de transmettre ces informations (par exemple, le fait qu’un proche ait été impliqué dans un attentat ou le contenu déclassifié d’une fiche d’évaluation de la menace[15]).

[…] on était chaque fois un peu un coup d’avance à Bruxelles parce que la situation l’exigeait. On était confronté à un problème et forcément l’administration n’allait pas pondre d’elle-même une solution à un problème qui n’existait pas avant qu’il ne se pose. Forcément le problème se posait à Bruxelles, on y répondait en temps et en heure parce que les agents n’attendent pas, les justiciables n’attendent pas et il n’y a pas pire que juste le silence. On y répondait en essayant d’être le plus juste, mais intuitivement parlant et puis après on rebasculait vers l’administration qui nous aidait à enrichir notre manière de fonctionner et on rebasculait ça vers le terrain. Ça a été comme ça des boucles.

Entretien D1

La démarche itérative d’adaptation constante de l’intervention sociale au contexte évoluant rapidement explique que ce n’est qu’a posteriori qu’une sécurité juridique ad hoc est venue conforter les pratiques des travailleurs sociaux. Ils ont dû d’abord innover in situ, au fur et à mesure de leurs confrontations à la nouveauté, chaque question étant ensuite enrichie et traitée structurellement au niveau de l’AGMJ. Déstabilisé puis réorienté, leur positionnement professionnel s’en est trouvé globalement conforté.

Des protocoles de collaboration avec plusieurs services extérieurs ont depuis été conclus et une note de service formalise désormais les conditions et modalités d’échange d’informations (que ce soit en interne ou vers l’extérieur) pour les dossiers de terrorisme ou concernés par une problématique d’extrémisme violent[16]. La circulation de l’information est organisée sous la forme de processus ascendant et descendant au sein desquels le Service général des Maisons de justice (SGMJ) assure le rôle d’interface entre les services extérieurs et les maisons de justice locales. Responsable, sous l’autorité de l’AGMJ, de superviser et de coordonner les maisons de justice locales dans l’exercice de leurs missions, il revient également au SGMJ d’actualiser, sur la base des informations qui lui sont transmises par les maisons de justice locales et les services extérieurs, une liste interne de « personnes impliquées dans des faits de terrorisme ou qui sont concernées par une problématique d’extrémisme violent et qui sont suivies par une maison de justice et/ou le centre de surveillance électronique » (Liste – Extrem)[17].

5. La structuration des flux d’information entre maisons de justice et services extérieurs

Dans les dossiers de terrorisme, de nouveaux services sont devenus des interlocuteurs prépondérants pour les assistants de justice tandis que les contacts avec leurs partenaires ordinaires se sont quant à eux intensifiés. Cette multiplication des relations professionnelles et leur intensification a eu comme conséquence directe une réorganisation et une complexification de la circulation de l’information dans le quotidien professionnel des assistants de justice, processus qu’ils ont dû clarifier et expliquer, non seulement à l’égard de leurs (désormais, multiples) partenaires, mais, également, à l’égard des justiciables qu’ils accompagnent, ceci pour conserver et renforcer l’indispensable confiance qui rend possible leur travail.

Une telle clarification en termes de positionnement professionnel a indirectement contribué à consolider leur identité professionnelle, en raison d’une reconnaissance accrue de la spécificité de leur intervention et de l’importance de celle-ci. Alors qu’ils ont été, pendant près d’un siècle, assujettis à d’autres acteurs judiciaires, comme les prisons ou le parquet, ils sont à présent davantage connus et reconnus pour leur travail d’accompagnement social et leur positionnement privilégié au plus près des justiciables.

5.1 Fluidité des échanges informatisés avec les services de police

Le développement d’I+Belgium, une plateforme informatisée de partage d’informations entre les services de police, les autorités judiciaires et les maisons de justice a contribué à la fluidification du transfert d’informations et à la simplification de certaines démarches de vérification. Les services de police sont chargés de son alimentation tandis que la consultation des données est autorisée pour les assistants de justice. Si leur travail ordinaire s’en trouve facilité, il arrive que, dans les dossiers de terrorisme, l’information disponible pose problème. Un assistant de justice s’en explique.

J’ai interpellé ma direction pour celui qui ne vient plus. Début septembre, dans I+Belgium, (…) j’ai une nouvelle information : untel et untel connus pour radicalisme se sont domiciliés dans le même immeuble et ils sont en contact. Ok, pertinent comme information. Donc, c’est celui pour lequel je fais rapport puisqu’il ne vient plus. Je rouvre I+Belgium hier (…) et je vois que ce message ne figure plus. Alors, (…) ça s’est perdu ? Est-ce qu’à un moment donné, la police a estimé que ce n’était pas une information que la MJ devait voir ? Je n’en sais rien. Je ne sais pas. Or, j’ai parlé de cette information-là avec un policier en charge de la situation au niveau local et il m’a expliqué en deux mots qui étaient ces gens qui s’étaient domiciliés et qu’effectivement ils étaient surveillés (…). Donc, cette information était factuelle, elle était existante. Pourquoi elle a été supprimée ? Pourquoi elle n’apparaît plus ? Je ne sais pas.

Entretien A6

L’information dont s’est saisi l’assistant de justice est sans nul doute essentielle dans le cadre des missions de surveillance des services de police, mais l’est-elle à des fins de travail social ? Elle est essentielle si elle révèle une violation du dispositif conditionnel. À défaut, quelle place va-t-elle prendre dans le travail relationnel que doit construire l’assistant de justice ? Doit-il ainsi oublier une information qu’il a vue, mais qui a disparu, sans connaître la raison de cet effacement (erreur, changement de situation, volonté de la police de taire désormais l’information…) ?

Les nouveaux modes de relation entre services de police et services de probation, ainsi que l’intensification des échanges d’informations qu’ils autorisent, constituent une évolution majeure au sein du travail social en justice, tant ces deux univers professionnels étaient jusqu’à présent peu ouverts les uns vis-à-vis des autres, si ce n’est au gré de relations interpersonnelles informelles. Cette évolution est de la même ampleur que celle constatée il y a quelques années, quand la quantité de dossiers suivis par chaque assistant de justice est devenue aussi importante que la qualité de leur intervention.

Le travail social en justice continue ainsi à évoluer sous l’emprise de nouvelles rationalités gestionnaires ou sécuritaires. Normalisés dans le cadre de la directive « vérifications » pour faciliter la gestion des dossiers, les relations et le partage d’informations entre la police et les assistants de justice se font plus intenses dans le cadre des dossiers de terrorisme, constat qui risque d’ailleurs de s’étendre à l’avenir au-delà du traitement de ces seuls dossiers.

5.2 Médiatisation des relations avec la Sûreté de l’État

Il existe deux services de renseignement en Belgique, la Sûreté de l’État qui relève du ministre de la Justice étant l’un d’eux[18]. La direction d’une maison de justice peut toujours contacter la Sûreté de l’État pour faire part du questionnement qu’elle aurait à l’égard d’une personne suivie par un de ses travailleurs[19]. Elle peut aussi communiquer de sa propre initiative des informations à la Sûreté de l’État, tout en étant obligée de répondre à ses demandes de renseignement[20].

Pratiquement, il n’est pas prévu que l’assistant de justice se charge de ces contacts ; ils sont centralisés au niveau de la direction de chaque maison de justice et du SGMJ[21]. Ceci suppose que l’information circule de manière optimale entre les travailleurs sociaux et leur direction, ce qui a notamment conduit à l’instauration d’entretiens de suivi systématiques dans les dossiers de terrorisme, au cours desquels des échanges ont lieu en toute transparence. Les directions locales ont ainsi une vue d’ensemble actualisée de tous les dossiers de terrorisme suivis en maison de justice et sont dès lors en capacité de répondre à toute éventuelle question de la Sûreté.

Pour autant, l’assistant de justice n’est pas nécessairement au courant des contacts que sa direction entretient avec le service de renseignement. C’est pourquoi la nature de la collaboration avec la Sûreté de l’État, explique un assistant de justice, « reste encore un peu, en tout cas dans mon esprit, un peu floue » (Entretien A1).

Pour les directions rencontrées, il s’agit en revanche d’une véritable collaboration au sens où il n’y a pas d’interventions intempestives du service de renseignement dans le travail en maison de justice et où l’échange d’informations est à double sens.

(…) ce qu’on nous demande régulièrement ce sont des informations actualisées (…), mais on ne vient pas s’immiscer dans le boulot. On ne nous dit pas ce qu’on doit faire. Quand on doit donner des informations, c’est plutôt de l’information qualitative pour nous, qui forcément ne vont pas être travaillées directement, mais qui vont nous permettre d’être vigilants sur une série de points dans le travail qu’on va mettre en place. J’y vois plutôt une plus-value.

Entretien D2

En ayant, depuis leur existence, clairement positionné leurs interventions dans la double dimension de l’aide et du contrôle, les maisons de justice ont pu éviter l’écueil de devoir sacrifier l’une de ces dimensions au profit de l’autre à travers leurs contacts avec la Sûreté de l’État.

Le justiciable est par ailleurs informé, dès le début de sa relation avec l’assistant de justice, de ce qui pourra être transmis ou non à des autorités comme la Sûreté de l’État, ce qui est essentiel pour éviter une perte de légitimité professionnelle, dans un contexte où il a déjà été observé que « le mensonge est une pratique légitime et légale dans le milieu du renseignement. Dans le travail social, il est l’opposé du respect de la personne, d’une déontologie et d’une éthique professionnelle… » (Puech, 2015, p. 9).

Cette double vigilance en termes de positionnement, tant à l’égard de services extérieurs comme la Sûreté de l’État que des personnes accompagnées, a sans doute permis d’éviter jusqu’à présent l’instauration d’un système de défiance généralisé observé par ailleurs entre les services de sécurité, les travailleurs sociaux et les personnes accompagnées avec, comme corollaire, la « colonisation de la grammaire sécuritaire au coeur même du travail social » (Michon, 2020, p. 54).

5.3 Formalisation des échanges avec l’OCAM

Placé sous l’autorité conjointe des ministres de la Justice et de l’Intérieur, l’OCAM a la responsabilité notamment d’évaluer la menace terroriste et extrémiste en Belgique et d’en coordonner l’approche[22]. Les assistants de justice doivent solliciter de cet organe une fiche d’évaluation de la menace au sujet des personnes qu’ils suivent, avant tout rapport les concernant. Au moment de nos entretiens, l’usage recommandé de cette fiche était incertain.

Depuis peu, (…) on reçoit les rapports d’évaluation de l’OCAM, l’évaluation de la menace terroriste. C’est vrai que là, j’ai une de mes collègues qui fait les libérations sous conditions qui m’a dit qu’eux ont eu une réunion avec la direction où on leur expliquait un peu ce qu’ils devaient faire de ces rapports-là. J’étais un peu surprise que nous, on ne nous ait rien proposé, rien dit. C’est vrai qu’on a reçu les rapports, mais je ne savais pas trop ce que je devais en faire. J’ai discuté avec deux de mes justiciables vu que j’en ai reçu pour deux de mes dossiers (…).

Entretien A3

Il est intéressant d’observer qu’en l’absence d’instructions précises, cette assistante de justice agit conformément à ses normes professionnelles : elle discute de l’information reçue avec les justiciables concernés.

Tous les assistants de justice interviewés s’accordent cependant pour dire que les informations transmises par l’OCAM n’apportent pas de plus-value par rapport aux informations qu’ils collectent lors des entretiens ou de la lecture des dossiers. Elles peuvent toutefois avoir une utilité avant le premier entretien avec le justiciable, mais risquent aussi de nuire à la qualité de la relation qui est alors à construire.

(…) ça parasite, parce que je me dis : tiens, pourquoi est-ce qu’il était comme ça ? Et là maintenant il se comporte comme ça, est-ce qu’il me manipule ? Est-ce que c’est un manipulateur ou pas ? Il y a plusieurs questions comme ça qui viennent parasiter alors que…

Entretien A5

En outre, il existe un problème d’actualisation des fiches qui crée parfois une dissonance importante dans l’appréhension du vécu de la personne suivie.

Moi je n’en ai qu’un pour le moment en proba et je m’interroge un peu sur les sources de l’OCAM pour écrire, ‘fin pour faire leur analyse de la menace. Et donc, ça nous oblige à renvoyer aux justiciables une image que l’OCAM a d’eux qui n’est pas spécialement positive. Moi bon c’est… La personne à qui je pense, elle est cataloguée 3 sur les deux niveaux de menace [terrorisme et extrémisme]. Elle, elle a l’impression que tout va bien, qu’elle se réinsère, qu’elle fait tout ce qu’elle peut pour et là je vais devoir lui renvoyer que : vous êtes quand même considérée encore comme quelqu’un de dangereux parce que le maximum c’est 4 et bon là elle est à 3.

Entretien A5

Nous observons, à travers cet exemple, le double intérêt de l’information reçue par un tiers à la relation entre assistant de justice et justiciable. D’une part, elle permet d’amener le justiciable à interroger la façon dont il perçoit sa propre dangerosité en écho à celle qu’en a l’OCAM. D’autre part, elle invite l’assistant de justice à questionner également sa perception à l’égard du justiciable et à accepter, selon les termes d’un membre de la direction, la possibilité « d’identités plurielles » dont les manifestations varient « selon l’enjeu dans lequel on est et le jeu dans lequel on joue », dans « une prise en conscience que nous ne connaissons pas grand-chose de l’autre si ce n’est ce qu’il veut bien nous donner » (Entretien D1).

5.4 Rétablissement de relations structurelles entre prisons et services de probation, pour garantir la continuité des prises en charge

En Belgique, le secteur sociojudiciaire des maisons de justice s’est construit de façon distincte du secteur pénitentiaire (de Larminat et Jonckheere, 2015, p. 111). Le cloisonnement entre ces deux secteurs peut avoir des effets délétères dans la mesure où l’information ne circule pas entre l’intra- et l’extramuros. En effet, le justiciable peut se sentir incompris ou se lasser de répéter son histoire à des intervenants différents qui ne communiquent pas entre eux. Localement, des pratiques ont néanmoins vu le jour d’entretiens en prison avec des assistants de justice, en présence du service psychosocial de la prison et du justiciable, dans un esprit de continuité de la prise en charge une fois le détenu libéré.

Structurellement, l’État fédéral (dont relèvent les prisons) et les entités fédérées (dont relèvent les maisons de justice) ont signé le 18 février 2019 une circulaire commune[23] pour organiser la circulation de l’information entre l’intra- et l’extramuros pour les détenus figurant sur une liste ad hoc et devant faire l’objet d’un accompagnement sociojudiciaire dès leur sortie de prison[24]. L’administration pénitentiaire est désormais obligée d’envoyer au SGMJ un courriel de notification pour prévenir les services de probation de cette sortie, afin qu’il n’y ait pas de rupture dans les prises en charge. Il est également prévu qu’en cas d’incarcération d’un justiciable suivi par une maison de justice, sa direction transmette une copie des rapports le concernant au service psychosocial de la prison[25].

L’échange d’informations a ainsi été organisé et strictement balisé entre deux institutions jusqu’ici particulièrement étanches, pour garantir la cohérence et la continuité des interventions au sein de l’administration de la justice. Ce cadrage a sans doute permis d’éviter les réticences constatées en France où l’échange d’informations entre le personnel de la probation et celui de la détention a posé maintes difficultés dans un contexte de méfiance réciproque (Huseinbasic, 2015, p. 31-32) (pour la situation en Belgique néerlandophone, voir Braspenning et Jansen, 2020, p. 205).

Conclusion

Bousculés par l’arrivée massive de dossiers de terrorisme, les travailleurs sociaux des maisons de justice ont dû innover par de nouvelles pratiques de travail sans toujours être confortés au préalable par l’aval de leur hiérarchie et sans pouvoir bénéficier de balises normatives cadrant leurs interventions. Ils ont agi selon leur conception des règles de l’art du métier, tout en pouvant s’appuyer sur une identité professionnelle forte. C’est ce qui leur a permis de mettre en discussion la diffusion massive d’informations qui a immanquablement accompagné l’arrivée de ces dossiers, ainsi que leur circulation entre des structures relevant de diverses rationalités.

Contrairement à ce qui a été observé sur d’autres terrains, les agents de probation belges francophones n’ont nullement accepté de souscrire en silence aux impératifs sécuritaires. Ils ont cherché à innover en termes de positionnement professionnel, tout en ne pouvant pas s’opposer à ce que la gestion de l’information devienne centrale dans leurs pratiques. Mais informellement et puis structurellement, ils ont pu – avec l’appui et le rôle extrêmement important joué par leurs directions locales et les autres structures de l’administration générale des maisons de justice – construire de nouvelles façons d’agir en termes de diffusion de l’information recueillie au cours de leur travail social et d’utilisation de l’information qui leur est transmise par les services de renseignement.

Ils participent ainsi aux politiques sécuritaires qui se sont généralisées depuis les attentats commis sur le territoire européen, mais dans le respect de leurs spécificités professionnelles et en refusant nettement tout enrôlement passif dans l’exécution de ces politiques. S’ils entretiennent depuis des relations professionnelles inédites – avec les services de renseignement – ou renforcées – avec les services de police ou les établissements pénitentiaires –, nous observons que ces relations ont été négociées et sont désormais strictement formalisées, cette formalisation ayant permis de consolider encore davantage le positionnement professionnel des uns et des autres.

Par ailleurs, en étudiant les initiatives prises par les assistants de justice et les adaptations du cadre normatif décidées par leur hiérarchie, nous avons également mis en lumière quelques particularités de l’intervention sociale en justice, toujours à la recherche d’un point d’équilibre entre aide et contrôle. Leur positionnement unique, proche des justiciables et de leur milieu de vie, mais également des autorités judiciaires, a renforcé la légitimité de leurs interventions auprès de leurs partenaires, particulièrement pour ce qui concerne les dossiers de terrorisme.

Mais ces dossiers mettent également en tension les fondements de leur métier. Ainsi, ils sont désormais obligés de prendre en considération des éléments de contextualisation dépassant les informations strictement liées au mandat reçu alors qu’auparavant, sur la base de l’approche systémique caractérisant l’exercice de leur métier, ils avaient le choix de mobiliser (ou non) des renseignements dépassant ce cadre strict. La rationalité sécuritaire déstabilise ainsi l’approche systémique promue dans le cadre de leur travail relationnel avec les justiciables, tout comme l’avait fait l’informatisation de leurs activités sous l’influence d’une rationalité gestionnaire (Jonckheere, 2013, p. 350).

L’avenir dira par ailleurs quel est le poids qu’ils pourront encore accorder aux différentes informations recueillies. La catégorisation particulière des dossiers de terrorisme permettra-t-elle toujours aux travailleurs sociaux d’appréhender de façon globale et récursive la situation des justiciables concernés ? La multiplication et l’intensification des relations professionnelles qu’ils sont désormais contraints d’assurer dans le cadre de ces dossiers positionnent ainsi la gestion de l’information comme un enjeu essentiel d’un accompagnement sociojudiciaire toujours à (re)construire.

Un dernier questionnement porte sur les effets de contamination qu’emporteraient les modes de gestion particuliers de ces dossiers de terrorisme dans les autres dossiers qu’ils sont amenés à gérer, comme ceux par exemple liés à des violences intrafamiliales, en forte augmentation depuis le confinement provoqué par la crise sanitaire. Ces interrogations liées au terrain belge francophone du travail social en justice ont-elles déjà trouvé des éléments de réponse sur d’autres terrains ?