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Depuis les 20 dernières années, l’analyse des rapports qu’entretiennent le droit et la mise en oeuvre des politiques sociales semble connaître un certain renouveau au sein de la littérature francophone avec la publication de nombreux travaux portant sur deux tendances en apparence contradictoires : la judiciarisation des rapports sociaux, d’une part, et le non-recours aux droits, d’autre part. Tout d’abord, la judiciarisation dans le champ des politiques sociales (protection de l’enfance, prestations sociales, itinérance, psychiatrie, exercice des droits sociaux constitutionnalisés, etc.) est l’objet d’importants travaux qui, s’ils touchent à différents domaines, ont généralement pour point commun de montrer, et souvent de dénoncer, le rôle croissant des tribunaux dans l’application et la mise en oeuvre des politiques sociales[1]. Cette tendance marquerait un déclin du pouvoir politique dans le domaine social au profit du juge, tendance concomitante de la mise en place de politiques néolibérales et du désengagement de l’État dans le champ des politiques sociales. Si bien que, pour certains, cet accroissement du rôle du juge dans le champ du social ferait « système avec la remise en question de l’État social[2] ».

A contrario, mais simultanément à cet accroissement du rôle du droit et du judiciaire dans la mise en oeuvre des politiques publiques, les travaux sur le non-recours aux droits et aux services ont permis de mettre en lumière qu’un nombre considérable de prestataires ne faisaient pas valoir leurs droits ou ne percevaient, volontairement ou non, les prestations sociales auxquelles ils auraient pu légalement prétendre[3]. En dénonçant le non-recours aux droits, ces travaux permettent notamment de mettre en lumière les dysfonctionnements, voire l’inefficacité de politiques sociales qui n’arrivent pas à joindre les potentiels ayants droit[4]. S’inspirant de ces travaux, des recherches — moins nombreuses — interrogent les rapports qu’entretiennent les justiciables avec les tribunaux[5] et montrent à leur tour que ces derniers saisissent relativement peu les tribunaux pour faire valoir leurs droits[6]. Ainsi, de manière a priori paradoxale, le processus de judiciarisation, et ce qu’il induit en terme d’individualisation des problèmes sociaux, n’implique pas nécessairement une mobilisation accrue du droit, par les profanes à tout le moins[7]. Ces derniers, que ce soit volontairement (stratégie de résistance contre l’État, analyse coût-avantage, etc.) ou le plus souvent de manière subie (notamment par manque de connaissances juridiques ou de moyens financiers) ne « passent pas le palier de la mobilisation du droit[8] ».

En nous inscrivant dans la lignée de ces travaux et à partir d’un exemple qui peut paraître à première vue caricatural — le contentieux locatif au Nunavik —, nous souhaiterions défendre l’hypothèse que ces deux phénomènes, soit la judiciarisation et le non-recours, loin d’être antinomiques, témoignent d’une instrumentalisation du droit et du système judiciaire par les pouvoirs publics. C’est ce que nous tenterons de développer en montrant que, d’un côté, les pouvoirs publics judiciarisent de manière méthodique et systématique les locataires d’habitation à loyer modique (HLM) qui ne paient pas leur loyer, tandis que, de l’autre côté, ces mêmes locataires, logés dans des conditions déplorables, ne mobilisent jamais le droit du logement. Ainsi, depuis plus de dix ans, la Régie du logement rend annuellement des centaines de décisions identiques, sans aucune motivation, inapplicables ou arbitrairement exécutées, ordonnant l’expulsion de locataires logés par l’État dans des conditions avilissantes. À la violation du droit au logement par l’État canadien et le gouvernement québécois[9] — qui se sont notamment engagés à fournir à tous et à toutes un lieu où « vivre en sécurité, dans la paix et la dignité » à un coût financier qui « ne menace ni ne compromette la satisfaction d’autres besoins fondamentaux[10] » — s’ajoute l’usurpation par les pouvoirs publics du système judiciaire et du droit du logement, entendu ici comme le droit du louage.

Pour traiter de cette appropriation, nous commencerons par mettre en contexte la situation particulière des Inuits en procédant à un bref portrait de la région, des conditions de vie et d’hébergement ainsi que du droit applicable. Nous analyserons ensuite le contentieux relatif au logement au Nunavik, à partir de la jurisprudence pertinente de la Régie de 2000 à 2012. Nous monterons alors la judiciarisation systématique des locataires avant d’analyser le non-recours au droit du logement, tout aussi systématique, de la part des locataires. En conclusion, nous souhaiterions revenir sur notre hypothèse de départ en soulignant que, malgré la spécificité de la « question du logement » au Nunavik, les conclusions de notre recherche ne sont ni nouvelles ni propres aux locataires du Nunavik.

1 Le droit du logement au Nunavik

1.1 Les conditions d’hébergement

Le Nunavik est une région arctique située au nord du 55e parallèle qui couvre 36 p. 100 du territoire du Québec. Sur les 11 000 habitants de la région, 90 p. 100 sont des Inuits regroupés dans 14 villages, sans qu’aucune voie routière ne les relie entre eux ou aux autres villes ou villages du Québec[11]. Le reste de la population est principalement composé de Cris ou d’« expatriés » québécois qui travaillent, pour la majorité d’entre eux, dans la fonction publique ou pour de grandes compagnies minières et énergétiques. Ces dernières connaissent un développement relativement important depuis la décision du gouvernement du Québec d’exploiter à grande échelle le riche sous-sol de cette région, qui représente 42 p. 100 du territoire d’application du très controversé « Plan Nord[12] ». Aussi, malgré « la proximité d’immenses centrales hydroélectriques qui contribuent à la croissance économique du Québec[13] », la population locale est toujours coupée du réseau électrique de la province, ce qui rend paradoxalement le prix de l’électricité prohibitif.

Compte tenu des richesses du territoire, le Québec revendique aujourd’hui pleinement sa souveraineté sur ce territoire et sa population. Cela n’a cependant pas été le cas pendant la majeure partie du xxe siècle quand le gouvernement du Canada et celui du Québec se rejetaient mutuellement la responsabilité des populations autochtones du Nunavik[14], tant et si bien que les interventions, dans le domaine des politiques sociales et du logement en particulier, se limiteront toujours au strict minimum[15]. Aujourd’hui, depuis la signature de la Convention de la Baie James et du Nord québécois (CBJNQ)[16] en 1975, et surtout depuis l’entente du 13 février 1981[17], c’est le gouvernement provincial québécois qui est officiellement responsable de l’administration locale, tant en ce qui concerne les affaires sociales qu’en matière de logement.

L’officialisation de la compétence du Québec en matière de logement n’a cependant pas provoqué une amélioration des conditions de vie et de logement des Inuits[18]. Concrètement, ceux-ci vivent en moyenne 14 ans de moins que le reste de la population canadienne[19]. Une étude de l’Institut national de santé publique du Québec a montré qu’en 2004 environ une personne sur quatre (24 p. 100) déclarait avoir connu de l’insécurité alimentaire au cours du mois précédant l’enquête[20]. En 2006, ce sont 33 p. 100 des enfants inuits du Nunavik âgés de 6 à 14 ans qui subissaient de l’insécurité alimentaire, tendance qui risque de s’aggraver avec le réchauffement climatique[21].

En ce qui a trait plus précisément au logement, on relèvera tout d’abord que, compte tenu des coûts de fabrication des logements et de la faiblesse des revenus des Inuits, le marché privé du logement est quasi inexistant dans la région[22]. On ne dénombre que 80 ménages propriétaires, malgré les tentatives récurrentes du gouvernement du Québec pour encourager l’accès à la propriété[23]. L’immense majorité des 11 000 habitants de la région s’entassent dans les 2 373 unités de logements sociaux gérés par l’Office municipal d’habitation Kativik (OMHK)[24]. Plus précisément, de 49 p. 100[25] à 53 p. 100[26] des Inuits du Nunavik, soit au-delà de 5 000 personnes, vivent dans des logements surpeuplés et près du tiers des habitations au Nunavik comptent plus d’une famille[27]. La moitié des logements sont insalubres ou nécessitent des réparations majeures (46 p. 100)[28], tandis que 34 p. 100 des Inuits dans le nord du pays n’ont pas accès à de l’eau potable pendant certaines période de l’année[29]. Ces conditions d’hébergement dramatiques ont des répercussions considérables en matière de santé ou de violence, en particulier conjugale. La situation est telle que le Rapporteur spécial des Nations Unies pour le droit au logement, en mission au Canada en 2009, s’est saisi du dossier : il a vivement condamné l’inaction des deux paliers de gouvernement dans ce domaine et dénoncé une violation du Pacte international des droits économiques, sociaux et culturels[30]. Cette situation n’est bien évidemment pas une fatalité imputable aux conditions météorologiques de la région, puisque les expatriés sont, dans leur grande majorité, logés par leurs employeurs dans des conditions nettement plus enviables ; une telle situation encourage une « différenciation institutionnalisée[31] », pour reprendre l’expression de Gérard Duhaime, et provoque de vives tensions entre autochtones et expatriés[32].

1.2 La réglementation du droit du logement au Nunavik

1.2.1 Le partage des compétences

C’est la CBJNQ qui organise actuellement le partage des compétences entre les gouvernements canadien et québécois, certaines entreprises, dont Hydro-Québec, et la communauté autochtone du « Nouveau Québec[33] ». Signée en 1975, la CBJNQ établit un système de gouvernance particulièrement complexe qui ne facilite pas la désignation des responsables en matière de logement et qui continue de faire l’objet de vives contestations entre les différents paliers de gouvernement. Aujourd’hui, ce contentieux, soumis à l’arbitrage[34], est notamment lié au fait que le gouvernement du Canada et celui du Québec ont intégré une clause au sein de la dernière entente de 2010[35], selon laquelle les deux paliers de gouvernement sont « réputé[s] s’être acquitté[s] de toute obligation en matière de logement pouvant [leur] incomber en vertu de la CBJNQ pour le passé de même que pour la durée de la présente entente[36] ». Au regard des conditions de logement des Inuits, une telle exonération de responsabilité a toutes les apparences d’une clause léonine.

Quoi qu’il en soit, de manière schématique, il y a actuellement quatre acteurs majeurs dans le domaine[37]. Le premier, le gouvernement fédéral, contribue financièrement à la construction et à l’entretien de logements[38]. Le deuxième, le gouvernement du Québec, est propriétaire de l’ensemble des logements sociaux. Il participe également financièrement en versant à l’OMHK la différence entre les coûts d’exploitation de chaque logement et les revenus de location[39]. Le troisième acteur, l’OMHK, est responsable de la gestion administrative du parc social locatif[40]. Comme les autres offices municipaux d’HLM, il est soumis à la Loi sur la Société d’habitation du Québec[41]. Enfin, la société Makivik[42], qui perçoit les sommes versées par le gouvernement fédéral, est chargée de la construction des logements, en particulier les logements sociaux[43].

1.2.2 Le droit applicable en matière de louage

En ce qui a trait au droit applicable, et contrairement aux Autochtones qui vivent dans les réserves au Canada, y compris au Québec[44], les Inuits du Nunavik ne sont pas soumis à la Loi sur les Indiens[45]. C’est le droit québécois qui s’applique dans leur cas, la CBJNQ intégrant le Nunavik dans le district judiciaire d’Abitibi[46]. Ce sont donc les dispositions du Code civil du Québec, y compris celles relatives aux HLM[47] qui s’appliquent. Enfin, conformément à la Loi sur la Régie du logement, c’est cette institution qui a compétence pour entendre les parties ayant des litiges liés à leur logement[48]. Il n’y a donc pas ici de « pluralité des mondes juridiques[49] » ni de renvoi « aux coutumes et traditions [inuites][50] ». Le droit du logement applicable aux Inuits est le même que celui qui s’applique aux autres citoyennes et citoyens québécois[51].

La Société d’habitation du Québec (SHQ) a cependant adopté des lignes directrices spécifiques concernant l’attribution des HLM[52], d’une part, et un règlement propre au Nunavik relatif au montant des loyers, d’autre part[53]. Ainsi, avant 2005, les locataires du Nunavik payaient un loyer fixe selon le type de logement et selon qu’ils étaient ou non bénéficiaires de la sécurité du revenu. Les loyers étaient alors nettement moins élevés que dans le reste du Canada. Selon la SHQ elle-même, cette situation était attribuable au fait que, au moment où le Québec est devenu responsable du logement social dans la région, soit au début des années 80, les conditions de logement ne permettaient pas de justifier des loyers plus élevés[54]. Au milieu des années 2000 toutefois, et alors que les conditions d’hébergement restent inacceptables, le gouvernement du Québec, par l’entremise de la SHQ, a décidé d’augmenter de manière importante le montant des loyers[55]. À cette fin, le gouvernement a adopté en 2005 le Règlement sur les conditions de location des logements à loyer modique du Nunavik, qui établit une échelle de loyers se rapprochant de celle du reste du Québec. Puis en juillet 2010, après un processus de consultations, la SHQ a imposé de manière unilatérale, « sans le consentement » de l’OMHK et malgré l’opposition de nombreuses personnes consultées[56], une augmentation de 8 p. 100 des loyers par année[57]. La question de savoir comment les locataires pourront faire face à cette hausse demeure entière et suscite toujours de vifs débats[58]. De fait, le coût de la vie au Nunavik est 60 p. 100 supérieur à celui du reste du Québec, alors que le revenu moyen des Inuits est inférieur à celui des Québécois[59]. Une journaliste rapporte ainsi le cas d’une femme de Kuujjuaq qui paie 511 $ par mois de loyer, alors qu’elle ne perçoit que 560 $ par mois comme revenu[60].

1.2.3 Le fonctionnement de la justice locative

La justice pénale et civile est principalement rendue par une cour itinérante relevant de la Cour du Québec, surnommée « [t]he White flying circus[61] » par les Inuits. Elle accède aux villages du Nunavik par voie aérienne. Elle siège soit dans des installations permanentes du ministère de la Justice (à Kuujjuaq, à Puvirnituq et à Kuujjuarapik), soit dans des édifices publics, tels que des écoles, des centres communautaires ou des centres administratifs, où évidemment, selon le ministère de la Justice, « les conditions de travail ne s’apparentent d’aucune façon à celles qui existent normalement dans les palais de justice[62] ».

En ce qui a trait plus précisément au contentieux locatif, la Régie a décidé depuis plusieurs années de ne plus se rendre sur place et organise toutes ses audiences par visioconférence[63]. Selon son rapport annuel 2012-2013, elle a tenu au cours de l’année des audiences par visioconférence dans 12[64] des 14 villages nordiques[65]. Quant à l’année 2010-2011, une seule visioconférence a eu lieu à partir de Kuujjuaq[66]. Nous avons peu d’information sur les conditions de réalisation de ces audiences, car, bien qu’elles soient publiques, elles ne le sont que sur place, soit au Nunavik, et non dans la ville où siège le juge[67]. Il n’est cependant pas inutile de mentionner que des travaux estiment que ce type d’audience peut s’avérer très coûteux et porter atteinte aux droits de la défense[68], et ce, d’autant plus que, d’après les informations obtenues auprès d’un représentant de l’OMHK, les locataires ne sont que rarement présents et, dans tous les cas, ils ne sont jamais représentés[69].

On relèvera également que ces audiences sont organisées conjointement par la Régie et l’OMHK[70]. Lorsque ce dernier est prêt à présenter l’ensemble des dossiers, il communique avec la Régie pour organiser une audience. Ainsi, l’une des parties au contentieux, en l’occurrence l’OMHK, participe à l’organisation même de l’instance, ce qui ne contribue pas à renforcer la perception d’indépendance et d’impartialité de l’institution judiciaire[71]. Ce type d’« entente » n’est pas propre au contentieux locatif du Nunavik. Une étude de Jean-Gabriel Contamin, menée dans le nord de la France sur le contentieux locatif des HLM révèle des pratiques similaires des tribunaux français qui, aux prises avec le volume du contentieux, n’hésitent pas « à entrer dans des procédures de négociation avec les autres administrations, plus ou moins en marge avec les règles de droit les plus strictes, afin de faciliter leur gestion interne[72] ».

2 La judiciarisation systématique des locataires

2.1 Le recours systématique au contentieux

Le volume du contentieux en matière de logement au Nunavik est considérable. Nous avons répertorié plus de 6 000 décisions rendues par la Régie pendant 13 années (de 2000 à 2012) qui impliquent l’OMHK, principal locateur de la région. Au cours de cette période, la Régie a prononcé annuellement en moyenne près de 500 jugements où l’OMHK est partie au contentieux. Par exemple, en 2011, la Régie a rendu 791 décisions, dont 773 par un seul régisseur (Pierre Thérien) et dont toutes les causes ont été entendues en quatre jours d’audiences. À l’heure du « nouveau management de la justice », où l’on assigne au système judiciaire des objectifs d’« efficacité », ces données ont de quoi impressionner[73].

De plus, si l’on compare ces chiffres au nombre de logements sociaux dans la région, soit environ 2 400, il n’y a probablement pas un seul logement social qui n’ait pas fait l’objet d’au moins un contentieux auprès de la Régie — à moins de supposer que, chaque année, ce sont les 500 mêmes baux qui font l’objet d’un contentieux. Et quand on compare ce volume du contentieux avec celui qui est relatif aux HLM dans le reste du Québec, il apparaît tout autant démesuré. À titre d’exemple, en 2011, la Régie a rendu 604 décisions impliquant l’Office municipal d’habitation de Montréal, la grande majorité pour des demandes de non-paiement de loyer et d’expulsion des locataires. Il y a donc eu 604 décisions pour une population de plus de 50 000 locataires de HLM à Montréal. Or, la même année, nous pouvons répertorier 791 décisions à la Régie impliquant l’OMHK pour la seule région du Nunavik, composée d’environ 10 000 locataires de HLM. L’OMHK recourt donc six fois plus souvent à la Régie que l’Office de Montréal.

Décisions rendues par la Régie du logement impliquant l’OMHK au Nunavik, de 2000 à 2012[74]

Décisions rendues par la Régie du logement impliquant l’OMHK au Nunavik, de 2000 à 201274

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En ce qui a trait au contenu du contentieux, en procédant par échantillonnage et à la suite de nos entretiens auprès de responsables de l’OMHK et de la Régie, nous avons pu relever certaines constantes[75]. En premier lieu, dans l’ensemble des cas examinés, l’OMHK agit à titre de demandeur. Ainsi, toutes les demandes à la Régie en provenance du Nunavik sont soumises par l’OMHK. En deuxième lieu, les demandes de l’OMHK sont systématiquement les mêmes, toutes liées à des non-paiements de loyer. L’OMHK demande la résiliation du bail pour non-paiement de loyer et l’expulsion des locataires du logement. En troisième lieu, toujours selon les données recueillies, l’OMHK obtient systématiquement gain de cause et la rédaction et la conclusion des jugements sont toujours identiques : le juge ordonne la résiliation du bail résidentiel pour non-paiement de loyer depuis plus de trois semaines, ordonne l’évacuation du logement, précise que la décision est exécutoire malgré l’appel de la décision dans un délai de dix jours et condamne le locataire à payer les montants dus. Dans les cas retenus, le montant des loyers dus varie de 1 200 à 10 000 $. Comme toujours dans ce type de contentieux au Québec, il n’y a jamais aucun développement sur les faits, sur les raisons ou les causes qui ont conduit les locataires à ne pas payer leur logement. Le simple constat du non-paiement depuis plus de trois semaines justifie la résiliation du bail et l’expulsion. Ainsi, à la différence de ce qu’a pu relever Emilia Schijman en France, il n’y a aucune réflexion juridique de la part des magistrats sur les causes du non-paiement[76].

2.2 Une justice arbitraire : de la menace aux expulsions sélectives

Pour l’OMHK, le non-paiement apparaît donc clairement comme un enjeu central. Selon cet organisme, un locataire de logement social sur quatre n’a effectué aucun paiement de loyer en 2010[77]. En 2011, sur une période de référence d’un mois, seulement un tiers (863 locataires), sur les 2 373 logements sociaux, avait payé une partie du loyer dû. À la même date, près de 400 locataires devaient plus de 3 années de loyer[78]. En 2011 toujours, environ 1,2 million de dollars étaient dus par les locataires à l’OMHK[79]. En bref, depuis sa création en 1999, celui-ci aurait accumulé 15,1 millions de dollars en non-paiement[80]. À notre connaissance, l’État québécois n’a cependant jamais produit de document permettant d’expliquer les causes de ce phénomène[81].

En revanche, pour faire face au non-paiement et parallèlement à la voie contentieuse, l’OMHK a mis au point toute une série de moyens plus ou moins contraignants pour obtenir le paiement des loyers impayés. Il a multiplié les lettres de rappel. Il a pris des arrangements avec les employeurs de la région afin que soit directement prélevé sur les salaires une part des loyers[82], décision qui semble avoir incité certains travailleurs à quitter leur emploi[83]. Il a encouragé l’installation de « terminaux de la Banque Desjardins » afin que les locataires puissent payer leur loyer par Internet ou par téléphone[84]. Enfin, il tolère que les locataires s’acquittent de leur loyer une fois par année, en raison notamment du fait que, dans certains villages, les locataires reçoivent annuellement des « compensations » des compagnies minières[85]. Il reste que, depuis sa création en 1999, la principale stratégie retenue par l’OMHK pour obtenir le paiement des loyers repose sur le recours systématique au contentieux. Il n’y a, à ce stade-là, aucune prise en considération de la situation des particuliers. Le simple constat du non-paiement suffit à lui seul pour être poursuivi.

À titre de comparaison, on relèvera que la stratégie retenue par l’OMHK s’inscrit tout à fait dans la lignée de celle qui a été retenue par la Caisse d’allocations familiales (CAF) de Lille, en France, qui, placée devant le phénomène des indus non remboursés de l’aide personnalisée au logement (APL), a systématiquement recours à la « peur du procès » pour faire payer les locataires. Pour l’auteur de cette étude, la CAF de Lille développe ainsi une approche techniciste, « raisonne […] en termes de chiffres » et « [à] la limite, les allocataires eux-mêmes n’apparaissent pas[86] ». À l’inverse, l’auteur relève que la CAF de Roubaix privilégie les solutions amiables, met l’accent sur l’aspect social de sa mission et tient compte de la précarité des locataires. Pour les responsables de cette CAF, le contentieux permet certes d’obtenir un titre de créance, mais il ne permet pas, en pratique, d’obtenir le recouvrement de la créance auprès de personnes insolvables[87].

Toutefois, jusqu’en 2010 l’OMHK se contentait d’obtenir chaque année ces centaines de jugements, sans jamais les faire exécuter. À partir de cette date cependant, l’OMHK a décidé de procéder aux expulsions. Là encore, il n’a jamais officiellement expliqué, à notre connaissance, pour quelles raisons il avait finalement décidé, après 12 années de judiciarisation systématique des locataires, de faire exécuter certains jugements. Tout au plus peut-on rapporter que, selon Aude Therrien, cette décision a été prise sous la pression directe du gouvernement du Québec[88], par l’entremise de la SHQ[89], qui « le demandait depuis longtemps[90] ». Il n’était cependant pas réaliste pour l’État québécois de faire exécuter l’ensemble de ces jugements. Au total, ce sont près de 800 familles, soit un tiers de la population du Nunavik, qu’il aurait fallu mettre à la rue, dans une région polaire où il n’y a aucun logement disponible, aucune place dans les rares centres d’hébergement d’urgence ni aucune possibilité de quitter le territoire autrement que par avion[91]. Aussi, pour tenter de trouver une solution entre le droit de l’OMHK d’expulser le tiers de la population, d’une part, la volonté du gouvernement du Québec d’exécuter les jugements, d’autre part, et, enfin, le caractère politiquement irréaliste d’une telle proposition, l’OMHK a commencé par hiérarchiser les « mauvais payeurs ». Faisant alors office de véritable « magistrature sociale[92] », il a élaboré toute une série de critères, de plus en plus larges[93], afin de sélectionner les premiers locataires à expulser. En pratique toutefois, selon un employé de l’OMHK, ce processus de sélection s’avère largement « aléatoire[94] ».

Désormais, après avoir examiné les « situations[95] » des locataires et établi la liste des personnes ou des familles à évincer, l’OMHK envoie des lettres d’avertissement tous les mois, et ce, jusqu’à l’éviction des locataires pendant l’été, l’organisme ayant décidé d’éviter de procéder aux expulsions pendant l’hiver[96]. Ainsi, 5 familles ont été expulsées en 2010[97] ; 16, en 2011[98] ; et 14, en 2012[99]. Depuis 2010, il y aurait donc eu une cinquantaine de personnes expulsées[100]. Ces expulsions sélectives ont provoqué une véritable onde de choc au sein de la population locale et elles ont incité, semble-t-il, certains locataires à payer leur loyer[101]. On peut faire l’hypothèse que c’était précisément l’objectif poursuivi, mais quel que soit le « succès » de cette stratégie, celle-ci mérite d’ores et déjà d’être remise en question.

En premier lieu, on peut s’interroger sur les prétendues économies effectuées avec cette « chasse aux fraudeurs[102] ». D’un strict point de vue comptable, la procédure d’expulsion coûte particulièrement cher aux contribuables québécois. Selon l’OMHK lui-même, chaque expulsion revient à plus de 15 000 $ et nécessite des moyens très importants ; la procédure prend environ un an, puisqu’il faut faire venir, souvent du Sud, un huissier, un témoin, des déménageurs, un serrurier et deux agents de sécurité[103]. En second lieu, le coût des expulsions ne se limite bien évidemment pas aux dépenses procédurales. Les expulsions posent de graves problèmes sociaux puisqu’il n’y a ni logements ni refuges suffisants au Nunavik. Comme le confirme le directeur de l’OMHK lui-même, les personnes expulsées n’ont nulle part où aller[104]. Elles finissent souvent par s’installer chez des proches dans des logements déjà surpeuplés et insalubres[105]. Les femmes victimes de violence conjugale sont contraintes de retourner chez leur agresseur après seulement trois jours d’hébergement d’urgence[106]. Et pour ceux et celles qui décident de quitter le Nunavik, faute de pouvoir accéder à un logement, leur situation ne semble guère meilleure au regard de la législation applicable, puisqu’il leur est interdit d’obtenir un logement social pendant 5 ans au minimum[107]. Interrogée par une journaliste, la responsable du refuge pour femmes de Kuujjuaq déclarait qu’elle aimerait mieux pouvoir envoyer les sans-abris de la ville encore plus au nord, à Salluit ou à Inukjuak, plutôt qu’à Montréal, où elle était convaincu qu’ils seraient de nouveau sans-abris[108]. L’expulsion du logement constitue ainsi une forme de bannissement de la communauté inuite mais également québécoise. Et ce bannissement a des coûts financiers importants pour la société, qui devra d’une façon ou d’une autre en assumer les conséquences sociales[109]. Enfin, la judiciarisation et ces expulsions pour l’exemple ne règlent en rien le problème de fond des personnes qui décident finalement de payer leur loyer de peur d’être les prochaines à se faire expulser. Les montants des loyers diminuent automatiquement le budget du ménage, ce qui réduit du même coup les ressources disponibles pour se nourrir, se vêtir, s’éduquer, se soigner. Il est fort probable que les services sociaux récupèrent la facture. En d’autres termes, cette judiciarisation systématique et méthodique, déjà dénoncée par plusieurs rapports du ministère de la Justice en matière pénale[110], ne repose sur aucune logique économique, sociale ou même juridique, puisque l’immense majorité des jugements sont inapplicables.

2.2 L’instrumentalisation politique du judiciaire

Cette stratégie présente cependant des avantages politiques pour l’État. La judiciarisation des locataires, en désignant formellement les « mauvais payeurs » comme les principaux responsables de la « crise du logement », favorise les divisions des Nunavikois entre eux, entre ceux qui bénéficient d’un logement, mais qui ne peuvent pas le payer, et ceux dont le nom est sur une liste d’attente. Les premiers sont alors tenus responsables de la situation des seconds. La judiciarisation tend également à rendre invisible la responsabilité gouvernementale en matière de logement et à occulter son obligation d’assurer à tous et à toutes le respect du droit au logement. À l’instar des prétendus « fraudeurs » de la sécurité du revenu ou de l’assurance emploi, présentés comme les responsables des dysfonctionnements des systèmes de protection sociales[111], ce sont les locataires condamnés juridiquement qui deviennent responsables du manque de logements et de l’insalubrité. L’obligation de l’État — qu’il soit provincial ou fédéral — de fournir un logement « habitable », « suffisant » et « adéquat », tout en protégeant les locataires « par des mesures appropriées contre des loyers excessifs ou des augmentations de loyer excessives[112] », est totalement évacuée par ce contentieux à sens unique. Le contentieux au Nunavik, centré sur le droit du logement, soit le droit contractuel du louage, contribue ainsi à dissimuler les obligations positives contractées par l’État en vertu du droit au logement[113].

Enfin, on peut penser que le recours systématique aux tribunaux par les pouvoirs publics remplit une fonction de légitimation de l’État québécois dans une région où l’autorité du Québec et celle du fédéral sont toujours contestées par les Inuits[114]. En ce sens, on pourrait défendre l’hypothèse que cette judiciarisation constitue une nouvelle étape dans le processus de « colonisation juridique[115] », selon les termes de Norbert Rouland. Et ce, d’autant plus que l’on constate encore aujourd’hui chez les Nunavikois les mêmes réactions à l’égard du système judiciaire canadien, « marquées par des attitudes de rejet ou d’évitement[116] ».

3 Le non-recours aux droits des locataires 

De fait, parallèlement à la judiciarisation méthodique des locataires, ces derniers ne recourent jamais à la Régie pour faire valoir leurs droits. Sur les 13 années étudiées (2000-2012), nous n’avons pu trouver une seule décision où un locataire tentait de faire valoir ses droits contre l’OMHK devant la Régie, alors qu’il est bien établi que les conditions de logement des habitants du Nunavik sont dramatiques (surpeuplement, insalubrité, absence d’eau potable, etc.). Nous n’avons repéré qu’une seule décision concernant le Nunavik où la question de l’état d’un logement était abordée, mais cette affaire ne concernait pas un locataire de l’OMHK[117]. Hormis ce cas d’exception, aucune demande n’a été faite, à notre connaissance, par un locataire concernant l’état de son logement. Par ailleurs, d’après les informations obtenues auprès d’une représentante de l’OMHK, si depuis les premières expulsions, en 2010, les locataires sont parfois présents lors des audiences par visioconférence, ils ne sont en revanche jamais représentés[118].

Il existe ainsi au Nunavik, en matière de logement, un phénomène aussi présent ailleurs et qui commence à être relativement bien documenté, en Europe principalement, à savoir le non-recours aux droits et aux prestations[119]. Plus précisément, constatant que de nombreux ayants droit ne perçoivent pas leurs prestations[120] ou qu’ils ne font pas valoir leurs droits, ces travaux tentent notamment d’en déterminer les causes. Philippe Warin a ainsi proposé une typologie explicative qui comprend trois principales formes de non-recours : la non-connaissance, lorsque l’offre publique de prestations (d’aide sociale, de services juridiques, de logement social, d’assurance-emploi, de pension de vieillesse…) n’est pas connue ; la non-demande, quand l’offre est connue, mais qu’elle n’est pas demandée ; et, enfin, la non-réception, lorsque l’offre est connue et demandée, mais pas obtenue[121]. À titre d’exemple, pour expliquer ce phénomène, certains travaux insistent sur l’absence d’information ou la faiblesse des mesures d’accompagnement ; d’autres, sur le manque de moyens institutionnels ; d’autres encore, sur les motivations individuelles ou sociales des justiciables[122]. Si ces travaux s’inscrivent dans la continuité des recherches sur l’accessibilité des droits et de la justice, ils s’en distinguent notamment en ce qu’ils révèlent que certaines personnes, tout en ayant connaissance de leur admissibilité à des droits, n’y ont volontairement pas recours. Comme le souligne Pierre Mazet, « [à] la différence du manque d’informations, motif explicatif courant dans les problématiques d’accès aux droits, […] ce type de non-recours par non-demande indique que des individus informés de l’existence d’une offre publique choisissent de ne pas la solliciter, et restent en retrait de dispositifs qui leur sont proposés[123]. » Et, dans la lignée de ces travaux, il nous semble possible de faire l’hypothèse que le phénomène au Nunavik renvoie certes au manque d’information et à la faiblesse des moyens institutionnels mis à la disposition des personnes qui y habitent, mais également à une stratégie de résistance de la part des Autochtones à l’égard de l’État québécois. En d’autres termes, le non-recours serait tout à la fois subi et volontaire.

3.1 Une justice de « seconde zone »

Pour tenter d’appuyer cette hypothèse, nous mentionnerons tout d’abord que le non-recours au droit et aux tribunaux est un phénomène largement répandu au Nunavik et qu’il ne concerne pas que le droit du logement. Un rapport du ministère de la Justice de 2008 relève ainsi que, « en milieu autochtone, le système judiciaire traite très peu de dossiers en matière civile et familiale[124] », ce qui contraste fortement avec le volume du contentieux en matière criminelle. Les gouvernements canadien et québécois sont depuis très longtemps au courant de ce phénomène, même s’ils ne parlent pas de « non-recours », mais davantage d’« accessibilité à la justice ». Depuis 1972, différentes études ont tenté de mettre en évidence les causes de ces dysfonctionnements de la justice en milieu inuit et ont proposé des explications[125]. Des travaux insistent sur les « divisions culturelles[126] » ou le manque de dialogue. Pour d’autres auteurs, et notamment certains Inuits, le problème renvoie surtout à un manque de moyens dans la région, que ce soit en fait d’accès à un avocat ou à des services d’éducation et d’information juridiques, notamment en matière civile[127]. Une étude menée en 1993 par la Clinique juridique du Nunavik dénonçait l’absence d’avocat sur le territoire, l’inaccessibilité physique du Bureau d’aide juridique, la faiblesse des services d’aide juridique, le fait que ces services ne sont offerts qu’en matière criminelle, l’absence de services de consultation et d’information, l’« apparence de collusion entre les intervenants judiciaires » et le manque de confiance de la population à l’endroit du système judiciaire[128]. Cette situation était déjà clairement signalée comme discriminatoire, mais 15 ans plus tard les progrès semblent inexistants puisque le dernier rapport du ministère de la Justice, paru en 2008, dresse un constat en tout point analogue à celui de 1993[129]. Bref, s’il existe certainement de multiples raisons permettant d’expliquer le non-recours au droit de la part des locataires du Nunavik, il ne fait guère de doute que là comme ailleurs[130] l’absence d’information juridique et de moyens mis à la disposition des habitants de la région en constitue l’une des principales raisons.

Nous ne prétendons pas ici que l’accès à de l’information ou à des conseils juridiques favoriserait automatiquement l’augmentation des recours et que cette dernière contribuerait à améliorer les conditions d’hébergement des Nunavikois. La reconnaissance en France, par exemple, d’un droit au logement opposable (DALO) n’a visiblement pas obtenu le succès escompté[131]. Le volume du contentieux est certes important, même s’il est largement inférieur à ce qui était prévu[132], mais il s’agit, selon le Sénat français, « d’un contentieux sans espoir » puisqu’en dépit de jugements favorables les justiciables n’obtiennent pas de logement[133]. Diane Roman a également bien montré qu’il n’y avait pas de lien automatique entre l’accès à de l’information juridique et les recours : ceux-ci dépendent notamment des coûts financiers, des montants en jeu, de la présence, ou non, d’« intermédiaires du droit[134] » (associations, administration, avocats, etc.). Nous voulons souligner simplement que l’absence totale de services juridiques de base témoigne très clairement de l’existence au Nunavik d’une « justice de seconde zone[135] », d’après le Barreau du Québec, et que, dans ce contexte, il n’est guère surprenant que les locataires du Nunavik ne fassent pas valoir leurs droits et qu’ils ne recourent pas à la Régie.

3.2 Un « droit de résistance » ?

Il nous semble toutefois que l’absence de moyens ou d’information ne suffit pas à elle seule à expliquer l’ampleur du non-recours au Nunavik. En d’autres termes, la non-connaissance des recours n’épuise pas toutes les causes de non-recours. Comme le signale Philippe Warin, ne pas recourir peut également être un signe de désaccord (la non-demande exprime alors une contestation) ou encore une forme de refus (ne pas accepter le régime en question)[136]. À titre d’exemple, des études insistent sur le caractère parfois volontaire du non-recours, en montrant le refus des prestataires d’être « stigmatisés[137] » ou leur « désillusion[138] » à l’égard de certaines institutions publiques. Dès lors, si la non-demande peut parfois être analysée comme un signe « d’indifférence ou d’insouciance[139] » devant une institution, elle peut également signifier « un appel muet au changement[140] ».

Certes, faute de données précises sur les motivations des locataires de l’OMHK, nous ne pouvons faire que des hypothèses. Toutefois, dans la continuité des travaux publiés à ce jour, nous avançons l’idée que la très faible participation des locataires aux audiences de la Régie pour non-paiement de même que l’absence de recours pour dénoncer juridiquement leur condition d’hébergement sont des actes délibérés. Plus précisément, le non-recours aux droits peut être vu comme une forme de protestation silencieuse. Cela nous semble d’autant plus envisageable que, au regard de l’ampleur, de la continuité et des enjeux sociaux derrière le non-recours, il est difficile de l’analyser comme une action individuelle. Choukri Hmed, qui étudie la « grève des loyers » des travailleurs immigrés en France, souligne ainsi que, « [c]ontrairement à ce que l’on pourrait croire, les cessations collectives de paiement ne représentent pas un mode d’action qui va de soi pour les résidants ». Le non-paiement des loyers permet certes d’« amortir, au niveau individuel, les effets de la crise économique[141] », mais c’est en même temps un acte coûteux dans la mesure où il constitue un manquement grave au droit du louage. Et comme nous l’avons vu au Nunavik, la violation de ces dispositions peut non seulement être sanctionnée par l’expulsion des locataires du logement, mais également, en pratique et en l’absence d’autres types d’hébergement en nombre suffisant dans cette région polaire, par l’expulsion du territoire. Devant de telles sanctions — désormais bien réelles —, il est peu probable que le non-paiement comme le non-recours pour tenter de s’opposer juridiquement à l’éviction soient des actes individuels, accidentels, indépendants de toute stratégie collective, au moins implicite.

Cette hypothèse doit certes être vérifiée sur le terrain, mais dans cette perspective force est de constater que le non-paiement et le non-recours ne renvoient pas tant à « de l’indifférence et de l’insouciance » de la part de locataires, qui préféreraient s’acheter des motoneiges et partir en vacances, comme l’affirme un représentant de l’OMHK[142], qu’à la volonté délibérée et collective de contester la légitimité de la justice locative au Nunavik. Le non-paiement des loyers est alors une réponse des locataires à la fourniture continue de logements insalubres par l’État, tandis que le non-recours à la Régie est une stratégie de résistance à la judiciarisation : au recours systématique et méthodique au tribunal par l’État québécois, les locataires opposent donc une fin de non-recevoir en « boycottant » une institution qui paraît totalement déconnectée de leurs conditions de logement et de vie.

On constate alors ici certaines similitudes avec les stratégies élaborées par les locataires d’HLM dans la banlieue nord de Paris et examinées par Emilia Schijman. Cette dernière relève notamment que le non-paiement des loyers est régulièrement légitimé par les locataires en vertu d’un « droit de résistance[143] » ; en d’autres termes, qu’il se justifie en raison de la violation continue par l’État de ses obligations, notamment de fournir un logement décent à tous et à toutes. Au regard des conditions d’hébergement des locataires du Nunavik, l’argument est politiquement convaincant. Toutefois, au Nunavik comme à Paris, l’impact de cette stratégie apparaît limitée, pour au moins deux raisons. D’un point de vue politique tout d’abord, « [l]e rapport de force n’est pas en faveur des locataires, d’autant plus que leurs revendications restent dispersées[144] » et qu’elles ne semblent pas organisées. D’un point de vue juridique ensuite, le droit de résistance n’est pas reconnu au Nunavik dans les baux des HLM, si bien que le propriétaire peut continuer, « à bon droit », de saisir la Régie et obtenir, sans aucun débat de droit, l’autorisation d’expulser les locataires de leurs logements insalubres.

Conclusion

Au Nunavik, où l’on compte environ 2 400 baux, la Régie rend en moyenne plus de 500 jugements chaque année, qui ordonnent systématiquement et uniformément la même chose : le paiement des loyers et l’expulsion des locataires. Par ailleurs, les locataires, qui sont hébergés par l’État dans des conditions inacceptables, n’ont jamais recours au droit du logement et à la Régie. L’« arme du droit[145] » est donc une « arme » au seul bénéfice des pouvoirs publics. En aucun cas, le droit ne peut être perçu comme un moyen de protéger les droits des locataires qui sont hébergés dans des conditions inadmissibles et qui ne disposent d’aucune aide juridique pour faire valoir leurs droits, contrairement à ce que prévoit la CBJNQ[146]. Le recours au droit du logement apparaît ainsi principalement comme un moyen de coercition à l’exercice exclusif des pouvoirs publics. Cette « arme » permet de faire pression, de choquer, de faire peur, de faire un exemple afin d’inciter les Nunavikois à payer leur loyer. Elle permet également de stigmatiser les locataires de HLM présentés comme de mauvais payeurs et responsables de la « crise du logement » et d’occulter ainsi la responsabilité de l’État québécois.

Le système judiciaire, élément au coeur de l’État de droit, fonctionne à plein régime, mais à sens unique, seulement pour les pouvoirs publics ; de même, le droit du logement, au coeur des politiques de l’État social, est bien consacré, mais il n’est invoqué que par les pouvoirs publics. Le droit du logement est donc instrumentalisé et même usurpé par des pouvoirs publics incapables de répondre aux problèmes sociaux, notamment l’absence de logements décents. Ainsi, quelles que soient les garanties théoriquement offertes aux locataires par le Code civil, le droit du logement au Nunavik apparaît, en pratique, comme un mécanisme à l’usage exclusif du propriétaire, en l’occurrence l’État.

Certes, ce contentieux peut sembler caricatural et renvoyer à une situation incomparable à celle du reste du Québec ou à d’autres offices municipaux. Il nous semble cependant que nos résultats de recherche mériteraient d’être testés dans d’autres offices municipaux, voire à l’égard d’autres grands propriétaires privés de logements locatifs. À titre d’exemple, on peut mentionner que l’étude menée par Jean-Gabriel Contamin, sur le contentieux en matière de logement dans le nord de la France, tire des conclusions très largement analogues aux nôtres. Cet auteur relevait tout d’abord que les requêtes adressées aux tribunaux étaient le plus souvent le fait de l’Administration. Il constatait ensuite que « l’explosion du volume de contentieux » était essentiellement liée à l’« explosion des requêtes à l’initiative » des pouvoirs publics. Il concluait enfin son étude en soulignant que les juridictions administratives, loin d’être un instrument de contrôle de l’activité des administrations étaient, dans les faits, davantage « au service des administrations que des usagers[147] ». Ces conclusions s’appliquent entièrement à notre cas d’étude. Aussi, au moment où les prestataires de l’État social (de l’assurance emploi, de la sécurité du revenu, de logements sociaux, etc.) sont réputés « indifférents », « insouciants », profiteurs sinon fraudeurs et responsables du démantèlement des politiques publiques, nous croyons que l’hypothèse d’une appropriation des droits sociaux par l’État mérite d’être explorée.