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Introduction

Au sujet du concept de triangulation en recherche qualitative, Bogdan et Biklen (2007) affirment que, « malheureusement, le mot est utilisé de manière tellement imprécise qu’il est devenu difficile de comprendre ce qu’il signifie »[1] [traduction libre] (p. 115). Ils en viennent même à déconseiller de l’utiliser sous prétexte qu’« il crée de la confusion plus qu’il ne clarifie, intimide plus qu’il n’éclaire »[2] [traduction libre] (p. 116). Pour notre part, nous croyons que cette étude contribuera à nuancer ces réticences. Afin de clarifier le concept de triangulation, de lever les malentendus et de déceler certaines méconceptions à son propos, nous en présenterons et critiquerons diverses définitions ayant cours en recherche qualitative. Par la suite, nous proposerons une définition ouvrant sur une utilisation optimale de cette méthode qui, mal comprise et mal utilisée, prive les chercheurs d’un outil ayant le potentiel d’améliorer les connaissances produites et, de ce fait, les processus de progression scientifique et d’innovation.

Selon Legendre (2005), alors que la méthodologie est un « ensemble de méthodes utilisées dans le domaine de la recherche » (p. 882), la méthode est une « séquence d’étapes agencées pour atteindre un but », de même qu’un « ensemble de techniques optimales, ordonnées selon des règles et mises en oeuvre consciemment pour atteindre un but » (p. 873). C’est sur la base de cette distinction que nous souhaitons aborder de manière critique le concept de triangulation, qui désigne bien une méthode spécifique de recherche et non en lui-même une méthodologie.

1. Les origines et les usages courants du concept de triangulation

En recherche qualitative, la triangulation est le plus souvent définie comme une technique de validation, dite « validation par triangulation ». Elle peut se réaliser par le moyen de diverses dimensions, parmi lesquelles la triangulation des personnes qui mènent la recherche, celle des données, celle des méthodes ou des théories (Allal & Mottier Lopez, 2009; Bloor, 1997; Carter et al., 2014; Denzin, 1970, 1978; Moran-Ellis et al., 2006; Patton, 1999; Polit & Beck, 2010). En ce qui a trait spécifiquement à la triangulation des personnes, elle se réalise lorsque plusieurs chercheurs mènent la recherche ensemble puis examinent de manière indépendante un même ensemble de données (Denzin, 1978) ou complètent et superposent les unes aux autres leurs compréhensions du sujet à l’étude (Savoie-Zajc, 2009). Quant à la triangulation des données, elle s’applique à l’analyse de plusieurs ensembles de données en provenance de diverses sources, par exemple des données d’observation, des données d’entretiens et des mémos. Elle peut également s’appliquer à des données collectées à des moments différents (time triangulation), à des lieux différents (space triangulation), ou à des personnes différentes (person triangulation).

On peut également considérer que la triangulation est pratiquée dans le cas d’un devis de recherche fondé sur des méthodes mixtes, par exemple quantitatives et qualitatives (Morgan, 2019; Morse, 1991; Renz et al., 2018). Il peut également s’agir de méthodes différentes utilisées à l’intérieur d’un même paradigme de recherche, par exemple des questionnaires et des entretiens faisant tous l’objet d’une analyse qualitative. Sur le plan de la théorie, la triangulation se réalise par le moyen d’une analyse tirant parti de divers cadres théoriques préexistants qui permettent des interprétations différentes à partir d’un même ensemble de données. La triangulation peut être convoquée dès l’ébauche de la recherche ou dans un second temps, dans la mesure où elle peut être utilisée afin de réaliser une comparaison; dans ce cas, à une méthode principale on ajoute une méthode complémentaire.

En méthodologie de recherche, il semble que Campbell et Fiske (1959) aient été les premiers à appliquer la méthode de la triangulation (Arias Valencia, 2022). Denzin (2017) affirme s’être inspiré à la fois de leurs travaux, de ceux de Campbell et Stanley (1963) ainsi que de ceux de Webb et ses collègues (1966) afin de conceptualiser et de définir la triangulation. Il ancre sa vision du processus scientifique dans les travaux de Mead (1917), qui discutent des problèmes de la perspective individuelle et de la conduite scientifique. Toutefois, dans The research act in sociology (1970), Denzin employait le terme triangulation afin de désigner l’utilisation de plusieurs méthodes associées à la recherche qualitative et non la combinaison de méthodes qualitatives et quantitatives qui caractérise les méthodes mixtes (Denzin & Lincoln, 2012). La triangulation n’était pas non plus une stratégie de validation, mais servait plutôt à approfondir la compréhension d’un phénomène à l’étude, à l’enrichir en approchant la complexité de celui-ci (Denzin & Lincoln, 2012). Pourtant, on lit dans The research act in sociology (Denzin, 1970) qu’elle se réalise par l’utilisation de plusieurs méthodes et qu’elle consiste pour cette raison en un ensemble d’actions à développer afin de dépasser les biais intrinsèques aux recherches dont le design repose sur une seule méthode et qui sont menées par une seule personne et à l’appui d’une seule théorie (Denzin, 2017).

Différentes formes de triangulation ont émergé depuis les travaux de Denzin. Elles respectent habituellement sa typologie en distinguant triangulation des méthodes, des données, des personnes ou des théories. Aussi, on lit que la triangulation peut être réalisée au sein d’une même méthode (within-method triangulation) en croisant et en recoupant les observations afin d’en vérifier la cohérence interne, ou qu’elle peut être réalisée entre différentes méthodes (between-method triangulation) (Potter, 1996).

Par ailleurs, Arias Valencia (2022) rappelle que les objectifs poursuivis par les chercheurs qui mettent à profit la triangulation sont d’augmenter la rigueur des analyses et d’améliorer la valeur des résultats (Flick, 2004), de tester la validation des méthodes et d’améliorer la complétude de l’analyse d’un phénomène (Patton, 1999), et, enfin, d’ouvrir la voie à l’interdisciplinarité (Flick, 2018).

Malgré la forte adhésion dont il bénéficie depuis un demi-siècle, le concept se voit néanmoins remis en question. Alors que certains auteurs souhaitent l’abandonner ou le revoir complètement, d’autres le défendent, comme on peut le constater dans les échanges entre Morgan (2019, 2022) et Maxwell (2022).

Généralement, la triangulation est définie comme une méthode ou une stratégie. En tant que stratégie, elle revêt deux finalités. D’une part, elle vise à éviter les biais et à renforcer, voire assurer, la validation des résultats. D’autre part, elle vise à enrichir les résultats afin d’élargir la compréhension du phénomène à l’étude.

1.1 La première finalité de la triangulation dans les écrits : valider les recherches

Parmi les idées communément répandues dans les publications sur la triangulation, celle-ci aurait comme première finalité d’augmenter à la fois la validité des résultats et la fiabilité de l’analyse (Patton, 1990). Les racines du concept de triangulation se trouvent dans la recherche quantitative (Campbell & Fiske, 1959, cités par Ma & Norwich, 2007) et inscrivent le concept comme critère de rigueur scientifique pour assurer la crédibilité et la validité interne des recherches. Elle est souvent citée parmi d’autres méthodes qui présenteraient toutes cette même fonction (Potter, 1996). On attribue alors à la triangulation l’objectif de gommer ou de réduire les biais présupposés et les effets d’une seule méthode, comme on l’a vu précédemment. Elle assurerait des résultats plus consistants, cohérents, concordants et convergents (Denzin, 1970, 1989). Chez Denzin, le concept de validité est lié à celui de vérité. Ainsi, il définit la triangulation comme une stratégie « qui consiste en l’utilisation de plusieurs référents pour en tirer des conclusions sur ce qui constitue la vérité. Elle vise à surmonter les biais intrinsèques liés aux études à méthode unique, à observateur unique et à théorie unique »[3] [traduction libre] (Denzin, 1989, p. 313).

La première finalité correspond à la triangulation restreinte (Van der Maren, 2006, cité par Allal & Motier Lopez, 2009) ou, lorsqu’il s’agit de tester la concordance entre des indicateurs, à la triangulation normative (Cohen & Manion, 1994). Cette première finalité rejoint la conception de la triangulation mise en avant par Huberman et Miles (1994), qui lui attribuent la fonction de réduire l’incertitude.

1.2 La deuxième finalité de la triangulation dans les écrits : enrichir et préciser l’analyse

Dans les publications sur la triangulation, une deuxième finalité relevée est de favoriser, en intégrant divers points de vue, l’approfondissement de la compréhension du phénomène à l’étude, de la rendre plus riche, plus complète, plus large, plus précise (Gibbs, 2018; Savoie-Zajc, 2009). Aussi, la triangulation est définie comme une façon de mieux appréhender et de mieux connaître la situation à l’étude, de produire plus de connaissances. C’est notamment la perspective de Patton : « La triangulation peut également aider à dresser un portrait plus complet et contextualisé du phénomène étudié »[4] [traduction libre] (Patton, 1999, cité par Carter et al., 2014, p. 545). Il s’agit de générer, par l’inclusion de divers points de vue divergents, des résultats qui gagnent non seulement en richesse, mais aussi en précision (Greene et al., 1989, cités par Moran-Ellis et al., 2006).

La deuxième finalité correspond à la triangulation élargie (Van der Maren, 2006) ou à la triangulation interprétative (Cohen & Manion 1994), cette dernière confrontant et mettant en relation des visions différentes du phénomène étudié. Toujours dans cette deuxième finalité et dans la perspective de déterminer la fonction de la triangulation, Huberman et Miles (1994) lui confèrent la capacité de produire, sur la base des divergences observées dans les résultats de son application, une compréhension plus complexe ou plus diversifiée du phénomène.

2. Que signifie trianguler?

La triangulation revêt différentes significations et pose diverses questions de nature épistémologique au sujet des résultats de la recherche (Moran-Ellis et al., 2006). Par exemple, Mathison (1988, cité par Yeasmin & Rhaman, 2012) affirme que les résultats de la triangulation peuvent offrir de la convergence (suivant en cela la conception de la triangulation voulant qu’elle constitue une stratégie de validation), de l’inconsistance ou encore de la contradiction. En outre, toutes ces significations doivent être problématisées, explicitées et expliquées.

2.1 Clarification conceptuelle

Il semble que l’évolution du concept de triangulation soit plus marquée du côté de ceux qui la définissent comme une méthode de validation; de fait, au cours du temps, elle a également été définie comme une méthode de complétude et de précision. Pour Ma et Norwich (2007),

dans l’effort empirique qu’il laisse transparaître, ce changement de perspective représente l’abandon du concept procédural de triangulation au profit d’un concept soulignant la contribution des différences philosophiques et théoriques sur lesquelles reposent les méthodes. Alors que la conception antérieure de la triangulation émanait de la définition de Campbell et Fiske (1959), axée sur la convergence, des interprétations plus récentes la considèrent comme un moyen approprié de révéler les différences dans les résultats d’une enquête (Flick, 2004; Seale, 1999). […] La caractéristique principale de cette signification inclut la validation de résultats convergents, d’une part, et l’apport de points de vue divergents pour obtenir une image plus complète de la situation étudiée, d’autre part[5] [traduction libre]

p. 212

La critique de la triangulation recourt souvent aux travaux réalisés par Gibbs (2018) sur la base de ceux de Denzin (1970). Gibbs (2018) définit le concept situant son origine dans la trigonométrie :

La triangulation tire son nom du principe utilisé par les arpenteurs-géomètres. Afin d’obtenir une estimation précise de la distance d’un objet éloigné, l’arpenteur construit un triangle dont la base est une ligne droite mesurée, puis observe les angles entre cette droite et l’objet distant depuis chaque extrémité de la ligne de base. À l’aide d’une trigonométrie simple, la vraie distance à l’objet peut être calculée. Sur la base de cette métaphore, une logique similaire a été appliquée en sciences sociales. En accumulant plusieurs points de vue différents sur un sujet, on peut en obtenir une vision précise (ou plus précise). Ces différents points de vue peuvent être fondés sur :

  • différents échantillons et ensembles de données (données chronologiquement et géographiquement disparates provenant d’entretiens, d’observations et de documents);

  • différents enquêteurs (équipes ou groupes de recherche distincts situés dans différents lieux);

  • différentes méthodologies et théories (ethnographie, analyse de conversation, théorisation enracinée, féminisme, etc.)[6] [traduction libre]

p. 94

Lorsqu’il parle d’obtenir, par la triangulation, une estimation précise de la distance d’un objet éloigné, Gibbs affirme implicitement que c’est la triangulation qui permet d’obtenir cette information que l’on peut considérer comme une troisième information puisqu’elle est obtenue à partir de deux informations initiales. À notre avis, cette affirmation respecte le principe de la comparaison avec la géométrie. Toutefois, il nous semble qu’il y a un risque d’ambiguïté lorsqu’il parle de l’obtention de « la vraie distance » (the true distance). D’une part, de fait, ce que les géomètres obtiennent en utilisant la triangulation, c’est la distance et non une validation de la distance. Si c’est cela que veut dire Gibbs, sa définition est juste. Mais, dans notre objectif de clarification conceptuelle, nous voulons signaler le risque d’une mauvaise interprétation de ce que dit Gibbs, surtout en raison du contexte dans lequel la méthode de la triangulation, en recherche qualitative, est souvent présentée comme une méthode de validation. Une réserve similaire peut s’appliquer à son affirmation voulant que la triangulation permette d’obtenir une « vision précise (ou plus précise) ». La triangulation permet en fait d’obtenir une vision supplémentaire, complètement nouvelle par rapport aux visions obtenues avant la triangulation, et non à préciser une vision. D’autre part, les différents points de vue, pour reprendre le terme utilisé, offrent différents résultats d’analyses, qui sont eux-mêmes sans cesse en mouvement, en élaboration continue. En effet, on peut toujours comprendre mieux un phénomène à l’étude selon un ou plusieurs points de vue. Ce n’est pas ce genre d’amélioration qu’apporte la triangulation.

Il est intéressant de noter que Gibbs a écrit, avec d’autres, des nuances sur la triangulation qui sont dans la perspective d’éviter les mauvaises interprétations. En effet, selon Taylor et al. (2005),

la triangulation peut être utilisée non pas pour vérifier une théorie, un ensemble de données ou une approche par rapport à une autre, mais plutôt pour créer une analyse d’une plus grande portée et d’une plus grande richesse. Même si deux points de vue semblent se contredire, la différence peut alors être utilisée comme motif d’analyse plus approfondie et plus extensive des données afin d’essayer d’expliquer et de résoudre les différences[7] [traduction libre].

Il s’agit là d’une précision importante, spécialement du fait qu’elle présente la triangulation comme une manière d’obtenir un point de vue tiers contribuant à résoudre la divergence entre deux points de vue (voire une contradiction apparente), non pas par la victoire d’un point de vue sur l’autre, mais bien par la construction d’un troisième à partir de leurs différences (voire de la contradiction qu’ils expriment). Ce troisième point de vue peut alors – par la suite – participer à une analyse plus profonde, plus riche, selon le principe de l’emergent-fit (Horincq Detournay, 2021).

Cette clarification est possible et utile seulement si l’on ne retombe pas dans la fonction de précision de la vision. Encore une fois, la triangulation ne sert pas à préciser ni à valider quoi que ce soit, mais plutôt à apporter des informations supplémentaires qui viennent, entre autres, résoudre des contradictions apparentes par une compréhension différemment intelligible du phénomène à l’étude, c’est-à-dire qui tire profit d’une quantité supérieure de résultats et non pas dans le sens de mieux comprendre. Il ne suffit pas d’approfondir l’analyse avec les deux points de vue initiaux, mais d’obtenir un troisième point de vue, grâce à la triangulation des deux premiers.

En géométrie, et plus précisément en trigonométrie, dit simplement, il s’agit de, premièrement, construire un troisième angle à partir des deux angles de la base du triangle et, par la suite, d’obtenir des informations impossibles à obtenir sans la triangulation, comme les longueurs des côtés et des hauteurs du triangle. On n’obtient pas ces mesures en validant un des deux angles initiaux, mais en « croisant » les deux angles initiaux. Ce calcul est très utile aux arpenteurs-géomètres et aux navigateurs. Il est très utile aussi lorsqu’on est perdu en forêt.

Ainsi, si l’on transpose le concept géométrique de la triangulation vers la méthodologie de la recherche qualitative, on peut avancer que c’est la différence entre deux points de vue (ou deux ensembles de résultats) – soit, analogiquement, la distance entre les deux sommets des angles – qui permet de construire un troisième ensemble de résultats apportant sa contribution spécifique, comme on obtient la mesure du troisième angle et les autres mesures qui s’ensuivent en géométrie. Ce troisième ensemble de résultats d’analyse ne provient ni du premier ensemble de résultats ni du deuxième, ni de l’addition des deux, ni de la validation de l’un ou des deux. En d’autres mots, il ne s’agit pas d’additionner les deux points de vue initiaux, ni de valider l’un par l’autre, ni de disqualifier l’un des deux. Il s’agit de les confronter pour obtenir une compréhension supplémentaire, différente, plus large, approfondie.

Pour ne donner qu’un seul exemple, prenons celui d’un chercheur qui confronte ce qu’affirme une personne à propos de ses actes professionnels et ce que le chercheur constate lorsqu’il l’observe dans l’action. Si des différences apparaissent, à partir des désaccords entre deux points de vue (ou deux ensembles de résultats), le chercheur utilisera la triangulation pour les discuter et ainsi en arriver à une compréhension qui ne s’obtient pas par validation ni par addition, mais par confrontation, en visant la résolution de la contradiction apparente entre les deux points de vue. Il s’agit d’obtenir une compréhension plus approfondie qui permettra de résoudre une contradiction apparente et sans présumer ce que cette troisième compréhension offrira, mais en ayant le souci de s’ouvrir à une autre perspective, innovante puisqu’inconnue avant cela. Ainsi, la différence entre les points de vue n’est plus un problème, mais une ressource pour obtenir une troisième compréhension qui n’est ni l’une ni l’autre des deux compréhensions initiales, ni l’addition de l’une et de l’autre. Selon cette définition du concept, la triangulation ne favorise donc pas une vue plus précise ni plus complète, ni moins biaisée. Nous insistons sur le fait qu’elle permet plutôt de construire un troisième point de vue, qui n’est ni le premier ni le deuxième, ni un compromis des deux points de vue, mais une troisième perspective dans les résultats d’analyse.

D’une certaine manière, on pourrait dire – bien que cette position soit discutable – que la triangulation est souvent confondue avec la trilatération, qui est un autre concept utilisé en géodésie et en mathématique. Plutôt que de partir du calcul d’angles pour arriver à la dimension de la profondeur, la trilatération se base sur des distances déjà connues des points pour localiser l’objet recherché, ce qui représente une tout autre démarche. Dans ce cas, le risque en recherche qualitative est d’obtenir la confirmation d’une dimension ou d’un point de vue, quitte à adapter cette compréhension (et donc les résultats) pour confirmer l’analyse telle qu’elle est « vue », plutôt que l’ouverture à quelque chose de nouveau, à la découverte d’une autre dimension. L’interprétation erronée de la triangulation prive donc l’analyse des apports spécifiques de cette méthode.

2.2 Reconsidérer la triangulation concrètement : la profondeur comme troisième dimension

Comment la recherche qualitative peut-elle accéder à une troisième dimension d’un phénomène étudié?

Si nous sommes deux personnes à mener la recherche et que nous avons les mêmes codes au sujet des mêmes données ou un pourcentage signifiant qui assure cette similarité (ce qui est parfois nommé la validation ou l’accord interjuges), quel sens doit-on donner à l’une ou l’autre de ces similarités? Est-ce que les résultats sont plus valides ou plus cohérents si nous voyons la même chose? Et est-il seulement possible de voir la même chose, alors que nous voyons à partir de points de vue différents?

Prenons l’exemple de deux personnes, l’une située au point A et l’autre au point B, regardant la même maison depuis une distance connue entre A et B. Ont-elles la même vision de la maison? Est-ce même possible? Le recours à une autre personne, une deuxième analyste, pour valider ce que la première personne a « vu » constitue non seulement une perte de temps et un gaspillage de ressources, mais il s’agit, en outre, d’une distorsion – potentiellement grave – de l’analyse, puisqu’il est illusoire de penser que les personnes voient la même chose. D’une certaine manière, on les force à dire qu’elles voient la même chose alors que ce n’est tout simplement pas possible. En effet, chacune se voit contrainte de distorsionner, de réduire, de changer sa vision pour la forcer à s’assimiler à celle de l’autre. Elle doit donc convertir (verbe emprunté ici au domaine de l’optique) sa vision et/ou se convertir (verbe emprunté au domaine de la philosophie) à la vision de l’autre. On force les regards et les visions à converger. Il suffirait, par exemple, que les personnes chargées d’analyser les mêmes données consignent leurs interprétations par écrit et que chacune ne consulte pas celles de l’autre ni avant ni au moment de produire les siennes, afin que soit mis au jour le fait que chacune n’a pas vu la même chose, même si elles affirment arriver aux mêmes résultats d’analyse. Par exemple, en classifiant les données selon les mêmes catégories préétablies ou même si des codes ou catégories qui ne sont pas préétablis, mais sont émergents par les deux analystes étaient les « mêmes », les mémos associés à ces catégories identiques montreraient bien qu’il ne s’agit pas de la même compréhension. L’apparence d’accord serait naturellement dénoncée pour laisser place à la différence (riche) et au désaccord (fécond) qui serviront de tremplin aux échanges qui aboutiront à la production d’une troisième vision, nourrie des deux premiers points de vue, mais qui serait néanmoins autre. Il ne s’agit pas d’addition, ni de fusion, ni d’assimilation, ni de compromis.

Pour le dire simplement, aucune triangulation n’est possible si elle met en jeu des points de vue identiques, qui se rejoignent, qui sont superposés ou amalgamés, fusionnés ou intégrés. En effet, c’est le croisement d’informations produites selon différentes perspectives et à partir de désaccords qui permet de dégager une troisième dimension, qui est une véritable triangulation. Cette dernière peut alors offrir une autre compréhension, éventuellement plus riche et plus précise du phénomène à l’étude, mais ce n’est pas sa qualité première. Celle-ci est celle de voir autrement le phénomène, dans une sorte de relief, de troisième dimension, de troisième perspective.

À ce stade, nous proposons une définition apophatique de la triangulation, c’est-à-dire que nous la définirons en précisant d’abord ce qu’elle n’est pas. Dans l’état actuel de notre réflexion, la triangulation n’est pas une procédure visant à valider ou invalider, elle ne vise pas non plus à corroborer, ni à voir de manière plus large ou précise, ni à réaliser une intégration théorisante. Ce n’est ni une fusion ni une superposition des deux perspectives utilisées qui annihilerait la portée potentielle d’une troisième dimension, celle du relief. Elle n’est pas non plus une résolution de la contradiction par la victoire d’un point de vue sur l’autre, cet autre étant annihilé dans sa défaite.

Selon la perspective que nous avons présentée, la définition de la triangulation comme méthode de recherche demeure au plus proche de la définition qu’en formule la trigonométrie, soit le calcul d’une troisième dimension grâce à deux visions, deux angles qui sont triangulés. Elle permet de voir en 3D, en relief, parce qu’elle apporte une dimension qui n’existerait pas sans elle. Précisons que, dans cette perspective, la profondeur concerne bien l’analyse et non pas la collecte des données ni les données elles-mêmes. La parallaxe (terme emprunté à la physiologie et à l’optique) est un indice de l’accès à la perception de la profondeur comme troisième dimension (on voit en 3D et non sur un plan à deux dimensions). C’est la vision binoculaire qui permet la troisième dimension qui, à partir de deux images planes en deux dimensions (longueur et largeur), que chaque oeil/position offre, permet de voir autrement la situation sociale et le phénomène à l’étude selon trois dimensions (longueur, largeur et profondeur). En psychologie, la parallaxe caractérise une modification de la vision de la réalité, de la perception de celle-ci. En recherche qualitative, la triangulation réalise cette parallaxe car elle contribue au décentrement de la perception et de l’analyse (qui peut être pertinente et valide en soi si elle répond à certaines conditions de rigueur scientifique, bien ajustées au paradigme dans lequel elle s’inscrit) pour construire une nouvelle compréhension du même phénomène à l’étude. Comme énoncé précédemment, la triangulation s’applique tant aux personnes qui mènent la recherche qu’aux données, aux méthodes et aux théories.

3. Recommandations concrètes au sujet de la relation entre triangulation et méthodologie de la recherche

Dans un souci didactique, nous formulons les recommandations suivantes :

  1. Tout comme une analyse qualitative exige l’obtention de données variées qui alimenteront la compréhension du phénomène étudié (car des données semblables ne prouvent rien de l’analyse ni sa validité, celle-ci étant du ressort de la personne qui mène la recherche, tout en rendant compte de la rigueur de la démarche méthodologique), il s’agit également de rendre l’altérité manifeste en tant que telle (par écrit) quand il s’agit de trianguler, que ce soit des données, des personnes réalisant l’analyse, des méthodes ou encore des théories.

  2. Il ne faut pas nier ni réduire (« dans le fond, on dit la même chose »), ni résoudre des contradictions ou des différences par la victoire d’un point de vue sur l’autre, ni forcer la convergence des différents points de vue, mais bien utiliser les désaccords à bon escient et se donner la chance de développer un point de vue tiers du phénomène à l’étude.

  3. Puisque les chercheurs doivent éventuellement présenter des livrables et les résultats de l’analyse à un certain moment de la démarche, il n’est peut-être pas utile de chercher à réaliser une triangulation supplémentaire chaque fois que la possibilité se présente, même si ses résultats offraient de l’intérêt.

Conclusion

La méthode de la triangulation peut être profitable à différents moments de la démarche de recherche qualitative. Elle participe à la fécondité de la flexibilité méthodologique en étant au service de l’avancement de la compréhension des phénomènes, de la découverte et de l’innovation, et ce, sans servilité à des procédures rigides. La triangulation ne sert ni à valider ni à enrichir les résultats, elle permet d’accéder à une tout autre dimension à partir de points de vue qui sont nécessairement différents, différemment situés, ce qui offre une troisième vision du phénomène à l’étude, une nouvelle profondeur, tout en favorisant la rigueur en recherche et l’amélioration des connaissances. Cette troisième dimension ne peut être présumée par avance et est uniquement accessible par la triangulation bien comprise, c’est-à-dire par la confrontation et la discussion des résultats déjà obtenus de deux points de vue différents.