Corps de l’article

Introduction

Les thèses par insertion d’articles existent depuis une trentaine d’années, mais ce n’est que depuis une quinzaine d’années que l’on trouve des publications sur la manière de faire ce type de thèses (Durling, 2013; Green, H., & Powell, S., 2005; Guerin, 2016; Gustavii, 2012; Jackson, 2013; Kubota et al., 2021; Skov, 2021; Solli & Nygaard, 2023), sur les défis qui lui sont liés (Asante & Abubakari, 2021; Davies & Rolfe, 2009; Mason & Merga, 2018; Merga et al., 2020; Solli & Nygaard, 2022; Thomas et al., 2015), sur ses avantages et ses inconvénients (Asongu, & Nwachukwu, 2018; Badley, 2009; Frick, 2016, 2019; Mason et al., 2020a; 2020b) et sur les changements institutionnels que cette pratique entraîne (Alexander & Davis, 2019; Nethsinghe & Southcott, 2015; O’Keeffe, 2020, 2022; Paltridge & Starfield, 2023; Ramlall et al., 2019; Robins & Kanowski, 2008; Sharmini et al., 2015). Notre article ne porte pas sur ces questions. Il constitue plutôt deux illustrations d’un type spécifique de thèse par insertion d’articles, c’est-à-dire deux thèses qui ont utilisé la méthodologie de la théorisation enracinée comme approche globale qui donne le lien et la cohérence entre les différents articles dans la thèse.

Comment la MTE peut-elle guider le cheminement d’une thèse par insertion d’articles? Comment une thèse par insertion d’articles peut-elle être rédigée selon une démarche générale inductive?

À partir d’une thèse en sciences de la gestion portant sur la communication financière sur l’Internet des PME cotées sur des marchés non réglementés et d’une thèse en communication et en éducation sur les dispositifs de médiation, d’interprétation et de communication dans et autour d’une institution d’éducation non formelle, cet article a pour objectif de montrer que l’itinéraire méthodologique général d’une thèse par articles peut être inductif, et ce, même si certains articles ne s’inscrivent pas foncièrement dans une démarche inductive. Dans chacune des deux thèses présentées, c’est la MTE qui a constitué le fil conducteur.

1. Contextes des deux thèses et problématiques provisoires

Les recherches doctorales qui font l’objet de cet article méthodologique (Luckerhoff, 2011b; Pozniak, 2013a) portaient, d’une part, sur les marchés non réglementés de la Bourse de Bruxelles et, d’autre part, sur l’exposition en tant que média dans un musée des beaux-arts.

1.1 Contexte et problématique de la thèse de Laetitia Pozniak

Pour ce qui est de la thèse de Laetitia Pozniak, sa recherche se situait dans le contexte de la bourse de Bruxelles. Créée en 1801, la Bourse de Bruxelles fait partie du groupe Euronext qui comprend également les Bourses de Paris, Amsterdam, Lisbonne, Oslo, Dublin et Milan (www.euronext.com). La bourse de Bruxelles, aussi appelée Euronext Bruxelles, compte deux marchés non réglementés, le Marché Libre et Alternext[1]. Ces deux marchés évoluent au côté d’un marché réglementé : Euronext[2].

L’une des spécificités de ces marchés non réglementés est de proposer à des PME de lever des fonds à travers une première expérience boursière, sans pour autant les contraindre à respecter les règles lourdes d’une cotation sur un marché classique réglementé. Pourtier (2004) explique qu’en définissant ce qui est obligatoire, on définit par défaut ce qui ne l’est pas et, donc, ce qui est volontaire. Étant donné qu’aucune diffusion d’information financière sur l’Internet n’est requise, toute communication financière sur l’Internet émanant des entreprises cotées sur les marchés non réglementés résulte d’un effort volontaire. À cet égard, c’est l’absence d’obligation de communication financière sur l’Internet qui a retenu l’attention de Laetitia Pozniak et la problématique de sa recherche a été élaborée autour des questions suivantes. En l’absence d’obligation de communication, en quoi les entreprises cotées sur ces marchés sont-elles proactives en matière de diffusion d’information financière sur leur site Internet? Comment ces entreprises cotées sur ces marchés non réglementés réalisent-elles un effort volontaire de communication?

1.2 Contexte et problématique de la thèse de Jason Luckerhoff

Dans son projet doctoral, Jason Luckerhoff s’intéressait à la tension entre, d’une part, la recherche d’excellence dans la préparation d’une offre culturelle destinée à un public averti, cultivé et exigeant, et, d’autre part, la nécessité de diffuser au plus grand nombre, d’élargir le public et donc de l’éduquer pour qu’il commence à goûter l’art et parvienne à s’en délecter.

Au départ, il voulait analyser l’offre et la réception dans de nombreuses institutions culturelles : orchestres symphoniques, musées, théâtres. Les analyses provisoires lui ont permis de comprendre qu’il serait préférable de choisir une institution en particulier, le Musée national des beaux-arts du Québec, et même une exposition spécifique, Le Louvre à Québec : les arts et la vie.

Il a considéré que les mutations de l’institution muséale sont en partie nées du désir de rendre ces institutions plus accessibles et de la dimension communicationnelle qui est dès lors apparue. Il a approché l’exposition muséale comme média en considérant la relation sociale qui existe entre des objets et des acteurs au cours d’une visite. Son objectif, qui s’est spécifié peu à peu au cours de la démarche, était de mieux comprendre le phénomène de la démocratisation de la culture.

Pour atteindre ses objectifs de recherche, il a choisi une exposition vedette (blockbuster) présentée dans le cadre de festivités d’envergure internationale. Il lui apparaissait plus pertinent de faire une analyse exhaustive d’une exposition atypique que d’étudier uniquement certains aspects d’un grand nombre d’expositions et de musées d’art.

2. Construction des deux thèses par insertion d’articles

Chacune des deux recherches doctorales a été précédée d’une étude préliminaire et s’est construite progressivement à travers différentes études qui ont été rapportées dans différents articles.

2.1 Étude préliminaire à la thèse de Laetitia Pozniak

En amont de la thèse de Laetitia Pozniak, une étude exploratoire – qui ne fait pas partie de la thèse – a été menée avec d’autres collègues (Arnone et al., 2010) et s’est penchée sur la question suivante : quel est le niveau de communication financière sur le site Internet des entreprises cotées sur le Marché Libre de Bruxelles (appelé Euronext Access depuis 2017)?

À l’aide d’une recension des écrits scientifiques relatifs aux recommandations en termes de diffusion d’information financière sur l’Internet, les auteurs ont construit une grille d’analyse des sites Web. Cette grille reprend des éléments tels que le rapport annuel, les ratios financiers, l’historique du cours de Bourse et le calendrier de l’actionnaire. Les sites Internet des 27 PME cotées sur le Marché Libre à la fin de 2008 ont été analysés. Pour chaque élément de la grille présent sur le site Internet, un point est attribué à l’entreprise. Un score final de communication financière est obtenu pour chaque entreprise.

Les chercheurs qui ont réalisé ce travail exploratoire sur les sites Internet des PME étudiées ont découvert que certains éléments tels qu’une revue de presse ou la présentation des organes de décision sont très présents, tandis que le cours de Bourse et les dividendes, par exemple, sont rarement communiqués. De plus, une certaine disparité dans le niveau de diffusion d’information financière entre entreprises est observée. Certaines entreprises diffusent bon nombre d’informations financières sur leur site Internet tandis que d’autres présentent à peine leur activité et quelques chiffres clés.

Au terme de cette recherche, des questions ont émergé. Quels éléments expliquent ces différences de degré de communication financière sur l’Internet? Quels sont les déterminants du score de communication financière sur l’Internet? Quelles sont les variables explicatives du niveau de diffusion d’information financière sur le site Internet de l’entreprise? Ces questions ont constitué un moteur pour l’entrée dans la recherche doctorale. On voit déjà ici le caractère inductif de la dynamique qui relie les différents articles, même si cet article n’a pas été intégré à la thèse.

De cet article exploratoire, un autre résultat en particulier a retenu l’attention. Aucune entreprise ne présente tous les éléments de la grille d’analyse sur son site Internet et la moyenne de score obtenu est relativement faible. On s’est alors demandé si ces caractéristiques étaient le propre des PME cotées sur les marchés non réglementés de Bruxelles. Toutes les PME sont-elles en dessous de ce que préconisent les écrits scientifiques en termes de communication financière sur l’Internet? Les caractéristiques de la PME ont-elles un lien avec la diffusion d’information financière sur le site Internet de l’entreprise? Ou peut-être est-ce le cas pour toutes les entreprises cotées sur un marché non réglementé, qu’il s’agisse de Bruxelles ou de Paris? Ces deux places boursières étant régies par les mêmes règles, les entreprises qui y sont cotées présentent-elles le même degré de communication? Les caractéristiques des marchés non réglementés ont-elles un lien avec la diffusion d’information financière sur le site Internet de l’entreprise? Comment comprendre l’effort volontaire réalisé par ces entreprises qui ne sont pourtant guère contraintes de diffuser de l’information financière sur leur site Internet? Quelle est l’origine de cet effort volontaire? Qu’est-ce qui a amené ces PME à publier de l’information à caractère financier sur leur site Internet? Encore une fois, ces nombreux questionnements ont enrichi la dynamique inductive de la recherche et ont constitué le socle de départ des contenus qui sont abordés dans les différents articles de la thèse, comme nous le verrons plus loin.

2.2 Étude préliminaire à la thèse de Jason Luckerhoff

Dans le cas de la thèse de Jason Luckerhoff, son mémoire de maîtrise (Luckerhoff, 2006) portait sur la fréquentation des musées d’art. Il avait alors l’intention de mieux comprendre pourquoi les visiteurs s’intéressent à de telles institutions et pourquoi les non-visiteurs s’en désintéressent. Sans connaître, au début du projet, les écrits sur les intérêts et désintérêts et sur les publics et non-publics, il avait intuitivement découpé son échantillon de façon à comparer 401 personnes qui avaient visité une exposition donnée et 394 personnes sociologiquement comparables qui n’avaient pas visité un musée dans les trois dernières années. Il avait choisi le modèle théorique sur les valeurs de Schwartz (1994), qui avait été testé dans de nombreux pays, pour découvrir si les valeurs individuelles pouvaient prédire la fréquentation des musées d’art, une fois ajoutées aux variables classiques que sont le revenu, la scolarité et le capital culturel. Il est ressorti de cette étude que les prédicteurs de la visite étaient, dans l’ordre, du plus important au moins important, le revenu familial, le niveau de scolarité, la valeur autonomie, la valeur esthétisme, la valeur spiritualité, la valeur bienveillance et la valeur stimulation. Il a ainsi corroboré les résultats du sociologue Bourdieu selon lesquels le revenu, la scolarité et le capital culturel déterminent la position des individus dans les champs sociaux, et a ajouté une autre brique à cet édifice théorique, notamment en mobilisant le modèle théorique sur les valeurs de Schwartz.

La deuxième partie de son mémoire de maîtrise visait à mieux connaître le vécu des visiteurs et des non-visiteurs, ce que permettait plus difficilement une démarche quantitative. Il a animé huit entretiens de groupe, dont un avec les membres de la direction du musée, deux avec des individus qui n’avaient pas visité un musée d’art durant les trois dernières années, deux avec des individus qui avaient visité un musée d’art au cours de la dernière année et trois avec des individus qui avaient adhéré à l’association des amis du musée. Il a constaté que les personnes qui ne visitent pas les musées ne se sentent pas à leur place dans un tel lieu. Ils se sentent étrangers dans un monde qu’ils n’hésitent pas à qualifier « d’autre monde ». Ils ont l’impression d’être les seuls à ne pas comprendre et à ne pas connaître les oeuvres présentées. Ils trouvent l’ambiance froide, les textes illisibles et le personnel peu chaleureux. Ils ont peur de passer pour des ignorants. Par contre, les membres de l’association des amis du musée (des visiteurs « experts ») craignent plutôt un nivellement vers le bas. L’étude a permis de constater assez rapidement que les visiteurs et les non-visiteurs savent très bien à quels groupes ils appartiennent.

De cette recherche, un constat intéressant a émergé et donné lieu à une nouvelle problématique : l’échelle de légitimité était présente tant dans le discours des visiteurs que dans celui des non-visiteurs de musées d’art. Or l’existence d’une hiérarchie culturelle n’est clairement mentionnée que par les non-visiteurs. Les visiteurs ont même refusé la catégorisation des formes de culture dans des polarités du type culture classique/culture populaire. De plus, tout en considérant comme peu pertinente la séparation entre culture classique et culture populaire, les gestionnaires interviewés ont longuement parlé des différences entre le large public et le public spécialisé. Dans la discussion de son mémoire de maîtrise, Jason Luckerhoff considérait qu’il serait important de décrire et de comprendre la hiérarchisation des différentes formes de culture chez les visiteurs et chez les non-visiteurs, de même que chez les acteurs du développement culturel. Considérant l’importance des médias, il proposait aussi les pistes de recherche suivantes : décrire et comprendre les catégories de culture proposées par les médias, décrire et comprendre le rôle du journaliste culturel en fonction de la hiérarchisation des formes de culture et décrire et expliquer la perspective des médias en ce qui concerne l’accès à la culture en faisant référence à la démocratisation de la culture et à la démocratie culturelle. Ces questionnements à la sortie de sa recherche de maîtrise ont constitué l’amorce de la problématique à l’entrée de sa recherche doctorale.

Ainsi, la première formulation de sa problématique doctorale a mis en lumière la dualité entre la valorisation par des critères de marché et par des critères culturels, largement étudiée par Bourdieu, qui se retrouve dans de nombreuses oppositions dont celle entre la culture dite populaire ou de masse et la culture dite d’élite ou classique. À la suite de sa démarche de maîtrise, il était clair pour Jason Luckerhoff que le terrain de recherche pour sa recherche doctorale devait permettre d’étudier cette opposition entre culture classique et culture de masse ou industrielle. Puisqu’un produit culturel industriel aurait difficilement donné la chance d’étudier le rapport à la culture classique, il a exploré du côté des institutions classiques qui tentent de rejoindre un large public en se « démocratisant ». Son regard s’est porté vers les expositions vedettes dans les musées et vers les orchestres symphoniques et les opéras. Il y avait bien, du côté de l’opéra, des diffusions à succès dans les cinémas (des opéras sont projetés au cinéma) et, du côté des orchestres symphoniques, des présentations visant clairement un large public, notamment dans des parcs publics à accès libre et gratuit. À l’Orchestre symphonique de Québec (OSQ), les concerts « coups de foudre Hydro-Québec » et les « concerts à Place Ste-Foy » (un centre commercial à Québec) visaient des publics différents des « grands concerts classiques ». Sur le site Web de l’institution, les concerts sont catégorisés selon qu’ils sont destinés « pour les connaisseurs », « pour les novices », « pour les curieux », « pour la famille » ou « pour tous ». Sur le site de l’Orchestre symphonique de Montréal, on explique ce qui se passe au concert en écrivant quand il faut applaudir, comment on doit agir pendant le concert et en décrivant bien l’étiquette des comportements au concert.

Ce détour du côté des orchestres symphoniques lui aura permis de resserrer sa problématique en comprenant mieux ce qu’il voulait étudier. Cependant, il a choisi de ne pas poursuivre une étude des frontières symboliques à partir des orchestres symphoniques pour des raisons liées à sa connaissance limitée du milieu, à sa difficulté à obtenir des données et au manque de données disponibles à propos de ce milieu. Bien que les orchestres symphoniques fournissent un cadre intéressant pour l’étude des frontières symboliques, de la démocratisation de la culture et de la valorisation selon des critères culturels ou de marché, les musées d’art constituaient, compte tenu de son expérience antérieure avec ce milieu, un terreau encore plus riche. En MTE, le chercheur fait des choix en fonction de sa capacité à théoriser à partir de tel terrain ou telle situation et non à partir de la qualité intrinsèque d’un terrain de recherche.

2.3 L’évolution inductive dans le parcours doctoral de Laetitia Pozniak

La thèse de Laetitia Pozniak se compose de quatre articles qui ont eu pour vocation d’aborder les questions soulevées dans les recherches précédentes.

Ainsi, l’article préliminaire (Arnone et al., 2010) a soulevé la question de recherche traitée dans l’article no 1 : quels sont les déterminants de la communication financière des PME cotées sur les marchés non réglementés de la Bourse de Bruxelles? Ce premier article de thèse (Pozniak, 2010) se penche sur la disparité des scores et en cherche les raisons. Quels éléments expliquent ces différences de degré de communication financière sur l’Internet?

Le deuxième article de thèse (Pozniak & Croquet, 2011) s’attarde sur la moyenne des scores faibles mise en lumière par l’article préliminaire et l’article no 1. En effet, la moyenne des scores obtenus est de 12,76 (écart-type 6,13) alors que la grille compte 51 éléments. L’entreprise présentant le meilleur score obtient 24 points. Les 37 PME observées sont donc en retrait par rapport aux recommandations des écrits scientifiques. S’agit-il d’une spécificité des PME cotées sur les marchés non réglementés de Bruxelles? L’article no 2 aborde les questions émergées de l’article no 1 : dans quelle mesure les PME suivent-elles les recommandations des écrits scientifiques en termes de communication financière sur l’Internet? La variable « cotation » a-t-elle un impact sur le degré de communication financière sur l’Internet? Autrement dit, les PME cotées communiquent-elles davantage que les PME non cotées?

Les écrits scientifiques relatifs aux recommandations en matière de communication financière sur l’Internet et les travaux relatifs aux déterminants du degré de diffusion d’information financière sur le site Internet de l’entreprise, sur lesquels reposent les articles no 1 et no 2, traitent essentiellement des grandes entreprises cotées. Or, la thèse s’intéresse aux marchés non réglementés où évoluent essentiellement des PME. Les spécificités de la PME doivent être prises en compte et notamment la place prépondérante occupée par son dirigeant. Une intuition a alors émergé à partir de ce qui précède. Une relation pourrait-elle être établie entre l’information à caractère financier disponible sur le site Internet d’une PME et les raisons évoquées par les dirigeants? Cette intuition a été au point de départ de l’étude qui a fait l’objet de l’article no 3 (Pozniak & Guillemette, 2013).

Dans l’article no 3, les dirigeants rencontrés mettent en avant une série d’éléments favorables ou non à la communication financière sur l’Internet. Parmi les éléments perçus comme influençant négativement leur communication financière sur l’Internet, les dirigeants ont identifié les caractéristiques du Marché Libre de Bruxelles et son fonctionnement. De nouvelles questions de recherche ont alors été soulevées. Le Marché Libre de Bruxelles et ses caractéristiques seraient-ils au coeur du problème du manque de communication financière sur l’Internet? Les caractéristiques du Marché Libre ont-elles un lien avec la diffusion d’information financière sur le site Internet de l’entreprise? Par ailleurs, l’article no 1 permettait de déceler le faible niveau de communication financière des entreprises cotées sur les marchés non réglementés de la Bourse de Bruxelles. Est-ce que la situation en matière de communication financière est la même sur toutes les places financières non réglementées? Paris et Bruxelles étant régies par les mêmes règles, les entreprises qui y sont cotées présentent-elles le même degré de communication? Ces questionnements ont mené à l’étude qui fait l’objet de l’article no 4 (Pozniak, 2013b).

Ainsi, dans une démarche plutôt intuitive et résolument inductive, chaque article a eu pour ambition de répondre aux questions soulevées par le précédent. La Figure 1 illustre cette construction de la thèse par enchaînement d’articles. Par contre, la logique générale de la thèse, dans son ensemble, qui appartient à la logique inductive de la MTE, n’est est apparue qu’en fin de parcours.

Figure 1

Construction de la thèse par insertion d’articles (Pozniak, 2013a, p. 48)

Construction de la thèse par insertion d’articles (Pozniak, 2013a, p. 48)

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2.4 L’évolution inductive dans le parcours doctoral de Jason Luckerhoff

Assez tôt dans sa démarche doctorale, Jason Luckerhoff a remarqué une contradiction apparente entre ceux qui déclarent que la démocratisation culturelle est un échec et ceux qui disent, au contraire, que la démocratisation culturelle a connu des succès étonnants depuis les années 1960. Cette contradiction est liée à la définition de ce que l’on désire démocratiser. Entre les tenants de la démocratisation de la culture et ceux de la démocratie culturelle et entre la valorisation de la culture selon des critères culturels et selon des critères de marché, il existe des conceptions tellement différentes de l’intervention de l’État qu’il est nécessaire de nuancer les analyses. C’est ainsi que Jason Luckerhoff en est venu à choisir de travailler à partir d’un terrain spécifique : un événement précis.

Avant de choisir ce terrain, au cours de son parcours doctoral, Jason Luckerhoff a participé à trois projets de recherche qui ont été déterminants dans l’évolution de sa recherche. Premièrement, il a participé à une étude portant sur les médiations écrites au musée du Louvre à Paris et sur l’étude des publics de cette institution muséale (Jeanneret et al., 2010). Deuxièmement, à la suite de ce projet au Louvre, il a codirigé un numéro de la revue Loisir & Société portant sur les non-publics qui lui a permis de réfléchir à ceux qui ne visitent pas les institutions muséales et à la démocratisation de la culture comme processus (Jacobi & Luckerhoff, 2010). Troisièmement, il a participé à une recherche (Action concertée du Fonds québécois de recherche sur la société et la culture, une Action impulsée principalement par l’Observatoire de la culture et des communications du Québec) qui visait à mieux comprendre les industries culturelles du Québec, excluant les activités et institutions artistiques non industrialisées (Luckerhoff et al., 2010). Son regard s’est notamment porté sur la valorisation des institutions et des produits culturels selon des critères de marché ou des critères culturels, un des questionnements de l’Action concertée sur le fonctionnement du système culturel au Québec.

Dans une dynamique d’induction qui consiste à se laisser guider d’une étude à l’autre dans la voie d’une compréhension plus nuancée de l’objet de recherche de la thèse doctorale, ces trois expériences de recherche, ainsi que les productions scientifiques qui y étaient rattachées, l’ont amené à faire certains choix. Par exemple, l’étude au Louvre lui a permis de prendre conscience de l’importance des politiques de production de l’ensemble des écrits d’aide à l’interprétation dans les musées et de la variété des pratiques de lecture des visiteurs dans les différents espaces d’un musée. En conséquence, ce point particulier a été traité dans sa thèse. Par exemple aussi, le numéro sur les non-publics lui a donné la possibilité de réfléchir et de discuter avec des collègues à propos de ceux que l’on désigne ainsi. Ces « non-publics » sont certainement « publics » d’autre chose, alors le fait de désigner leur pratique de visite par la négative est plutôt intriguant. Aussi, la préparation de ce numéro l’a fait réfléchir aux mutations des institutions qui désirent élargir – ou démocratiser – leurs publics. Ces questionnements correspondent à des développements dans les articles insérés dans sa thèse.

Fort de ces expériences de recherche, pour sa thèse, comme de nombreux doctorants qui en embrassent trop large au départ, Jason Luckerhoff a voulu étudier plusieurs institutions culturelles associées à la culture dite cultivée, légitime ou élitiste. Il voulait alors étudier les musées d’art du Québec et les orchestres symphoniques. Des projets réalisés en parallèle, notamment au musée du Louvre à Paris, lui ont permis de comprendre qu’il serait préférable d’étudier, avec davantage de nuance et de détail, une seule institution en tant que terrain, et non en tant que cas.

L’été 2008 était particulier au Québec. Il s’agissait d’une saison record pour le tourisme culturel en raison du 400e anniversaire de la Ville de Québec. Le Moulin à images (une projection architecturale sur des silos à grains du Vieux-Port de Québec produite par Robert Lepage), le spectacle du Cirque du Soleil (gratuit dans le cadre de cette manifestation), l’espace consacré à cet événement (réaménagement du pourtour du bassin Louise afin d’accueillir les festivités du 400e anniversaire de la Ville de Québec), le spectacle de Paul McCartney et celui de Céline Dion ont contribué à créer une effervescence particulière.

Jason Luckerhoff a considéré que ce serait probablement un contexte favorable pour étudier la façon dont une institution culturelle classique s’insère dans un tel contexte de festivités et de tourisme. Un prêt important du musée du Louvre a permis au Musée national des beaux-arts du Québec de présenter l’exposition temporaire Le Louvre à Québec : les arts et la vie. Cette exposition a attiré 464 000 visiteurs, la deuxième meilleure performance après l’exposition Rodin à Québec qui avait accueilli 524 273 visiteurs (l’exposition d’oeuvres d’art la plus fréquentée dans le monde en 1998).

Jason Luckerhoff a alors fait le choix de travailler non plus sur une institution, mais spécifiquement sur une exposition à un moment donné, tout en acceptant que certaines analyses historiques, institutionnelles ou plus générales puissent servir à mettre en contexte ce qui concernait l’exposition choisie.

Les particularités ou spécificités d’une thèse par insertion d’articles selon une approche interdisciplinaire et des méthodes inductives ayant provoqué des débats et Jason Luckerhoff ayant rencontré des contraintes dans son parcours doctoral, il a décidé, toujours dans une approche inductive, d’amorcer une réflexion sur la démarche méthodologique et de l’inclure dans la thèse.

Au final, la thèse compte donc six articles insérés, trois qui concernent la démarche méthodologique et trois qui concernent les résultats de la recherche.

Les six articles n’ont pas été déterminés au départ, pas plus qu’il n’était question, dès le départ, d’en insérer six. Le découpage par articles s’est fait en cours de recherche, en fonction du développement des analyses.

C’est à la lumière du développement d’un article et de la progression des analyses que le point de départ d’un autre article composant la thèse était trouvé. C’est donc dans une démarche générale inductive que la progression de l’analyse servait, dans le cadre du projet, à développer une nouvelle problématique spécifique pour un nouvel article. La problématique générale a donc été modifiée légèrement, tout au long du parcours, afin de s’arrimer à ce qui allait se présenter sous forme de six problématiques spécifiques, trois en méthodologie et trois sur les mutations des institutions culturelles.

Le premier article (Guillemette & Luckerhoff, 2009) a été coécrit avec son codirecteur de thèse et publié dans le numéro Approches inductives II de la revue Recherches qualitatives. Intitulé « L’induction en méthodologie de la théorisation enracinée (MTE) », il porte sur les divers aspects de l’induction, tels que les principes de l’exploration et de l’inspection, l’application du critère de l’emergent-fit, l’échantillonnage théorique, la manière particulière d’avoir recours aux écrits scientifiques, la sensibilité théorique et la circularité de la démarche. Cet article permettait de présenter la méthodologie générale choisie pour sa thèse de doctorat dans un contexte où il était obligé de justifier le choix de travailler selon les principes des approches inductives.

Son deuxième article a d’abord été publié en anglais (Luckerhoff & Guillemette, 2011) dans la revue The Qualitative Report. Il a ensuite été adapté en français et a été publié au sein d’un ouvrage collectif, évalué par les pairs, portant sur la MTE, aux Presses de l’Université du Québec, avec le titre Conflits entre les exigences de la méthodologie de la théorisation enracinée (MTE) et les exigences institutionnelles en matière de recherche scientifique (Luckerhoff & Guillemette, 2012a). Les analyses de données empiriques permettaient de comprendre les aspects controversés de la MTE et les pistes de solution pour arriver à surmonter ces conflits. Jason Luckerhoff avait donc fait de ce qu’il vivait dans son parcours doctoral un objet d’étude et il avait, avec son coauteur, rencontré d’autres chercheurs qui vivaient la même expérience.

Le troisième article méthodologique de la thèse, intitulé Description de la mise en oeuvre de la MTE dans le cadre d’une recherche en communication et en éducation (Luckerhoff & Guillemette, 2012b) a aussi été publié dans le collectif aux Presses de l’Université du Québec. Cet article a privilégié un style narratif pour décrire la mise en oeuvre de la MTE dans le parcours doctoral. Il s’agissait donc de rendre compte des choix qui avaient été faits et de justifier en quoi cela rencontre les critères de scientificité propres au paradigme choisi.

Les trois autres articles de la thèse permettaient de répondre à la question de recherche en étudiant des données différentes, avec des méthodes différentes et même avec une perspective disciplinaire différente. Dans Le musée national des beaux-arts du Québec est-il condamné à séduire?, publié aux Presses de l’Université du Québec, Jason Luckerhoff (2012) étudie l’évolution du plus ancien des musées d’État du Québec, le Musée national des beaux-arts du Québec (MNBAQ), sur le plan de son rapport aux visiteurs. Il a procédé à une étude exhaustive de tous les rapports annuels du MNBAQ de 1933 à 2010, ce qui lui a permis de comprendre le moment et la manière dont le tournant commercial et communicationnel a été pris dans cette institution. L’idée de faire cette analyse lui était venue à la suite d’entretiens qui avaient été animés avec du personnel du musée et qui devaient servir à une démarche qui n’aura finalement pas fait partie de la thèse. Cela permet de montrer qu’en induction, le chercheur est parfois prêt à revoir ce qui avait été prévu si une meilleure idée se présente. Les participants à l’entretien avaient mentionné que les questions qu’il se posait se retrouvaient dans les réflexions de la direction du musée dès 1933. Ils avaient suggéré qu’il aille lire le rapport annuel. Jason Luckerhoff a plutôt fait le choix d’analyser tous les rapports annuels, de 1933 jusqu’à l’année en cours.

Les entretiens qualitatifs avaient aussi permis de comprendre que la perception du musée dans les médias comptait beaucoup, que des efforts considérables étaient consentis en communication publique et que les visiteurs se faisaient une idée de ce qui est présenté dans un musée, notamment par les médias. Dans l’article Le discours de la presse écrite et la médiation à l’extérieur du musée. La conquête du large public, Jason Luckerhoff (2011a) s’est intéressé au discours des journalistes à propos de l’exposition Le Louvre à Québec : les arts et la vie en tant qu’exposition vedette (blockbuster). Il a étudié les mutations des formes de communication habituelles avec les visiteurs réguliers lors de la présentation d’expositions régulières. Il a montré que les journalistes et les sources font partie d’un système et que celui-ci, lors de la présentation d’expositions vedettes, s’appuie davantage sur des critères de marché que sur des critères culturels.

En travaillant sur la perception du musée par des publics et des non-publics qui ont accès à ce que les médias diffusent, Jason Luckerhoff s’est posé la question à savoir comment les publics ou nouveaux publics réagissent une fois à l’intérieur du musée. Son troisième article a plus tard été séparé en deux et publié dans un livre chez l’Harmattan (Luckerhoff & Vélez, 2014) et dans la revue Éducation et francophonie (Luckerhoff & Vélez, 2015). Il portait sur les médiations écrites de l’exposition. Il avait étudié l’ensemble des écrits d’aide à l’interprétation de l’exposition à partir d’une analyse sémiotique et linguistique et il avait fait un examen ethnographique des pratiques de lecture des visiteurs. Il voulait étudier ces pratiques dans le contexte d’une exposition où les textes sont plus homogènes et où ils ne sont pas produits du point de vue des spécialistes, mais plutôt avec l’intention de communiquer avec le large public.

3. La méthodologie de la théorisation enracinée (MTE) comme fil d’Ariane dans la rédaction de chacune des deux thèses

Dans le cas de la thèse de Laetitia Pozniak, la MTE comme fil conducteur de la thèse n’est apparue qu’en fin de parcours. Dans le cas de la thèse de Jason Luckerhoff, la démarche s’est inscrite en MTE dans le passage entre la maîtrise et le doctorat.

Les paragraphes qui suivent ont pour ambition de présenter comment la MTE a servi de fil conducteur, et donc de méthodologie générale, de ces deux thèses par articles. Des caractéristiques spécifiques à la MTE sont présentées et démontrent comment le fait de présenter une thèse par articles est en cohérence avec cette façon d’aborder un terrain d’étude (problématique provisoire, circularité, flexibilité, ouverture) et rend mieux compte de l’émergence des découvertes.

3.1 Une démarche inductive

Pour la démarche doctorale de Laetitia Pozniak, sur un marché boursier récent à l’époque et jusqu’alors inexploré – le Marché Libre de Bruxelles –, la recension des écrits scientifiques a aidé à construire une grille d’analyse des sites Internet, mais aucune hypothèse sur les résultats attendus n’a alors été émise. Dans une optique fondamentalement exploratoire, Laetitia Pozniak a laissé les données parler, sans les forcer à entrer dans un cadre théorique prédéfini. Déjà là, c’est une démarche inscrite dans la dynamique de la MTE.

Les découvertes relatives au niveau de la communication financière sur Internet, issues de l’article préliminaire, ont soulevé plusieurs questions. D’une manière assez naturelle en sciences de la gestion, Laetitia Pozniak a tenté d’y répondre à l’aide d’une démarche hypothético-déductive. Des hypothèses quant aux déterminants de la communication financière ont été émises et testées sur le corpus d’entreprises cotées sur les marchés non réglementés de Bruxelles. Cela a donné l’article no 1.

Le second article de thèse visait un approfondissement des résultats obtenus dans l’article no 1. Des entreprises non cotées ont été ajoutées au corpus, les hypothèses émises dans l’article no 1 ont été à nouveau testées tandis qu’une hypothèse relative à la cotation a été ajoutée.

À l’issue de ces deux études mobilisant des méthodes quantitatives et s’inscrivant dans une démarche hypothético-déductive, le besoin de mener une recherche de manière plus spécifiquement inductive s’est fait ressentir. Une intuition sur le lien entre l’avis du dirigeant et le contenu du site Internet de son entreprise a poussé Laetitia Pozniak à rencontrer les dirigeants de PME cotées sur le Marché Libre de Bruxelles et à explorer en profondeur avec eux le phénomène à l’étude.

Ainsi, de manière plutôt intuitive, un article a mené au suivant, selon la dynamique inductive de la MTE. L’article no 3 a soulevé notamment les dysfonctionnements du Marché Libre de Bruxelles et la polémique qu’il suscite au sein des dirigeants rencontrés. L’article no 4 se proposait alors de comparer les niveaux de communication financière à Bruxelles et à Paris, partant de l’intuition que les entreprises belges, mécontentes de leur cotation, seront moins enclines à fournir des efforts volontaires de communication financière sur leur site Internet.

La dynamique de progression et de constat au fur et à mesure des différentes avenues à emprunter pour avancer dans la recherche est au coeur de la démarche doctorale de Jason Luckerhoff. Dans son cas, cette dynamique a été consciente et volontaire. Immédiatement après la fin de sa maîtrise, il s’est aperçu que la MTE lui offrait la possibilité de se laisser guider par les données, par les résultats d’une étude après l’autre, par la construction progressive de la compréhension du phénomène qui faisait l’objet de sa recherche, sans avoir d’hypothèses ni d’anticipations des résultats. Les questionnements qui émergeaient des résultats temporaires d’une étude à l’autre l’entraînaient dans une reproblématisation continuelle de sa recherche. De plus, la logique de la MTE lui a indiqué la nécessité d’une prise de conscience – par la réflexivité – et la nécessité d’une mise à jour continuelle – par la rédaction sur son parcours méthodologique – au fur et à mesure du processus de recherche.

3.2 La MTE comme méthodologie générale

La MTE (ou Grounded Theory) est fondée en 1967 par Glaser et Strauss, en réaction à l’hégémonie des approches hypothético-déductives (Evrard et al., 2009). Sa démarche se veut inductive. C’est l’immersion dans les données de terrain qui sert de point de départ, « et non ce que d’autres chercheurs ont découvert auparavant » (Luckerhoff & Guillemette, 2012b, p. 116). En opposition à l’approche hypothético-déductive, qui part des théories existantes et qui vise la vérification d’hypothèses, la méthodologie de la théorisation enracinée (MTE) ne « force » pas les données à entrer dans un cadre théorique; ce sont les données qui font émerger une compréhension du phénomène à l’étude (Guillemette, 2006).

Ainsi, la MTE peut servir de méthodologie générale pour une recherche doctorale, comme nous l’avons vu dans les thèses de Pozniak et Luckerhoff. Dans les deux cas, l’immersion dans le terrain à travers une étude exploratoire, donc inductive, a servi de point de départ. Nous pourrions dire que les deux démarches ont trouvé leurs fondements épistémologiques dans la MTE, notamment par cette posture d’ouverture optimale à tout ce qui peut émerger et par cette posture de questionnement continuel, voire d’ignorance ou de curiosité radicale. Comme le soulignent Morse et Richards, « les études en MTE débutent habituellement avec des questions sur “qu’est-ce qui se passe ici?” C’est une méthodologie appropriée pour le chercheur qui souhaite comprendre un processus ou une situation de la part des participants »[3] [traduction libre] (Morse & Richards, 2002, p. 55).

En MTE, la démarche générale est fondamentalement inductive. Les liens entre les différentes études (les articles de thèse) sont essentiellement inductifs. Même si certaines phases de la démarche peuvent emprunter une orientation hypothético-déductive, l’itinéraire méthodologique général est inductif. Comme l’expliquent Holloway & Wheeler, « la MTE ne commence pas par une hypothèse, même si les chercheurs peuvent avoir des ‘intuitions’. Cependant, après avoir collecté les données initiales, des relations sont établies et des hypothèses provisoires sont conçues. Celles-ci sont vérifiées en les comparant à diverses données » [4] [traduction libre] (2002, p. 125).

Horincq Detournay (2021) a expliqué comment la MTE exige que toutes les avancées en MTE, y compris les hypothèses et les intuitions, passent l’épreuve de l’emergent-fit, c’est-à-dire qu’elles doivent être en adéquation avec ce qui émerge des données. Ainsi, l’induction est présente tout au long de la démarche. L’ouvrage fondateur de Glaser et Strauss (1967) présente certes la Grounded Theory en opposition aux démarches hypothético-déductives mais ne rejette pas toute déduction ni toute hypothèse.

En d’autres mots, « la théorisation ancrée récuse toute construction a priori de concepts ou d’hypothèses de recherche sur le phénomène social à l’étude, les concepts et hypothèses étant construits et vérifiés au fur et à mesure de la progression de la recherche sur le terrain » (Laperrière, 1997, p. 311).

Contrairement à une démarche générale hypothético-déductive, où les hypothèses viennent essentiellement d’une recension des écrits théoriques, nos hypothèses ont été construites au fur et à mesure de la collecte de données. Le caractère inductif de la méthodologie des deux thèses par insertion d’articles a permis de capitaliser sur les recherches réalisées afin d’affiner et d’enrichir les recherches suivantes.

Comme l’a expérimenté Jason Luckerhoff dans sa démarche doctorale, « la MTE a aussi comme particularité, outre la diversité possible des données (all is data), le fait que des expériences variées et interdisciplinaires peuvent provoquer des déséquilibres ou des contradictions qui viendront nourrir la réflexion afin d’atteindre un équilibre majoré dans la compréhension des phénomènes » (2011b, p. 120).

En MTE, le chercheur est ouvert à ce que les données disent (Strauss & Corbin, 1998), et ce, même si ces données proviennent d’une recherche déjà complétée.

Lors de la recension des écrits scientifiques relatifs aux objets de recherche des deux démarches doctorales, les découvertes que Pozniak et Luckerhoff ont faites sont devenues des données additionnelles qui ont été analysées au même titre que les autres données (Horincq Detournay, 2018; Tourigny Koné, 2014).

3.3 Une problématique en évolution

En MTE, la construction initiale de la problématique et de l’objet de recherche a un caractère provisoire. Ainsi, même si une problématique est établie au départ, elle est modifiée à mesure des découvertes faites sur le terrain (Willig, 2001).

Comme le rappellent Plouffe et Guillemette, en MTE, la question de recherche est assez ouverte. Elle permet « d’identifier le phénomène à l’étude sans chercher à proposer des hypothèses d’explications de celui-ci, ni à limiter a priori les angles dans lesquels il peut être appréhendé » (2012, p. 93). Dès lors, une problématique provisoire est énoncée au départ de la recherche afin de délimiter les contours de la situation à l’étude. Initialement, le chercheur identifie les paramètres du phénomène à étudier (Strauss & Corbin, 1998). Ainsi, « l’objet de recherche est défini davantage comme un territoire à explorer ou un phénomène à comprendre progressivement que comme une question de recherche » (Guillemette, 2006, p. 37).

La problématique générale, quant à elle, n’est précisée définitivement qu’au terme de l’étude (Evrard et al., 2009; Guillemette, 2006; Guillemette & Luckerhoff, 2009; Plouffe & Guillemette, 2012). La problématique générale de chacune des deux thèses s’est construite au fur et à mesure de l’avancement des articles qui la constituent. En effet, chaque article a soulevé de nouvelles questions de recherche qui ont été traitées dans l’article suivant. Cette démarche a été fondamentalement inductive. Au départ, les problématiques respectives étaient définies de manière provisoire. Ce sont les découvertes tout au long des recherches qui ont mené aux recherches suivantes et permis de préciser la problématique générale.

3.4 La circularité de l’approche

La circularité de l’approche traduit l’alternance de collecte et d’analyse des données, d’avancées et de remises en question. Les allers-retours vers le terrain et vers la rédaction, vers les données déjà analysées et vers des données neuves, vers les étapes antérieures de la recherche et vers la planification des prochaines étapes s’inscrivent dans une démarche fondamentalement inductive, en opposition au processus linéaire des approches hypothético-déductives (Luckerhoff & Guillemette, 2012a). Un certain déséquilibre naît de cette circularité et peut venir, par exemple, d’une contradiction entre des écrits scientifiques et les données ou les analyses en progression. Dans les deux démarches doctorales, ces contradictions, ces éléments interpellants ont été consignés dans des notes de chercheur et ont été très utiles dans l’avancement des deux démarches. Entre les articles, de nouvelles questions, des perturbations issues de l’article précédent conduisaient à une réflexion pour l’article suivant. Un nouvel équilibre d’un niveau supérieur peut alors être atteint.

Cette circularité, présentée aussi comme une trajectoire hélicoïdale par Plouffe dans sa thèse de doctorat (Plouffe, 2011), est prônée par plusieurs spécialistes de la MTE (Charmaz, 2004; Corbin & Strauss, 2008; Guillemette, 2006; Guillemette & Luckerhoff, 2009; Holloway & Wheeler, 2002; Willig, 2001), car elle permet d’enrichir constamment la compréhension du phénomène à l’étude. Comme l’illustrent Plouffe et Guillemette (2012), en MTE, les différentes étapes de la recherche sont connectées, s’influencent, s’enrichissent. L’analyse commence dès les premiers contacts avec le terrain et les premiers résultats orientent la collecte de données; la théorie émergente amène à retourner sur le terrain collecter de nouvelles données.

3.5 La flexibilité méthodologique

La flexibilité méthodologique est l’une des caractéristiques principales de la MTE. Bien qu’intimement liée aux méthodes qualitatives, la MTE ne s’oppose guère à l’utilisation de données quantitatives ni à leur analyse. L’enracinement de théories à partir des méthodes quantitatives est possible. L’ouvrage fondateur de la Grounded Theory de Glaser et Strauss (1967) mentionnait déjà la pertinence de collecter à la fois des données quantitatives et qualitatives dans un même projet de recherche, selon le principe fondateur du all is data.

En 2008, Glaser a voulu encourager une nouvelle branche de la MTE purement dédiée au quantitatif. Cette tentative, prônant un quantitatif qui serait mis en oeuvre de manière foncièrement inductive, n’a pas été accueillie unanimement par la communauté scientifique (Derbas Thibodeau, 2018). Par contre, plusieurs chercheurs (par exemple Luckerhoff & Guillemette, 2012b) ont admis l’utilisation de méthodes quantitatives dans un processus général inductif; ces phases quantitatives étant qualifiées de moments déductifs dans un processus global inductif (Derbas Thibodeau, 2018).

C’est dans cette perspective que s’inscrivent les deux thèses par insertion d’articles. En passant d’une phase à l’autre de la recherche (chaque phase correspondant à un article), à chaque fois, la nouvelle phase avait pour vocation de tenter de répondre aux questions soulevées par la phase précédente. D’une phase à l’autre, des méthodes quantitatives ou qualitatives ont été utilisées, mais l’unité d’orientation du parcours général était résolument itératif et inductif, même si, par ailleurs, il est arrivé aux chercheurs à quelques reprises d’avoir recours aux outils des démarches hypothético-déductives, ce que nous pourrions qualifier de moments déductifs dans un cheminement général inductif.

La flexibilité méthodologique de la MTE permet de mobiliser à la fois les méthodologies quantitatives et qualitatives. La complémentarité entre les méthodologies quantitatives et les méthodologies qualitatives est défendue dans de nombreux ouvrages de méthodologie de la recherche (Baines et al., 2012; Daignault & Lapointe, 2023; Evrard et al., 2009; Gauthy-Sinéchal & Vandercammen, 2010; Lendrevie & Lévy, 2012; Malhotra et al., 2012; Malhotra et al., 2004).

Cette flexibilité méthodologique et la complémentarité des approches quantitatives et qualitatives, prônée par la MTE notamment, permettent des résultats riches. Luckerhoff et Guillemette ajoutent que « l’ouverture et la capacité d’adaptation, des principes essentiels de la MTE, sont très différentes de l’improvisation ou du “tout est permis” » (2012a, p. 56).

3.6 Dynamique du provisoire et ouverture permanente à l’inédit

Ne pas « forcer » les données à entrer dans un cadre théorique permet de laisser émerger des théories à partir des données, de voir apparaître des résultats inattendus. Par exemple, la polémique liée à la cotation sur le Marché Libre est avancée par les dirigeants rencontrés comme un élément défavorable à leur communication financière sur l’Internet. Par ailleurs, comme le soulignent Luckerhoff et Guillemette, en MTE, « le caractère inductif de la démarche peut nous mener à de nombreuses problématiques intéressantes. Le chercheur doit savoir faire des choix et décider de ne pas suivre une piste intéressante si elle s’éloigne trop du travail déjà réalisé » (Luckerhoff & Guillemette, 2012b, p. 132-133).

Ainsi, certaines questions soulevées par chacune des recherches s’éloignaient trop des problématiques respectives et n’ont donc pas été développées dans le cadre des deux thèses.

Conclusion

À partir d’une thèse en sciences de la gestion portant sur la communication financière sur l’Internet de PME cotées sur des marchés non réglementés et d’une thèse en communication et en éducation portant sur l’exposition Le Louvre à Québec : les arts et la vie présentée au Musée national des beaux-arts du Québec, cet article démontre comment l’itinéraire méthodologique général d’une thèse par articles peut être inductif, et ce, même si certains outils méthodologiques et certaines analyses ne s’inscrivent pas en MTE. En somme, nous pouvons affirmer que la démarche générale inductive de la MTE a été adoptée dans les recherches doctorales respectives de Pozniak et de Luckerhoff, permettant les passages logiques et fluides d’un article à l’autre, en particulier sur quatre points précis.

Premièrement, en passant d’une phase à l’autre de la recherche (chaque phase correspondant à un article), à chaque fois, la nouvelle phase avait pour vocation de tenter de répondre aux questions soulevées par la phase précédente. D’une phase à l’autre, des méthodes quantitatives ou qualitatives étaient utilisées, mais l’unité d’orientation du parcours général était résolument itérative et inductive, même s’il est arrivé à quelques reprises d’avoir recours aux outils des démarches hypothético-déductives.

Deuxièmement, les deux problématiques générales de recherche n’ont pas été identifiées au début, mais elles se sont construites au fur et à mesure de l’avancement des recherches et elles n’ont été définies clairement qu’au terme de chacune des deux démarches. Au départ, c’est une problématique provisoire qui a été définie dans chacune des deux démarches.

Troisièmement, dès la phase initiale de chacune des deux recherches, Laetitia Pozniak et Jason Luckerhoff se sont positionnés dans une optique fondamentalement inductive, c’est-à-dire qu’ils ont laissé les données parler, sans les forcer à entrer dans un cadre théorique prédéfini. Les problématiques provisoires, de même que les précisions conceptuelles sur les paramètres des deux études, ont été utiles pour demeurer dans l’objet de recherche, mais l’ouverture constante a permis de découvrir des aspects non soupçonnés et de construire de nouvelles compréhensions en cours de route. Ainsi, les deux chercheurs ont laissé émerger des intuitions suggérées par les données. Jusqu’au dernier article des deux thèses respectives, de nouvelles intuitions, enracinées dans les données, ont permis de mieux comprendre les phénomènes à l’étude.

Quatrièmement, nous avons réalisé que les consultations des écrits scientifiques et des écrits théoriques n’ont pas servi à élaborer des cadres explicatifs des données, mais plutôt à enrichir les lectures des données, les analyses et les compréhensions de plus en plus denses théoriquement.

Ainsi, la démarche générale empruntée à la MTE a favorisé la cohérence, l’approfondissement, la richesse des résultats et la structure logique de chacune des deux thèses.