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Au début de juillet dernier (2005) mourait Dominique Bédard, ce psychiatre qui fut vraiment un artisan majeur de la psychiatrie nouvelle au Québec.
Il y a près de quatre ans, avec Yves Lecomte, directeur de la revue Santé mentale au Québec et professeur à la Télé-Université du Québec, le soussigné a réalisé, à propos des réformes en psychiatrie, deux entrevues enregistrées avec le Dr Bédard dans le but de les intégrer à une série de 16 émissions télévisées pour le canal Savoir sur le thème « Les artisans d’une nouvelle psychiatrie ». À chaque fois, par la suite, il a refusé qu’elles soient diffusées, il n’en était pas satisfait, contrairement à nous. Dans les quelques échanges que j’ai eus historiquement avec lui, il m’est apparu un homme exigeant pour lui-même et résolument engagé pour la cause des malades mentaux, en lutte contre les stigmates, voyant très concrètement l’impact, pour un patient, de toute réforme. Ce nationaliste avoué savait reconnaître chez les anglo-saxons toutes leurs qualités et leurs réussites. Il n’y a qu’à lire le rapport de la Commission d’étude des hôpitaux psychiatrique qu’il présida, pour s’en convaincre. Le soussigné ne connaît pas beaucoup la vie personnelle ou même de clinicien du Dr Bédard. Il va plutôt, dans les lignes qui suivent, tenter de relater l’essentiel de la réforme qu’il a préparée puis mise en place et commenter sur ce qu’il en reste.
Au tournant des années 1960, le parti libéral de Jean Lesage enlève le pouvoir au parti des successeurs de Duplessis. Un vent de réforme souffle sur le Québec favorisant la laïcisation des services éducatifs et socio-sanitaires. Il y a les Insolences du Frère Untel (plus tard dévoilé comme étant Jean-Paul Desbiens). En 1961 parait le livre Les fous crient au secours écrit par un ex-patient de l’Hôpital Saint-Jean-de-Dieu, Jean-Charles Pagé, lequel livre décrit les conditions pénibles des patients des hôpitaux psychiatriques. Sa postface écrite par le Dr Camille Laurin conféra une grande crédibilité au contenu du livre, et préfigure l’analyse de la future Commission d’étude des hôpitaux psychiatriques que le gouvernement forme le 9 septembre 1961 suite à la mobilisation publique qui suivit la parution de l’ouvrage. Cette commission se compose de trois psychiatres, ce qui en dit long sur l’état des choses : Dominique Bédard (qui la préside), Denis Lazure et Charles Roberts (personnes qui auraient été suggérées au gouvernement par le Dr Laurin). Quelques jours après leur nomination, les commissaires envoyaient un télégramme au premier ministre du Québec, Jean Lesage, alors en visite à Paris, télégramme dans lequel ils recommandaient l’arrêt immédiat des travaux de construction d’un grand hôpital psychiatrique, le Pavillon Saint-Georges, conçu selon d’anciennes normes, dans un champ éloigné de la ville de Sherbrooke. Rapidement, Monsieur Lesage leur répondit favorablement, ce qui pour eux était une indication de leur crédibilité et de la tâche qu’on attendait d’eux. Ce pavillon est devenu ensuite la faculté de médecine de l’Université de Sherbrooke. La commission, diligente, remet un rapport étoffé six mois après sa création, soit le 9 mars 1962. Le document analyse d’abord séparément chaque hôpital psychiatrique, puis fait des commentaires généraux et des recommandations. Du côté francophone, on peut, en simplifiant le rapport pour des fins didactiques, dire qu’il existe deux grands hôpitaux psychiatriques, un à Montréal, l’autre à Québec, lieux où on entassait les patients sans vraiment les traiter, faute de psychiatres et de personnel qualifié. Chacun de ces hôpitaux avait environ 6 000 patients et constituait une municipalité, avec ses services (cimetière, magasins, barbier, police), mais comptait au plus une travailleuse sociale. Selon les lois de l’époque, l’hospitalisation y était un internement avec curatelle automatique dans ces lieux aux fenêtres grillagées. Un surintendant médical y était le seul responsable de tout ce qui était médical, notamment l’admission, le congé et le courrier des malades, les autres médecins, si peu nombreux d’ailleurs, étant simplement aviseurs à ces égards. Les patients sont ségrégés selon le sexe dans diverses « salles » ou, par ailleurs, les médecins n’y étaient que « de simples concierges ». Sur les « salles », l’officière, une religieuse irrégulièrement qualifiée, gère tout, décide du médicament d’urgence, de l’isolement, du transfert, etc. Les religieuses distinguaient les « bons » et les « mauvais malades », récompensaient les uns et punissaient les autres hors de tout contexte médical, valorisant les vertus de leurs propres voeux : chasteté, pauvreté, obéissance. Pas de clinique externe. Dans un Québec encore assez rural, les malades étaient tenus loin des personnes de leur milieu d’origine. Cependant, l’immense garderie avait parfois des entrepôts régionaux pour déverser leur trop plein, comme l’hôpital Saint-Élisabeth. Le per diem pour un patient psychiatrique était de 2,75 $ dans l’hôpital psychiatrique contre 24 $ dans les autres hôpitaux.
Le premier constat du rapport Bédard est l’absence de toute politique cohérente au niveau gouvernemental quant aux fonctions individuelles de chaque hôpital et quant à la planification de nouveaux services, diagnostic organisationnel qui aurait été aussi valable sur le plan de la santé physique. Constat qui mènera à la première recommandation : l’établissement d’une Division des services psychiatriques au sein du ministère dirigée par des psychiatres. Suivent quelques principes et recommandations. Retenons les points suivants : 1) La maladie mentale est une maladie comme une autre sur le plan des besoins en ressources ; 2) Il faut abandonner la théorie périmée qui veut que les « chroniques » soient des incurables ; 3) l’hospitalisation n’est qu’une des multiples façons de traiter le malade mental : il y a aussi les quartiers psychiatriques des hôpitaux généraux, les cliniques externes, les centres diurnes et nocturnes, les équipes d’urgence, les « équipes volantes », services donc à développer, mais aussi l’introduction du personnel psychiatrique dans les Services de santé publiques, dans les usines et les écoles… Des « services diversifiés remplacent très souvent l’hospitalisation » ; 4) On doit traiter les malades mentaux près de leur lieu de résidence afin d’éviter le déracinement social. Viennent donc ensuite des recommandations. Sur le plan de l’organisation, mentionnons les suivantes : 1) Ne construire que des hôpitaux psychiatriques plutôt petits (moins de 500 lits), pas plus que quatre, et rattachés à des hôpitaux généraux régionaux ; 2) l’établissement de services de psychiatrie avec 10 % des lits dans tous les hôpitaux généraux comptant plus de 200 lits. 3) « La constitution de chaque hôpital psychiatrique en une corporation distincte (du magma de capital charitable des communautés religieuses), se conformant aux exigences d’un établissement à caractère public. Son conseil d’administration devrait comprendre des membres non propriétaires… » 4) Partage des responsabilités médico-légales entre tous les médecins ; 5) Remplacer la ségrégation des malades par la langue plutôt que par la religion ; 6) abolition de l’appareil policier et des mesures excessives de sécurité ; 7) Aménagement plus humain, moins impersonnel et institutionnel, des quartiers des malades ; 8) Inciter les malades à assumer plus de responsabilités dans l’organisation de leur vie quotidienne en formant, dans les unités de soins, des conseils de patients ; 9) Favoriser la rencontre des deux sexes par diverses activités ; 10) Le respect de la confidentialité du courrier ; 11) La mise sur pied, dans chaque hôpital, d’un service social, de services de psychologie, de nursing psychiatrique, d’ergothérapie et d’occupations thérapeutiques, de loisirs, d’une clinique externe et, au besoin, d’un centre de jour et d’un centre de nuit ; etc. 12) Les vingt-deuxième et vingt-troisième recommandations insistent pour que, durant les phases de traitement et de réhabilitation (en langage moderne réadaptation et rétablissement), on utilise au maximum « les services parapsychiatriques de la collectivité tels que : agences sociales, unités sanitaires, hôpitaux généraux, médecins omnipraticiens, écoles, associations d’employeurs et d’employés, associations bénévoles » et organiser des centres de traitement de jour et de nuit, et un service de placement en foyers nourriciers (qu’on appelle aujourd’hui « familles d’accueil ») pour les malades sans famille. D’autres recommandations visent à rapprocher les services le plus possible du milieu du patient, donc régionalisation et sous régionalisation des services. Tout nouveau service psychiatrique devra être affilié à un hôpital général. Un ensemble important de recommandations vise « la formation systématique d’un nombre considérable de psychiatres et membres de professions connexes », à « redresser le salaire des psychiatres et de les mettre à un niveau égal sinon supérieur… à celui des autres spécialistes », et ce même principe vaut pour les disciplines connexes, et ce, afin d’attirer des personnes valables et les garder au Québec. Enfin la cinquantième et dernière recommandation invite le gouvernement, en collaboration avec des organismes bénévoles, à « entreprendre sans délai une campagne visant à éduquer le public sur les causes, la nature et le traitement des maladies mentales ». En somme, la Commission Bédard propose non seulement la désinstitutionnalisation avant la lettre, mais aussi un programme d’hygiène mentale publique, qui préfigure la Politique de santé mentale du Gouvernement du Québec de 1989, en la dépassant même par moments, notamment en raison des solutions politiques implicites dans certaines recommandations encore d’actualité (plein emploi, habitation convenable, éducation avancée, enseignements prénataux, consultation psychiatrique auprès des enseignants et des cliniques pré- et postnatales, campagne d’information auprès du public).
Les trois commissaires présenteront le rapport au conseil des ministres qui, dixit le Dr Lazure, trouva que ceux-ci répondaient si bien aux questions qu’ils furent retenus sur le champ pour mettre en place la réforme des services psychiatriques, avec le Dr Bédard à la tête de la nouvelle Division des services psychiatriques qui sera mise en place. La légende dit que le Dr Bédard, soucieux du prestige de la fonction, exigea le salaire du premier ministre et qu’il eut gain de cause. On a souvent parlé de cette période comme l’âge d’or de la psychiatrie. D’abord, le « bon père » (Bédard) avait de l’argent disponible (mais pourtant pas plus que pour les autres disciplines médicales) et c’est grâce à des incitatifs financiers que la psychiatrie a pu entrer assez vite dans les hôpitaux généraux de plus de 200 lits. Il organise de façon efficace le réseau des services psychiatriques en parallèle du système de santé non psychiatrique. Le pôle organisationnel de ce réseau, qu’il veut centrifuge et déployé vers des territoires définis (sectorisation), est le département de psychiatrie de l’hôpital général. Le Dr Bédard étant un homme concret, il fonde une régionalisation sur des directeurs régionaux chargés d’appliquer la régionalisation et la sectorisation car il croit plus à l’efficacité d’individus responsables plutôt qu’à celle de comités ou organismes. En 1963, il amène des modifications qu’il estime encore imparfaites à la Loi sur la Curatelle pour tenir compte de diverses possibilités et séparer statut de malade (internement ou cure libre) de l’inaptitude (absente, provisoire ou durable) à gérer ses biens. Le Dr Bédard est aussi le principal acteur d’un très long processus d’élaboration qui débouche en 1970 dans l’avant-projet de la Loi de protection du malade mental, qui sera adopté en 1972. Cette loi annonce une nouvelle attitude envers la maladie mentale : on ne lui reconnaît, non pas des lieux privilégiés, mais un statut particulier, et ce dernier seulement lorsque le trouble mental est susceptible de mettre en danger la santé ou la sécurité de l’individu malade ou de son entourage : ce statut nouveau, c’est la cure fermée.
Entre temps, la Commission d’enquête sur la santé et le bien-être social présidée par l’actuaire Claude Castonguay a remis son rapport, et, lui aussi sera appelé à implanter la réforme qu’il proposait à travers le projet de loi 65 qui deviendra le chapitre 48 de la Loi. Deux principes de cette réforme de la santé frapperont de front la réforme Bédard. D’abord, l’intégration de la santé mentale à la santé en général brise l’organisation disciplinaire mise en place par le Dr Bédard, en introduisant l’idée de soins de première ligne comprenant des services de santé mentale avec comme pilier de base les CLSC (dont on verra le développement lent, difficile et incomplet, peu favorable jusqu’à tout récemment à la santé mentale), un redécoupage des régions avec des organismes consultatifs chargés de conseiller le ministère pour organiser les services. Ensuite, il y a disparition de la Direction des services psychiatriques au ministère, en raison même de cette intégration qui sera l’occasion de la perte du leadership médical au niveau de l’organisation des services de santé. Ainsi, en 1968, les médecins représentaient 59.3 % des cadres du ministère, et, en 1974, ils ne représentent plus que 7.4 %. En 1970, le Dr Bédard quitte son poste avant qu’il ne soit aboli. On lui offre le poste de « directeur général de la conception des politiques et programmes dans le domaine de la santé », mais il refuse car c’est un poste de grandes responsabilités sans aucune autorité, et il n’avait pas d’intérêt pour un poste de pure planification. Il aurait aussi démissionné en raison de la « mauvaise administration gouvernementale, l’électoralisme ou la politique qui interfère constamment dans l’administration publique ». (Entrevue avec Claire Dutrisac, La Presse, 10 janvier 1971).
L’efficacité des services psychiatriques s’en est ressentie après ce départ, la régionalisation et la sectorisation en furent très affectées car la nouvelle organisation des services a mis du temps à se mettre en place, en supposant qu’elle ait d’ailleurs jamais réussi à le faire complètement. Et la mutation constante des personnes sur les postes empêche toujours une spécialisation élémentaire des interventions du personnel paramédical (infirmiers, éducateurs, travailleurs sociaux) et une formation continue soutenue efficace. Il n’y a guère, entre le psychiatre et la première ligne, de travail d’équipe intégré dans la plupart des milieux, mais une multiplication de communications entre une multiplicité de professionnels, à travers la danse des boîtes vocales. De plus, les fusions d’établissements au cours des années récentes ont favorisé dans certaines régions un regroupement des lits psychiatriques dans des lieux définis distincts des autres lieux socio-sanitaires, contraire à l’esprit du rapport Bédard. Ainsi, à Sherbrooke, sous le parapluie élégant du CUSE (Centre universitaire de santé de l’Estrie), la psychiatrie a été regroupée au Pavillon Bowen (l’ancien Hôtel-Dieu). Le Dr Bédard s’est toujours opposé à un regroupement dans un lieu de toutes les conditions marginales, car il y voyait une occasion de renforcement du stigmate de la maladie mentale pour les patients. Une bonne nouvelle récente est que le ministre actuel de la santé, le Dr Couillard, a organisé son ministère autour de médecins clés, et a notamment créé le poste de directeur national de la santé mentale.
Après son départ du ministère, le Dr Bédard retourna à la clinique, à l’Hôtel Dieu de Lévis. Là, comme chef de la psychiatrie, il obtint la responsabilité de la gestion, matérielle et humaine, de son département qui se trouvait dans un édifice séparé sur le campus de l’hôpital. Il y a défendu la construction de différentes choses, comme la piscine pour les patients, la psychiatrie ayant ses outils comme la chirurgie a les siens.
Plus tard, il est peu intervenu dans les débats publics, sinon lorsqu’on a voulu relier une prison à un hôpital psychiatrique, car il trouvait dangereux, notamment au niveau des stigmates sociaux, de réunir toute la marginalité dans un même lieu. Néanmoins, en rencontre, il conservait son souci critique en faveur du patient.
La série d’émissions Les artisans d’une psychiatrie nouvelle qu’Yves Lecomte et le soussigné ont réalisé pour le Canal Savoir prenait pour point de départ le Rapport Bédard, et en quelque sorte était un hommage plus ou moins explicite envers ce point de départ majeur que fut la réforme des années 1960 et envers l’homme qui l’a présidée et auquel tous les acteurs en santé mentale, à commencer par les utilisateurs de services, doivent avoir une grande gratitude.