Résumés
Résumé
L’ampleur des stérilisations pratiquées dans les pays nordiques de 1929 à 1977 a suscité le scandale : quelle fut la part de la contrainte ? Et qui est responsable ? Les politiques de stérilisation furent avant tout des politiques de classe. Les premières victimes en ont été les handicapés mentaux et les femmes. Le plus souvent indirecte, la contrainte a pesé d’un poids très lourd. Faut-il chercher les responsables chez les sociaux-démocrates au pouvoir pendant toute cette période (sauf en Finlande et en Estonie) ? À l’exception peut-être du Danemark, il semble que, plus que les gouvernements, les médecins et les services sociaux, à l’échelle locale, aient été les principaux soutiens des stérilisations. L’influence des féministes et des abstinents ne peut être ignorée. Pourquoi le déclin de l’eugénique ? Fondée sur une application convaincante de la loi de Hardy-Weinberg, la science des eugénistes était solide. La politique ? Mais la révélation des crimes nazis n’a eu aucun impact. Certains auteurs insistent sur l’organisation de la science en Europe du Nord, conforme aux valeurs libérales. D’autres soulignent l’effet dévastateur entraîné par la déroute de la psychiatrie héréditariste dans les années 1960.
Summary
Late disclosure of the large scale of sterilization pratices in the Nordic countries created an outburst of scandal : did these policies rely on coercion ? To what extent ? Who in the end was reponsible ? Sterilization pratices targeted underpriviledged people first. The mentally retarded and women were their first victims. Operations were very frequently determined by other people’s manipulative or coercive influences. Should the blame be put on the Social-Democrats in power throughout the period (except in Finland and Estonia) ? Apart from Denmark, perhaps, local physicians and local services, more than governments, seemed to have strongly supported sterilization pratices. Teetotalers and feminists shared responsibilities. How can one explain that eugenics finally declined ? Based on a sound application of the Hardy-Weinberg law, the science of the eugenicists was correct. Was it politics ? But uncovering of the Nazi crimes had only a very small impact on eugenics. Some authors underline the fact that the Nordic scientific institutions were particularly suited to liberal values. Others point to the devastating effect on eugenics once hereditarist psychiatry fell from favour in the middle of the sixties.
Corps de l’article
Le scandale est énorme, en cette fin du mois d’août 1997, lorsque Dagens Nyheter, le grand quotidien de Stockholm, révèle à ses lecteurs ce fait accablant : entre 1935 et 1976, 63 000 personnes ont été stérilisées en Suède (par salpingectomie et vasectomie, deux techniques perfectionnées au cours des années 1890-1900), pour nombre d’entre elles contre leur volonté. Avec une joie mauvaise, à l’étranger on associe d’emblée la Suède sociale-démocrate et l’Allemagne hitlérienne : le Washington Post parle d’une « campagne de style nazi étalée sur 40 ans » ; le Times et le Monde titrent (de façon erronée) : « la pratique de la stérilisation forcée en Suède a touché 60 000 personnes », en ayant soin de souligner l’existence de « certaines arrières-pensées racistes » sous-jacentes à un « modèle social suédois » soudain précipité de son piédestal.
Il est vrai qu’il y a de cela 70 ans, les pays nordiques avaient unanimement adopté des lois où triomphait l’eugénique (Tableau I). Non sans un profond sentiment du devoir et une grande conscience de leur mérite. En effet, il ne s’agissait rien moins que de maîtriser la reproduction de certains groupes sociaux, de manière souvent coercitive, dans l’intérêt prétendu de l’amélioration génétique de la population. En Scandinavie comme ailleurs, qui dit « problème eugénique » dit fécondité différentielle. Soucieuses de bien-être et attentives à l’éducation de leur progéniture, les classes moyennes font moins d’enfants, alors que les pauvres se reproduisent comme des lapins : n’allait-on pas dès lors vers la disparition des élites et l’élimination de tout élément sain ? La théorie de la dégénérescence de Morel, qui au début du siècle tenait le haut du pavé au côté de celle de Galton, mettait en garde contre la sexualité débridée des handicapés mentaux. L’école obligatoire qui rendait le retard scolaire visible, l’extension des lois sociales qui alourdissait les coûts de prise en charge des malades et des inadaptés, l’usage toujours plus répandu des tests d’intelligence, tout était signe et avertissement de l’invasion prochaine des anormaux. On prévoyait des cataclysmes : les assises de l’éducation de Riga ne prétendraient-elles pas à deux reprises, en 1927 et 1935, qu’un tiers de la population estonienne était porteuse d’une tare quelconque [1] ? Impossible là-dessus de se fier au laissez-faire. Eugénique positive pour les uns (allocations familiales, bourses d’étude, aides aux familles pour subvenir aux frais de garde et de cantine…), eugénique négative pour les autres (ségrégation et stérilisation) : l’intervention de l’État était requise (Figure 1).
Au reste, l’idée de contrôler la reproduction de la population souriait assez aux réformistes de tous poils, de droite comme de gauche. Et « l’interminable silence » qui s’abattrait plus tard sur cette politique sera à la mesure de ce large consensus d’opinion [2], auquel participeront tous les partis, hormis les communistes (en Suède), quelques chrétiens (au Danemark) et une poignée d’intellectuels de gauche (en Finlande et en Estonie).
Sorte d’amnésie assez commune dans l’Europe de l’après-guerre. Mais à présent, c’est une explosion de mémoire. Les victimes ont été en grande majorité des femmes : 93 % sur l’ensemble de la période en Suède [3]. Née à la campagne dans une famille de six enfants, une vieille dame raconte au Dagens Nyheter comment, ayant des problèmes de vue, mais trop pauvre pour s’acheter des lunettes et donc incapable de suivre en classe, elle avait été envoyée dans une maison de redressement dont on lui avait proposé de sortir à 17 ans, au prix d’une ovariectomie. Les lois de stérilisation ne mettent pas en cause les seuls experts (psychiatres et médecins des services sanitaires), mais bien l’histoire et l’identité même de la société scandinave.
Aussi le gouvernement de Stockholm s’empresse-t-il de nommer en septembre 1997 une commission composée de médecins, de juristes et d’historiens, chargée d’éclairer l’arrière-plan politique et les responsabilités des gouvernants et des médecins, d’estimer le nombre de stérilisations forcées et de faire des propositions d’indemnisation. Un premier rapport est rendu en janvier 1999 ; votée l’été suivant, une loi en reprendra les recommandations. Fin 2001, il sera ainsi fait droit, dans un premier temps, à 3 000 demandes, pour un montant global de 4,5 milliards de couronnes (495 millions d’euros) [4].
Aucun des pays scandinaves n’échappe à l’onde de choc qui, entre autres, a pour effet de réorienter le débat historique. Le dépôt, en 1988, sur le bureau du parlement européen, du projet de loi sur la médecine prédictive avait suscité un premier train d’hypothèses sur les rapports entre la génétique médicale, l’eugénique scandinave et l’hygiène raciale allemande [5]. On considérait que les politiques de stérilisation n’avaient été, en Scandinavie, qu’une parenthèse. Vers 1930, la sécularisation de la société ayant balayé les mentalités traditionnelles, les stérilisations eugéniques auraient été incorporées à un programme général de santé et de bien-être ; vers 1950, les progrès de la génétique aidant, cette politique aurait fini par être remise en cause. Loin d’un aboutissement, l’eugénique nazie n’aurait représenté qu’une déviation, liée aux circonstances politiques, d’une législation qui s’esquissait dans toute l’Europe depuis les années 1920. Par ailleurs, l’accord semblait général sur le rapport chronologique, mais aussi idéologique, entre les lois de stérilisation et l’élaboration d’un État-providence d’essence social-démocrate.
C’est sur ce second point que le débat allait d’abord reprendre, les Suédois et les Norvégiens étant bien plus enclins que les Danois à réviser l’association posée d’emblée entre stérilisations et social-démocratie[1]. La première période avait été celle de la Schuldfrage, la question de la culpabilité (1991-1996). En relançant l’enquête dans les archives, en suscitant des entretiens menés par des anthropologues avec quelques victimes, la commission suédoise allait permettre aux historiens de labourer encore plus profond le champ empirique du problème (1997-2002). Après avoir résumé les éléments du dossier historique que nous avons donnés ailleurs [6], c’est sur cette seconde phase du débat que nous aimerions insister maintenant.
Que s’est-il passé ?
Le gouvernement suédois exige de sa commission un compte-rendu exact sur trois questions : 1) l’ampleur véritable des stérilisations ; 2) selon quelles indications (eugéniques, médicales, sociales) ; 3) le partage des responsabilités entre politiques et experts. Considérons ici les deux premières.
Dès le début des années 1990, des travaux empiriques avaient jeté une vive lumière sur ces deux points [7]. En Suède, où la loi n’admettait pas l’usage de la force (elle n’autorisait à se passer du consentement de la personne que lorsqu’il s’agissait de handicapés majeurs[2] ), près de 9 000 opérations (14 % de l’ensemble des stérilisations) ont été effectuées sur des personnes en institution, la plupart du temps avant 1955 ; 13 à 14 000 ont été stérilisées pour « déficience intellectuelle », et 4 000 femmes durent subir l’intervention mutilante après un avortement pour raison « eugénique » (pratique officiellement interdite en 1964) [3].
En Norvège, la loi reposait aussi sur le libre choix ; elle n’autorisait pas la contrainte mais, pour les déficients intellectuels, l’opération pouvait être pratiquée sur demande d’une tutelle (directeur d’institution, commissaire de police...) et sans le consentement du patient. Sur les 44 000 stérilisations effectuées entre 1934 et 1977, environ 16 000 ont touché des déficients ou des malades mentaux, des individus atteints d’un retard mental moyen ou sévère, en majorité des femmes ; en outre, aux 28 000 femmes « normales » stérilisées en vertu de la loi, il convient d’ajouter un surcroît de 40 000 femmes opérées en dehors du cadre légal pour des raisons médicales ou thérapeutiques ne nécessitant pas d’autorisation (en fait des mères de famille épuisées par les maternités à répétition ou vivant dans un environnement difficile), principalement dans les années 1950-1960 [8].
Au Danemark, 7 000 personnes, en majorité des femmes là aussi, ont été stérilisées dans le cadre de la loi de 1935 (stérilisation volontaire). Durant la même période, 6 000 opérations étaient effectuées conformément à un texte de 1934 qui prévoyait la stérilisation obligatoire des handicapés mentaux. Si l’on ne connaît pas d’exemple d’emploi de la force, la ligne de démarcation séparant le libre choix de la coercition reste passablement floue. Presque toutes les personnes opérées sous la loi de 1934 le furent après consentement… mais avant élargissement, à moins qu’elles ne fussent mères de famille nombreuse soumises à des formes diverses de contrainte larvée (chantage à l’autorisation d’avorter, au retrait du droit de garde des enfants...) [9].
Si les stérilisations (déclarées) ont touché en Suède 3,3 personnes pour 10 000 habitants, 1,1 au Danemark et 0,8 en Norvège, elles concernent 1,2 individu pour 10 000 en Finlande (près de 58 000 actes entre 1935 et 1970). Dans ce dernier pays doté d’une législation très dure, la proportion des handicapés dans le total des opérations s’avère élevée, même si des raisons eugéniques sont rarement invoquées [10, 11].
On a dit que l’indication eugénique n’avait joué qu’un rôle secondaire dans les politiques nordiques de stérilisation et que la majeure partie des diagnostics était d’ordre social (personne qui ne peut subvenir à ses propres besoins ou à ceux de sa famille) ou moral (immoralité sexuelle) [12]. C’est là un point capital aux yeux des historiens scandinaves, puisqu’il interdit toute confusion entre l’Europe du Nord et l’Allemagne nazie[3]. Il convient toutefois de distinguer selon les périodes. En Suède, les visées eugéniques culminent dans les années 1940 où, dans près de 85 % des cas, ce motif a la plus grosse part. Vers 1955, en revanche, le renversement de la tendance est complet : 85 à 90 % des actes sont alors décidés pour raison médicale, même si certaines indications eugéniques sont parfois masquées sous des motifs médicaux [13]. Dès 1947, le ministère cesse d’enjoindre aux hospices de stériliser les handicapés mentaux (stérilisations qui demeureront toutefois assez fréquentes jusque dans les années 1960), et de plus en plus d’exceptions seront faites à la loi de 1938 qui obligeait les femmes à accepter la stérilisation après un avortement eugénique. Un mouvement similaire se retrouve en Norvège, mais pas en Finlande, où la loi est fondée sur la contrainte (renforcée en 1950) et où le pic du mouvement stérilisateur se situe entre 1956 et 1963 [14], le déclin du taux de stérilisation ne s’amorçant qu’au cours des années 1990.
Le Danemark témoigne lui aussi d’une évolution particulière. Dès la fin des années 1950, près de 80 % des stérilisations y sont effectuées sur indication médicale. Raison pour laquelle, peut-être, le sex ratio en matière de stérilisation sera encore, au cours de la période 1980-1994, moins inégalitaire au Danemark et en Norvège qu’en Suède et en Finlande, cette dernière étant surtout extrêmement défavorable aux femmes (Tableau II) [11]. Cependant, et bien que les statistiques ne permettent pas de se faire une idée précise des groupes de patient(e)s concerné(e)s, une proportion importante de ces actes touche au Danemark une tout autre catégorie que les handicapés. Loin de diminuer, le poids des indications eugéniques augmente, au contraire. Ainsi, la loi de 1956 réformant la législation sur l’avortement (1938) autorise explicitement la stérilisation post-abortum [9].
Que le concept de stérilisation ait évolué tout au long de la période considérée, rien de plus vrai. De protection de la société contre l’explosion attendue de la déficience et de la déviance, la stérilisation devient, vers la fin des années 1950, un moyen de contraception, un choix individuel [3, 9, 15]. La première période de la législation n’en apparaît pas moins un pur produit de la doctrine eugéniste.
Partout la législation offre un système dualiste. Au Danemark, une loi (1934) autorisait la stérilisation obligatoire des handicapés mentaux sous la surveillance d’une commission comprenant des non-médecins (conseillers municipaux, magistrats), parallèlement à la loi de 1929 (amendée en 1935) qui permettait la stérilisation volontaire de personnes sans déficience, sous contrôle exclusivement médical. De manière similaire, en Norvège, la loi de 1934 proposait aux personnes « saines au point de vue mental » un moyen de maîtriser librement leurs comportements reproductifs, tout en visant à « un contrôle accru de la reproduction des individus inférieurs », selon la terminologie de la commission de réforme du code pénal chargée des travaux préparatoires au projet de loi [8]. Ce n’est que tardivement, en 1967 et 1973 au Danemark, en 1975 en Suède, que ce dualisme finira par laisser place à un droit à la stérilisation pour tous (avec pour seule condition d’être âgé de 25 ans ou plus), à la double exception de la Norvège (1978) et de la Finlande (1970) qui conserveront dans leurs nouvelles législations le principe de la stérilisation sans consentement des personnes ayant un retard mental[4] [11, 16].
Persistance de la coercition
Cette empreinte eugéniste est d’autant plus sensible qu’il s’agit de politiques de classe. Quelles furent leurs cibles ? En 1941, lors des débats sur la révision de la loi de 1935, les députés du Riksdag voyaient dans les « nomades », peuplade « basanée » ravagée par l’ivrognerie, la violence et le crime, de parfaits candidats à la stérilisation. On en recensait 7 600 en Suède. À l’instar de savantes études émanant d’experts en tout genre, le ministère de la Santé les tenait lui-même pour génétiquement distincts de la population suédoise et bien entendu pour absolument inférieurs. On ignore combien de Tattare furent ainsi stérilisés ; ils ne furent jamais visés en tant que groupe [7]. En Norvège, si une centaine de personnes durent subir l’opération, les femmes « nomades » plus souvent que d’autres furent contraintes d’accepter cette mesure de rigueur [17]. En fait, plus encore que la race, la catégorie sociale a constitué le substrat idéologique de l’eugénique en Scandinavie.
À l’origine, les handicapés mentaux étaient les premiers visés. En 1952 encore, le Dr Karl Evang, directeur général de la Santé de 1938 à 1972 (hormis la période de l’Occupation), demanderait aux médecins norvégiens de stériliser le plus grand nombre d’individus porteurs d’une déficience intellectuelle (en fait ce nombre ira décroissant). Cependant, nulle part la loi ne définissait la déficience mentale. Réputé plus marqué par des facteurs héréditaires, le retard mental léger constituait la cible majoritaire. Or, les mécanismes de sa transmission héréditaire étant inconnus, les administrations de tutelle se déterminaient le plus souvent, comme au Danemark, en fonction de facteurs sociaux rebaptisés eugéniques dans 50 % des cas. En Norvège, jusque vers 1968, la stérilisation des handicapés mentaux serait décidée en vertu d’indications à la fois sociales et eugéniques, les premières prenant le dessus à partir de 1950. Outre le facteur de classe, les disparités régionales suggèrent également l’existence d’un lien entre eugénique et modernisation. Il n’est pas exclu que les taux élevés de stérilisation constatés dans certaines zones rurales soient à mettre en rapport avec un exode accéléré vers les villes laissant dans les campagnes les éléments les plus faibles et les plus dépendants [18]. Dans ces conditions, il n’est guère surprenant que, jusqu’aux années 1960, les mères de familles nombreuses ou les mères célibataires, le plus souvent issues des classes défavorisées, et dont les enfants étaient placés, aient été les premières concernées [12, 14]. Inversement, et dès la même époque, un glissement ne manque pas de s’opérer à mesure que les stérilisations évoluent vers la médecine préventive et la contraception, des classes pauvres urbaines et rurales vers des milieux plus favorisés [3].
On imagine aisément que cet aspect « classiste » (et sexiste) des stérilisations a joué un rôle dans la longue durée de la coercition. Ce n’est pas avant les années 1970, en effet, que seront révoquées les dispositions coercitives (sauf en Finlande où la stérilisation en cas d’avortement demeure obligatoire pour les femmes handicapées). Le sujet a retenu l’attention de tous les auteurs.
En Suède, la loi autorisera la stérilisation sur avis d’un tiers « dans l’intérêt » des patient(e)s jusqu’en 1975. Au total, 50 % des stérilisations dans ce pays peuvent être considérées comme forcées, pratiquées sous la contrainte directe (mineurs et personnes en institution) ou indirecte (sortir d’une institution, obtenir le droit d’avorter, menace de confiscation des droits parentaux) [3, 13]. Notons que cette proportion est identique à celle des pensionnaires des asiles stérilisé(e)s de force en Allemagne dans les deux premières années d’application de la loi du 14 juillet 1933 relative à la « prévention de la reproduction des malades héréditaires ».
En Norvège également, la contrainte s’installe, omniprésente. Contrainte indirecte, le plus souvent. Jusqu’en 1965, sages-femmes, médecins de famille ou services sanitaires seront à l’origine de nombreuses stérilisations « volontaires ». Le corps médical se montrant fort réticent envers l’avortement, les femmes « normales » n’avaient en réalité d’autre choix que la ligature des trompes. En dépit de la loi sur l’avortement adoptée en 1960, qui ne faisait pas de la stérilisation la condition d’un avortement eugénique (à l’inverse des lois suédoise et danoise), de nombreuses stérilisations post abortum continuèrent d’être pratiquées, contre l’avis des autorités sanitaires. Quant aux personnes atteintes de retard mental, leur sort dépendait de manoeuvres diverses excercées par des tiers. Les archives ont ainsi révélé que presque aucune demande n’avait ici pour origine le ou la patiente : l’ignorance de la contraception, des pressions institutionnelles de toutes sortes maintenaient une atmosphère de coercition [8].
Mais ne noircissons pas le tableau à plaisir. L’opération était rarement pratiquée en cas de protestation. En Suède, 40 % des demandes entre 1947 et 1958 n’ont jamais abouti en raison de l’opposition résolue des individus concernés ou de leurs familles [3]. En Norvège, le ministère s’opposera de manière croissante aux demandes concernant des individus ayant un retard moyen ou sévère : de 7 à 8 % en 1945-1950, le nombre de demandes rejetées atteindra 38 % à la fin des années 1950. Et la politique se fera plus prudente et plus réticente aussi face aux demandes touchant des personnes ayant un retard léger [8].
Au total, la persistance de la coercition n’empêche pas une certaine évolution. Dans le sillage de la loi de 1934, le Danemark aura vu une forte augmentation des stérilisations forcées jusqu’en 1943, puis une phase de stabilisation à un niveau élevé suivie d’une chute spectaculaire entre 1951 et 1959, la pratique disparaissant progressivement à partir de 1960. La Suède connaîtra une courbe identique, les années 1950, là aussi, faisant charnière. Question de principe ? Plus sûrement question de crainte : crainte des autorités et du corps médical devant la montée des plaintes, les premières apparaissant dès les années 1930 au Danemark, et au milieu des années 1950 en Norvège.
Comment tout cela a-t-il été possible ? Faut-il incriminer certains secteurs de l’administration ou des services sociaux ou bien la collectivité sociale toute entière ? À l’exception de la Suède, le taux de stérilisation est demeuré à un niveau élevé jusqu’en 1990 (Tableau II). Quelle est à présent sa signification et peut-on parler d’un déclin de l’eugénique en Europe du Nord ?
Comment cela a-t-il été possible ?
Parmi les diverses hypothèses envisagées par les historiens, la première et la plus immédiate tient bien sûr à la responsabilité de l’État.
Prenons ici l’exemple du Dr Karl Evang, inamovible directeur général de la santé à Oslo. À la suite du centenaire de la naissance de George Orwell (2003), on lui décernerait volontiers le prix de la Double-Pensée. De retour à son poste, à la Libération, il encourage en effet les médecins à pratiquer les stérilisations pour raison sociale ; en 1952, il plaide à nouveau pour en accroître le nombre. Au même moment, il prend fermement position contre la coercition, et se déclare ennemi de l’ingérence de l’État dans le domaine de la reproduction humaine. Deux ans plus tard, il s’effraie de la trop grande quantité de femmes « normales » stérilisées, politique « absurde » à ses yeux. De 1945 à 1968, il rejette 7,4 % des demandes, proportion que les historiens qualifient de considérable. N’adresse-t-il pas encore en 1967, trois ans avant la légalisation de la pilule en Norvège, des recommandations au corps médical afin que celui-ci propose aux femmes d’autres moyens de contraception ? Ce qui ne l’empêche nullement de tenir le handicap mental pour génétique en grande partie, et la loi de stérilisation pour une loi eugénique en son principe [8].
Champion du droit des femmes et des déshérités, Karl Evang est un militant socialiste de toujours. En 1934, il a publié une condamnation sans équivoque de l’hygiène raciale allemande. Nombre d’apôtres de la stérilisation eugénique à travers la Scandinavie furent également des militants sociaux-démocrates. Certes, les pays nordiques n’ont pas attendu les socialistes pour s’enticher d’eugénisme. C’est néanmoins le psychiatre socialiste norvégien Johan Sharffenberg qui affirmait en 1911 que le devoir pour la société de prendre soin des aliénés et des déficients mentaux lui donnait le droit d’empêcher leur reproduction [2] ; le social-démocrate K.K. Steincke qui, en 1920, déclarait l’eugénique composante essentielle d’une politique sociale danoise ; le psychiatre socialiste Alfred Petrén qui, dès 1922, déposait au parlement de Stockholm un projet de loi favorable à la stérilisation sans contrainte des handicapés mentaux.
Lorsque le scandale éclate à l’été 1997, il ne fait aucun doute que les stérilisations furent d’abord et avant tout une politique de la sociale-démocratie au pouvoir (Tableau III), « un élément de plein droit de l’édification d’une société solidaire, du folkem », du foyer du peuple (slogan socialiste des années 1920), un instrument de discrimination entre ceux qui pouvaient légitimement prétendre aux avantages des lois sociales et des réformes démocratiques et ceux qui s’en voyaient exclus, entre les citoyens de première classe et les autres [2, 12, 14].
La tempête passée, les historiens nordiques vont en appeler d’un tel jugement. La défense se fonde sur trois arguments : d’abord l’eugénisme était une idéologie largement répandue dans toutes les familles politiques ; ensuite il n’a joué aucun rôle dans le programme de l’État-providence mis en oeuvre après 1945 ; enfin ce furent moins les gouvernements que les médecins et les services médico-sociaux, à l’échelle locale, qui ont voulu, soutenu, défendu les stérilisations.
Les stérilisations eugéniques s’intégraient-elles aux politiques de prévention appliquées par les administrations sociales-démocrates dès le milieu des années 1930 ? Ce n’était pas sans le soutien actif d’autres forces politiques et sociales. En Suède, l’intérêt pour l’eugénisme remontait au « social-libéralisme » des années 1910-1920 et s’inscrivait déjà dans le développement du secteur de l’assistance et de la bienfaisance. Très vite, dès les années 1940, le thème disparaît du discours réformiste, à mesure que les politiques sociales évoluent vers l’universalisme et l’élargissement des droits individuels. Il en va de même en Finlande. En Norvège, les stérilisations ne figurent dans aucun débat, ni prise de position du parti travailliste : de 1920 à 1977, les professions de foi électorales n’en feront jamais mention.
Au pouvoir, les sociaux-démocrates montrent la même défiance. Ainsi, parallèlement à l’avertissement du directeur général de la Santé, le ministre travailliste des Affaires sociales qualifie-t-il « d’alarmante », en 1954, la montée en flèche du nombre des stérilisations en Norvège. Ni la loi de financement du secteur de l’enfance inadaptée en 1949, ni le plan national de prise en charge du handicap en 1952 ne feront allusion aux stérilisations, dont l’effet eugénique semble alors pour le moins douteux. En Norvège ou en Suède, il est impossible d’affirmer l’existence de politiques délibérées prônant la stérilisation eugénique des handicapés ou des femmes épuisées par les maternités à répétition [3, 8].
Plus encore que les socialistes, les féministes scandinaves et les abstinents, puissants dans ces régions, ont appuyé de toutes leurs forces les politiques de stérilisation. Le parlement qui, en 1913, a voté la loi suédoise sur le traitement social obligatoire des personnes alcoolo-dépendantes était constitué pour un quart par des membres des églises piétistes et pour les deux-tiers par des militants de l’abstinence. Or les normes définies par la loi, incapacité sociale, dangerosité, internement d’office, serviraient ensuite à sélectionner les candidats à la stérilisation. En Estonie, en Finlande, abstinence et eugénisme, abstinence et féminisme ne font qu’un. Spécialistes de la moralité publique (lutte contre la prostitution et la licence des rues, lutte contre l’alcoolisme), les militantes sont souvent les mères, soeurs, femmes ou filles des médecins membres de diverses commissions pro-stérilisation. Leur campagne en faveur de la castration des pédophiles, en phase avec la doctrine biologique universellement acceptée à l’époque (hérédité de la dégénérescence), emporte en Finlande l’assentiment de l’opinion, du parlement et du gouvernement [1, 14].
Des campagnes analogues sont à l’origine des lois de stérilisation danoise et norvégienne, chapitres d’une réforme du droit pénal plus que d’une politique de santé (cet aspect s’efface cependant de la législation norvégienne dès son adoption par le parlement d’Oslo). De fait, en Norvège, les stérilisations n’entreront jamais dans le cadre des plans de protection sociale du parti travailliste. Eléments d’une politique de prévention du handicap mental, de la maladie mentale chronique et de l’inadaptation sociale, elles participent d’une médecine sociale bien plus que d’une politique sociale [8]. Ses racines plongent moins dans l’histoire des partis que dans celle des multiples intervenants du tiers secteur[5]. Les nombreux députés socialistes partisans des stérilisations (psychiatres, médecins des services médico-sociaux) ont été motivés par leurs origines professionnelles plus que par des raisons idéologiques. Supportant pour une grande part l’aide aux familles nombreuses en difficulté avant l’instauration de la sécurité sociale universelle en 1967, les administrations locales, en Norvège, ont pesé de manière décisive en faveur des politiques eugéniques. Le cas n’est pas unique. Dans toute l’Europe du Nord, à l’exception du Danemark, où elles figurent un article-clé de la politique des sociaux-démocrates, les stérilisations auront été d’abord le moyen pour les collectivités locales de diminuer la pression sur des ressources limitées.
Loin de résulter d’un plan préconçu, les stérilisations furent le produit de trois sortes de politique : une politique eugénique d’État appuyée sur les experts (1930-1940) ; une politique coercitive émanant des services et institutions d’assistance à l’échelon local dont les motifs étaient plus économiques qu’eugéniques ; enfin, une politique médicale et contraceptive dès la fin des années 1950. Ce n’est pas le réformisme, mais des mentalités invétérées propres au système de l’assistance, des conceptions rétrogrades de la sexualité et de la santé reproductive, les nécessités de la sauvegarde des budgets sociaux, ou encore le développement insuffisant des services médico-sociaux et de planning familial qui expliquent le maintien des politiques eugénistes, comme la modernisation des administrations municipales, les subventions accrues de l’État aux collectivités territoriales, l’élévation du niveau de vie et la régression concomitante de la pauvreté expliqueront leur déclin.
Les stérilisations ? Un échec, en somme, et non on ne sait quelle efflorescence baroque de l’État-providence [3, 8].
Pourquoi le déclin de l’eugénique ?
Au point de vue idéologique, l’eugénique nordique est fortement teintée de germanisme. La Société eugénique suédoise (1909) est la troisième à avoir vu le jour, après l’allemande (1905) et la britannique (1907). Affiliés à la Société internationale d’hygiène raciale d’Alfred Ploetz dès 1910, les Suédois représentent 65 % de ses membres étrangers. Ernst Rüdin, l’un des futurs auteurs de la loi hitlérienne de 1933, se rend en Suède en 1907 et 1909, en Norvège en 1907 et encore en Finlande. Dans ce dernier pays, l’empreinte allemande est forte sur l’eugénique svédophone, concurremment aux influences américaines (californiennes) et nordiques (Suède, Danemark) [14, 20]. Peut-on dire qu’entre l’eugénique nazie et son homologue scandinave il y a communauté d’inspiration ?
Aux yeux des généticiens scandinaves (danois), la génétique nazie n’était en rien pestiférée. Comme en Allemagne (ou en Grande-Bretagne), n’est-ce pas le retard mental léger qui constituait la véritable cible des psychiatres et des eugénistes ? Les formes légères, « subnormales », que les fichiers des maladies héréditaires fondés sur l’étude des arbres généalogiques établis au Danemark par le Comité anthropologique et repris en 1937 par Tage Kemp avec l’aide de la Fondation Rockefeller cherchaient à dépister et à cartographier, à l’instar de ceux créés au même moment, en Hesse et en Thüringe, par des eugénistes SS [9] ? D’une manière générale, les travaux de l’Institut danois pour la génétique et l’eugénique dirigé par T. Kemp font de nombreux renvois, avant et pendant la guerre, aux travaux et ouvrages de référence nazis (Bauer, Lenz, Fisher, Just). La recherche d’un de ses élèves, Paul Fogh-Andersen, sur l’hérédité du bec de lièvre et de la fente palatine, parue en 1942, est basée sur la thèse du Dr Josef Mengele soutenue en 1935.
Après la guerre, la réhabilitation des eugénistes nazis se fera principalement par le canal danois [21]. Mais communauté d’inspiration ne veut pas dire communauté de tendance idéologique et politique. Le même T. Kemp qui, en 1956, chaperonne le retour de l’ex-biologiste SS von Verschuer dans le giron de la science internationale, dénonçait dès avant la guerre l’antisémitisme nazi. Autre exemple, une étude sur les Tsiganes au Danemark, réalisée pour la mairie de Copenhague et publiée en 1943. S’appuyant sur les travaux du Dr Robert Ritter, directeur du Centre de recherche sur l’hygiène de la race et l’hérédité à l’Office sanitaire du Reich et sur un fichier tsigane établi d’après le fichier créé en Allemagne, cette étude proposerait l’intégration des Roms à la société danoise, en lieu et place de leur extermination perpétrée par les autorités nazies [21].
Les eugénistes scandinaves ont pu en outre puiser à des sources socialistes en Allemagne : Alfred Grotjahn[6] n’est-il pas le maître à penser de Karl Evang [8] ? Il arrive même que la contestation naisse en terre scandinave, par exemple en Suède, lorsqu’en juin 1936, un généticien, Gunnar Dahlberg, succède, à la direction de l’Institut de biologie raciale d’Uppsala, à Hermann Lundborg, diplômé honoris causa de l’université d’Heidelberg en 1938. Oui, mais n’est-ce pas justement parce que les Scandinaves ont trop facilement regardé l’eugénique allemande comme relevant d’une sorte de Sonderweg que les stérilisations ont pu tranquillement se poursuivre après 1945[7] ?
La pratique, ici, compte peut-être davantage que l’idéologie. À l’opposé d’une science instrumentalisée par un État totalitaire, des institutions scientifiques libérales, dont la Scandinavie offrait précisément des exemples excellents, ont permis un contrôle démocratique des politiques de stérilisation[8]. C’était l’idée de Robert Merton. Dans Science and social order en 1938 [22] et Science and the democratic social structure en 1942 [23], il soutenait qu’un fossé sépare la science occidentale de la science nazie qui ne respecte aucune des normes de l’éthique scientifique : universalité, travail pour le bien commun, désintéressement de la recherche pure, scepticisme méthodologique. Peu de temps après, la British Medical Association se plaçait sur le même terrain : les crimes commis par les médecins nazis étaient le résultat direct de l’intervention coercitive de l’État dans la médecine et le système de soins (1947). Plaidoyer pro domo au moment où s’inaugurait le National Health Service [24]. On regardait alors l’eugénique comme une science pervertie : l’eugénique serait morte d’être une fausse science.
Or, fondée sur une application tout à fait convaincante de la loi de Hardy-Weinberg[9], aux dires des historiens la science des eugénistes était solide. Dès les années 1920, nombre d’entre eux avaient compris que la plus grande part des gènes responsables de la déficience mentale se trouvent à l’état récessif chez des porteurs apparemment sains. Raison pour laquelle, il était indispensable selon eux, non d’abandonner, mais bien d’intensifier la sélection eugénique. Ce n’est donc pas la science, mais la définition des droits de l’individu, non le progrès scientifique mais un changement dans les valeurs qui expliqueraient dès lors la progressive disparition des idées eugénistes [25].
Les valeurs ? Sans doute la faveur du public s’en est allée en 1945, et la génétique médicale se sépare désormais de l’eugénique, dont l’évolution vers une doctrine « réformée » (non raciste) est plus lente. Au total, les horreurs nazies resteront cependant sans aucun impact. La condamnation du racisme, d’abord par l’Unesco en 1950, puis par le Conseil de l’Europe en 1953, aurait dû affaiblir le bien-fondé des lois eugéniques au Danemark, en Suède… il n’en a rien été [9].
Idée pessimiste, au fond. Car les valeurs évoluent de manière contingente. En matière de droit, de politique, de morale, il faudrait être naïf pour penser que tout retour à des notions (apparemment) révolues est a priori impossible. Nous sommes toujours devant le même dilemme. Quel poison a tué l’eugénique ? Science ou politique ?
La génétique n’est peut-être pas le terrain le plus propice au débat. La psychiatrie offre un meilleur exemple. Car la déroute de la psychiatrie héréditariste, dominante jusqu’aux années 1960 dans les pays nordiques, est, elle, on ne peut mieux avérée, comme en témoigne la législation eugénique du mariage en Norvège [19].
S’alignant sur les lois danoise et suédoise, la loi norvégienne de 1918 interdisait le mariage aux aliénés sur une base eugénique. Sous l’autorité du psychiatre Ørnulv Ødegård (1901-1986), professeur de psychiatrie à l’Université d’Oslo et directeur de l’un des plus grands hôpitaux psychiatrique du royaume, une commission amendera la loi en 1959, en stipulant que les malades et les déficients mentaux ainsi que les personnes ayant une addiction ne peuvent se marier sans une permission de l’administration, permission conditionnée par une stérilisation. La commission a largement recouru à l’eugénique pour justifier sa position. Un nouveau texte portant en 1969 réforme de la loi de 1918 laissera celle-ci en fin de compte inchangée. La commission d’experts s’est toutefois efforcée de circonscrire plus étroitement les catégories visées (malades mentaux, déficients intellectuels), réservant l’interdiction du mariage aux personnes ayant un QI inférieur à 56 (retard moyen ou sévère), et non inférieur à 56-75 (retard léger) comme le voulait la proposition initiale, et abandonnant par ailleurs la condition de stérilisation.
À l’inverse, lorsque, dans les années 1970, les psychiatres du ministère de la Justice se réuniront à nouveau afin de modifier la loi, ils minimiseront d’entrée de jeu le rôle de l’hérédité. À leur surprise, les recherches scandinaves sur les jumeaux (1963 en Finlande, 1964 en Norvège) ont remis en question la théorie dominante de Franz Kallmann (1938-1953) sur l’hérédité de la schizophrénie. Ayant conclu que la maladie mentale était un état multifactoriel et non simplement mendélien, les experts déclareront maintenant que l’eugénique ne saurait servir de base à la législation. Dans la loi de 1991, il ne sera plus fait mention de l’interdiction du mariage ni d’eugénique.
Ainsi, dans les années 1960, c’est moins le rejet du nazisme qui a changé la donne en Norvège, que les études sur les jumeaux. On a beau ne pas surestimer l’influence des experts, médecins, magistrats et autres directeurs d’asile sur le système politique dans les pays nordiques, ceux-ci occupaient des positions-clés au ministère de la Santé à Stockholm et au département de la Justice à Oslo [3, 19]. Et néanmoins, ce sont bien la science, pas la politique, la recherche, non l’extension des droits individuels, qui, par leurs changements brutaux de paradigme, semblent avoir finalement vaincu l’eugénique [19]. Science ou politique ? Le débat n’est pas encore tranché.
L’humanisme du xxe siècle
Est-ce parce que le point de vue des victimes reste encore un chantier à ouvrir ? À la condamnation universelle des stérilisations forcées en Scandinavie a parfois répondu une attitude défensive chez certains intervenants [26]. Mais la bonne conscience qui s’étale en Europe occidentale n’est-elle pas tout aussi mal fondée ? Après tout, l’eugénisme nazi n’a jamais été condamné à Nuremberg comme on le prétend quelquefois : la loi de juillet 1933 échappait à la compétence du Tribunal. Surtout, pour les Alliés, l’eugénique n’était pas en soi criminelle. Léo Alexander, neurologue et principal expert médical auprès du Tribunal, avait appartenu ou appartenait à des sociétés médicales prônant la stérilisation, comme l’American Society of Human Genetics dont il était membre (comme von Verschuer, à partir de 1954). La loi de juillet 1933 ne sera finalement abrogée en Allemagne qu’en 1988, dix ans après la révocation des législations scandinaves. Devenue lettre morte, elle n’en finira pas de rôder, comme en témoigne un rapport publié en 1975 par la commission de la santé mentale du Bundestag, rapport qui militait activement en faveur de la stérilisation des « incapables » au nom du droit à la sexualité pour tous et de l’intégration [27, 28]. N’était-ce pas la même bonté morbide qui sous-tendait la politique d’un Steincke ou d’un Evang ? Ces grands humanitaires s’imaginaient en bienfaiteurs de leur prochain pour lui avoir évité l’internement à vie moyennant sa stérilisation.
Le traitement du handicap mental s’est partagé entre la ségrégation (une « stricte discipline sexuelle »), dont le Mental Deficiency Act adopté par les Communes en 1913 (supprimé en 1959) serait la législation pionnière en Europe, et la stérilisation [29]. Stérilisation ou ségrégation apparaissaient comme les deux voies, et les deux seules, si l’on voulait porter remède au « problème eugénique ». En dépit de l’expansion des politiques stérilisatrices entre les deux guerres, la ségrégation demeurerait la méthode dominante aux États-Unis. Pessimistes impatients, les Scandinaves, eux, ont choisi la moins coûteuse. Mais l’eugénique nordique n’est pas un isolat. États-Unis-Grande-Bretagne-Allemagne-Scandinavie, le petit manège mélancolique tourne, tourne, sans jamais s’arrêter [21].
Conclusions
Certains auteurs proposent à présent d’aller vers une historicisation du problème. Soutenue en Europe du Nord par l’élite universitaire, médicale et scientifique, l’eugénique n’a été qu’une étape dans la libéralisation du contrôle de la reproduction humaine. Eugénique et génétique médicale ne sont-elles pas deux formes comparables de gouvernement des décisions médicales ? Entre ces deux types de biopolitique, il importe tout autant de pointer les différences que de marquer les continuités. De l’une à l’autre, où se situe le libre choix ? Où la coercition ? Entre droit à l’information et pilotage par l’expertise, le conseil génétique ouvre aujourd’hui la voie à une recomposition de l’autonomie individuelle face aux décisions médicales. Dès lors, l’eugénique ne fait plus seulement figure de symbole d’une époque révolue. Le phénomène historique pèse aussi sur notre manière d’interroger nos propres technologies génétiques et détermine grandement la légitimité des questions que nous leur adressons[7]. En France, malgré deux avis du Comité national d’éthique publiés en 1996, le problème reste encore aujourd’hui confiné dans « la vie clandestine » des institutions [30]. Bien imprudent qui croit l’épisode clos.
Parties annexes
Remerciements
L’auteur tient à remercier pour leur aide Øyvind Giaever, Per Haave, Lene Koch, Markku Mattila, Nils Roll-Hansen et Mattias Tydén. Il est bien entendu seul responsable des erreurs éventuelles.
Notes
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[1]
Voir les débats autour de la thèse de L. Koch [9] dans le numéro 3 de Bibliotek for laeger 2001 ; 193 : 190-252.
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[2]
À la différence de la Norvège qui considérait comme « incapables » les individus d’âge mental inférieur à 9 ans (retard mental moyen), le Danemark et la Suède admettaient la stérilisation sans consentement des personnes ayant moins de 12 ans d’âge mental, quand la Finlande autorisait celle des personnes de moins de 14 ans (retard mental léger).
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[3]
Roll-Hansen N. Eugenics and the role of science : the Scandinavian case. In : McCormick R, McBride P, Agar M, eds. Northern light, northern darkness ? Rethinking modernism art and politics in northern Europe, 1890-1950. 2004 (sous presse).
-
[4]
Toutefois, bien que le nombre des stérilisations volontaires augmente chaque année en Norvège, celui des handicapés mentaux stérilisés demeure faible (de 15 à 20 personnes par an).
-
[5]
Le tiers secteur recouvre une grande partie du secteur social : associations d’assistance et de bienfaisance, écoles, instituts pédagogiques et médico-pédagogiques, asiles d’aliénés, services médico-sociaux.
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[6]
Directeur du Bureau de l’hygiène sociale à la Direction de la Santé de la municipalité de Berlin en 1915, professeur d’hygiène sociale à la Faculté de médecine de Berlin en 1920, Alfred Grotjahn (1869-1931) a joué un rôle important dans l’élaboration de la politique de santé du parti social-démocrate allemand (1922). Figure éminente des milieux hygiénistes de la République de Weimar, il était partisan de l’avortement obligatoire pour raison eugénique.
-
[7]
Koch L. The meaning of eugenics. Reflections on the government of genetic knowledge in the past and in the present. 2004 (sous presse).
-
[8]
Roll-Hansen N. Eugenics and the role of science - the Scandinavian case. In : McCormick R et al., eds. 2004 (sous presse).
-
[9]
La loi de Hardy-Weinberg (1908) stipule que les fréquences alléliques restent stables de génération en génération dans une population diploïde idéale et que les fréquences génotypiques ne dépendent que des fréquences alléliques. En d’autres termes, en l’absence de mutation, de sélection naturelle ou d’immigration, l’hérédité reste sans effet sur la diversité génétique d’une population où les couples se forment au hasard.
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