Volume 46, numéro 1, 2010 Responsabilités de la littérature : vers une éthique de l’expérience Sous la direction de Maïté Snauwaert et Anne Caumartin
Sommaire (9 articles)
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Présentation : Éthique, Littérature, Expérience
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Chacun est seul responsable de tous : morale de Saint-Exupéry
Philippe Forest
p. 15–25
RésuméFR :
« Chacun est responsable de tous » écrit Saint-Exupéry dans Pilote de guerre. De Terre des hommes et Vol de nuit à ses derniers écrits (parmi lesquels Le Petit Prince et le roman inachevé Citadelle), Saint-Exupéry met l’accent sur le concept-clé de « responsabilité » pour tenter de penser l’essence vraie de la condition humaine et de la création littéraire, le deuil et la perte devenant les bases d’une éthique et d’une esthétique dans le contexte d’une civilisation sous la menace du nihilisme.
EN :
“Each by himself is responsible for all” writes Saint-Exupéry in Flight to Arras. From Night Flight and Wind, Sand and Stars to his last writings (including The Little Prince and the unfinished novel, Citadelle), Saint-Exupéry stresses the concept of “responsibility” as underpinning the true essence of the human condition and literary creation. Grief and loss become the basis of ethics and aesthetics in the context of a civilization under threat of nihilism.
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La compassion comme valeur romanesque : l’exemple de Marie-Claire Blais
Michel Biron
p. 27–39
RésuméFR :
Cet article propose une lecture comparée des romans Une saison dans la vie d’Emmanuel (1965) et Soifs (1995) de Marie-Claire Blais. Autant le premier est marqué par l’ironie et le rire du personnage de Jean Le Maigre, autant le second se caractérise par une compassion généralisée à l’égard de personnages qui ont en commun d’être des marginaux. La compassion devient une valeur romanesque non pas seulement comme thème, mais aussi comme principe de composition. Au-delà du seul cas de Marie-Claire Blais, un tel déplacement paraît symptomatique d’un changement plus général qui tient à la fonction réparatrice ou rédemptrice que le romancier contemporain assume de plus en plus ouvertement.
EN :
This article invites a comparative reading of the novels A Season in the Life of Emmanuel (1965) and Soifs (1995) (These Festive Nights, translation 2004) by Marie-Claire Blais. While Emmanuel takes an ironic and bantering view of its protagonist, Jean Le Maigre, Soifs expresses a general compassion towards its characters who share the fact of being outsiders. Compassion therefore becomes a value quality of the novel, both as theme and principle of composition. Marie-Claire Blais is not alone in manifesting this shift which is symptomatic of an expression of healing and redemption increasingly endorsed by contemporary writers.
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Zelda Fitzgerald, sous le regard de l’autre
Robert Dion et Frances Fortier
p. 41–52
RésuméFR :
Notre article met en perspective deux ouvrages récents consacrés au célèbre tandem formé de Francis Scott Fitzgerald et de sa compagne Zelda. Le premier, de Pietro Citati, intitulé La mort du papillon (Paris, Gallimard, coll. « L’arpenteur », 2007 [2006]), est un essai biographique « classique » qui évoque, en quatorze brefs chapitres, les multiples facettes d’une relation nourricière et destructrice ; le second, Alabama Song de Gilles Leroy (Paris, Mercure de France, 2007, Prix Goncourt) redonne la parole à Zelda, dans une sorte de réhabilitation de cette figure à la fois fantasque et énigmatique.
Si l’entreprise biographique relève indéniablement d’un souci éthique, où il s’agit de construire la vérité de l’autre en respectant tout un jeu de contraintes factuelles, la reconstitution imaginaire est-elle tenue aux mêmes exigences ? Quels sont les procédés formels, énonciatifs ou narratifs qui autorisent à la fois la représentation du réel et l’enjeu d’écriture ? Dans ces deux ouvrages dont le premier sert, en quelque sorte, de degré zéro permettant de prendre la mesure de la mise-en-roman opérée par Leroy, il s’agit donc de voir comment se construit, pour reprendre les termes de la problématique proposée, l’articulation entre « le vivre et l’écrire, entre les histoires entendues et leur devenir-littérature ».
EN :
This article sheds light on two recent works about the celebrated couple, Francis Scott Fitzgerald and his wife Zelda. Pietro Citati’s La mort du papillon (Paris, Gallimard/l’Arpenteur, [2006] 2007) is a “classic” biographical essay revealing in fourteen chapters the multiple facets of the couple’s mutually enriching yet destructive relationship. Gilles Leroy’s Alabama Song (Paris, Mercure de France, 2007 recipient of the Prix Goncourt) gives a voice to Zelda in an effort to rehabilitate this wild and enigmatic figure.
If biography must adhere to an ethical respect for the narrative truth of its subjects, while being bound to intricate factual constraints, should this also apply to a fictional reconstitution, as in Leroy’s work? What are the formal, expressive or narrative processes that allow for a representation of the truth against the creative challenge of the writing itself? Although Citati’s work can serve as a baseline to assess and measure Leroy’s mise-en-roman of the Fitzgerald relationship, the question remains whether these two works can offer a genuine reflection on the interplay between “life and the written work, between stories recounted and their guise as literature.”
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La fuite comme acte éthique : le discours générationnel chez Hélène Lenoir et Suzanne Jacob
Anne Caumartin
p. 53–61
RésuméFR :
La responsabilité tient au fait que l’on se porte garant de ses propres actions vis-à-vis d’un autre et qu’on réponde tout autant de ce prochain. Cela suppose la nécessité d’un lien, d’un accompagnement qui organise réciproquement l’expérience dans la perspective d’un avenir commun. Mais ce penser-à-l’autre qui détermine aussi bien le rôle auquel on consent que celui qu’on demande ne se fait-il pas, plus que contrainte, contrariété ? N’est-ce pas là une insidieuse mise en échec de la souveraineté individuelle essentielle à la communauté à venir ? À partir de la mise en scène romanesque de la quête d’une éthique intergénérationnelle, cet article examine dans quelle mesure non seulement la distance, mais aussi la fuite peuvent participer de la responsabilité et assurer la continuité d’une filiation fracturée.
EN :
The idea of responsibility is rooted in guarantees of correct actions towards others, and for which we are accountable. This definition implies a necessary link and interactions that organize experience reciprocally in keeping with a common future. This “consideration of the other”—which determines the roles we consent to and those we demand—can be a source of coercion, even frustration. Does this notion of responsibility not insidiously threaten that individual sovereignty which is so essential to creating a “future community”? With the quest for intergenerational ethics as scenario to the novel, this article explores how distance, and to an even greater extent flight, can be components of a responsibility that serve to maintain a broken filiation.
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Éthique et littérature : à la recherche d’un monde protégé
Isabelle Daunais
p. 63–75
RésuméFR :
Ce que l’institution littéraire désigne, depuis quelques années, sous le nom d’« éthique » ou de « responsabilité » correspond souvent à un certain rapport de l’écrivain à ses personnages, selon lequel celui-ci donne vie et parole à des figures humbles ou oubliées. Toutes fictives qu’elles soient, ces figures valent alors pour l’existence et l’attention qui leur sont accordées, l’opération de salvation ou de mémoire dont elles sont l’objet. On peut toutefois se demander si, ce faisant, les personnages de la littérature éthique ne deviennent pas les instruments non seulement de la bonne conscience de leur créateur mais aussi de leur autorité. Une existence leur est octroyée, certes, mais au prix de toujours être tributaire de la conscience d’autrui (narrateur, tiers personnage) et donc des désirs et des rêves d’autrui. Afin de comprendre les mécanismes de ce piège, qui conduit à l’élaboration d’un monde protégé, deux récits de « vies minuscules » sont analysés : « Vie d’André Dufourneau » de Pierre Michon (Vies minuscules) et « Où iras-tu Sam Lee Wong ? » de Gabrielle Roy (Un jardin au bout du monde). Le premier récit met en scène un personnage entièrement construit par la mémoire (et les fantasmes) de son entourage, là où le second donne la possibilité à son protagoniste d’échapper, grâce à sa propre conscience, aux récits que l’on veut faire de sa vie.
EN :
What has been recently labeled as “ethical” or “responsible” literature by the literary establishment frequently signals a special type of relationship between the author and his or her characters. The author resuscitates forgotten or marginal figures that would otherwise remain obscure were it not for this literary acknowledgement. The author gives value to their existence, salvaging them from oblivion or neglect, but possibly at the cost of an imposed mindset or authority. How accurate or meaningful is the author’s fantasy, expressed as narrator or third person? To examine the ramifications of this potential entrapment, two narratives are here compared, each depicting the life of an ordinary person: “The Life of André Dufourneau” by Pierre Michon (Small Lives) and “Where will you go Sam Lee Wong?” by Gabrielle Roy (Garden in the Wind). The first describes a character wholly embedded in the mind and memory of the narrator, while the second succeeds in giving life to its character expressed through his own self-awareness.
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Le coeur pur de Clarissa
Yvon Rivard
p. 77–96
RésuméFR :
Toute oeuvre qui ne se mesure pas à la mort, qui se détourne du réel que lui découvre la mort, s’éloigne de sa vérité, de sa tâche qui est de chercher pour l’homme une façon de rester humain après que la conscience de la mort a détruit toutes ses certitudes. Ce qui permet de rester humain, dit Broch, « c’est la connaissance de l’infini », ce désir, ce pressentiment qu’il y a une relation nécessaire, harmonieuse entre moi et le monde, « entre la terrifiante condition finie et mortelle et l’infini du cosmos ». N’a de valeur, n’est éthique, que ce qui procède de cette connaissance, de ce « savoir du rêve » qui unit le passé et le futur en un « présent durable » de sorte que la peur de mourir devient l’aspiration à disparaître en moi-même, en un monde dont plus rien ne me sépare. Cette unité profonde, cette impossibilité d’être séparé, les êtres en font l’expérience, la vérifient en quelque sorte, chaque fois qu’ils reconnaissent dans les autres la même angoisse et le même désir d’y échapper, comme si s’abolissaient alors en même temps que la différence entre les êtres la différence entre ce qui se trouverait de ce côté-ci de la mort (dans le moi) et ce qui se trouverait de l’autre côté (dans le non-moi). C’est pourquoi la question capitale pour tout être et pour tout écrivain qui ont à coeur de créer un monde humain est la suivante : que faire pour que personne ne soit seul ou angoissé au point de devenir fou ou de vouloir mourir, que faire pour que personne ne soit obligé de mourir pour avoir accès à une autre vie ? C’est la question que se pose Virginia Woolf, grande lectrice des romanciers russes, c’est la question qui bat sans cesse dans le coeur pur de Clarissa Dalloway.
EN :
A work that does not measure itself against death, that turns away from the reality that death reveals, strays from its own truth, its essential task, which is to find a way for mankind to preserve its humanity after the awareness of death has destroyed all its certainties. What allows us to remain human, writes H. Broch, is “the consciousness of the infinite”—that desire, that foreknowledge of a necessary, harmonious relationship between the self and the world, “between the terrifying finite mortal condition and the infinity of the cosmos.” Only works and endeavors which emerge from this awareness have value, are ethically viable—those that are informed by a “dream knowledge” uniting past and future in a “durable present” so that the fear of death becomes a wish to disappear into oneself, into a world from which we can no longer be separated. Human beings experience, and in a sense verify this profound unity each time they recognize in others the same anguish and the desire to escape it—as if, at that moment at which the difference between beings dissolves, so indeed does the breach between that which is on this side of death (in the I) and that which lies on the other side (in the not-I). The most important question to be asked by every being, and every writer committed to creating a humane world, is: what can I do to ensure that no one is alone, or anguished to the point of going mad or wanting to die; what can I do to ensure that no one has to die to gain access to another life? This is the question asked by Virginia Woolf, a devoted reader of Russian novelists; it is the question that beats relentlessly in the pure heart of Clarissa Dalloway.
Exercices de lecture
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Les zinnias : les relations mère-fille et la problématique de l’enfant de remplacement dans l’oeuvre de Germaine Guèvremont
David Décarie
p. 99–121
RésuméFR :
Les textes autobiographiques de Guèvremont font une large place à sa mère, Valentine Labelle, et aux relations mère-fille. Ces textes sont de plus fascinants pour la façon dont s’y lit, en clair-obscur, l’ombre qui tomba, dès avant sa naissance, sur leur relation, car une tierce figure apparaît en filigrane : celle d’une autre Germaine, la soeur aînée de la romancière décédée en bas âge. Yvan Lepage a découvert l’existence de cette « première » Germaine Guèvremont et une recherche à la Société de généalogie des Laurentides permet de confirmer que celle-ci, baptisée le 11 décembre 1891 sous le nom de Marie Germaine Éliane, est née le 9 décembre 1891 et décédée le 15 août 1892, à l’âge de huit mois et sept jours. Née huit mois après ce décès, la romancière, baptisée du prénom de Marianne Germaine Grignon, fut donc un « enfant de remplacement ». Cet article analyse les rapports mère-fille dans les fragments autobiographiques de Guèvremont et dans ses oeuvres de fiction, en montrant que ceux-ci sont marqués par la problématique de l’enfant de remplacement.
EN :
The autobiographical texts of Germaine Guèvremont give considerable attention to her mother, Valentine Labelle and their mother-daughter relationship. The texts are all the more fascinating in the way they present, in chiaroscuro, the shadow that fell across their relationship even before her birth, a third figure appearing like a watermark behind the writing: an earlier Germaine, the novelist’s older sister who died as an infant. This “first” Germaine Guèvremont was discovered by Yvan Lepage, and research by the Société de Généalogie des Laurentides confirmed that a Marie Germaine Éliane, baptized on December 11, 1891, was born December 9, 1891 and died August 15, 1892, at the age of eight months and seven days. Eight months after this death the novelist baptized as Marianne Germaine Grignon was born, and thus entered the world as a “replacement child.” This article examines the mother-daughter relationship revealed in Guèvremont’s autobiographical fragments and her fictional works and shows their preoccupation with the problematic of the replacement child.
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Récrire l’Amérique : la peinture d’Edward Hopper mise en fiction
Simone Grossman
p. 123–137
RésuméFR :
Dans Les enfants de Manhattan de Marie-Jeanne Méoule (Québec, L’instant même, 2006) et L’arrière-saison (Paris, Éditions Julliard, 2002) de Philippe Besson, la narration se développe à partir de Nighthawks (1942) et Western Motel (1957) d’Edward Hopper. Dans le roman de Besson, une femme en robe rouge, dramaturge, attend son amant dans le diner de Nighthawks, le café-tableau devenant le plateau d’un théâtre dans l’atmosphère de l’Amérique profonde, puritaine et conservatrice des années 1920. Méoule met en scène le peintre Hopper lui-même dans « Eddy », à travers l’Indien Mohawk, ancien ouvrier sur les chantiers des gratte-ciel devenu laveur de carreaux à la suite d’un accident. Assis au Phillies en compagnie de son amie en robe rouge, il fait face à un homme en costume et chapeau mou accompagné d’une femme rousse vêtue de rouge, dans une réduplication de Nighthawks. Dans « Georgia », de Méoule également, l’héroïne est Georgia O’Keefe, amie des Hopper. En plein désert du Nouveau-Mexique, elle voit surgir du paysage une vieille Amérindienne. L’analyse des fictions de deux auteurs non états-uniens mettra en évidence les différences de leurs réinterprétations narratives des tableaux de Hopper. Confirmant la portée sociocritique de Nighthawks transmettant à contre-courant une vision pessimiste de l’Amérique des années 1940, la vision hoppérienne est rendue dans sa déliquescence par Besson. Une critique implicite souligne le malaise existentiel de l’Amérique représenté à travers les valeurs négatives imprégnant les tableaux de Hopper, telles l’aliénation et la solitude. La même peinture vue du Québec par Méoule suscite une réflexion sur la vie des hommes dans le Nouveau Monde et donne lieu à une résurgence subversive de l’indianité en Amérique du Nord.
EN :
The novels Les enfants de Manhattan by Marie-Jeanne Méoule (Québec, L’instant même, 2006) and L’arrière-saison (Paris, Éditions Julliard, 2002) by Philippe Besson are inspired by Edward Hopper’s well-known paintings Nighthawks (1942) and Western Motel (1957). In Besson’s novel, a woman in a red dress, a playwright, awaits her lover at the Nighthawks’ diner, the coffee counter like a scene from a play in starkly conservative, puritanical America of the 1920s. In “Eddy,” Méoule casts Hopper himself, through the Mohawk Indian, a onetime highrise construction worker turned window washer after an accident. Seated at Phillies with his woman, he faces a man in suit and fedora accompanied by an auburn-haired woman also dressed in red, an obvious reduplication of Nighthawks. In Méoule’s “Georgia,” the heroine is Hopper’s friend Georgia O’Keefe. In the middle of the New Mexican desert she sees an aged American Indian materialize from the landscape. This examination of works by two non-American fiction writers points up their differing narrative re-interpretations of Hopper’s paintings. Affirming the socio-critical significance of Nighthawks, replete with a stubbornly pessimistic view of 1940’s America, Besson portrays decay in a Hopperian vision redolent of that time. This critique imbues America’s existential malaise with negative aspects like Hopper’s alienation and solitude. The same painting seen from Méoule’s québécois perspective reflects on men’s lives in the New World and suggests a subversive aboriginal resurgence in North America.