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Non seulement l’Empire gère-t-il un territoire et une population, mais il crée également le monde qu’il habite. Non seulement régule-t-il les interactions humaines, mais il cherche également à contrôler la nature humaine. L’objet de son autorité est la vie sociale dans son intégralité…

Michael Hardt et Antonio Negri[1]

Bien que personne ne conteste fondamentalement le fait que la puissance actuelle des États-Unis sorte de l’ordinaire, les débats sont néanmoins animés quant au caractère et à la nature de la domination que cette puissance exerce sur l’ordre politique international. Pour certains, cette hégémonie ne serait guère différente aujourd’hui de l’impérialisme qui anima les puissances européennes et provoqua les pires atrocités au cours des derniers siècles. Pour d’autres, tout au contraire, la spécificité même de l’ordre hégémonique mis en place par les États-Unis après la Seconde Guerre mondiale serait bien différente de celui des puissances impérialistes européennes. Non seulement cet ordre serait-il plus consensuel et moins menaçant que ceux qui l’ont précédé dans l’histoire moderne, mais il témoignerait surtout d’une logique singulière qui ne serait justement pas l’unique reflet de la puissance brute dont disposent les États-Unis mais posséderait une existence propre.

C’est dans cet esprit, défiant les conceptions traditionnelles sur lesquelles repose l’étude des relations internationales et célébrant avec beaucoup d’optimisme cette singularité américaine, que s’inscrit la récente réflexion de Michael Hardt et Antonio Negri sur l’Empire. Ceux-ci estiment en effet qu’il y a dans le projet d’expansion constitutionnel mondial poursuivi par les États-Unis depuis les présidences de Thomas Jefferson (1801-1809), de James Monroe (1817-1825) et de James K. Polk (1845-1849) une forme de souveraineté de type impérial foncièrement originale et en rupture avec la souveraineté de l’État territorial et impérialiste ayant dominé l’histoire européenne depuis quelques siècles. Pour Hardt et Negri, l’ordre postmoderne caractéristique de la situation mondiale depuis les années soixante-dix serait fondamentalement marqué par l’émergence d’une forme inédite de souveraineté. Composée de puissances étatiques, d’administrations supranationales, d’intérêts économiques ainsi que d’organisations non gouvernementales, les attributs de cette souveraineté impériale seraient d’être tout à la fois décentralisés, déterritorialisés et soumis à « une logique unique de gouvernement » s’étendant, sous la forme d’une myriade de réseaux, à « la totalité de l’espace[2] ».

Dans la mesure où Empire a déclenché une forte réaction depuis sa publication en 2000, l’occasion de la publication à l’automne 2004 d’un second ouvrage y faisant directement suite et intégrant une analyse de la situation stratégique telle qu’elle s’est développée depuis les événements de l’automne 2001[3] justifie aujourd’hui de s’attarder à l’argument défendu par ses auteurs. D’autant plus que dans le contexte du regain d’intérêt suscité par le thème de l’impérialisme dans la discipline des relations internationales[4], Hardt et Negri développent une interprétation parfaitement originale par rapport aux interprétations plus conventionnelles de l’ordre international contemporain qui, de manière générale, insistent sur l’événement déterminant qu’aurait représenté la fin de la guerre froide et la « victoire » de la démocratie libérale ou spéculent sur la reconfiguration de l’ordre international suite à la redistribution annoncée du pouvoir entre les puissances ascendantes.

Mais, ne nous leurrons cependant pas, cette originalité a ici un prix : la dissolution des principaux points de repère conceptuels et théoriques à partir desquels nous nous représentions jusqu’alors le domaine des relations internationales. Inspirée aussi bien par Karl Marx que par Michel Foucault, par Baruch Spinoza que par Gilles Deleuze, par Nicolas Machiavel que par Carl Schmitt, par Polybe que par Fernand Braudel, l’interprétation que développent Hardt et Negri de ce nouvel ordre impérial postmoderne est ambitieuse et éclatée au point même qu’elle pourrait sembler un peu trop tortueuse. Aussi cette interprétation apparaît-elle particulièrement ardue à déchiffrer et peut-être même impossible à mettre à plat d’une manière qui soit véritablement satisfaisante. C’est la raison pour laquelle, sans prétendre rendre entièrement justice aux ambitions qui sont celles de Hardt et de Negri[5] et sans non plus prétendre offrir une lecture exhaustive des diverses dimensions que comporte une telle interprétation[6], le présent essai s’attachera essentiellement à discerner l’ontologie politique de ce nouvel ordre du monde en insistant sur sa généalogie, sa structure et son actualité. C’est en effet à ce niveau – celui du « tissu ontologique » que constitue l’Empire[7] – que se situeraient, selon Hardt et Negri, les principaux enjeux que soulève aujourd’hui l’intelligibilité de la substance impériale. Une substance qui, dans la mesure où elle marquerait une mutation de l’ordre du monde, s’annoncerait « par d’autres images et d’autres principes » dont le concept d’Empire cherche précisément à rendre compte[8].

I – Modernité européenne

Entre les 12e et 16e siècles, l’Europe s’est trouvée engagée dans la voie d’une découverte capitale qui allait littéralement révolutionner le champ des affaires humaines et ouvrir l’ère moderne. Cette découverte, c’est celle du « plan de l’immanence » et de « l’affirmation des pouvoirs de ce monde » dont le processus bien connu de sécularisation et d’autonomisation du politique représentera l’un des symptômes les plus visibles[9]. Grâce à cette découverte, et vraisemblablement pour la première fois dans l’histoire, l’humanité se donnait pour ainsi dire le pouvoir de se déterminer volontairement en dehors de toute forme de « médiation extérieure[10] ». Selon Hardt et Negri, cette découverte viendra bouleverser en profondeur la manière dont les hommes se représentaient jusqu’alors leurs rapports au monde et à la vie. Nulle surprise donc à ce qu’elle ait provoqué une véritable onde de choc et initié un conflit qui, rétrospectivement, apparaîtra comme constitutif du monde moderne. Ce conflit opposera les forces d’« une multitude de sujets formellement libres[11] » – c’est-à-dire les hommes que les philosophes se représentèrent dans l’état de nature – aux forces contre-révolutionnaires qui souhaitaient « neutraliser » les pouvoirs associés à la découverte de cette immanence et, dans ce but, cherchèrent à « déployer » un nouveau dispositif transcendant qui puisse être à même de garantir l’ordre et la paix[12].

Fondée sur des considérations philosophiques qui, de Descartes à Kant, firent d’un tel impératif transcendantal l’« horizon unique et exclusif de la connaissance et de l’action[13] », ce dispositif prendra la forme d’un appareil politique dont le principal intérêt tiendra à ce qu’il permettait de transférer chaque pouvoir autonome de la multitude – c’est-à-dire celui de ces singularités individuelles – à un pouvoir souverain « qui se tient au-dessus de lui et le dirige[14] ». De Thomas Hobbes à Jean-Jacques Rousseau et à G.W.F. Hegel, de l’État patrimonial à l’État-nation et à la « conception triomphante » de la souveraineté de l’État, l’impératif transcendantal se serait ainsi imposé, selon Hardt et Negri, comme un formidable dispositif de neutralisation et de domination des pouvoirs associés, à travers la figure de Spinoza, à « la liberté comme fondement de l’être commun[15] ».

À cet élément bien connu de la modernité s’ajoutera un autre élément dont les traditions réaliste et libérale dans le domaine des relations internationales tendent quelquefois à sous-estimer l’importance politique : le développement du capitalisme qui, apprécié à la lumière de la tradition marxiste, est considéré ici comme partie intégrante « des relations politiques d’autorité et de domination[16] ». Actif et oeuvrant toujours « à l’intérieur » de l’appareil politique et du dispositif transcendantal qui s’organisent parallèlement à son développement, le capitalisme contribuera selon Hardt et Negri à soutenir l’autorité souveraine en « réduisant toutes les fonctions sociales et les activités laborieuses à une mesure de valeur[17] ». L’appareil politique apparaîtra donc ici comme une souveraineté de type capitaliste puisqu’il serait « fonction du développement du capital[18] ». Pour Hardt et Negri, en effet, sans ce contenu capitaliste et sans le support fourni par les puissances du capital, la forme de souveraineté n’aurait tout simplement « pas été en mesure de survivre dans la modernité » et cette modernité européenne n’aurait elle-même « pas été en mesure d’atteindre une position hégémonique à l’échelle du monde[19] ».

C’est dans ce contexte qu’aurait émergé, selon Hardt et Negri, l’impérialisme caractéristique du monde moderne qui établira une « relation intrinsèque » entre le développement du capitalisme, lequel tendait constamment à prendre de l’expansion et à opérer « une reconfiguration des frontières de l’intérieur et de l’extérieur », et la forme impérialiste qu’auraient invariablement cette expansion et cette reconfiguration capitaliste[20]. Intériorisant l’extérieur dans le « corps en expansion du capital[21] », mais en fonction de modalités variables dont témoigneront les diverses configurations associées au colonialisme des puissances européennes, l’impérialisme se sera ainsi traduit par une « extension de la souveraineté » de ces puissances au-delà de leurs frontières. Extension qui constituait une façon pour celles-ci « d’exporter la lutte des classes et la guerre civile de manière à préserver l’ordre et la souveraineté chez elles[22] ». Ainsi la souveraineté de l’État aura-t-elle été, selon Hardt et Negri, « la pierre angulaire » de l’impérialisme européen alors que les frontières de ces États souverains auront, quant à elles, joué un rôle crucial dans l’expansionnisme économique et colonial de l’Europe.

Pourtant l’analyse marxiste n’aurait pas toujours permis d’apprécier à sa juste mesure la puissance hégémonique du capital qui, ce faisant, poussait inlassablement à la « réalisation » d’un marché à l’échelle mondiale[23]. Seul Lénine aurait implicitement compris l’alternative qui se posait alors : soit une révolution communiste mondiale, soit un passage vers ce que Hardt et Negri identifieront comme l’Empire. Mais l’insistance de Lénine sur les contradictions propres à la dynamique capitaliste lui aura finalement fait perdre de vue le rôle de la lutte des classes prolétariennes dont la subjectivité – associée ici à la liberté de la Multitude – aura été tout à fait cruciale dans la constitution de l’Empire. Le « processus de dépassement de l’impérialisme » s’amorcera véritablement dans la foulée de la crise économique de 1929 et dans le contexte du projet de réforme capitaliste associé au New Deal que, précisément, supporteront les forces populaires en coupant ainsi l’herbe sous les pieds des franges plus révolutionnaires. C’est ce projet qui débouchera, aux États-Unis, sur la mise en place d’une société disciplinaire dont la principale caractéristique consistera à être « subsumée sous l’autorité du capital et de l’État » et dont les principaux éléments se transmettront ensuite rapidement, c’est-à-dire dès après la Seconde Guerre mondiale, à l’espace mondial proprement dit[24].

Trois mécanismes auraient largement contribué, selon Hardt et Negri, à cette diffusion ainsi qu’à la constitution d’un ordre obéissant à une rationalité allant au-delà de l’impérialisme traditionnel. Premièrement, la décolonisation qui opéra la liquidation des anciens impérialismes et substitua une nouvelle hiérarchisation des relations de pouvoir qui, en écartant les puissances européennes, apparaissait désormais solidement entre les mains des États-Unis. Deuxièmement, et en s’accentuant à partir de la fin des années soixante-dix, la décentralisation des sites et des flux productifs sous la poussée des firmes trans et multinationales qui devinrent le vecteur principal des transformations économiques et politiques dans les États postcoloniaux. Troisièmement, la diffusion de ce modèle de société disciplinaire dans les pays capitalistes développés eux-mêmes ainsi que dans les régions subordonnées de l’économie mondiale.

Le véritable tournant qui, selon Hardt et Negri, marquera finalement le glissement entre une forme historique d’impérialisme centralisé à l’européenne et l’Empire tel qu’il se déploierait aujourd’hui sous nos yeux serait survenu dans la foulée de la défaite des États-Unis lors de la guerre du Vietnam. Plus précisément, c’est l’échec de l’offensive du Têt en janvier 1968 qui marquerait pour eux le point final de l’impérialisme classique dont la voie serait désormais tout simplement devenue « impraticable[25] ». Mais, contrairement à ce que l’on avait alors pensé, même si la guerre exprimait également la lutte d’une « subjectivité paysanne et prolétarienne » contre l’ordre international, la fin de l’impérialisme n’ouvrira pas un nouvel âge de liberté proprement dit mais forcera plutôt « le capital à modifier ses structures[26] ». Bien qu’elles furent expérimentées partout selon des modalités différenciées dont la logique n’apparaîtra qu’un peu plus tard durant les années quatre-vingt sous la forme d’une montée du néo-libéralisme anglo-saxon[27], ce qui surgira dans la foulée de cette défaite, ce sont en effet « de nouvelles règles opérant sur une base globale[28] » et une rationalité proprement impériale qui, non seulement rendait caduque la souveraineté moderne, mais introduisait plus significativement le marché mondial comme « structure de hiérarchie et de commandement » là où l’impérialisme politique classique avait précédemment opéré[29].

II – Généalogie de l’Empire

La guerre du Vietnam apparaît ici comme l’une des étapes les plus importantes dans la généalogie de l’Empire puisqu’elle marque, pour Hardt et Negri, une « déviation » de l’évolution du projet constitutionnel des États-Unis[30]. C’est pourquoi la défaite apparaît si significative puisque, de concert avec de puissants mouvements sociaux qui agitaient au même moment les États-Unis de l’intérieur, cette défaite représente un tournant qui, en disqualifiant définitivement les perspectives ouvertes par l’impérialisme européen, réaligne pour ainsi dire les États-Unis sur son propre héritage constitutionnel et, partant, sur une forme de souveraineté qui préparait l’Empire.

Cette forme de souveraineté, développée dans la foulée de la révolution américaine de 1776, entrait selon Hardt et Negri en contradiction directe avec la conception moderne de la souveraineté issue du conflit ayant opposé les forces de la multitude aux forces transcendantalistes contre-révolutionnaires. En effet, au lieu de chercher à reproduire l’expérience européenne, les Pères fondateurs se réapproprièrent plutôt la tradition républicaine atlantique inspirée de la notion de pouvoir constituant que Machiavel associera à l’ancienne Rome républicaine[31]. Découlant d’une « dynamique sociale interne et immanente[32] », cette forme de pouvoir ne s’imposerait pas aux individus de l’extérieur en cherchant à étouffer les conflits sociaux et à imposer l’ordre et la paix, mais elle serait d’abord et avant tout de l’ordre de ce que les individus feraient[33] et dont les conflits sociaux « articulés sous la forme de processus constitutionnels continus » représenteraient précisément l’expression[34]. La Déclaration d’indépendance américaine illustrerait ici cette idée d’un pouvoir s’émancipant apparemment de toute modalité transcendante et témoignerait de la capacité de la multitude à « construire ses propres institutions politiques » et à « constituer la société » sur le seul plan de l’immanence[35].

Or, parce qu’elle serait limitée à l’interne par son organisation formelle – c’est-à-dire par l’équilibre fonctionnel découlant des trois branches législative, exécutive et judiciaire de la Constitution américaine – ainsi que par l’existence du contre-pouvoir organisé – c’est-à-dire par la capacité d’« activation » de la multitude[36] dont la pression tendrait « à surpasser chaque limite et tout contrôle » – cette forme de souveraineté conduirait naturellement pour Hardt et Negri à une certaine expansivité. En effet, reflétant une « expérience de la finitude » témoignant « de la nature conflictuelle et plurielle de la multitude » qui est à la source du pouvoir, l’exercice concret de ce pouvoir inciterait quant à lui à réintroduire une transcendance sous la forme « d’instruments spéciaux de correction et de contrôle » venant justement encadrer le pouvoir de la multitude[37]. Ce serait précisément dans le but de résister à un tel retour de la transcendance qui se trouverait en quelque sorte à reproduire l’expérience européenne de la souveraineté et donc dans le but de consolider le caractère immanent de cette conception du pouvoir, que cette forme de souveraineté serait naturellement portée à se tourner vers l’extérieur et à s’étendre. Évoquant l’historien grec Polybe, Hardt et Negri estiment en effet que sans cette expansivité de l’Empire qui permet le constant renouvellement de l’ordre immanent et le rejet de toute transcendance politique, la République tendrait à la corruption et la démocratie à l’anarchie[38].

Deux aspects permettraient ainsi de distinguer cette expansivité, caractéristique de l’Empire, de l’impérialisme classique. D’une part, cette expansivité serait de nature inclusive plutôt qu’exclusive ; d’autre part, la forme de souveraineté impériale découlant de cette expansivité n’annexerait pas plus qu’elle ne détruirait ou ne repousserait les « pouvoirs qu’elle affronte ». Au contraire, l’Empire s’ouvrirait à eux, de manière à les « attirer à l’intérieur de son ordre » et « à les inclure dans ses réseaux[39] ». Aussi l’Empire ne créerait-il pas de divisions, mais reconnaîtrait et célébrerait les différences « existantes ou potentielles » tout en cherchant à en assurer la gestion dans le cadre d’une variété de « solutions toujours incomplètes, mais néanmoins effectives[40] ». Ne possédant pas de limite ou de frontière fixes, l’Empire ne serait plus marqué par les divisions entre intérieur et extérieur et il apparaîtrait donc sous une forme purement immanente au sein de laquelle la production économique et la constitution politique coïncideraient ensemble dans le cadre d’un biopouvoir, ou d’un pouvoir de production et de reproduction de la vie dominé par le mode de production capitaliste[41] et s’étendant « à travers l’entièreté des relations sociales[42] ». C’est ainsi, avanceront Hardt et Negri, que l’Empire s’offre comme un nouveau « sujet politique » – un sujet autopoïétique produisant « sa propre image de l’autorité » – dont la légitimité ne reposerait sur aucune source d’autorité extérieure mais procèderait au contraire de manière purement fonctionnelle grâce « au développement d’un langage autovalidant lui étant propre[43] ». Pour Hardt et Negri, cette forme de souveraineté impériale, pour laquelle aucun « point de vue extérieur à ses effets[44] » n’existerait plus, devrait ainsi être conçue sur le modèle d’une « république universelle[45] ».

Malgré ses ressemblances, l’Empire tel qu’il se constitue aujourd’hui ne représenterait cependant pas un « retour à l’ancien modèle[46] » romain. En effet, non seulement le corps même de cet Empire serait-il « multiforme et spatialement diffus[47] » à l’instar d’une logique d’interrelations en réseaux ou en « rhizomes » qui ne possèdent pas plus de hiérarchie que de centre[48], mais sa souveraineté apparaîtrait éminemment virtuelle, d’abord et avant tout située « dans le caractère définitivement absolu du pouvoir qu’elle peut exercer[49] ». Dès lors, ce qu’offre l’Empire, grâce aux trois moyens de contrôle dont il dispose[50], c’est selon Hardt et Negri ni plus ni moins que « l’équilibre général du système global[51] » dans un contexte qui apparaît désormais « extrêmement ouvert[52] » et au sein duquel il s’agirait essentiellement de « moduler les réseaux de commandement » en fonction « des identités hybrides, des hiérarchies flexibles et des échanges pluriels » qu’il aurait à charge de gérer[53]. Ici, l’Empire « dicte[rait] ses lois et maintien[drait] la paix[54] » grâce précisément à sa capacité à se placer lui-même au-delà de la mesure qu’il tend par ailleurs à déterminer.

Car, avancent Hardt et Negri, l’Empire ne serait pas tant fondé sur son incontestable capacité d’oppression et de destruction que sur son aptitude à « présenter la puissance comme étant au service du droit et de la paix » et à établir, dans cet esprit, « un nouveau projet de production de normes et d’instruments légaux de coercition qui garantisse les contrats et résolve les conflits[55] ». Son existence apparaît donc comme un présupposé des conflits, des crises et des dissensions qu’il est appelé à résoudre et qui, sur un mode fonctionnel, justifierait et appellerait en pratique « l’Empire à être[56] ». Ainsi un « abîme » s’ouvre-t-il à ce niveau entre le droit international classique et la réalité du droit impérial contemporain dont la capacité à « traiter l’universel » et à gérer « la planète » comme un système unique suppose de parvenir à convertir ce droit international, « qui reste effectif », en termes de procédures fonctionnelles[57]. Car, si le droit international reste certes en vigueur, il change pourtant de forme, puisqu’il s’applique désormais dans le contexte d’une « prolifération de crises mineures et indéfinies[58] » qui supposent l’existence d’un état d’exception[59] et de techniques d’interventions policières appropriées qui, conjuguées ensemble, détermineraient selon Hardt et Negri le droit impérial comme un droit foncièrement « procédural[60] ». Dès lors, plutôt que d’être d’une certain façon « subordonnée » au droit international et ainsi « légalisée » a priori[61], l’action violente de l’Empire deviendrait elle-même régulatrice et fonderait rétrospectivement la légitimité de son cadre fonctionnellement, c’est-à-dire au fur et à mesure que les procédures utilisées parviendraient effectivement à « créer et maintenir l’ordre » au sein de l’Empire[62].

III – État d’exception permanent et guerre civile généralisée

Si c’est fondamentalement l’usage de la force et sa capacité d’oppression et de destruction qui viennent donner sa légitimité post factum à l’Empire[63], peut-être ne faut-il pas se surprendre lorsque Hardt et Negri réfléchissent à la situation telle qu’elle se présente à la suite des événements de l’automne 2001 et à la rhétorique de la guerre qui en a découlé, dans les termes d’un état global de guerre civile généralisée « qui éroderait tellement la distinction entre guerre et paix que nous ne pourrions plus imaginer ou même espérer une paix réelle[64] ». En effet, non seulement l’utilisation de la force pour créer et maintenir l’ordre au sein de l’Empire n’équivaudrait pas nécessairement à « ramener la paix[65] », mais une telle utilisation tendrait bien au contraire à produire et à imposer les fondations d’un régime de biopouvoir original au sein duquel la guerre deviendrait précisément « la matrice générale pour toutes les relations de pouvoir et les techniques de domination, que cela implique un bain de sang ou non[66] ».

Ainsi le « faux-semblant de paix[67] » qui en résulte serait-il, en pratique, traversé par des « situations » de guerre civile qui, pour locales et spécifiques qu’elles puissent être, ne seraient cependant pas isolées les unes des autres mais se dérouleraient au contraire sur le terrain de l’Empire et « existeraient » donc au coeur d’une vaste constellation globale « qui les conditionneraient » et qu’elles « affecteraient en retour[68] ». En rupture avec la conception traditionnelle de la guerre conçue comme un conflit armé opposant des États souverains – qui demeuraient les seuls détenteurs du monopole de la violence légitime – et faisant de telles montées aux extrêmes une continuation de la politique d’État par d’autres moyens[69], cette guerre civile généralisée n’acquérait sa véritable signification ontologique, insistent Hardt et Negri, que dans le cadre original du régime de biopouvoir ouvert par l’Empire[70].

Prenant la forme d’un état d’exception qui devient permanent – c’est-à-dire d’une conjoncture formée ici à l’intersection entre les circonstances « exceptionnelles » dans lesquelles nous auraient plongé les attentats du 11 septembre 2001 d’un côté et, de l’autre côté, l’« exceptionnelle » asymétrie du potentiel de puissance des États-Unis qui place cet État dans une catégorie à part – ce régime de biopouvoir ou de commandement impérial contribuerait à suspendre indéfiniment le droit international et à « substituer » l’idée de guerre juste aux limitations que la modernité politique avait tenté d’imposer à la violence étatique. Or, insistent Hardt et Negri, une guerre qui ne vise finalement qu’à créer et maintenir l’ordre au sein de l’Empire « ne peut avoir de fin[71] ». Constamment « renouvelé » et « recréé » par l’expansivité de l’ordre impérial qu’aucune frontière ne viendrait plus limiter, ce régime de biopouvoir guerrier acquiert ainsi un caractère absolu, sinon même « proprement ontologique », qui soumet l’ensemble de la vie sociale « à sa loi[72] » et finit en conséquence par vider la paix de son sens.

C’est le sens qu’il conviendrait de donner, selon les auteurs, au passage entre le paradigme de la défense nationale et le paradigme de la sécurité qui transformerait les rapports entre guerre et politique et subordonnerait cette dernière à « l’utilisation constante et coordonnée de la violence … visant la promotion et la régulation de la vie sociale[73]. Ainsi, alors que la guerre apparaît de plus en plus nettement comme le fondement ultime de l’organisation politique de l’Empire, la seule véritable distinction qui semble désormais pertinente du point de vue de la politique impériale est celle opposant deux types de violence : celle préservant l’ordre global et celle menaçant cet ordre[74]. Dans ces circonstances, la violence du plus fort se trouvera légitimée a posteriori alors même que celle du plus faible, qui est de plus en plus fréquemment associée à la violence terroriste, se verrait a priori condamnée[75]. En somme, écrivent Hardt et Negri, l’on ne pourrait tout simplement plus se « soustraire » à cet état de guerre pour lequel il ne semble d’ailleurs pas « y avoir de fin en vue[76] ».

Dans ces circonstances, l’objectif poursuivi par les soldats de l’Empire ne consisterait plus uniquement à « tuer », mais également à « dicter » aux populations conquises les nouvelles « normes culturelles, juridiques, politiques et sécuritaires[77] ». Ainsi la « domination tous azimuts » que vise l’Empire contre un « ennemi » qui ne se présente plus sous la forme d’un État souverain mais sous la forme de réseaux[78], imposerait-elle cette logique de réseaux « à toutes les facettes du pouvoir[79] » ; laquelle logique – la seule à même de créer et de maintenir l’ordre – participerait bien plus d’une forme de biopouvoir ou d’une organisation du pouvoir impérial sur les corps ainsi que sur les populations que d’un choc armé s’offrant comme la poursuite d’une quelconque politique[80]. Inspirée par les développements technologiques et stratégiques associés à la révolution dans les affaires militaires, la guerre impériale gagne en autonomie et devient tout à la fois « virtuelle » et « désincarnée », du moins du point de vue de l’Empire et de ses dirigeants militaires, avec comme conséquence qu’alors même que les destructions, les horreurs et les souffrances provoquées par la guerre deviennent moins visibles, ce sont précisément les « aiguillons qui permettraient d’y mettre un terme » qui disparaissent[81].

À cet égard, le symptôme le plus « puissant » de l’apparition de l’Empire[82] et le plus « suggestif » de l’apparente « capacité constituante[83] » de la guerre impériale serait relatif à la transformation du cadre juridique interétatique qui, jusqu’alors, encadrait et régulait l’usage de la violence sous la double forme d’un jus ad bellum et d’un jus in bello. En quelques années seulement, soit entre la première guerre du Golfe et l’intervention militaire de l’otan au Kosovo en 1999, la légitimation de l’utilisation de la force et de la violence s’est écartée des règles du droit international énoncées par la Charte des Nations Unies et s’est faite à partir d’impératifs moraux dont les droits de l’homme représentent sans doute l’exemple le plus significatif. Pour Hardt et Negri, l’introduction de ces impératifs moraux – qui ne sont pas sans rappeler l’évocation des arguments religieux dans le contexte des guerres prémodernes – permettrait à l’Empire d’« universaliser la guerre au-delà de tout intérêt particulier en direction de l’intérêt de l’humanité toute entière[84] » et, au nom de cette humanité formant une « totalité organique » que menaceraient des ennemis tout à la fois « banalisés » et « absolutisés[85] », de justifier le « maintien en l’état de l’ordre global[86] ».

Ainsi, s’offrant comme un « universel concret » plutôt que comme « une médiation locale de l’universel[87] », l’Empire donne-t-il à espérer le vieux « désir » de totalité entretenu par l’humanité qui se verrait elle-même dans ce « territoire sans limite[88] ». Mais, malgré cet idéal d’une paix qui réconcilierait enfin le droit et l’éthique au sein de l’ordre impérial, la pratique expansive de l’Empire demeure, quant à elle, plus que jamais « baignée dans les larmes et le sang[89] ». C’est que, avouent subrepticement Hardt et Negri, concernant le contenu de cet ordre et la définition des notions de paix, de droit et de justice, « la problématique de l’Empire reste complètement ouverte[90] » alors même que la politique étrangère apparemment « régressive[91] » que conduisent aujourd’hui les États-Unis dans le contexte de la guerre contre le terrorisme « éclipserait et affaiblirait la tradition républicaine qui traverse de part en part l’histoire de cette nation[92] ». Aveu qui nous ramène, par des chemins détournés, directement à la question de départ consistant à déterminer la nature de cet ordre impérial et à apprécier la place qu’y occupent les États-Unis.

IV – Conclusion

Mais au-delà de cette question qui reste vraisemblablement ouverte elle aussi, l’intérêt de l’interprétation que donnent Hardt et Negri de l’ordre mondial contemporain tient pour une part importante aux interrogations politiques qu’elle permet de soulever concernant par exemple les rapports entre souveraineté et autorité, pouvoir et domination, capitalisme et colonialisme, normalité et exception et qui sont aujourd’hui l’objet de nombreux débats au sein mais également hors de la discipline des relations internationales. Si l’on peut être en désaccord avec Hardt et Negri quant à la question de savoir si une nouvelle forme de souveraineté – et laquelle au juste – est effectivement en train d’émerger sur les cendres de la conception plus traditionnelle qui avait jusqu’ici dominé l’étude des relations internationales, il n’en demeure pas moins que la question elle-même demeure d’une importance cruciale. Rares sont à cet égard les travaux qui ont poussé aussi loin en direction d’une philosophie politique impériale[93].

Plus spécifiquement, l’intérêt d’une telle interprétation tient peut-être surtout à la représentation en termes de biopouvoir que Hardt et Negri donnent de l’ordre impérial. Il y a en effet ici une lecture critique des rapports étroits que le libéralisme entretient avec la guerre dans le monde moderne ainsi qu’au seuil de « cette fin de l’histoire » dominée par l’autorité du capital et de l’État qu’annonce l’Empire[94]. Le paradoxe, clairement mis en lumière ici, est celui « d’un idéal de paix dont la poursuite culmine dans l’exacerbation de son contraire, soit dans la guerre[95] ». La paix par le droit caractéristique de la tradition libérale dans le domaine des relations internationales se transforme ici en une paix que seule une guerre sans fin nous permettrait de conserver à l’horizon. Biopolitiquement, c’est la fonction de la guerre dans la constitution de l’ordre politique libéral qui acquiert ici un statut spécifique et permet d’élargir notre compréhension des rapports entre souveraineté et autorité, pouvoir et domination, capitalisme et colonialisme, normalité et exception évoqués plus haut.