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Le terme sensible est un terme polysémique prêtant à confusion ; il revêt au moins cinq significations.
François Laplantine, Le social et le sensible : introduction à une anthropologie modale
Une signification médiatique presque toujours mobilisée pour désigner les « quartiers sensibles » et les « jeunes des banlieues ». Nous ne retiendrons évidemment pas cette connotation stigmatisante.
Pour signifier attention, écoute, attitude d’hospitalité comme dans l’expression « être sensible à ».
Le franchissement d’une graduation, comme lorsque l’on parle d’un changement sensible (par exemple de température).
La fragilité ou la vulnérabilité : une « personne sensible ».
Le terme enfin est utilisé pour désigner la vie des sensations : les relations que nous entretenons avec les trois familles de sons (la voix, les bruits et la musique qui est du son organisé), avec les odeurs, les goûts, les perceptions visuelles et tactiles. C’est ce dernier sens que nous retenons.
Ce numéro explore le concept novateur de culture sensible qui émane du croisement des études récentes sur la culture matérielle et de l’analyse anthropologique et historique des sens. Ledit concept permet de souligner l’importance d’accéder au cadre matériel de la perception sensorielle du monde qui nous entoure. Il démontre aussi la nécessité d’accéder aux sens qui prennent forme à travers le monde des objets, si ce n’est à la sensualité des objets eux-mêmes.
Le virage matériel
S’il est difficile de dater les origines du virage matériel en sciences sociales, on en trouve néanmoins le germe dans les travaux de Douglas (Douglas et Isherwood 1979), de Bourdieu (1972, 1979) et de Kopytoff (1986) en anthropologie, en sociologie et en archéologie. L’analyse contemporaine de la culture matérielle se développe, quant à elle, de manière particulièrement marquée et accélérée au cours des années 1990, en Angleterre, au University College London (UCL), autour de chercheurs comme Daniel Miller, Michael Rowlands, Christopher Tilley, Barbara Bender, Susanne Küchler, Christopher Pinney et Victor Buchli. Les travaux effectués à l’UCL tentent de rendre compte des manières dont les phénomènes sociaux s’extériorisent, se concrétisent et acquièrent une place significative. Ils s’appuient sur l’idée que, si le monde du social est construit, s’il est investi de valeurs et s’il est hiérarchisé, il en va de même de celui des objets. À cet égard, les travaux de Miller (1987, 1995 a et b, 1998 a et b, 2005) tentent de mettre à jour les cadres culturels, philosophiques et normatifs qui structurent l’organisation des artefacts, des objets techniques, singuliers ou inaliénables, mais aussi des objets moins reconnus que sont les marchandises sérielles et anonymes. Les travaux de Miller tentent également et surtout de comprendre en quoi cet univers matériel participe à l’organisation du social. Autrement dit, pour Miller (1998b), si les individus fabriquent des objets, ils en sont aussi, eux-mêmes, les produits.
Il faut dire que si, jusqu’à la fin du dix-neuvième siècle, l’analyse de la culture matérielle a joui d’une certaine popularité en anthropologie, cette culture matérielle a largement été ignorée, si ce n’est rejetée, au cours du vingtième siècle (Buchli 2002). Le renouveau des études sur la culture matérielle réintroduit les objets au coeur de l’analyse des phénomènes sociaux et culturels en tentant de dépasser une vision statique de ces derniers, une vision des objets considérés comme des surfaces inertes, des miroirs des relations sociales ou des fossiles qu’il s’agirait d’excaver pour accéder au social. Les objets sont plutôt analysés sous l’angle ethnographique (Tilley 2001) alors que la matérialité est abordée comme un processus. Avec le lancement du Journal of Material Culture en 1996 à l’UCL, la recherche en culture matérielle se dote d’une tribune transdisciplinaire et acquiert une certaine légitimité sans toutefois perdre – c’est du moins le souci des éditeurs (Miller et Tilley 1996) – son caractère indiscipliné. D’autres contributions méritent aussi d’être soulignées, par exemple celle de Tim Dant (1999) en sociologie, celle de Sophie Chevalier et Martine Segalen (1996), ainsi que de Jean-Pierre Warnier (1999) en ethnologie ou encore celle de Bruno Latour (1999) en sociologie des sciences. L’intérêt pour la culture matérielle s’observe jusqu’en géographie, dans les travaux d’Edward Soja (1989) notamment, de même qu’en philosophie, dans ceux qu’a menés Judith Butler (1993) sur le corps.
La nécessité d’accéder aux multiples dimensions sensorielles des objets, de l’architecture, des paysages, s’affirme comme l’un des thèmes centraux de l’étude contemporaine de la culture matérielle et de la théorie de l’objectification. Ce virage sensoriel au sein des études sur la culture matérielle s’observe, notamment, dans les diverses recherches se référant au sensible qui sont conduites par les auteurs du Material Culture Reader dirigé par Buchli (2002). Dans « Contested Landscapes », Barbara Bender écrit ainsi que : « […] les paysages [landscapes] ne sont pas que des objets de contemplation, ils sont aussi des contextes intimes de rencontres et d’interactions. Ils ne sont pas uniquement vus, ils sont aussi vécus à travers tous les sens » (2002 : 136). Dans « Trench Art », Nicolas Saunders aborde quant à lui l’expérience sensorielle intense de la guerre, ainsi que la capacité qu’ont les objets matériels – comme les ogives d’obus et les douilles de munitions transformées en objets d’art – d’agir comme « médiateurs entre le monde cognitif et l’environnement physique » (Saunders 2002 : 181). Dans « Visual Culture », Chris Pinney avance, lui, que le champ de la culture visuelle (tel qu’on le comprend aujourd’hui) « se doit de faire place à une plus grande implication, une incorporation […] qui reconnaisse la nature unifiée du sensorium humain » (Pinney 2002 : 84-85). Chris Tilley dédie pour sa part un chapitre à l’analyse des symboliques sociales et sensorielles du canoë wala. Les Walas, habitants du Vanuatu, ont traditionnellement attribué différentes propriétés sensorielles à leurs embarcations. Ils ont investi, inscrit, incorporé ces propriétés sensorielles à leurs canoës en y sculptant des organes comme des oreilles, des bouches, ainsi que des moustaches, et en dotant la poupe et la proue de ces embarcations d’organes féminins ou masculins. Pour Tilley, « [le] pouvoir de [cette] imagerie réside dans ses références aux qualités tactiles et sensuelles ainsi que dans ses références au corps humain » (Tilley 2002 : 25).
Les implications de ces recherches stimulantes relatives au sensoriel sont nombreuses. La culture matérielle donne forme et rend signifiantes – au sens où elle leur procure une existence concrète – les relations sociales et les représentations cosmologiques. Elle permet l’expression particulière de relations sensorielles. Ainsi, on peut dire du canoë wala qu’il incorpore et condense un ordre social tout autant qu’un ordre sensoriel, mais surtout, que ces ordres sociosensoriels nous renvoient à la culture wala. Ces canoës sont doués de sensations, au même titre qu’ils rendent sensibles les idées cardinales de la société wala. La perspective de l’étude contemporaine de la culture matérielle qui s’affirme ici et qui caractérise le groupe de l’UCL est représentée dans ce numéro par les contributions de Susanne Küchler, de Phil Jackson et de Jean-Sébastien Marcoux — ces deux derniers étant de récents diplômés de l’UCL.
Le virage sensoriel
Si les études contemporaines sur la culture matérielle se caractérisent par une orientation sensorielle de plus en plus marquée, on observe que les études les plus récentes sur la culture sensorielle accordent quant à elles une plus grande attention à la matérialité. Mais avant d’aller plus loin sur ce point, il convient de faire quelques remarques à propos du développement de ce champ d’études en histoire et en anthropologie des sens.
L’étude des sens a suivi un cycle de déclin et de redécouverte qui n’est pas sans rappeler celui du champ de la culture matérielle. Comme Nélia Dias (2004) le démontre, « la mesure des sens » était une préoccupation majeure de l’anthropologie française et britannique à la fin du dix-neuvième siècle, avant de tomber en désuétude[2]. Au cours des années 1990, le champ des études sensorielles connaît néanmoins une renaissance, cette fois, avec un intérêt plus prononcé pour les significations des sens. Le principe central de cette nouvelle anthropologie sensorielle était d’ailleurs énoncé pour la première fois dans les pages mêmes de cette revue et ce, en ces termes : « C’est par une combinaison des cinq sens que les êtres humains perçoivent le monde, mais le mode de combinaison est loin d’être constant. Les cinq sens reçoivent différentes accentuations et significations dans différentes sociétés » (Howes 1990 : 115). Constance Classen ajoutera quelques précisions à cette nouvelle optique dans son article intitulé « Fondations for an Anthropology of the Senses » :
Lorsqu’on examine les significations associées aux diverses sensations et facultés sensorielles de différentes cultures, on découvre une multitude de puissants symboles sensoriels. La vue peut être liée à la raison ou à la sorcellerie, le goût peut servir de métaphore à la discrimination esthétique ou à l’expérience sexuelle, l’odorat peut renvoyer à la sainteté ou au péché, au pouvoir politique ou à la marginalisation. Ensemble, ces significations et valeurs sensorielles forment le modèle sensoriel selon lequel les membres d’une même société « donnent un sens » au monde, ou traduisent les perceptions et concepts sensoriels en une « vision du monde » particulière. Le modèle adopté soulève vraisemblablement des contestations au sein d’une société. Des personnes ou des groupes ne s’entendent pas toujours sur certaines valeurs sensorielles. Malgré tout, ce modèle sert de paradigme fondamental à la perception. C’est un modèle que les gens adoptent ou auquel ils résistent.
Classen 1997 : 402
Le champ des études sensorielles s’est développé de manière exponentielle depuis 1990 pour produire une panoplie de construits théoriques novateurs tels que le concept de « l’ordre sensoriel » (Classen 1993), de « la faculté mimétique » (Taussig 1993), de la « perception comme culture matérielle » (Serematakis 1994), de « l’apprentissage sensoriel » (Stoller 1997), de « la mémoire sensorielle » (Sutton 2001), des « pratiques corporelles de connaissance » (Geurts 2002), des « modes d’interconnections humaines » (Finnegan 2002), des « biographies sensorielles » (Desjarlais 2003), de « l’anthropologie modale » (Laplantine 2005), de « la maison sensorielle » (Pink 2004), de « l’urbanisme sensoriel » (Zardini 2005), et de « la conjugaison des sens » – cette dernière étant le thème de la contribution de David Le Breton dans ce numéro ainsi que le sujet de son dernier ouvrage (2006).
Le virage matériel au sein des études sensorielles est illustré par les travaux récents du Concordia Sensoria Research Team (CONSERT). Cette équipe de recherche – qui compte notamment comme membres fondateurs Anthony Synnott, Constance Classen, David Howes et Jim Drobnick, entre autres, ainsi que des membres plus récents comme Laurier Lacroix, Muriel Clair, Gedis Lankauskas et l’agent double Jean-Sébastien Marcoux – organisait en février 2005 une conférence internationale à l’Université Concordia intitulée « Sensory Collections and Display »[3]. Les communications présentées lors de cette conférence incluent celles de Howes sur la logique sensorielle de la présentation des marchandises au sein du capitalisme avancé (ou le marketing multisensoriel), de Classen sur les dimensions tactiles de l’artisanat féminin du dix-huitième siècle et de Drobnick sur l’importance grandissante des dimensions sensorielles de la présentation muséale. Ces communications ont été élaborées et publiées dans divers ouvrages de la collection Sensory Formations publiée chez Berg (Howes 2004 ; Classen 2005 ; Drobnick 2006) alors que d’autres communications – notamment celles de Lacroix, de Clair et de Lankauskas – sont développées et publiées ici.
D’autres contributions déterminantes dans le champ des études sensorielles (qui portent aussi sur l’analyse des multiples propriétés et significations sensorielles des objets et des espaces) incluent celles qui furent présentées à l’occasion du Wenner-Gren Symposium en 2003 sur le thème de « Engaging All the Senses : Colonialism, Processes of Perception, and Material Objects » publié sous le titre de Sensible Objects (Edwards, Gosden et Phillips 2006) ainsi que l’exposition Sensations urbaines organisée par le Centre Canadien de l’Architecture en 2005-2006 accompagnée d’un catalogue dirigé par l’architecte Mirko Zardini (2005). Ce virage sensoriel au sein de l’architecture et de l’urbanisme – théorisé par Zardini – est l’un des nombreux signaux de la « révolution sensorielle » dans le domaine des arts et celui des sciences humaines qui transpire au cours des dernières années. De plus en plus de disciplines, de l’histoire à la géographie, se tournent en effet vers les sens comme objet d’étude (voir Howes 2004). Comme le disent Bull, Gilroy, Howes et Kahn dans l’introduction de la nouvelle revue The Senses & Society, qui se consacre essentiellement à l’étude de la vie sociale des sens :
Cette « révolution » a mis à jour la multiplicité éclatante de différentes formations sensorielles à travers l’histoire et au sein de différentes cultures. Le sensorium (c’est-à-dire « l’appareil perceptuel total ») est une construction sociale et culturelle en constante évolution. Le champ perceptuel est culturel et politique, et non pas simplement (comme l’affirment de nombreux psychologues et neurobiologistes) une question de cognition ou quelque mécanisme neurologique relevant du sujet individuel.
Bull, Gilroy, Howes et Kahn 2006 : 5
Matérialité et sensorialité
Les participants à ce numéro sur la culture sensible proviennent des disciplines de l’anthropologie et de l’histoire de l’art ainsi que des études touristiques. En utilisant l’analyse historique, l’ethnographie au sens traditionnel, mais aussi de nouvelles méthodes comme la « mémographie sensorielle » (Lankauskas), nos contributeurs ont en commun d’explorer la complexité des connexions entre les sens, la culture matérielle et les espaces (lieux, frontières, paysages et landscapes) qui contiennent et produisent des sensoriums différents.
Lacroix nous emmène au coeur d’un espace de création : l’atelier de l’artiste. La porosité de l’atelier, les conditions matérielles comme son odeur et son éclairage font de ce lieu un espace particulièrement propice à l’échange et à la compréhension de certaines oeuvres et de la démarche de certains artistes. C’est toutefois dans la transformation de cet atelier en objet de conservation que d’autres dimensions (l’atmosphère, par exemple) s’affirment comme possédant une importance certaine, une texture, voire une matérialité. À ce titre, Lacroix expose certaines des dimensions sensibles de l’atelier, et du lieu en général, offrant ainsi un regard novateur sur la phénoménologie de l’espace.
Lankauskas analyse pour sa part la relation entre les sens et la mémoire collective. Il explore de manière ethnographique les constructions du passé à partir de la vue et du goût dans le contexte particulier de parcs historiques comme le Grutas Park en Lituanie. Ce parc regroupe et présente au public les statues des leaders déchus du parti communiste ainsi que d’autres souvenirs de l’ère soviétique. Son chapitre explore en effet le rôle du sensorium dans les pratiques d’évocation et de commémoration. Il traite des transitions d’un système politicoéconomique (le socialisme) à un autre (le capitalisme) et des transformations du sensorium qui y sont inhérentes. À cet égard, il rejoint Clair qui, dans une analyse historique, explore aussi les différences entre les sensoriums, cette fois, des peuples amérindiens et des jésuites, durant la colonisation de la Nouvelle-France. Clair propose en fait une analyse historique fine et méticuleuse d’objets polysensoriels comme les wampums offerts en guise de présents dans les échanges diplomatiques entre les peuples autochtones et les Européens à la fin du dix-septième siècle. Ces objets lumineux que sont les wampums apparaissent comme symboliquement – si ce n’est sensoriellement – chargés. Ils nous précipitent au coeur des échanges entre univers sensoriels différents, et nous ramènent à la question de l’échange interculturel ou intersensoriel.
Dans un autre contexte, Jackson nous introduit à la culture du clubbing de Londres. Son ethnographie met à jour l’intensité des relations sensorielles et sensuelles qui prennent forme à travers cet univers parallèle. L’analyse de Jackson nous ramène au coeur de l’expérience charnelle du clubbing, en tentant de faire ressortir l’importance du savoir sensoriel mobilisé en pratique à cette occasion. Non seulement le contexte du clubbing apparaît comme favorable à l’émergence d’une certaine sensibilité, mais il ressort en fait comme un lieu d’expérimentation et d’apprentissage d’engagements personnels pouvant être étendus au-delà de ce contexte et pouvant aider à donner sens au monde urbain d’une ville comme Londres. Corrion et Marcoux explorent quant à eux les conditions de la production d’un type particulier de marchandise, le massage, et des expériences sensorielles auxquelles donne accès une large variété de massages. Leur étude fait ressortir la marchandisation d’un sens comme le toucher au faîte de l’économie expérientielle. Il en ressort que les sens sont non seulement instrumentalisés, mais qu’ils sont aussi, en eux-mêmes, marchandisés. C’est donc à l’étude d’un tout autre objet – ou d’une sensibilité toute matérielle – que Corrion et Marcoux nous convient. Notons enfin la note de recherche de Küchler qui, dans la tradition de l’UCL, traite de la matérialité d’une classe particulière d’objets : les fibres intelligentes. Son étude pose le problème de l’agency, si ce n’est de la pensée créative investie dans de tels produits pensés pour agir – s’adapter aux pressions, aux changements de température, à l’émission d’odeurs. Cette contribution de Küchler pose enfin la question de la construction de la valeur. À la lumière des avancées technologiques promises par cette nouvelle classe de matériaux intelligents, il est en effet permis de revoir la primauté des paradigmes de l’échange et de la consommation.
Si Clair explore les conflits entre le registre culturel des expériences sensorielles des peuples autochtones et des jésuites, Lankauskas, lui, mène une réflexion sur les risques de penser la transition de manière trop linéaire entre un sensorium imprégné de politique et de mémoire socialiste et un sensorium occidental capitaliste. Jackson reprend la réflexion sur le sensorium, mais sous un autre angle. Il l’aborde comme un espace, un paysage – un landscape pour reprendre l’expression anglaise – dans lequel s’orientent et se définissent les individus. Son étude explore l’intensité des expériences sensorielles, sensuelles et sexuelles du clubbing, levant ainsi le voile sur la dimension peut-être plus contestée, du moins osée, de la culture sensible. À l’inverse, Corrion et Marcoux se penchent sur la variété d’expériences sensorielles qui empruntent à la sensualité et qui se déploie de manière constamment renouvelée à travers l’offre du marché. Ils insistent surtout sur la nécessité d’explorer la relation entre ce marché et le sensorium. Küchler pousse quant à elle cette réflexion sur le sensorium dans une direction originale, audacieuse : celle de l’incorporation d’un sensorium au sein des objets. Les « super tissus » et les textiles extrêmes développés dans le secteur industriel apparaissent ici comme dotés d’une matérialité synesthétique en ce sens qu’ils incorporent ni plus ni moins des fonctions sensorielles.
Notre souci est de présenter la culture sensible sous différents angles. C’est de réunir des travaux et des auteurs qui travaillent à travers différentes disciplines, différents champs, souvent depuis longtemps, sur les sens et les objets. Les travaux de Le Breton méritent d’être soulignés ici en raison de la place qu’ils accordent au caractère multimodal des expériences sensorielles et à l’étude des imbrications mutuelles des sens, par opposition à une étude des sens qui tendrait plutôt à les isoler et à les traiter séparément. Dans son essai, Le Breton parle du corps et de la perception. Son analyse s’alimente aux travaux de philosophes comme Diderot, Simmel et Merleau-Ponty, mais elle va plus loin. Elle pose les jalons d’une anthropologie sensible qui ouvre la voie à de nouvelles manières de penser. Pour cet auteur, sentir le monde est une autre manière de le penser. La perception est d’ailleurs « une prise de possession symbolique du monde ».
Deux autres notes de recherche complètent cet ensemble de textes. Dans son intervention, Jean-Pierre Lemasson propose d’explorer une ville en utilisant non pas la carte des rues, mais celle des mets et des odeurs qui prend forme à travers le temps (histoire). En cela, il s’attaque non seulement à la difficulté de représenter le goût, il explore aussi les manières de le spatialiser, ainsi que celles dont il imprègne la construction de l’espace. Enfin, Mélissa Gauthier s’intéresse à un type particulier de marchandise, le vêtement usagé. Elle le fait surtout dans le respect d’une tradition d’analyse de la culture matérielle commencée par Appadurai (1986), laquelle considère la marchandise comme un processus. Elle s’en distingue toutefois en consacrant au coeur de son analyse les dimensions tactiles, olfactives et sensorielles de ces marchandises ainsi que les compétences sensorielles des entrepreneurs entre les mains desquels ces objets circulent. Ainsi, ces marchandises se matérialisent à travers un large éventail d’odeurs et de textures, démontrant la complexité de la construction de la valeur d’un objet.
La vue et le goût du socialisme, la sensualité du toucher à la carte, l’intensité de l’expérience de clubbing et la luminosité des objets de troc sont autant de sens et de sensations analysés. Les drogues, les mets à la saveur du régime soviétique, les wampums amérindiens et les tissus intelligents sont autant d’objets décortiqués. Les clubs, les parcs historiques, les salons de massage, les frontières nationales et les ateliers d’artistes sont les lieux où se jouent des relations sociales et sensorielles. Ce sont en fait les lieux où prend forme la culture sensible. Cet ensemble de textes tente ainsi de saisir l’idée de la société comme un phénomène sensible.
Parties annexes
Notes
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[1]
Les éditeurs souhaitent remercier les personnes qui ont contribué à la production de ce numéro spécial. Tout d’abord, nous tenons à remercier les auteurs des articles qui sont publiés ici. Nous aimerions ensuite souligner le travail de Catherine Broué, Hélène Buzelin et Monika Haim qui ont assumé la traduction des textes écrits à l’origine en anglais. Nous voudrions aussi mettre l’accent sur la contribution des personnes qui ont accepté de rédiger un compte rendu des ouvrages importants du champ de la culture sensible, à savoir Diane Bisson, Florence Vinit et Olivier Wathelet. D’autre part, nous désirons remercier Chris Rowat pour l’illustration de la couverture, ainsi que Mirko Zardini, Directeur du Centre Canadien d’Architecture, pour nous avoir permis d’utiliser cette illustration. Un tel projet n’aurait toutefois pas été possible sans le soutien et les conseils judicieux de Francine Saillant et de Pauline Curien. Nous tenons à leur exprimer toute notre reconnaissance.
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[2]
Pour une analyse approfondie des raisons du déclin de l’étude des sens dans l’anthropologie française et britannique après 1900, voir Dias (2002), Synnott et Howes (1992) et Howes (2003, chapitre 1). La résurgence des sens dans les années 1990 est en partie une réaction à leur effacement dans les années 1970 à cause du virage « textuel » selon lequel la culture peut être considérée « comme un texte » (voir Geertz 1973). Le virage textuel se poursuit au cours des années 1980, alors que la thèse selon laquelle l’ethnographie correspondrait à un « processus de textualisation » s’installe en force (voir Clifford et Marcus 1986). Le nadir fut atteint en 1986 quand Steven Tyler, dans sa contribution à Writing Culture, ira jusqu’à proclamer que : « la perception n’a rien à voir avec ça » – le « ça » étant l’ethnographie (Tyler 1986 : 137). Même s’il est étymologiquement fondé de soutenir que l’ethnographie est liée à l’écriture, il n’est pas approprié, sur le plan épistémologique, de réduire le projet anthropologique à un exercice de « construction textuelle ».
La protestation contre cet effacement des sens et de la perception, exprimée très fermement dans les pages d’Anthropologie et Sociétés (voir Howes 1990a ; voir aussi Howes et Classen 1991 ; Howes 2004), a trouvé peu à peu des relais. À titre d’exemple, si, pendant un certain temps, il a été possible de considérer la culture de consommation comme un langage, tel que Baudrillard le fait dans Lesystème des objets (1968) et Lasociété de consommation (1970), plusieurs voix s’élèvent aujourd’hui pour nous mettre en garde contre une adéquation aussi simpliste entre le système langagier et la matérialité, en raison du caractère désordonné et déstructuré de la consommation (Miller 1998, cité par Blum 2002). Les spécialistes de la culture matérielle soulignent de plus en plus qu’il y a du hors texte! Chris Tilley (2002 : 23-24) écrit ainsi : « un design n’est pas un mot, pas plus qu’une maison n’est qu’un texte : les mots et les choses, les discours et les pratiques concrètes sont fondamentalement différents » (voir aussi Pinney 2002 ; Stahl 2002). C’est pour reconnaître cette éclipse de la raison textuelle et la remise en question de la notion de culture « comme texte » que nous avons choisi l’expression « Sensing Culture » comme équivalent en anglais du titre français de ce numéro (« La culture sensible » ne peut pas vraiment être traduit en anglais, de toute façon).
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[3]
Le congrès « Sensory Collections and Display » représente l’aboutissement du projet de recherche sur « Les vies sensorielles des choses » (2002-2005), subventionné par le Conseil de la Recherche et des Sciences Humaines du Canada (CRSH) et dirigé par Howes. Pour obtenir plus de détails au sujet de ce congrès, ou pour en savoir plus sur les activités du groupe CONSERT, consulter http://alcor.concordia.ca/~senses.
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