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Ça n’est pas le sorcier qui enseigne à l’université[1].

Il faut lire Madeleine Gagnon en écrivain·e.

Cette expression, « lire en écrivain·es », je la répète souvent dans mon enseignement de la création littéraire à l’université. Elle ne veut peut-être pas dire grand-chose, cette phrase, elle ne renvoie peut-être pas à une méthodologie instituée, mais en l’utilisant, j’invite les étudiant·es à ne pas considérer les oeuvres au programme comme de simples « objets d’étude », des documents qui témoigneraient d’un mouvement littéraire, d’un contexte historique ou qui se prêteraient bien à telle démonstration théorique. Ce faisant, on s’imagine qu’il est possible de se replacer au moment de l’écriture des textes, à l’instant de leur apparition sur la page. On essaie de se rappeler que les livres qui se trouvent sous nos yeux, même les « classiques », sont des possibilités réalisées qui laissent dans l’ombre un vaste ensemble de possibles, qui, eux, n’ont pas eu lieu : d’autres idées, d’autres tonalités, d’autres courbes narratives, d’autres personnages, des points de vue rayés de la page, des brouillons, des fantasmes, des désirs et des insatisfactions aussi.

En « lisant en écrivain·es », on apprend des textes autrement. On se sent moins écrasé·es par les prouesses stylistiques de Henry James ou de Joan Didion – c’est palpable dans l’atmosphère de la classe. L’écriture est une technique. On se rappelle une chose très banale, mais étonnamment libératrice : avant l’écriture de telle phrase sublime de Vers le phare, il a existé un moment où Virginia Woolf ne l’avait pas encore écrite. On cherche mot à mot comment elle a pu faire pour passer du vide au plein, de l’absence à la présence, tout en remarquant ce qu’elle conserve de ce vide, de cette absence dans la phrase écrite[2]. On se demande pourquoi elle commence par tel verbe, comment le chapitre fonctionne, comment il se construit, sur quel réseau d’images. On parle des textes au présent, comme s’ils s’écrivaient sous nos yeux. Et si on veut écrire comme Julio Cortázar ou comme Nathalie Léger, on leur emprunte une manière de faire, un élément de style. On refait en rêve le parcours qui les a menés à écrire ceci et à l’écrire comme cela.

Je me plais à croire qu’en « lisant en écrivain·es », on protège mieux l’étincelle nécessaire à la création. La flamme allumée dans l’enfance, celle qui nous a tous et toutes poussé·es dans cette classe, reste plus vive, un peu moins lointaine que dans les cours strictement théoriques dont nous sommes aussi friand·es. Ici, « rêver prend une amplitude vraie[3] », l’analyse n’épuise pas le texte, ne le raisonne pas trop. Nous déployons les potentialités pliées dans les phrases pour amplifier leur liberté et la nôtre en retour.

« Ça n’est pas le sorcier qui enseigne à l’université[4]. » Madeleine Gagnon ne se contente pas de le constater : elle le déplore, le regrette. Mais qu’entend-elle par sorcellerie ? Elle reprend à son compte la définition (parcellaire) de l’ethnologue Jeanne Favret-Saada : « De la sorcellerie, on savait seulement que c’était inconnaissable[5]. » Les textes de Madeleine Gagnon sur l’écriture formant le corpus de cet article, qu’ils soient autobiographiques (Depuis toujours, Mémoires d’enfance), essayistiques (Toute écriture est amour, Donner ma langue au chant) ou fictifs (Lueur, Les cathédrales sauvages), ont cherché à donner forme et voix à cet inconnaissable. Son oeuvre théorique a proposé une lecture politique des phénomènes qui échappent au discours, à la connaissance, au « masculin » et aux différentes formes de domination (raciale, économique, sexuelle). L’inconnaissable sorcellerie n’atteint pourtant jamais la systématicité dans son oeuvre, Gagnon préférant employer un chapelet de synonymes plutôt que de donner des définitions stables de ce qu’elle cherche à nommer (sans le nommer). Les autres noms de la sorcellerie et de l’inconnaissable croisés dans ses livres sont le vide, le continent noir, l’indicible, l’illisible, l’insaisissable, l’impensé. Parfois, ils laissent place à des réseaux métaphoriques obsessifs (celui de l’ombre, du tatouage, de l’archéologie et de l’inscription dans la pierre).

Je ne voudrais pas parler de son oeuvre dans une revue savante sans prendre en considération ce que Gagnon dit de cet inconnaissable. L’essai théorique, lance-t‑elle au détour d’une phrase de son récit autobiographique Depuis toujours, est « considéré par Barthes comme à la fois masculin et castrateur d’écriture[6] ». Ce constat, on peut penser qu’elle le fait sien : ses essais et ses textes sur la création résistent à toute maîtrise, revendiquent l’absence de méthode, défendent une part d’opacité et se caractérisent par leur « refus systématique des codes rationalisants[7] ». Gagnon se positionne dans Depuis toujours à rebours de « l’empire des grilles » qui aurait conquis l’université de la fin des années 1970, « emport[ant] sur son passage bien des lectures à la fois incertaines, inquiètes, mais nécessaires ». Comme pour résister à cet impérialisme, elle raconte s’être alors formé « une île où [elle se] trouve encore, celle de la création littéraire » (D, 250). Elle se remémore en ces termes les résistances à l’enseignement de la création à l’université, domaine dont elle a été l’une des pionnières au Québec :

Quelques collègues, dont Noël Audet, et moi nous sommes battus pour qu’existe la possibilité d’enseigner ce qu’on a appelé, faute d’un meilleur terme, la création littéraire. Le verbe se battre n’est pas trop fort. Plusieurs professeurs étaient contre nous. Ils ne nous prenaient pas au sérieux. Certains, dont les collègues de l’Université de Montréal et de McGill, riaient hautement de nous. Nous étions des Don Quichotte franchissant les barrières des grilles d’analyse, défendant l’oeuvre littéraire […] tels des amants qui la chérissaient et voulaient la ramener sur nos sentiers d’exploration et de découvertes.

D, 250-251 ; l’auteure souligne

Gagnon se remémore les moqueries, la condescendance des autres professeur·es et la position difficile dans laquelle elle s’était trouvée, celle de devoir « prouver [leur] sérieux » aux yeux des détracteurs. Ce besoin de validation aurait mené au choix du mémoire bifide qu’on connaît aujourd’hui, comportant une oeuvre littéraire suivie d’une partie analytique ou critique, forme que certains étudiant·es trouvèrent dès l’origine « absurde, néfaste[8] » (D, 251).

N’est-ce pas encore d’inconnaissable, de sorcellerie qu’il est autrement question ici [9] ? La création littéraire, comme approche moquée, mineure, fait son entrée dans l’institution ; nous verrons bientôt l’importance dans les écrits de Gagnon de cette scène qui s’y rejoue. Qu’advient-il lorsqu’un « Autre » (subalterne, secondaire, dominé) s’installe dans l’espace « principal » dont il était jusqu’alors exclu ?

Dans le Rapport du comité d’orientation du Département d’études littéraires de l’UQAM qu’elle rédige en 1975[10], Gagnon argumente vigoureusement contre la distinction entre la recherche et la création. Elle s’étonne que le programme reprenne « à son compte l’ancienne dichotomie création/théorie, propre à la rhétorique aristotélicienne et à la tradition des “belles-lettres” », et avance que « l’exclusion, voire l’exclusivité serait sclérosante et stérilisante pour l’esprit critique comme pour le travail de “création” […], [l]es créateurs inspirés [étant] souvent qualifiés d’incultes par les [chercheurs] et refusant, pour cette raison, toute réflexion critique[11] ». D’un côté, le manque de crédibilité des gens en création les amène à se méfier de la réflexion critique ; de l’autre, le mépris des gens en recherche les empêche d’avoir un retour critique sur leur propre discipline. La stratégie de résistance que met de l’avant la professeure mérite qu’on s’y arrête. Pour défendre la place fragile de la création littéraire dans les universités, il ne suffirait pas d’argumenter au sujet de sa valeur commerciale ou intellectuelle, par exemple, il faudrait plutôt s’attaquer à la racine du problème, qu’elle situe dans le partage binaire entre critique et création, une opposition qui tablerait sur une « ancienne dichotomie » (la même qu’on retrouve entre passion et raison, intuition et intellect, réflexion et sensation, science et art). La critique de Gagnon supposait aussi – et c’est peut-être ce qui la rendait difficile à entendre pour ses collègues – un retour critique sur les formes dites savantes, sur la manière dont elles se construisent comme raisonnables, objectives, méthodiques (« phalliques », écrit-elle ailleurs[12]), en opposition avec l’impressionniste création littéraire. Elle poursuivra de manière fragmentaire cette évaluation des discours savants au sein de nombreux essais rassemblés dans Toute écriture est amour.

Parce que Madeleine Gagnon s’est battue pour que puisse exister dans les murs de l’université cet autre rapport à la littérature, parce que la création rencontre encore, bien qu’elle soit enseignée depuis près de cinquante ans au Québec, des résistances, des incompréhensions et du mépris, je crois qu’il importe de la lire en écrivain·e.

Je proposerai une interprétation de l’inconnaissable dans la pensée et l’oeuvre de Madeleine Gagnon en commentant d’abord la genèse de sa pensée théorique, en expliquant l’interprétation féministe qu’elle propose de cette notion avant de commenter sa dimension plus ouvertement sociale. Nous verrons à la fin de l’article que, même si Gagnon nous avertit quant aux périls de la lumière, son oeuvre se fait par moments conquérante en cherchant à éclairer de manière aveuglante le recoin sombre pourtant essentiel à l’écriture.

UN PONT SUR L’OCÉAN

L’oeuvre de Madeleine Gagnon ne cesse d’interroger la « venue à l’écriture ». Ses textes sur la création sont moins intéressés par les aspects concrets du métier que par les affects suscités par la pratique littéraire. Comme le montre Michèle Côté à partir d’une analyse du « roman archéologique » Lueur, des éclats sensoriels et sentimentaux reviennent comme des motifs et rejouent des scènes archaïques, appartenant à la biographie[13]. Dans une longue et tortueuse phrase de Mémoires d’enfance, Gagnon insiste elle-même sur l’importance de la répétition des souvenirs qui « reviennent d’un livre à l’autre » en parlant d’une

obsédante remémoration cherchant à chaque fois son heure claire comme si la raison définitive de son insistance […] pouvait un bon jour se donner toute limpide, comme si, par la répétition du même, un achèvement de sens pouvait fournir une clef pour l’avant et une autre, peut-être la même, pour l’après […] et puis l’on réalise que la fréquence de ce souvenir-là […] invente à chaque fois du neuf, persiste dans l’inédit malgré le même […] une autre fiction viendra la combler d’une autre vérité singulière […] qui la perdra de nouveau car la raison raisonnante n’est pas son fait[14].

Suivons les développements labyrinthiques de cette longue phrase. La répétition du souvenir serait motivée par un fantasme d’éclaircissement, de compréhension, de signification ; elle est d’abord décrite comme une « obsédante remémoration cherchant à chaque fois son heure claire comme si la raison définitive de son insistance […] pouvait un bon jour se donner toute limpide, comme si, par la répétition du même, un achèvement de sens pouvait fournir une clef pour l’avant et une autre, peut-être la même, pour l’après ». Ici la phrase bifurque, comme prise de doute. Elle se révise elle-même : « et puis l’on réalise que la fréquence de ce souvenir-là […] invente à chaque fois du neuf, persiste dans l’inédit malgré le même ». La première hypothèse sur le sens de la répétition des souvenirs, celle du fantasme de clarification, se décompose dans la syntaxe elle-même (par la répétition de l’adjectif « autre », l’utilisation de synonymes, de pronoms dont on perd le référent, par la complexité des incises). La possibilité d’un approfondissement se dissipe en cours d’écriture et « une autre fiction viendra la combler d’une autre vérité singulière […] qui la perdra de nouveau car la raison raisonnante n’est pas son fait ». L’architecture de la phrase aménage des paliers qui se désagrègent au fur et à mesure ; quand on croit avoir atteint un propos clair, une idée stable, l’« autre vérité singulière » s’impose et le « sens » du souvenir « persiste dans l’inédit ».

On le voit avec cette phrase de Mémoires d’enfance, l’écriture de Gagnon va vers ce qui échappe à l’expression, à la « raison raisonnante ». Le livre est formé, pour reprendre l’expression de Michèle Côté, par « les traces que le parcours dans l’indicible a laissées[15] ». L’oeuvre cherche en ce sens à nous « réconcili[er] pour la première fois avec l’obscurité du monde[16] ». Elle nous rappelle à l’« au-delà des mots, ou [à l’]en deçà[17] ». Mais si « le sens à produire […] relève de l’inédit et de l’irréductible[18] », quelles figures langagières, quelles métaphores sont employées pour évoquer, circonscrire, esquisser ce « continent noir » auquel l’écriture ne peut accoster ? Le style fleurit sur un paradoxe : saisir l’insaisissable, dire l’indicible.

Les expériences inaugurales sont paradoxalement multiples chez l’auteure. L’une de ces « première[s] fois » où elle « eu[t] le désir d’écrire » (D, 84) est racontée dans Depuis toujours : nous sommes en 1961, la jeune femme traverse l’Atlantique par bateau. Elle voyage pour la première fois vers l’Europe, où elle entamera bientôt une thèse sur Paul Claudel, soutenue en 1968[19]. Elle est encore empreinte des enseignements de Paul Ricoeur, rencontré lors d’un séjour d’enseignement à l’Université de Montréal, et d’un mémoire de maîtrise rédigé sous son influence, L’importance de l’imagination dans la théorie kantienne de la connaissance. Ce travail, remémoré cinquante ans plus tard, avançait « qu’il y a un pont (Ricoeur insistait sur ce mot, pont[20]) entre l’“entendement pur” et la “sensibilité pure”, et ce pont se nomme imagination transcendantale » (D, 70 ; l’auteure souligne). Gagnon n’explique pas davantage cette thèse philosophique dans son autobiographie, où les concepts kantiens sont utilisés dans leur sens le plus courant. Même dans son mémoire de maîtrise, un texte technique, essentiellement paraphrastique, citant longuement Kant, le concept demeure obscur[21]. Il « persiste dans l’inédit ». Sans développer sur la signification kantienne de l’« imagination transcendantale », l’auteure en fait pourtant le « socle de l’écriture prochaine des livres que je déchiffrerais en moi le temps venu », écrit-elle (D, 75). L’imagination transcendantale lui aurait fait « entrevo[ir] les fondations philosophiques » du métier d’écrivain·e, « ce pont ou ce passage […] étant le lien même de l’écriture : ses racines, sa raison d’être, ses finalités, son terreau pour les semences à venir » (D, 70). L’importance de la notion kantienne dans le parcours de l’auteure n’a d’égale que son imprécision. Je crois toutefois que cette opacité, ce flou est essentiel à la production littéraire. L’« imagination transcendantale » agit chez Gagnon comme un « fantasme d’écriture ».

Dans le séminaire La préparation du roman de Roland Barthes, les fantasmes d’écriture sont décrits comme un ensemble de scénarios, de sujets et de formes préalables à l’écriture qui traduisent « l’attitude, la pulsion, le désir […] d’écrire[22] ». Barthes insiste sur le flou nécessaire du fantasme qui, « pour fonctionner, pour se mettre en train vers le réel, […] doit rester à même une image grossière et codée[23] », et résister au métadiscours (le plan, l’intention) qui chercherait à l’expliquer en termes positifs. Parce qu’il est de l’ordre de l’insaisissable, le fantasme n’a pas pour fonction de s’écrire, mais de générer de l’écriture. Il y a pour Barthes un ratage inéluctable au geste créateur, la « protension » du fantasme vers « le point alternatif » de son passage à l’écrit ne pouvant jamais se réaliser : « ou bien le désir tombera (c’est ce qui arrive peut-être de mieux au fantasme), ou bien il rencontrera le réel d’écriture et ce qui s’écrira ne sera pas le Roman Fantasmé[24] ».

L’« imagination transcendantale » chez Gagnon fonctionne comme le fantasme pour Barthes, comme « les mots des autres » pour Zadie Smith, ces petites collections de citations que les écrivain·es amassent en travaillant et qui « constituent le pont que vous traversez pour quitter l’endroit où vous étiez et vous rendre là où vous allez[25] ». Plutôt que de laisser place à un développement théorique sur Kant, Depuis toujours enchaîne avec un souvenir dans lequel un autre pont joue un grand rôle. Madeleine Gagnon raconte sa traversée de l’Atlantique sur le paquebot Homeric :

Je demeurai sur le pont le plus haut jusqu’à l’obscurité, jusqu’à ce que je ne voie plus sur les deux rivages du fleuve que de rares et minuscules lumières clignotant sous la voûte d’étoiles, luminaires fusionnés par l’effet conjugué du tangage et d’un demi-sommeil qui me conduisirent enivrée à travers les escaliers de fer et de cordages jusqu’à la petite cabine qui serait mon gîte pendant six jours et six nuits.

D, 80 ; je souligne

Les composantes du fantasme se placent : l’auteure se trouve sur un pont, un point de passage d’où elle ne discerne plus ce qui l’entoure. Les seuls points de repère sont les étoiles, ces lueurs qui donnent son titre au premier roman, et qu’elle décrit dans ce texte comme « des restes d’étincelles archaïques faisant jaillir le sens[26] ». Ce sont des éclats qui préservent l’essentielle obscurité autour d’eux (« sans l’ombre, jamais les premiers mots n’auraient été produits[27] »). Elle raconte avoir été incapable d’écrire et de lire en mer, jusqu’à ce que se produise une épiphanie :

[J]’avais le vertige, sentant le minuscule point que j’étais devenue sur ce manteau houleux de planète liquide. Soudain la peur m’envahissait de même que l’inutilité de graver sur la terre ou de jeter dans la mer quelque trace écrite signée de ma main, cendres ou poussières semées à tous vents. M’éloignant du bastingage, je voyais en moi-même le temps rétréci, coagulé, du passage en ce monde et je ne pensais plus, emportée seulement par la beauté illimitée devant mes yeux et tout autour. Cela me consolait, surtout la nuit quand les étoiles et la lune, quand le vide sidéral et sa lumière venue de la noirceur même me saisissaient. Je me disais, happée par la contemplation et sans mots, oui, cela est possible, si j’écrivais un jour, ce serait pour témoigner de la magnificence des éléments, de l’enchantement que cela créait en moi. Pour cette raison seule et immense, j’écrirais.

D, 80-81

Le récit de la « venue à l’écriture » croise plusieurs affects liés au mémoire de maîtrise inspiré par Ricoeur, si bien qu’il est impossible de dire si le mémoire, dans le récit que Gagnon en donne en 2013, rejoue le souvenir, ou si c’est plutôt le souvenir biographique qui illustre ce que cherchait à dire l’étude. L’écriture, chez Gagnon, est liée à une « lumière venue de la noirceur même », à des sensations indicibles. La révélation (« Pour cette raison seule et immense, j’écrirais ») n’apparaît qu’après le « vertige[28] » ressenti par la narratrice devant l’immensité, un sentiment océanique intraduisible qui décourage et rend toute écriture vaine (« l’inutilité de graver sur la terre ou de jeter dans la mer quelque trace écrite »). Les vagues, les remous de la mer ne peuvent recevoir aucune inscription, ils sont l’envers du réseau d’images telluriques servant souvent à parler d’écriture chez Gagnon (l’ardoise de la maîtresse[29], les « pétroglyphes[30] », l’« archaïque goût de la pierre feuilletée sur laquelle [les peuples autochtones] écrivaient avec des crayons fabriqués à même la terre[31] »).

Le mémoire de maîtrise aurait lui aussi pris racine dans une incompréhension, un dépassement du sens commun, une « déroute » ressentie lors des cours de Ricoeur : « J’aimais la déroute. J’aimais ne pas comprendre. J’aimais être déportée dans les sphères de l’abstraction, et d’ailleurs, j’en extrayais des poèmes[32]. » Mais la sensation première, paralysante, se renverse. L’écriture, comme le pont du navire ou celui de l’« imagination transcendantale », apparaît alors comme la possibilité de rendre compte de l’insaisissable (« témoigner de la magnificence des éléments »), de passer de la sensibilité à l’entendement et inversement. En suivant les cours du philosophe français, l’écrivaine en devenir écrit « quelque chose qui ressemblait à ce qu[’elle] rêvai[t] de la poésie, rattachant ce quelque chose à des pensées qu[’elle] bricolai[t] » (D, 70). Comme pendant la traversée en navire, « quelque chose de flou [l]’emport[e] vers un idéal accessible. [Elle] trouverai[t] les mots pour dire ce [qu’elle] n’[a] encore lu nulle part » (D, 156). L’auteure se sent d’abord incapable d’écrire sur l’océan, déroutée par les propos de Ricoeur, avant que le sentiment d’incompréhension, d’immensité intraduisible fasse déborder la création. La mer se canalise ; surgit alors une « écriture torrentielle » (D, 152) : « il y avait une telle profusion de récits accumulés en aval que certaines eaux coulèrent libres » (D, 190), « sans doute un torrent surgissait-il sur cette terre vierge venu de sources souterraines longtemps emprisonnées parmi les masses invisibles de fer et de feu » (D, 220).

Les distinctions entre la théorie et la vie vécue s’effacent avec le souvenir d’une double venue à l’écriture, philosophique et biographique. Madeleine Gagnon pose les assises d’une vie d’écriture où l’intellect et la sensibilité sont remarquablement imbriqués. Ses textes réalisent l’abolition de la distance entre le mémoire de maîtrise savant et l’expérience vécue, la théorie et la création que la professeure critiquait dans son rapport d’enseignement à l’UQAM. Le sensoriel et l’intellectuel, l’entendement et la sensibilité deviennent indiscernables, inséparables, et tournent autour d’un vide que l’écriture cherche à circonscrire. Gagnon situe le lieu de l’écriture entre ces différents « ponts », elle échappe ainsi à la noyade qui a tragiquement emporté l’une de ses amies[33]. « J’y suis encore. Sur ce pont » (D, 70), affirme-t‑elle en 2013.

L’OMBRE VITALE

Gagnon fait de l’indicible, de l’insaisissable, de l’inconnu la question la plus obsessive de son travail. Comment comprendre la relation entre l’insaisissable et la pensée féministe de l’auteure ? Toute son oeuvre, même ses écrits se situant du côté plus lumineux de l’engagement, m’apparaît tendue par cette sorcellerie que France Théoret nommerait négativité[34]. Dans son ouvrage autobiographique La forêt des signes, Théoret revient sur les années 1970 et situe son travail littéraire en marge du féminisme joyeux qui aurait marqué l’époque : « Les années 1970, perçues dans l’ensemble, étaient joyeuses. Éclatées. Ce que j’écrivais était négatif, la négativité, les crimes sexuels contre les femmes, contre leur libération. J’étais une contestataire de la contestation, une marginale de la marge[35]. » Comme Gagnon, l’auteure navigue plutôt dans « tant de noir, d’inconnu, d’illisible, d’obscur[36] », et sa démarche recherche la « déraison » et le « préverbal[37] » : « Ce n’est pas par naïveté que j’écris la négativité, la pulsion, la déraison, le préverbal, plutôt par nécessité de faire émerger ce qui a été refoulé de l’histoire patriarcale[38]. » La négativité chez Théoret comme chez Gagnon ne s’oppose pas de manière binaire à la positivité. Pour le dire avec les mots de Théoret, « deux négations ne valent pas une affirmation[39] ». Leur négativité « n’est pas celle de la dialectique, toujours déjà en train de se transformer positivement sous la baguette magique de l’Aufhebung[40], mais une négativité absolue et sans appel, qui ne renonce pas pour autant à la connaissance[41] ». Chez Gagnon, l’impouvoir, le vide, l’obscur servent à formuler une critique des modes de « connaissance » dominants, associés comme chez Théoret au patriarcat. Son oeuvre littéraire instaure en parallèle un autre rapport à la connaissance, qui n’efface plus ce qui lui échappe et lui résiste : « Viennent d’autres heures où la passion consiste à ne plus savoir. Ni de l’écriture, ni de la lecture, encore moins du pouvoir[42]. »

Chloé Savoie-Bernard, dans sa thèse Inventaire pendant liquidation. Expériences du temps dans les écritures au féminin au Québec 1970-1990, montre que « les écritures au féminin [de la période] mettent en lumière [l]es potentialités [du féminisme], mais surtout, le pouvoir de la littérature à nommer les espaces de tension que décèle [s]a pratique[43] ». La littérature chercherait ses lueurs quelque part entre l’ombre et la lumière. La place que donne Gagnon à la négativité dans sa réflexion féministe procède de cette mise en « tension ». Que faire de l’indicible quand on accède enfin, après des années de silence, au « dire » ? Du non-savoir quand on accède au savoir ? Qu’est-ce qu’on perd à apparaître dans le symbolique, dans le champ de la parole et du langage[44] ?

Dans ses textes théoriques, Gagnon conçoit l’écriture des femmes comme le surgissement d’un « Autre » auparavant exclu de l’espace principal des discours et des pouvoirs[45]. Les femmes appartiennent à une « lignée de l’ombre » (D, 406) et n’ont été qu’« objet[s] du discours phallocrate sans pourtant […] y constituer sa référence et son sujet[46] ». Le présent, dans « Mon corps dans l’écriture » (1977), est décrit comme le temps où les « refoulées de l’Histoire, ce “grand continent noir” », sortent enfin du silence « avec nos cris multiples qui surgissent un peu n’importe comment comme un abcès crevé par nous à froid dans la gorge[47] ». Bien que Gagnon « revendique [s]on pouvoir de représentation et de nomination[48] », son oeuvre théorique doute simultanément de ces modalités d’affirmation.

Dans son autobiographie, l’auteure raconte avoir été invitée à Ottawa en 1978 pour une conférence ayant pour thème « Les femmes et le pouvoir », où elle lut un texte inspiré de Blanchot, portant plutôt sur l’impouvoir. La conférence, raconte-t-elle, fut mal reçue (D, 243-244)[49]. Cette notion d’« impouvoir » m’apparaît essentielle pour comprendre le féminisme négatif de Madeleine Gagnon (et d’autres auteures de sa génération). L’impouvoir n’est pas « un contre-pouvoir ou [un] autre pouvoir, sorte de bon pouvoir qui serait subversif, marginal, en parallèle au mauvais pouvoir » ; « [i]l s’agit tout simplement d’une absence, d’un vide intérieur, d’une disponibilité qui laisserait très grande la place du désir », d’un « refus de toute coercition comme de toutes formes d’exclusion ou d’assujettissement[50] ». L’impouvoir serait une manière de quitter le silence, le refoulé, le continent noir, sans adopter les manières dominantes d’écrire, de penser, de gouverner : « à la fois reconnaissance et refus de ce qui nous constitue sujets de l’histoire[51] ». Cette reconnaissance et ce refus sont indissociables, procèdent d’un même mouvement, puisque c’est en reconnaissant et en embrassant l’exclusion ayant marqué l’histoire des femmes que l’auteure trouve les sources d’une opposition aux lumières de l’ordre patriarcal :

Venant de l’ombre et de l’envers du pouvoir, [les femmes] sortiraient de l’ombre et parviendraient au nom […] et à la transformation du monde en disant, et en actualisant, ce qu’elles avaient vécu, ce qu’elles vivaient de l’autre côté des pouvoirs, des guerres, des dominations : meurtres, dilapidations, viols. Elles se tiendraient dans l’impouvoir. Sans compromis […].

D, 243

Si l’écriture, pour Gagnon, est constituée de « lettres négatives », c’est pour conserver quelque chose de l’expérience de l’exclusion qu’un passage trop direct à la lumière ferait perdre : les lettres négatives « sont là pour maintenir présent le vertige du passage hasardeux, et périlleux, des lettres positives vers le nommable[52] ».

Les femmes ont été silencieuses trop longtemps, mais la prise de parole nécessaire doit s’accompagner d’une évaluation sérieuse des ressources littéraires et politiques du silence appris malgré soi (« Le silence devient une nécessité[53] »). De cette manière, l’insaisissable devient le terreau d’un « refus de toutes formes d’exclusion » ; il laisse une place vide, négative, l’avenir ouvert, pour qu’un autre sujet puisse apparaître sans avoir été balisé par le discours dominant :

Ainsi peuvent s’adjoindre tous les autres […] et advenir tous les étrangers du système quel qu’il soit, […] les fous peuvent devenir plus sages que les normaux, les incompréhensibles ou les illisibles plus intelligibles que ceux dont la mission consiste à imposer pour tous le même savoir proféré de la même façon[54].

La littérature serait le lieu privilégié de ce passage de l’illisible dans le champ du lisible sous forme de « lettres négatives » puisqu’elle « fai[t] son miel […] avec le refus[55] » et « travaille avec les rejetons du centre, avec les exclus de la Raison d’État, que cet État soit politique ou littéraire[56] ».

Sur quelle définition du « féminin » et des « femmes » repose la conceptualisation féministe de Madeleine Gagnon ? Le « féminin » est associé à la négativité chez elle, il n’est d’ailleurs décrit que par la négative. Dans « Entre folie et vérité », l’auteure parle du « féminin » comme de « celui sans lequel le discours logocentrique s’est construit et qui le constituait jusqu’ici linéaire, répressif et phallocrate[57] ». À la question « quelle est la féminité ? », il importe de ne pas répondre : « Je ne crois pas qu’il y ait de réponses, du moins pas de ces réponses claires et positives qui boucheraient le corps de la question, qui fermeraient d’une enceinte rigide le champ pluriel où la question se meut[58]. » La méfiance à définir est défendue par le besoin de « toucher cette rhétorique des profondeurs dont parlait Baudelaire, pour toucher ces gestes ou figures, noires et inconscientes ; celles qui ont échappé à l’ordre du Même[,] du pouvoir symbolique[59] ». Son surgissement dans la pensée représente une véritable révolution, ébranlant nos conceptions de la « réalité » et de la « raison », construites sur le refoulement de son existence et des « fictions » qui le nourrissent :

Et puisque la linéarité et l’exclusion de l’autre donnaient sa mesure à l’ordonné et à la raison, il ne faudrait pas se surprendre que le retour du refoulé – le sexe féminin – au texte apporte à celui-ci une allure de folie. Puisque la réalité se comprenait hors de la fiction et que le discours scientifique tirait ses vérités de cette différence, il est bien entendu que la plongée par tous les corps, mâles et femelles, dans la vérité de nos fictions changera notre conception même de la réalité et de la raison[60].

Le féminin, dans la pensée de Gagnon, est déraisonnable, en ce sens qu’il échappe à la « raison raisonnante » et aux conceptualisations claires, qui appartiennent à la « linéarité » et aux logiques d’« exclusion » qu’elle dénonce.

La volonté d’aménager une place opaque pour un « féminin » inédit amène étrangement Gagnon à rejeter les gender studies, qu’elle avoue mal connaître et qu’elle disqualifie pour cause (erronée, à mon avis) d’« obsession de l’identification sexuelle[61] ». Cette méfiance montre bien comment l’auteure résiste à toute identification trop claire des genres et des sexualités. Comme plusieurs textes de ce vaste corpus des gender studies, elle pense une différence sexuelle à l’envers des binarités[62], qui ne désigne « pas exclusivement le rapport homme/femme », mais qui « affecte chaque homme et chaque femme, dans la mesure où la bi-sexualité est inscrite en chacun[63] ». Sa pensée, bien qu’avant-gardiste sur ce point (elle écrit ces lignes en 1975), ne parvient pourtant pas toujours à dépasser la binarité honnie ; la phrase elle-même demeure, bien qu’elle en assouplisse les termes, prise dans une logique homme/femme[64].

LES PÉRILS DE LA LUMIÈRE

Chez Madeleine Gagnon, la négativité du « féminin » caractérise sa manière d’apparaître dans le symbolique (marquée par « l’impouvoir »). La notion de « féminin » elle-même ne devient jamais une identité pleine, mais demeure liée à l’opacité, à l’insaisissable. Comme la narratrice du texte de Gail Scott « Une féministe au carnaval » (paru dans La théorie, un dimanche), Gagnon oscille entre « le besoin d’une réaffirmation positive constante du sujet-femme après des millénaires de patriarcat misogyne[65] » et la crainte « qu’en laissant le mot “féminisme” au premier plan, [s]on écriture […] ne représent[e] que l’aspect cognitif de la pensée féministe et fa[sse] abstraction de tout ce qui échappe encore à notre compréhension », qu’elle « censur[e] [s]on désir d’écrire ce recoin étroit, obscur et sombre[66] ».

La relation entre féminisme et négativité prend un sens plus concret dans les textes portant sur le militantisme politique. L’impouvoir, tiré de la pensée philosophique de Blanchot relue à l’aune du féminisme socialiste, nourrit ici une réflexion sur les positions politiques et les stratégies militantes à adopter. Si les femmes ont intérêt à renverser l’ordre social producteur d’inégalités et de dominations, toutes les femmes ne sont pourtant pas égales : « [L]es femmes de la bourgeoisie […] ne se retrouvent pas en mêmes lieux, fonctions et statuts que les femmes des classes dominées [et] leurs alliances naturelles s’organisent au sein de leur classe d’appartenance, donc avec les hommes de leur classe[67] », écrit Gagnon.

La négativité (la certitude qu’il faut conserver quelque chose du silence d’où l’on vient) l’amène à rejeter la position des

femmes de la bourgeoisie libérale [qui] revendiquent à l’intérieur d’un ordre social qu’elles n’ont pas intérêt à changer : […] [qui] revendiquent l’égalité avec l’homme, mais avec l’homme qui possède, dirige et contrôle ; [qui] revendiquent l’ascension sociale et la reconnaissance économique et politique de cette ascension ; en d’autres mots, le droit d’être maîtres (ou maîtresses) dans une société d’esclaves[68].

Gagnon doute de la validité morale d’une accession pure et simple au pouvoir, raison pour laquelle elle rejette le féminisme libéral et bourgeois. Elle perçoit un risque dans le passage trop simple du silence à la parole, de l’ombre à la lumière. En accédant au pouvoir sans changer les modalités de son exercice, on risque d’étouffer d’autres voix, d’effacer d’autres lueurs et de devenir l’exécutant·e d’un nouveau partage plutôt que de lutter contre les origines de cette division. Gagnon abonde dans le sens de Théoret lorsque cette dernière écrit de manière lapidaire qu’« il ne suffit pas de modifier sa condition pour changer la condition des femmes[69] ». On ne devrait pas prôner l’individualisme, « devenir boss, comme les hommes », adopter un « rôle de flic, de surveillant des véritables patrons de l’entreprise capitaliste monopoliste ». Ces petits privilèges, ces promotions de quelques-un·es reconduisent les structures de domination et sabotent les alliances possibles entre exploité·es :

[P]lutôt que de viser un tel leadership, marqué au sceau de l’exploitation pour le profit, par la domination du propriétaire sur l’ouvrier, du patron sur l’employé, du mâle sur la femelle, où la rivalité et la compétition ainsi que leur envers, la soumission et l’abnégation en sont les garants, mieux vaut tenter des alliances avec des classes exploitées et les femmes de ces classes : ouvrières, ménagères, employées subalternes[70].

La conception de la création littéraire de Gagnon s’inscrit dans cette lecture politique du monde social. Dans « Pourquoi, comment, pour qui écrire ? », les « lecteurs virtuels » – « tous ceux qui n’ont pas accès à la parole libre et à la liberté de leur travail et de leurs désirs » – seront par la révolution engagés dans une démarche d’écriture et d’émancipation, « ils commenceront eux-mêmes à rédiger leur propre manifeste, […] ils écriront leur folie, leur aliénation, leur exploitation » et « les poètes, qui s’étaient donné pour tâche de parler de ces dominations par le langage, ne seront plus isolés ou à part ». Le travail des écrivain·es agit sur « le lieu même où prennent formes les premiers interdits – et tous les autres : le langage[71] », le « lieu même où les idéologies prennent forme pour des sujets[72] ». Écrire, c’est en ce sens faire « la rencontre des fantasmes et de l’ordre symbolique du langage (des interdits) qui ne sont souvent que l’introjection des censures et l’acceptation forcée (abnégation) des conditions réelles de domination et d’exploitation[73] ». L’oeuvre n’a pas pour autant à se faire traductrice de théories, mais en approchant l’opacité, l’insaisissable, l’indicible, elle agit sur l’espace même où l’aliénation et les fausses croyances se cristallisent, rendant « naturelle » la domination.

Le péril de la lumière, de la raison et du savoir (et des modes de pensée qui leur sont associés) est de neutraliser « cette possibilité de produire autre chose que du même, cette capacité de fabriquer quelque chose, mots ou objets, qui semble venir de nulle part et qui ne ressemble à rien, rien de connu, rien de convenu, rien de compris[74] ». Même si Gagnon se positionne contre ceux qui « cadastrent le sol de l’écrit[75] », la tentation de la lumière, voire de la conquête apparaît parfois dans ses textes. Le mouvement qu’elle décrit, celui qui vise à écrire l’insaisissable et l’indicible, est fragile, et la magie sorcière se dissipe lorsqu’elle est placée sous « la lumière, trop éclatante. Le jour, trop dense[76] ». Dans Depuis toujours apparaissent des métaphores coloniales pour parler d’écriture : l’exploration d’un territoire vierge et inhabité, l’arpentage de l’inconnu, la prise de possession et la francisation du continent sont des motifs propres à l’« imaginaire colonial québécois[77] ». On les rencontre dans cet ouvrage. La défense de « l’obscurité […] nécessaire » laisse alors place à la conquête « d’un pays insolite, inexploré dont la langue devait passer par la mienne, par ma façon singulière d’écrire et de parler français » (D, 152) : « Comme des navigateurs anciens sur les océans vastes, nous explorions, souvent stupéfiés, un nouveau continent. » (D, 249) Dans plusieurs textes apparaît aussi la figure d’une grand-mère « indienne », d’une « grand-mère huronne peut-être[78] » dont la fonction est ambiguë. L’auteure raconte dans ses Mémoires d’enfance qu’il lui a « plu d’imaginer dans des fictions où [elle] faisai[t] appel à “l’archéologie intérieure” que des ancêtres amérindiens, micmacs ou algonquins, [lui] auraient transmis un archaïque goût[79] » de l’écriture. La généalogie (pseudo)autochtone fournit une scène inaugurale au désir d’écrire[80]. Ce faisant, les Premiers Peuples, peu distincts les uns des autres (la grand-mère est peut-être huronne, micmaque, algonquine), sont associés à un passé archaïque, révolu, mais jamais au présent ni à l’avenir. Gagnon reconduit ici un lieu commun de la présence blanche en Amérique, le mythe du « vanishing Indian », qui fait des Autochtones les « ancêtres » (disparus) des occupant·es du territoire, négligeant ainsi leur présence bien réelle, sans parler de leurs revendications politiques.

Ces exemples illustrent une idée que l’oeuvre de Madeleine Gagnon théorise, soit que « toute parole transforme un discours inconscient, qui lui-même est structuré par un pouvoir historique[81] ». Comme le note Chloé Savoie-Bernard, les écritures au féminin « héritent tout de même de paramètres, de formes, d’histoires dont elles désirent se détacher[82] ». À ces moments, l’écriture retrouve une « voix souterraine[83] », celle d’un pouvoir historique qui n’appartient pas toujours au sujet et à sa pensée organisée, énoncée, consciente, mais dont les racines remontent jusqu’à l’imaginaire du « non-pays » (D, 222) qu’on retrouve aussi chez Gagnon, jusqu’au père et au grand-père propriétaires de chantiers forestiers. Lorsqu’il sombre dans le délire à la fin de sa vie, le grand-père imagine « des choses heureuses » : il « se croyait riche comme Crésus et voyait par la fenêtre, dans l’ancienne cour à bois maintenant vide, des montagnes de planches dont il organisait les départs en camions, puis en train vers Montréal » (D, 49-50). La soeur de l’auteure, Pauline, lorsqu’elle est à son tour prise d’un « délire de grandeur », s’imagine « posséd[er] la Gaspésie au complet, villages et forêts », « elle était millionnaire, extrêmement généreuse, distribuait des propriétés, débonnaire, et déshéritait ceux et celles de la famille qu’elle n’aimait pas » (D, 208). Le délire chez Gagnon est un révélateur précieux, qui dévoile un désir de possession du territoire, d’accession à la richesse et au gouvernement des êtres et des avoirs ; fantasmes bien enfouis dans l’inconscient colonial de l’Amérique française qui se laisse parfois deviner dans l’écriture.

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La question essentielle de l’écriture de Madeleine Gagnon pourrait être la suivante : « Qu’en est-il de ce qui se conçoit avec sa part nécessaire d’ombres et d’obscurité ? Qu’en est-il de ce qui ne peut s’énoncer que dans un certain malaise, mais s’énoncer tout de même ? » (D, 221-222) L’ancienne élève qui étudiait les classiques au collège reformule presque soixante ans plus tard, par ce renversement, le savoir que lui ont inculqué ses maîtres, représenté par la formule fameuse de Boileau (« Ce que l’on conçoit bien s’énonce clairement, et les mots pour le dire arrivent aisément »). Dans la conception de la création littéraire de Madeleine Gagnon, « la condition [du] poïen, de cette fabrique d’objets inédits, est le non-savoir[84] ». Par l’écriture, « du savoir lointain se laiss[e] attendre », « dans l’illumination soudaine de l’irréférence[85] ». Cette place centrale donnée au non-savoir, au savoir lointain, à l’irréférence, à ce qu’elle nomme l’insaisissable, l’inédit ou la sorcellerie l’amène à formuler une critique de l’université et de la place qu’y occupe la création littéraire, comme si les institutions scolaires peinaient à aménager ce « pont » de l’imagination qui permet de circuler entre la sensibilité et l’entendement, et peut-être d’abolir leur distinction, de rapprocher leurs rivages.

Le non-savoir trouve une place dans sa pensée féministe. Les femmes, pour avoir historiquement été décrites et définies par le discours patriarcal, incarnent selon Gagnon une identité négative. Leur résurgence dans le champ de la parole transforme ce qui était auparavant conçu comme la « raison », et déplace les anciennes oppositions entre affect et intellect, création et théorie, imagination et réalité. Son oeuvre porte les traces de ces déplacements féconds, et donne à lire « un théoriser qui serait un agencement non globalisant, despotique[86] ». L’auteure refuse de donner une définition stable du « féminin », sans autre essence chez elle que cette négativité ontologique. Ce positionnement politique l’amène à rejeter le féminisme bourgeois et libéral, qui vise selon elle une accession au pouvoir sans changer les modalités de son exercice, prolongeant les anciennes disparités entre dominant·es et dominé·es. Si, comme le pense Louise Dupré, il y a « deux degrés de luminosité dans la conscience féministe : la conscience à l’état pur, présente dans le champ de la théorie, de la réflexion politique nécessairement tournée vers l’utopie, et la conscience diffractée, connaissant ses propres déviations, celle-là même qui est travaillée par l’écriture de la fiction[87] », Madeleine Gagnon se situe du côté des lumières obscures et diffractées. En un mot : des lueurs.

La sorcellerie, le « continent noir », l’impensé sont des manières d’aménager un espace libre, un vide qui peut accueillir ce qui n’a pas (encore) eu lieu et qui aurait peut-être fané sous les lampes de la raison raisonnante. Pour une professeure de création, cette défense constante et passionnée de l’inconnu, de l’inédit, ménage aussi une place aux autres voix, aux prochaines, à celles qu’on peine encore à imaginer, à celles qui passeront d’objet à sujet. C’est une manière de creuser un vide nécessaire dans la théorie, hors de tout système, pour que d’autres puissent joindre la lumière tout en conservant leur part essentielle d’obscurité, leur « trésor de ténèbres[88] ».