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J’ai découvert l’oeuvre de Madeleine Gagnon tardivement, à la parution de l’anthologie À l’ombre des mots[1]. La lecture de « Poème parfait, le non-poème » qui s’y trouve recueilli agit alors sur moi comme la révélation d’un réseau de significations qui liait l’oeuvre de l’écrivaine à mes propres intérêts (de recherche, mais aussi de lecture). C’est d’abord « Le démon de l’analogie[2] » qui m’est venu en tête à la lecture du poème de Gagnon dont « le sens se livrait, s’abandonnait en quelque sorte par une métaphore si pure[3] ». Plus largement, les postulats théoriques et esthétiques de Stéphane Mallarmé me semblaient aussi y résonner, par exemple ce « rythme intérieur suivant une inspiration – une respiration archaïque » (DS, 175-176) qui me rappelait bien sûr la « respiration perceptible en l’ancien souffle lyrique[4] », ou encore la « langue usuelle, [le] vocable quotidien » (DS, 178) agissant tels les « mots de la tribu[5] » dans le poème de Gagnon. Plus tard, les propositions de Michèle Côté sont venues conforter ma conviction de ce lien à Mallarmé alors que, selon elle, le poème de Gagnon « s’élabore à même les composantes de l’écriture et de la lecture qui le recréent en lui donnant une forme et une substance[6] […] ». Commentant un autre passage du poème, Côté ajoute :

L’attention porte ici sur l’assurance que quelque chose s’est produit et que plus rien ne sera comme avant. […] [M]ême si le poème s’est évanoui, la narratrice en ressent encore les bienfaits et a, de surcroît, accédé à un niveau de connaissance qui imprégnera désormais son écriture[7].

Cette sentence ne s’applique-t-elle pas mieux qu’à l’explicit du « Démon de l’analogie » : « Je m’enfuis, bizarre, personne condamnée à porter probablement le deuil de l’inexplicable Pénultième[8] » ? Car enfin, quelque chose a aussi changé chez Mallarmé dont le narrateur du texte porte une connaissance qui désormais animera « le commencement de l’angoisse sous laquelle agonise [s]on esprit naguère seigneur[9] ».

Évidemment, il ne s’agit pas tout à fait du même projet, d’autant plus que des différences (parfois importantes) existent entre le texte de Gagnon, qui est un poème écrit dont « les mots étaient placés sur une toile blanche » (DS, 175), et celui de Mallarmé, qui est un poème entendu depuis « une voix prononçant les mots sur un ton descendant[10] ». Néanmoins – et sachant que le rapport à Mallarmé est parfois explicite chez Gagnon[11] –, c’est dans la perspective d’un possible dialogue entre les deux écrivains que j’entrepris ensuite de lire Le deuil du soleil, ouvrage où est d’abord paru « Poème parfait, le non-poème » et sur lequel se concentre le présent article.

L’oeuvre de Gagnon, on le sait, est d’une extrême cohérence et de ce point de vue Le deuil du soleil s’inscrit dans un continuum dont l’épreuve scripturale et éthique passe par l’invention et la célébration de l’écriture, mais aussi celles du sujet (et de l’écriture de ce sujet). Sans faire fi des perspectives féministe et psychanalytique, que la critique a largement adoptées, on aura compris que j’endosserai pour aborder ce récit singulier de Gagnon un point de vue légèrement décalé qui m’apparaît conséquemment relever de ce que j’appellerais une disposition symboliste du texte de Gagnon.

C’est d’ailleurs le motif de la béance de la mort, topos par excellence de l’écriture fin-de-siècle, qui ouvre le livre et dont l’écrivaine ne saurait nier toute l’importance :

[L]a mort s’est installée dans la maison du temps intérieur. Elle y a pris place, régnant sur tout ce qui bouge, comme une personne qui dirigerait tout, voudrait qu’on l’écoute et la regarde. En face !
J’ai tout arrêté. Je l’écoute et la regarde, et dois écrire ce qu’elle me dicte. J’ai toute ma raison, pourtant, mais tout autre raisonnement en moi doit se taire. Elle exige le silence.

DS, 11

Cet abandon à la mort et à ses pouvoirs conduira à l’écriture du livre, voire du Livre. La mort constitue en effet le principe fondamental de la composition esthétique d’un livre qui ne parle que de ça tout en stipulant paradoxalement qu’elle « est devenue tabou » (DS, 149) et qu’on ne sait plus – ni ne veut – en parler. Ce paradoxe propre à une écriture qui, selon Louise Dupré, « essaie d’abolir les distances entre les oppositions sans chercher à les résoudre[12] » rappelle sans doute cette fascination antinomique pour la négation de la part d’auteurs qui, tel Verlaine, demandent si « le crépuscule d’un beau jour ne vaut pas toutes les aurores[13] ». Ce faisant, je fais l’hypothèse que Le deuil du soleil corrèle dans les termes d’une écriture sororale ce désir à la fois symboliste et antinomique d’infinité crépusculaire. Conséquemment, j’aborderai d’abord la question du temps pour montrer comment elle se déploie thématiquement mais aussi sur le plan de l’écriture, pour ensuite m’arrêter au dispositif du nom propre, lequel fait apparaître la communauté sororale nécessaire à l’écriture du Deuil du soleil. J’envisagerai ensuite la manière dont la question de la couleur et de la chromaticité influe sur l’expérience esthétique propre à ce livre qui, comme je le montrerai finalement, joue des ressorts fournis par les genres du récit et de la poésie pour se constituer comme « poème critique[14] », forme essentielle par laquelle Gagnon réengage les enjeux historiques du Livre, se les approprie pour mieux sceller le « destin de cette écriture des morts » (DS, 135).

« JE REVIENS AU BRIS DE L’ESPACE ET DU TEMPS » (DS, 42)

« Nous sommes le 3 janvier 1995 » (DS, 11) : ainsi va l’incipit du Deuil du soleil, livre où les très nombreuses itérations du temps[15] font advenir le présent de l’événement, qu’il soit celui, contemporain, de l’écriture, ou celui d’épisodes précédemment vécus par la narratrice. La répétition obsessive des marques temporelles permet à la narratrice de raccorder son être actuel à ceux de son passé sans que nous nous trouvions pour autant devant un journal, cette forme de l’annotation quotidienne réglée par le retour constant des jours qui se suivent. Comme l’écrit Gagnon, « la véracité n’est pas l’authenticité. Je me méfie des écrits authentiques. L’écriture est apocryphe[16] ». La datation, ici, ne renvoie pas à une quelconque marque mimétique qui engagerait un rapport direct à la personne de Madeleine Gagnon. Elle est plutôt celle d’un parcours poétique que ses répétitions accentuent sur le plan rythmique de la composition du texte : « Nous sommes le 3 janvier 1995. […] Nous sommes le 3 janvier 1995. » (DS, 11-12)

À la fois marque de l’ici-maintenant et d’un événement passé, le 3 janvier inscrit la mort au centre d’une énonciation[17] qui en accepte pleinement les aléas : « [L]a mémoire d’écriture s’ouvre comme elle peut, anarchiste et décousue. C’est d’ailleurs l’une des seules qui demeure fidèle aux remous de l’inconscient, aux soubresauts de l’imaginaire. » (DS, 42) Par-delà l’idée de l’inconscient (et celle de son corollaire : le préconscient) que le constat de Gagnon impose, il me semble voir aussi des enjeux poétiques dans ce retour incessant et répétitif de la temporalité :

Il est quatorze heures trente, en cet après-midi ensoleillé du 3 janvier 1995. Je vais me promener dans les sentiers de neige les moins fréquentés.

DS, 14

Le 3 janvier 1984, à peu près à cette heure-ci, mourait ma grande amie Mireille Lanctôt.

DS, 14

À midi, le téléphone a sonné. L’appel venait d’Amqui. Une amie m’annonçait que la « meilleure amie » de ma mère venait de mourir, c’étaient ses mots.

DS, 15

À midi, le téléphone a sonné et ce fut la goutte d’eau par laquelle déborde le vase.

DS, 16

Si j’ai choisi de disposer les unes à la suite des autres ces phrases qui sont pourtant des extraits de prose, c’est justement pour en souligner l’effet d’arabesque. Les marques temporelles rappellent le principe itératif de l’ancienne rime poétique, qu’elles remplacent en quelque sorte au sein de cette prose dont le rythme chaloupé se développe à partir de la sinuosité des souvenirs, des « soubresauts de [son] imaginaire » (DS, 42).

Le rythme du Deuil du soleil rappelle celui, complexe et répétitif, des jours qui recommencent et se suivent, qui sont tout à la fois semblables (par la scène constamment rejouée) et différents (parce qu’ils ne rejouent pas pareillement cette scène). Comme autant de retours du même, ce rythme se déploie de manière à fonder la répétitivité d’un dire centré sur la seule obsession ici possible : cette mort qui s’est annoncée dès le premier paragraphe. « Toute chose nommée par moi, écrit Antonio Negri, possède une existence. […] C’est dans un contexte temporel que nous établissons le rapport entre la connaissance et l’être, et leur adéquation[18]. » Et kairòs, ce temps du moment opportun, de l’instant favorable, d’ouvrir l’interstice au sein duquel se lovera la narratrice :

Il est quatorze heures trente. L’heure et la date sont importantes dans ce laps d’indétermination. Autrement l’indéterminé aurait raison de tout, je veux dire des mots mêmes devant en rendre compte. L’heure, la date, de même que les petites fibres anecdotiques auxquelles les mots du récit doivent se raccrocher pour ne pas s’évanouir dans le néant muet jusqu’à la nuit des temps.

DS, 14

Outre le passé et ses morts, les indications de jours et d’heures appellent aussi une perception matérielle du monde, liées qu’elles sont aux indications météorologiques (celle du « soleil radieux » [DS, 148]) ou géographiques (« En Savoie, juchée dans un refuge des Alpes, je rêve, j’entends, je vois. […] Nous sommes le 14 mai 1997 » [DS, 105]), parfois même à l’une et l’autre : « Nous sommes le 3 décembre 1996. Je suis à Ottawa. C’est gris comme à Paris […]. » (DS, 96) Tout se passe comme si l’écriture, en ne se détachant jamais complètement de la matérialité temporelle du monde, pouvait agir comme une sorte de théâtre allégorique de ce deuil, une « théâtralisation du manque[19] » qu’il s’agit de sublimer par l’écriture.

La promenade parmi les morts se réalise par la convocation répétitive d’un temps : temps de l’écriture qui devient kairòs en subsumant les temps passés de ceux qu’il fait advenir. Le deuil du soleil rend donc visibles autant d’instants fugaces qui permettent à l’écrivaine de refuser (de refouler ?) le mondain, c’est-à-dire le prosaïsme créé par « l’ensemble des médiations entre le monde et l’homme[20] » que le langage impose généralement, alors que « le poète, conscient que le mondain n’est pas le monde, que la langue constitue un système fermé sur soi, tente néanmoins de joindre le monde et de rétablir, dans la langue, un contact avec l’extra-textuel[21] ». Ainsi, ce qui semble être un journal par la consignation du temps, des heures et des dates relève plutôt d’un parcours poétique fondé sur la notation du moment qui évoque – tel un clin d’oeil à Baudelaire – le caractère transitoire, fugitif et contingent de l’écriture. « Je ne parle pas d’un souvenir réel, mais qu’est le réel au juste ? » demande Gagnon avant d’ajouter que « seule la fiction délibérée donne au réel sa vérité. Peu le savent, qui n’écrivent pas » (DS, 39).

« RÊVER L’AUTRE PEUT PARFOIS ÊTRE LE SEUL CHEMIN QUI NOUS CONDUIT DE L’AUTRE À SOI » (DS, 55)

Cette tentative de joindre le monde par la fiction du poème est aussi lisible dans la pléthore de noms propres réunis dans Le deuil du soleil : Jorge Semprun, Claude Gauvreau, Paul Bélanger, Anne Hébert, Rina Lasnier, René Char, Jacques Brault, Serge Doubrovsky, Colette, Roland Barthes, Paul Valéry, Pierre Morency, Robert Antelme, Bach et Chopin, pour ne nommer que ceux-là, côtoient Lucie Laporte, Mireille Lanctôt, Lisette Jalbert, Rolande Ross, Martin, Yvan, Pauline, Patrick Straram le Bison ravi, Claude Vivier ou Régis[22]. Certes, plusieurs noms de ce panthéon étonnent moins que d’autres[23]. Pour autant, sans doute faut-il surtout remarquer que morts et vivants s’y confondent pour mieux former communauté. Ne s’agit-il pas après tout de transcender le mondain par la voie du temps ? Or justement,

[…] le nom (et le nom commun), quand ils sont générés dans la temporalité (en s’y présentant comme un événement concret, comme une chose appelée à l’existence par l’acte de nomination), assument des caractéristiques corporelles : car le corps est le prédicat de tout sujet vivant dans le temps, c’est-à-dire de quelque chose qui existe au moment même où il nomme[24].

Et pour Gagnon, l’écriture du nom fait bel et bien advenir autrui : « Et si je le savais [le nom de l’assassin de Claude Vivier], je ne l’écrirais pas. Comme je n’ai jamais écrit le nom de l’assassin des quatorze étudiantes de Polytechnique. » (DS, 82) Tenir muet le nom équivaut au refus d’assigner une voix propre à celui qu’on relègue dans l’ordre anonyme de l’innommable. Ne pas endosser la violence en taisant le nom : Gagnon ne nous dit-elle pas ainsi que l’acte de nomination est peut-être d’abord et avant tout un acte éthique, comme si le nom propre était une prosopopée en ce sens qu’il impose au lecteur la présence d’une figure, d’une figuration esthétique, dont il s’agit de reconnaître l’humanité réciproque ?

Dans la mesure où l’acte de désignation ouvre à la responsabilité par la présence qu’il implique, les noms propres du Deuil du soleil déploient un entrelacs subjectif qui ne fournit pas tant la trace exacte de cette femme qu’est Madeleine Gagnon que l’expérience d’une subjectivité galvanisée par l’écriture[25]. Les noms convoqués sont ceux qui sont favorables au développement de la Fiction, lieu poétique du réel au sens où l’entend Bougault quand elle écrit qu’il est ce qui « n’est pas connaissable[26] » par la seule médiation du langage usuel :

En admettant qu’il existe un art verbal (la poésie en étant le paroxysme), celui-ci devra suspendre le travail de la signification pour devenir art et rayer, raturer, brouiller le signe (qui porte une substance du contenu) pour faire advenir autre chose, que Bonnefoy appelle sens, et qui est confiance en une réalité où l’homme peut vivre et agir[27].

À cet égard, on constate rapidement que, par l’entrecroisement qu’il réalise des voix écrivaines à celles, plus humbles, des amis, l’appel du nom agit comme forme délibérante dans le processus de constitution de cette fiction qui n’envisage d’aucune façon l’acte d’écriture comme un acte privilégié dont seuls quelques-uns seraient détenteurs du secret : « [T]hroughout her literary career, Madeleine Gagnon has been an iconoclast, continually working to sabotage traditional approaches—be they “male” or “bourgeois”—to the acts of reading and writing[28]. » En convoquant ceux qui seraient normalement exclus de l’écriture littéraire, Gagnon prend acte des pouvoirs du signe, qu’elle cherche à brouiller tout autant que ceux de la subjectivité, laquelle n’est pas pensée chez elle comme une individualité en latence mais plutôt dans les termes de ce que Louise Dupré nomme les « inflexions de la voix[29] ».

L’entrelacs vocal permet à Gagnon de refuser l’antique hégémonie des Lettres[30] au profit d’un dessein plus collectif qui remet en cause les possibles subordinations ou éventuels assujettissements. « […] MAIS LES POÈTES EUX-MÊMES VOUS ASSOMMENT ET LEURS VAINES RECHERCHES D’ÉCRITURE INSONORES SONT ÉCRANS ENTRE VOS PAROLES ET LA MIENNE PARLEZ PLUS FORT[31] ». La littérature appartenant à tous, l’acte de nomination fait advenir ces êtres autrement invisibles, leur redonne une parole qui leur fut impossible d’habiter historiquement. En cela, Le deuil du soleil s’inscrit dans un dialogue instauré dès la première heure par l’écrivaine et largement empreint de sollicitude :

Après un bref séjour à la mer de Bretagne, de nouveau dans le refuge alpin où la pensée de toi m’est revenue dès le réveil, ce matin. On dirait que cet antre à flanc de montagne permet une drôle de naissance, la tienne en moi, dans la chair des mots que je t’adresse, en silence et continûment. La montagne est une sage-femme […].

DS, 113

Constamment, chez Gagnon, l’écriture ouvre l’appel, et donc forcément la rencontre, de l’autre. À la suite de Miléna Santoro, qui a proposé que l’écriture de Gagnon offre « insight, solace and even rejuvenation[32] » (« sagacité, réconfort et même rajeunissement » [je traduis]), j’ajouterais que par son attention à la nomination, elle vise aussi à « maintenir, [à] perpétuer et [à] réparer notre “monde”, de sorte que nous puissions y vivre aussi bien que possible[33] ».

C’est ainsi que la communauté formée par les noms crée une sororité qui finit par placer sur un pied d’égalité les hommes et les femmes. Car si les noms des premiers sont plus souvent associés à l’art, à la littérature et à la musique alors que les seconds surviennent surtout dans le contexte des relations amicales, ces catégories (noms artistiques/noms de la familiarité) ne sont pas étanches : en témoignent l’amitié déclarée et affichée à Straram le Bison ravi et à Claude Vivier (DS, 81) et le fait que Gagnon s’est « beaucoup inspirée des propos de Lucie [Laporte] » (DS, 24) pour construire le personnage de Joseph dans son roman Le vent majeur. Il n’y a donc pas d’un côté les femmes de la vie personnelle et les écrivains de la vie artistique. Cette éthique sororale du nom s’installe jusque dans l’espèce de confrontation d’outre-tombe que Gagnon instaure entre Baudelaire et Duras :

Dès les premiers vers, « La Beauté », éternelle chez Baudelaire, dit : « Je suis belle, ô mortels, comme un rêve de pierre. » Et La mer écrite : « La première visite aux tombes. On regarde, on lit les noms, l’âge du mort, l’ombre des croix dans l’eau du fleuve. Puis on parle de la mort. Et puis on se tait. Que feriez-vous d’autre, vous ? »

DS, 72

La Beauté se trouvant rangée par Baudelaire du côté de la statuaire, endroit privilégié de l’immobilité temporelle, Gagnon donne finalement raison à Duras en écrivant, deux paragraphes plus loin : « Non, rien d’autre à faire que se taire et pourtant ça s’écrit […]. » (DS, 72) Le désir du transitoire (il s’agit de s’adresser à l’autre en l’interrogeant) est préférable à l’assurance (l’arrogance ?) du jugement de toute éternité. Mais dans ce rapport Baudelaire-Duras, je lis aussi un désir réel de ne pas faire gagner la violence de cette misogynie « propre à Baudelaire, propre à son esthétique, propre à la façon qu’il a d’être en littérature et de concevoir ses ambitions d’écrivain[34] », un désir de subordonner le chantre de la modernité à une figuration esthétique où l’humilité et la cordialité des rapports engage une relation sororale à autrui.

J’irai plus loin que Gabrielle Frémont quand elle parle de l’écriture de Gagnon comme d’un « lieu androgyne où le je peut enfin se jouer homme et femme[35] » en disant que, si les noms font surgir l’écriture, ils redonnent une place prépondérante aux figures féminines afin d’installer une éthique où « la parole ou l’écriture ne sont pas réductibles à une appartenance biosexuelle[36] », engageant dès lors la littérature sur une voie qui lui permet d’échapper aux règles – et au règne – du patriarcat, comme le suggérait polémiquement Guillaume Dustan à peine un an après la parution du Deuil du soleil : « Sainte Marguerite, priez pour nos péchés. Il faut le dire clairement : la littérature moderne (c’est-à-dire échappée au patriarcat autoritariste) en France date de Duras. Avant il n’y en a pas[37]. »

Cherchant à se défaire des carcans, Gagnon met en place une sororité inclusive, qui dépasse le cercle féminin pour englober aussi celui de la fraternité[38]. « Since the appearance of Poélitique, écrit Karen Gould, and throughout the various modifications in her political stance and general approach to writing, Madeleine Gagnon has viewed the act of writing first and foremost as a mode of resistance to established forms of power within the dominant culture[39]. » Dans Le deuil du soleil, elle formalise cette idée de la subversion par l’inscription de subjectivités – hommes et femmes réunis – dont la diversité fonde en retour la sienne. Et Marguerite Duras, dans cet entrelacs vocal, de se superposer sans violence au souvenir de Pauline : « C’est Pauline que je voulais raconter et Marguerite s’imposa sur la scène sitôt que le rideau s’ouvrit […]. » (DS, 73) Car si la Duras de Gagnon est une amie, tout comme l’est Pauline, elle est aussi celle pour qui

ce qui « relève de la littérature » ne vient donc pas d’une catégorisation externe ou préalable, mais s’invente par le fonctionnement même de l’écriture […] dont les moyens sont ceux, simples, courants, communs, d’une langue partagée par tous, cependant que son agencement interne, en rendant tous ses termes égaux, révèle tout l’ordinaire du langage[40] […].

De ce constat se dégage l’idée d’un refus de l’élitisme, le texte ne donnant pas la parole à Duras au détriment de Pauline. Forte de la sororité, Duras parle avec Pauline. L’écrivaine occupe la scène parce qu’elle est capable de subsomption, du retrait nécessaire alors que se taire revient à écrire. Elle s’efface donc pour devenir la narratrice, plutôt que l’objet, de son propre récit : « Pour la suite du voyage, elle devint sa propre narratrice (Marguerite étant devenue un objet aussi fictif que tous les autres – un sujet de fiction, devrais-je dire). Elle se mit à écrire à voix haute […]. » (DS, 78) Telle est la force du réel propre à la fiction quand, dégagé de l’ordre mondain du langage, il fait advenir le texte. Il en va de même du « dialogue avec les morts [qui] est sans doute le “mentir-vrai”, le plus vrai de tous les mensonges. La fibre première de la trame fictive. Au fond, il est monologue, dialogue entre moi et l’autre en moi, mise en scène en abyme de ce “Je est un autre” […] » (DS, 126).

Ce renvoi à Rimbaud permet de replacer dans le contexte, antérieur, de la crise esthétique et littéraire du xixe siècle cette primauté accordée à la fiction que les noms propres installent dans le livre de Gagnon. Car deux noms, ceux de Lamartine et de Mallarmé, surgissent et sont répétés qui, justement, marquent les balises de cette crise esthétique initialement diagnostiquée par Mallarmé, et que Le deuil du soleil contribue à reconfigurer dans le contexte de la fin du xxe siècle. Du premier, pourtant poète lyrique par excellence, Gagnon propose une lecture inédite en évacuant la dimension personnelle et biographique de son écriture :

Pour traduire ce temps – et tous ces semblables – je crois bien que seul, en écriture, le poème est adéquat. Sur cette fugacité si prégnante, parfois, du temps, « Le lac » de Lamartine me dit plus – et mieux – que tous les traités philosophiques parcourus (parfois d’un entendement distrait) sur le temps. « Le lac », relu récemment, que j’avais si mal lu, autour de mes seize ans. On nous enseignait ce poème – comme tant d’autres – à titre de fragment exemplaire de la grande métaphysique, alors qu’il mettait en scène le rêve de l’autre aimée, en allée dans la mort.

DS, 56

Mal lire le texte, c’est donc pour Gagnon insister sur une dimension où le bios interfère avec l’énonciation, car il s’agit avant tout pour elle de « traduire ce temps par l’écriture du poème » (DS, 56). En s’appropriant de la sorte Lamartine, Gagnon se permet une lecture aussi fine qu’alors inédite d’une crise esthétique ayant autorisé le passage d’un régime représentatif à un régime esthétique de la littérature, ce dernier reposant sur « deux principes foncièrement contradictoires : l’indifférence de la forme à l’égard de son contenu et l’idée d’une nouvelle parole nécessaire[41] ». En ce sens, nommer Lamartine, ce serait pour Gagnon insister sur la modernité discursive, Le deuil du soleil jouant justement de présupposés temporels, biographiques et nominaux qui se trouvent sublimés par l’écriture. Nommer Lamartine, c’est donc accepter qu’un certain lyrisme se distille dans le texte sans que ce lyrisme soit directement assimilable aux événements qui le nourrissent pourtant. Aphasie du moi au profit du texte ou, pour le dire dans les mots de l’écrivaine : refus du « filon anecdotique » (DS, 54) car « l’on sait après coup seulement, on sait avec des mots, ce qui est véritablement arrivé pendant que ça se passait » (DS, 55-56 ; je souligne)[42]. Le sujet du Deuil du soleil s’ancre dans la matérialité d’une parole où les humbles et les autres se trouvent positivement confondus dans la phrase de l’oeuvre qui « cède l’initiative aux mots, par le heurt de leur inégalité mobilisés ; ils s’allument de reflets réciproques comme une virtuelle traînée de feux sur des pierreries, remplaçant la respiration perceptible en l’ancien souffle lyrique ou la direction personnelle enthousiaste de la phrase[43] ».

« MAIS AUJOURD’HUI, CE SONT LES COULEURS D’UN OPÉRA SILENCIEUX » (DS, 135)

Dans cette perspective, j’ajouterais que frappe, à la lecture du Deuil du soleil, la prépondérance de ces teintes ultimes que sont le noir et le blanc, lesquelles ne sont pas à proprement parler des couleurs, l’un en étant l’absence, l’autre la somme. Bien que terminales sur le spectre chromatique, elles peuvent se fondre et se confondre pour réaliser une sorte de totalité rêvée, celle d’un monde où l’horizon ne se découpe plus à partir des repères habituels du sol par rapport au firmament : « Il est seize heures trente et le soleil est déjà couché. Dehors, le noir est blanc tellement l’hiver s’est installé en pleine neige. » (DS, 32)

Il y a, certes, présence là d’un « ciel bleu » (DS, 71) apaisant ou, là encore, le réconfort « rouge et beige » (DS, 110) du tablier maternel. Mais pour l’essentiel, la couleur, quand elle se présente, crée un malaise, criarde qu’elle peut être, comme dans le « tableau de Dyne Mousso, orange et noir : fracassant » (DS, 32-33), parfois bloquant plutôt la lumière, comme cette « masse opaque et mouvante des nuages pailletés d’indigo » (DS, 44). Et quand elle est perçue positivement, elle se trouve finalement absorbée par le noir :

C’est le matin. Le flamboiement est au rendez-vous. Mes fenêtres en sont témoins. Celles du levant ont fait entrer, aux premières lueurs du jour, une ribambelle de couleurs qui m’ont tirée du sommeil. […] C’est toujours la fête quand viennent chatoyer, sur les murs et les plafonds blancs, les ors, les ocres, les roses et les orangés qui se distribuent, par la grâce des cadres de fenêtres, en lignes parfaitement symétriques formant des tableaux aux transparences que nul ne saurait peindre, surfaces évanescentes se recréant en autant de figures que le permet le temps du soleil. Quelle merveille que ce musée aux expositions multiples qui ne requièrent ni accrochage ni vernissage, quelle bonté du ciel que ces chefs-d’oeuvre gratuits chez moi, sans même que j’aie à bouger de mon propre lit !
Le soleil, dont je dus faire le deuil cet été, est venu aujourd’hui me tirer d’une léthargie aphone, m’inviter en personne à la récréation, au labeur converti en bonheur de simples signes d’encre coulant sur la feuille de papier.

DS, 135-136

La couleur n’appelle pas tant un geste pictural que celui, manuel, de l’écriture, où le noir de l’encre ouvre à l’expérience esthétique de la couleur et de ses possibilités. L’ébène absorbe tout entière la couleur, s’établissant comme le lieu nouveau de l’éclat démesuré d’une écriture positivement vouée à l’expérience du néant. La donne chromatique ainsi renversée, l’absence (de couleur) devient le lieu ultime d’une présence, dans une sorte d’« obscurité lumineuse[44] » qui rend possible le surgissement des amitiés passées, dans « l’envers du monde, […] là où c’est le règne du Noir innommé comme le continent ainsi nommé, là où certains corps féminins se sont abreuvés à la source muette » (DS, 35-36). L’éclat du noir aura permis la libération de paroles autrement vouées à un silence jugé inacceptable par la narratrice. Par la grâce de la subsomption (opération ultime d’un rapport figural ouvert par l’analogie), la teinte associée à la négativité devient la seule couleur possible parce que celle de la marque écrivaine : « l’encre noire des poètes » (DS, 49).

C’est d’ailleurs l’« immense mur gris-noir opaque » (DS, 77) du brouillard qui, en interrompant le voyage entrepris vers La Malbaie, laisse libre cours à une parole où, pour reprendre un extrait déjà cité, Duras « devint sa propre narratrice (Marguerite étant devenue un objet aussi fictif que tous les autres – un sujet de fiction, devrais-je dire). Elle se mit à écrire à voix haute […] » (DS, 78). Pouvoir fictif de cette couleur qui ne devait pas en être une, et par laquelle advient le Poème, comme c’est le cas de cet accompagnement final au récit que constitue « Désastre » : « Le soleil avait disparu depuis longtemps. On ne savait pas pourquoi. Personne, même les plus savants. Le jour était une nuit noire. […] Fous d’attente vaine, on ne vit pas le soleil revenir à sa place. Plus fous encore, ceux qui avaient cru aux prophètes et qui ne les crurent plus […]. » (DS, 157) L’énigme du poème est celle de cette couleur dont l’abîme crépusculaire permet paradoxalement de tout réfléchir.

En échappant aux lois communes de la chromaticité, elle se soustrait peut-être surtout à la possibilité de l’explication savante, comme s’il s’agissait de n’en constater, pour mieux l’absorber, que le pouvoir discursif essentiel. Le pouvoir sacré du noir transformera ceux qui attendent en autant de « sculptures blanches » (DS, 158). Leur destin rappelle celui de Loth : « on les retrouvait gelés sur les bancs de neige, statues de sel qui s’étaient retournées trop tôt sur l’âme muette des choses » (DS, 158). L’écriture à laquelle ouvre le noir s’apparente à une figuration qui renvoie à la tradition esthétique du Tombeau, là où les morts ne semblent que plus vifs :

In Le deuil du soleil, where each chapter offers a prose version of the traditional “tombeau” (elegy) form so brilliantly illustrated by poets like Baudelaire, it is clear that the process of mourning is completed through the process of writing, which becomes a “prière” (prayer) [DS, 21], an offering as well as a vessel for the preservation of that “Mémoire veilleuse” (“Watchful Memory”) that graces one chapter’s title[45].

On le sait bien : le tombeau littéraire, s’il permet d’honorer la mémoire d’un être disparu, agit comme une forme de prolongement de la personne qu’il évoque, s’agissant là de prolonger la vie par la trace procurée de l’écriture. Encore ici, c’est le temps chronologique qu’il s’agit de dépasser par le kairòs, cet « instant de vérification du nom[46] » comme l’écrit Negri. La vérification ne se définit-elle pas justement tout autant comme « le fait de vérifier ; [l’]opération par laquelle on vérifie » que comme « la confirmation, par l’expérience ou l’observation[47] […] » ? Or il me semble que chez Gagnon, l’épreuve de l’autre confirme la possibilité de son existence, que le texte prolonge justement indéfiniment grâce à l’ici-maintenant de l’écriture : « L’écriture est ma prière à moi. L’écriture est ma prière aux morts. Elle est cela que m’a donné la mort à transcrire, cela qu’elle me dicte du fond du coeur enfoui dans le silence de ses ténèbres – ténèbres parlantes, mais au secret. » (DS, 21)

L’écriture peut ainsi défier la mort, voire la dépasser sans pour autant l’anéantir puisque le projet de Gagnon refuse la morbidité et la complaisance, restant pour l’essentiel ancré dans l’idée de la célébration d’une altérité que le souvenir fait advenir positivement. L’écrivaine « réinvente une archéologie inversée où, au lieu de fossiliser, on refait la vie et l’écriture, dans leurs fibres premières[48] ». Il s’agit pour elle de conjurer les forces d’un Néant qui sera pleinement affronté. Se joue ici un topos fort de cette écriture : celui de « l’écriture, plus forte que la mort, aussi plus forte que l’amour » (DS, 90). Comme chez Mallarmé, bien qu’autrement, ne s’agit-il pas après tout ici de demander « comment disposer la parole, […] distribuer les constituants du discours – du blanc du papier au noir de l’encre, de la [parole] au mot, […] de la phrase au texte, du texte au volume[49] » ? Les signes du spectre chromatique s’inscrivent dans une bibliothèque plus vaste, celle d’une parole où « [d]ans la nuit noire, on ferme les yeux. On referme le livre pour regagner “le séjour des immortels […]” » (DS, 151). Le mythe du drame solaire se trouve rejoué sur la sphère plus large d’un espace absolu où l’humanité se conjugue au livresque, comme si faire le deuil du soleil servait à conjurer l’angoisse primitive du Néant par la voie inégalée du lustre conféré au noir, « pour que les mots eux-mêmes ne sombrent pas dans le Néant muet, puisque sans les mots, les êtres et les choses n’existent pas » (DS, 13).

« LES DÉS SONT JETÉS. […] LE DESTIN DE CETTE ÉCRITURE DES MORTS FUT SCELLÉ : CELA SERA UN LIVRE » (DS, 135)

Le deuil, thème central de ce livre de Gagnon, est aussi celui de l’écriture, à tout le moins celui d’une certaine écriture : celle d’un « essai en cours sur l’écriture poétique » (DS, 12) qui doit s’intituler La passerelle des mots ; celle aussi d’un « livre de poèmes dont [elle] ignore pour l’instant le titre » (DS, 45), qui sera finalement abandonnée au profit d’un retour à celle du Deuil du soleil : « [J]e veux quand même en finir avec ce récit, tout en sachant qu’on n’en finit jamais une fois pour toutes avec l’écriture, fût-elle d’un seul récit. Elle est interminable et revient par bonds, tel un ressac, jusqu’à la fin de tout. De tout pour moi. » (DS, 54)

Essai, poèmes, récit : ces noms de genres ne renvoient-ils pas pourtant toujours à la même écriture ? Car enfin, si la mort dicte à Gagnon l’écriture de ce « récit » qu’est le Deuil du soleil, et pour lequel elle n’a « aucun plan », déterminée qu’elle est à « suivr[e] son fil, tout simplement » (DS, 11), n’est-ce pas parce que le récit dépasse les catégories habituelles et traditionnelles de la littérature pour subsumer à la fois l’essai et le poème ? L’abandon ne serait donc au fond qu’une concession faite aux registres historiques de la parole littéraire afin que se déploie plus pleinement et librement la parole autrement empêchée de cette « tribu tombale » qui se trouve au coeur de l’expérience du Deuil du soleil. Le récit, cette forme de l’écriture qui offre une résonance particulière à la voix en « privilégiant donc l’expression de soi[50] », fait ici advenir un ensemble de paroles ; il n’existe qu’en tant que forme où Je accueille l’autre, tournant la confession vers cet espace d’immédiateté, du temps opportun de l’écriture et de la poésie. À tout prendre, Le deuil du soleil, ce livre désigné comme un récit, ne serait-il pas surtout lisible comme un long poème en prose, cette forme dont l’écrivaine a dit qu’elle permettait de « traduire cette écriture qui dépasse les frontières des genres[51] » ? Sans doute aussi…

Pourtant, et m’inspirant en cela des propositions de Barbara Johnson, je suggérerais que Le deuil du soleil est un poème critique. À propos de Mallarmé, Johnson écrit :

La nouvelle prosodie mallarméenne est donc très littéralement une « prose »-odie : elle consiste, non pas à rompre le vers, mais, à l’instar et à l’écart du vers libre, précisément à rompre la prose. Aboutissement du poème en prose, ordonné par les « cassures du texte », le « poème critique » met en scène un nouvel et dynamique espacement, à travers lequel la pensée elle-même s’organise et s’inscrit comme un rythme – comme le mouvement de la répétition et de la scansion des ruptures, comme le battement répétitif, précisément, de la prose et du vers, de la Musique et des Lettres, c’est-à-dire du placement et de l’effacement de la différence à la fois envahissante et insituable[52].

Comme celui de Mallarmé, le poème critique de Gagnon n’a de cesse de penser son propre rapport à l’écriture et aux formes diverses que peut prendre la prose. Il n’y a là bien entendu rien de nouveau quand on regarde la production de l’écrivaine, qui disait d’ailleurs à Louise Dupré, en 1983, que « la liaison du théorique et du poétique […], c’est une préoccupation qui revient dans tous [s]es textes[53] ». Le deuil du soleil y revient constamment dans l’énonciation, s’agissant pour l’écrivaine d’y nouer une réflexion sur la mort à celle sur l’écriture.

Reste qu’avec Le deuil du soleil, la leçon offerte par Mallarmé a été intégrée pour mieux être dépassée par cette chose irrémédiable qu’est la reconfiguration élocutoire du poète qui s’y déploie. Car chez Gagnon, ce sont les inscriptions du quotidien – les jours, les dates, les noms propres – qui façonnent le rythme pourtant sinueux d’un texte en prose qui, justement parce qu’il est un poème critique, porte à son paroxysme l’hésitation ouverte par la possibilité paradoxale de se faire vers par la force de la répétitivité. Dans ce livre, le néant n’est pas pensé dans les termes spéculatifs du concept (ainsi qu’il l’est chez Mallarmé), l’espacement mis en scène par le texte s’organisant à partir d’une pensée organique du deuil. Évoquant la mort de Régis qui lui « fit si grand mal » (DS, 41), Gagnon constate que c’est « [d]’abord, la libération. Plus tard, la tristesse et, plus tard encore, une insondable colère à son endroit qui [l]’a conduite au seuil du fracas du temps et à sa traduction, par le poème – ou par toute écriture de récit qui atteint au poème quand elle est vraie –, en oeuvre de vie » (DS, 59). C’est ainsi que ces couleurs de l’opéra silencieux déjà évoquées jouent un rôle proprement figural en désignant le lieu de la gamme chromatique par lequel l’écriture peut advenir. Pour le dire autrement : Gagnon rejoue la scène du poème critique inventé par Mallarmé en lui ajoutant une strate vocale faite à la fois de ses mots et de ceux de sa tribu. Compte avant tout pour Gagnon ce désir de ne pas s’adonner à la pure spéculation malgré tout ce qui peut rester du Mystère, sachant que

chaque mort bien comprise (y compris avec le plus grand des mystères qui est cette fin de cette vie pour tous) donne lieu à une autre première naissance. Pas une deuxième naissance. Non. Une autre première naissance, une autre fois. Un avènement primordial au monde, originel et fondateur de sens. Lieu fondamental de l’écriture qui peut, étrangement, saisir par les seuls mots l’enjeu, toujours chargé d’énigmes, de l’événement qui lui, pourtant, se passe sans mots quand ça passe entre vie et mort

DS, 83

Poème incarné où l’écriture semble aussi organique que cérébrale, ce poème critique qu’est Le deuil du soleil se désigne finalement comme le lieu d’une « ethics of both writing and life (and indeed, life writing)[54] ».

Si le poème critique de Mallarmé est un concept négatif puisque « la façon dont [il] définit précisément son impuissance à se définir est elle-même une hyperbole, une fiction, une figure de rhétorique[55] », celui de Gagnon fait advenir la possibilité positive de la parole en dépit (ou par le ressort) du néant informe de cette mort qui impose de n’avoir « aucun plan », « [de] suivr[e] son fil, tout simplement » (DS, 11). C’est en somme à une célébration qu’il nous invite : « Travaillant à même la béance du langage, la poésie ne saurait s’opposer à la théorie, puisque le volume ouvert par le jeu entre le “présentant” et le “présenté” crée un espace pour la “réflexion poétique” comme façon de penser le monde, comme philosophie[56]. »

On ne s’étonne donc pas que, sur le plan de la composition globale de l’ouvrage, le récit composé de dix chapitres soit suivi de trois accompagnements qui sont autant de poèmes en prose au sens formel et traditionnel du terme : « Désastre » (DS, 155-163) et « Désoeuvrement » (DS, 165-172), suites poétiques en prose « publié[e]s respectivement dans les revues Les Écrits et Possibles, en 1996 » (DS, 154) ; et enfin, « Poème parfait, le non-poème » (DS, 173-179), texte dont j’ai dit plus haut qu’il faisait écho sous de nombreux aspects au « Démon de l’analogie ». Sauf qu’à la finale résignée de Mallarmé, où la voix poétique s’« enfui[t], bizarre, personne condamnée à porter probablement le deuil de l’inexplicable Pénultième[57] », Gagnon préfère le retour en boucle de la possibilité de la parole quand son poème se termine très justement par « une douce supplique […] : redonnez-moi encore ce plaisir, cette grâce de nommer pleinement, avec les seuls mots hérités de ma tribu » (DS, 179).

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Sur le plan de la composition du Deuil du soleil, « Poème parfait, le non-poème » réalise finalement ce projet abandonné de La passerelle des mots à propos duquel Gagnon écrit tout au début : « J’y reviendrai après avoir écrit ça. » (DS, 12) Le deuil du soleil n’est-il pas en effet ce projet, cette fois réalisé par le fantasme advenu du sujet et de ses communautés (littéraires et biographiques), dans la perspective scripturaire du poème critique ? « It would seem that, at the century’s end, Gagnon is one who sees death and mourning as both a source of meaning and impetus for her pursuit of what she calls “Le livre rêvé” (The Ideal Book)[58]. » Et la fin du livre d’en être son commencement alors que, telle une arabesque, le poème final renvoie au projet global qu’il clôt pour mieux l’ouvrir comme « une autre première naissance » (DS, 83) constamment surgie.

Disposition symboliste, écrivais-je plus haut alors que, justement, la célèbre proposition sur la « disparition élocutoire du poète[59] » a mené les poètes vers un formalisme parfois trop stérile que récuse Gagnon, elle dont le projet est justement de ramener le sujet au sein de l’écriture. Louise Dupré l’a bien montré : « [L]es écrivaines [du courant féministe] se distancient du formalisme qu’elles associent nommément au fétichisme et essaient de le remplacer par la représentation de la perte, par le simulacre qui s’affirme comme simulacre[60]. » Construit sur un manque incessamment affirmé, Le deuil du soleil s’offre comme une réponse complémentaire aux propositions du Maître qu’il recadre pour se les approprier autrement, le livre rêvé de Gagnon semblant bien l’une des inflexions possibles du Livre :

Le Livre, ou le livre total tel qu’il a été imaginé ou pensé, des romantiques allemands à Mallarmé, puis transmis comme projet aux avant-gardes du xxe siècle, le Livre, jamais réalisé, mais devenu le nom d’un désir d’oeuvre totale avec laquelle tout serait dit, parfois par tous et en tout cas pour tous […]. Le Livre, c’est en somme le vecteur du modernisme[61].

Chez Gagnon : vecteur d’un modernisme qui, en ramenant le sujet (féminin) dans l’écriture, donne lieu à la figuration d’une intériorité dessinée sur celles des autres avec qui elle entre en dialogue, replaçant conséquemment les « mots de la tribu » dans un contexte plus généreux que celui, hermétique, de Mallarmé, mais aussi dans un contexte sororal qui fait la belle part à la parole féminine, parole dont on sait d’ailleurs quelle exclusion elle a subie dans le contexte historique de l’écriture fin-de-siècle en France. « Les siècles de silence ont fait place à une abondance de parole/écriture : flot qu’on ne pourra plus endiguer. Les femmes veulent prendre leur place, toute leur place et l’occuper, dans un certain pouvoir partagé fait d’échange et de prise en charge mutuels[62]. » C’est ainsi que cette disposition symboliste que je trouve dans l’oeuvre de Gagnon prend les couleurs d’un renversement de l’ordre établi de l’Écriture, des Lettres, qu’on ne peut pas ne pas lier à la Loi du père. Sans pour autant m’engager dans une lecture psychanalytique, je terminerai en soulignant que la Loi du père est aussi sans doute pour Gagnon la Loi de la doctrine :

Ce que m’a légué de plus précieux mon père, je l’ai écrit dans « Une histoire vraie », chapitre du livre Les cathédrales sauvages. Sa très lente et tumultueuse agonie m’enseigne que, plus précieux encore, se transmet un legs que le poème seul peut tenter de traduire. Le poème qui déporte le legs hors la loi. Qui ne cherche pas, comme le font les mots de la prose, à tenir des comptes et à redonner, dans un équivalent de mots, la valeur du legs, ce qui lui serait dû.

DS, 96

Et à l’instar de ce père qui sut faire preuve de « générosité à l’autre, à tout autre, du plus imposant au plus humble. Présence d’écoute et de paroles » (DS, 94), Gagnon se sera faite généreuse dans son poème critique en passant de la Loi du père à la Loi des pairs, qui ne sont plus seulement ceux pour l’essentiel masculins – et puissants sur le plan symbolique – de la fin-de-siècle en France. Généreux et sororal, le poème critique de Gagnon accueille nombre d’enjeux jusque-là largement occultés dans la pensée du Livre pour mieux souligner la contribution des femmes (et des humbles) au domaine des Lettres.