Résumés
Résumé
Pourvue d’une grande cohérence, l’oeuvre poétique de Madeleine Gagnon s’élabore à la faveur d’une gravitation autour de quelques motifs fondateurs et structurants, tels que l’eau et les pierres. Alors que sa démarche poétique est polarisée par la figure de la mère, Paul Chanel Malenfant fait l’hypothèse que la pierre y convoquerait le père. Pour être juste, cette hypothèse ne mesure pas l’importance que le motif revêt sur le plan formel, alors qu’il travaille, module, voire transforme la poétique. Cet article propose d’observer comment, de Pensées du poème à Rêve de pierre, l’écriture des pierres permet d’articuler lecture et écriture, pensée abstraite et tellurisme de l’expérience-femme, et de donner voix à un sujet qui transcende les catégories du féminin et du masculin en renversant les rapports de filiation.
Abstract
Exhibiting remarkable coherence, the poetic oeuvre of Madeleine Gagnon is crafted around a gravitational pull towards certain fundamental and structural motifs, such as water and stones. Although her poetic approach is polarized by the mother figure, Paul Chanel Malenfant hypothesizes that the stone would summon the father. To be accurate, this hypothesis does not take into account the importance that the motif takes on in terms of form when, in fact it works, shapes and even transforms the poetics. This article seeks to observe, how, from Pensées du poème to Rêve de pierre, the writing of stones makes it possible to link reading and writing, abstract thought and tellurism of the female experience, and to give voice to a subject that transcends feminine and masculine categories by reversing filial relationships.
Resumen
La elaboración de la obra poética de Madeleine Gagnon, provista de una gran coherencia, gravita alrededor de una serie de motivos fundadores y estructurantes, como el agua y las piedras. Mientras que su poética se polariza en torno a la figura de la madre, Paul Chanel Malenfant plantea la hipótesis de que la piedra representa al padre. Para ser justos, esta hipótesis no mide la importancia que reviste el motivo en el aspecto formal, ya que trabaja, modula e incluso transforma la poética. Este artículo propone observar cómo, desde Pensées du poème (Pensamientos del poema) hasta Rêve de Pierre (Sueño de piedra), la escritura de las piedras permite articular la lectura y escritura, pensamiento abstracto y telurismo de la experiencia-mujer, y poner en palabras un tema que trasciende las categorías de lo femenino y lo masculino invirtiendo las relaciones de filiación.
Corps de l’article
Le gong de la chair a sonné. C’est l’heure des pierres. Les pierres s’ouvrent et saignent, elles ont parlé. Dans leur mouvement subit le corps s’engage et signe et la main suit.
[…]
[N]ous sommes de vivants pétroglyphes[1].
L’oeuvre poétique de Madeleine Gagnon présente un grand intérêt pour qui s’intéresse au rapport de l’écrivain avec la nature. D’autant qu’elle s’amorce à un moment – les années 1970 – où la nature est peu présente chez les écrivains alors mobilisés par les idéologies et courants d’avant-garde : le marxisme, la contre-culture et le formalisme telquelien. Non qu’elle n’ait pas elle-même souscrit aux idées alors en vogue. Néanmoins, sa poésie conserve à la nature une place importante, et même de plus en plus importante à mesure qu’elle avance dans le temps. En cela, et par sa sensibilité poétique jamais trahie, même en pratiquant d’autres genres, Gagnon est, parmi les écrivains de sa génération, celle qui présente le plus d’affinités avec les poètes de l’Hexagone, lesquels, comme on le sait, ont investi la nature et le territoire, à la fois comme lieu d’émancipation et objet de réflexion.
Pourvue d’une grande cohérence, cette oeuvre poétique s’élabore à la faveur d’une gravitation autour de quelques motifs fondateurs et structurants, tels que l’eau et les pierres. Dans sa préface au Chant de la terre, l’anthologie qu’il lui a consacrée, Paul Chanel Malenfant remarque l’importance que revêtent ces motifs dans la poétique de l’auteure, que sous-tend une volonté de réconcilier le concept et la matière. Alors que sa démarche poétique est traversée par la figure de la mère, Malenfant fait l’hypothèse que la pierre y convoquerait le père. « Cette hypothèse d’un lieu de solidarité entre la figure du “père”, le thème de la “pensée” et le motif (ce “mot actif” que définit [Julia] Kristeva) de la “pierre” corroborerait le caractère jubilatoire de l’écriture lapidaire de Madeleine Gagnon[2]. » Pour être juste, cette hypothèse ne rend pas compte de la complexité de ce motif, de sa richesse, et surtout ne mesure pas l’importance qu’il revêt sur le plan formel – précisément son caractère actif –, alors qu’il travaille, module, voire transforme l’écriture poétique. En se mettant à l’écoute de la mémoire géologique, le « géoscribe », figure inventée, aussi éloquente que mystérieuse, établit cette synonymie parfaite entre naissance et connaissance que remarque Malenfant. Cet article se propose d’observer comment, de Pensées du poème à Rêve de pierre, la présence grandissante des pierres permet d’articuler lecture et écriture, pensée abstraite et tellurisme de l’expérience-femme, en donnant voix à un sujet qui, renversant les rapports de filiation, transcende les catégories du féminin et du masculin[3].
LA QUÊTE MATERNELLE
La recherche de la mère est souvent évoquée par Gagnon, surtout dans les premiers recueils[4]. Inspirée par la pensée féministe, il s’agit pour elle, comme l’affirme Louise Dupré, de « retrouver une langue maternelle, une langue d’avant le langage, d’avant la syntaxe, une langue asymbolique[5] ». Cette quête ne passe pas par une démarche introspective, mais par une fusion avec la nature, en particulier la terre et l’eau, par l’effacement des frontières entre le sujet et la nature qu’il contemple et prend en soi. Ainsi mère et terre (incluant l’élément liquide) deviennent synonymes en ce qu’elles accueillent l’une et l’autre le corps de la femme qui s’y trempe et s’y voit. Le sujet est dès lors littéralement débordé de lui-même, et les frontières s’estompent entre intérieur et extérieur, de même qu’entre passé et présent.
Cette déterritorialisation entraîne un déplacement des propriétés, de la terre-mère au sujet qui s’y frotte, ce qui pourvoit ce dernier d’un corps-monument. Dupré a bien démontré que le romantisme de Gagnon est aux antipodes de la mièvrerie et coïncide avec ce que Michel Collot décrit dans La matière-émotion à propos de l’altération du sujet en relation étroite avec la nature. Son romantisme, qui n’a rien à voir avec le narcissisme et tout à voir avec la reconnaissance d’une nécessaire co-naissance au monde, la rapproche plutôt des romantiques allemands. Rappelons que, pour ces derniers, la poésie était un mode privilégié de connaissance de la Nature ; plus authentique et plus complète que la philosophie avec laquelle elle a néanmoins des liens étroits, elle vise et parfois atteint cette tonalité affective (Stimmung) susceptible de rétablir entre le sujet et le monde une relation préréflexive.
Le sujet débordé s’incarne dans la figure de l’infante immémoriale[6]. Cette autodésignation aux accents surannés évoque doublement l’appel du lointain, par son sens propre d’abord (princesse puînée d’Espagne ou du Portugal), puis en suggérant une remontée jusqu’à la nuit des temps. Or chez Gagnon, le temps historique – linéaire – laisse place à un temps cyclique, sans doute plus propice au déploiement de la subjectivité féminine. En effet, par son caractère oxymorique, l’infante immémoriale porte en soi l’implicite d’une naissance à la fois virtuelle (elle remonte au-delà de la mémoire) et sans cesse recommencée. L’infante évoque bien sûr aussi l’infans de la psychanalyse, qui entretient une relation présymbolique avec la mère, et dans laquelle Julia Kristeva voit « le prototype de ce qu’elle nomme la “chora sémiotique”, cet espace où le sujet s’engendre en échangeant avec l’objet des communications préverbales fondées sur la mobilisation du corps et de la voix[7] ». La remontée vers la chora ne donne cependant pas lieu à la constitution d’une subjectivité intègre. Au contraire, comme l’expose Dupré à propos d’Au coeur de la lettre, le sujet cherche plutôt à perdre ses repères : « Manifestation d’un “écho antérieur” aux mots, le poème nous fait pénétrer dans un territoire atemporel, non réaliste, puisque situé en dehors de la réalité qui pourtant le nourrit. Il refait le trajet de la parole à la voix pure, remonte jusqu’au souffle qui en est à l’origine pour s’arrêter au cri[8]. » Mais de quelle nature est cet écho antérieur aux mots ? peut-on se demander. Ne tient-il pas aussi du signe, lequel prend, chez la poète, toute sa densité matérielle précisément à la faveur d’un détournement du langage de la communication ?
À propos du lyrisme des poèmes, Dupré remarque qu’il s’exprime au mieux lorsque le je se tait : « Comme si l’identité était progressivement envahie, débordée par la voix de l’altérité, qui ramène le sujet au pulsionnel, à l’en deçà du subjectif, et donne au texte le fonctionnement du processus primaire : le sujet tente de revenir à une fusion première avec le monde[9]. » Lorsque les pierres (dont le nom, faut-il le rappeler, contient le mot « père ») apparaissent dans les poèmes, soit à partir de Pensées du poème[10], le sujet fait plus que tenter un retour à la fusion première : cette fusion devient possible grâce au mouvement de la pensée dont elle se fait le lieu d’avènement[11].
LA SCIENCE DES PIERRES
Dès les premiers vers de Pensées du poème, l’abstraction et la matérialité se rencontrent. On sent alors que la matière résiste, et cela propulse le mouvement :
PP, 119Un écho souterrain
sur la paroi des ombres
tes pas
qui
maintenant
avancent nulle part
Les pierres instaurent une spatialité et une temporalité plus vastes que dans les recueils précédents, où les références à l’univers domestique ou familier sont beaucoup plus fréquentes. De même, le rapport à la pensée se transforme. Au début du recueil, la narratrice s’applique à penser. La pensée est située, marquée par un effort de compréhension, de circonscription et d’élucidation des concepts (« Mourir c’est » [PP, 143] ; « Écrire c’est » [PP, 144] ; « La lecture » [PP, 145], etc. ; l’italique est dans le texte). Par la suite, elle semble se disséminer, n’étant plus le seul domaine du sujet. Les pierres pensent, elles aussi, et invitent au songe[12]. L’univers matériel s’anime et se marie au sujet, dont la pensée devient un phénomène cosmique. Elle est le souvenir de la poussée métamorphique qui continue de vibrer dans la pierre – dans sa mémoire immémoriale qui rend toutes choses relatives[13].
Pensées du poème se présente en vers courts[14], ce qui les dote d’un caractère proprement lapidaire (évoquant des pierres qu’on jetterait ou laisserait tomber une à une), accentué par un mouvement vertical souvent thématisé. Une place importante y est faite à l’altérité, au phénomène d’écho, à la division, et tout cela coïncide avec l’apparition de la figure paternelle :
PP, 130Aussi
dans ton père
te souviens-tu
avoir été
pensée ?
Les pierres instituent un rapport au langage très différent de celui qu’appellent la terre et l’eau. Leur règne est celui de la science, auquel il importe de prêter l’oreille et de faire écho. Par leurs noms, peu usités, parfois étranges, que la poète se plaît à semer dans ses textes[15], elles nous ramènent au code et à ce que le symbolique peut susciter de jouissance. Celles qu’il faut identifier, nommer par leur nom, ont donc aussi beaucoup à voir avec la lecture, dont on connaît l’importance pour Gagnon – ses textes sont souvent truffés de citations et elle a même pratiqué le patchwork à ses débuts. Or qui lit laisse entrer en soi la voix de l’autre, l’y laisse résonner :
PP, 141L’alphabet naquit
d’un geste subversif
toute la rhétorique
porte les empreintes
d’un manque à représenter
PP, 143[…]
C’est parce que tu es sortie
de ta mère
que tu peux expulser
tes enfants
Il s’agit moins, ici, de retourner à la mère que d’en sortir, et d’ainsi prolonger la génération. Sortir de la mère, c’est reconnaître la possibilité de représenter le manque, autrement dit acquiescer au langage et accueillir le savoir qu’il dispense. En s’ouvrant à la mémoire géologique à laquelle la science donne accès, le manque, à l’instar des pierres, peut être nommé, dans toute son étrangeté, et ainsi rendu moins douloureux.
Lorsque l’intuition et l’image, le savoir et l’équation se rencontrent, de leur union naît la pensée du poème, qui elle n’est plus fusion, mais relation :
PP, 138Je ne serais pas surprise
que la formule mathématique
et l’orange archaïque
de l’éden imaginé
se rencontrent
PP, 139[…]
Mais il n’y a pas entre eux
d’état fusionnel
puisqu’il s’agit d’un éden outré
plutôt des éléments
qui se conjuguent
à la ligne
des épousailles
L’éden outré ne serait-il pas l’origine saisie par la pensée critique, la pensée même du poème ? L’écriture ferait ainsi s’épouser matière et pensée, mais sans réduire ni l’une ni l’autre, la tension dynamique étant garante de leur intégrité. Conjuguée à tous les temps, l’écriture permet également au sujet de spéculer sur l’avenir, notamment sa propre mort. Mais la mort envisagée est l’occasion d’une renaissance, naissance à une « nouvelle ignorance » (PP, 148), synonyme d’écoute et d’ouverture à la fois au rêve et à la science des pierres :
PP, 153Terre ouvre-toi
reçois-moi dans ton ventre
astres accueillez-moi
au coeur de l’univers
Les pierres échangent ainsi leurs propriétés avec le sujet, qui peut désormais entrer pleinement dans la pensée – tout en gardant active la mémoire de l’état fusionnel. Par la rencontre du corps du sujet et de la matière ignée, la pensée se fait à son tour « corps-monument » (PP, 168), un corps d’écriture à déchiffrer[16]. Et c’est à la faveur de cette parfaite harmonie entre les forces telluriques et cosmiques que la poète naît à un nouveau langage, celui de l’écrire-penser. L’éternité étant dès lors assumée, son rythme adopté, la filiation va dans les deux sens, suivant la logique du temps circulaire. Ainsi sur « la paroi des chairs » (PP, 154), aussi bien que sur l’ardoise, s’écrit « la première dictée » (PP, 155), et elle perpétue la vie :
PP, 161Les objets m’épousent
dans la chambre nuptiale
universelle
mes enfants immémoriaux
naquirent
de chrysocolles
et de roches
nucléaires
ENTRER DANS LA FICTION
Tout en intégrant des matériaux autobiographiques (le quotidien, la maison, le temps qu’il fait, ses fils, etc.), Les fleurs du Catalpa[17] poursuit la réflexion sur le temps amorcée dans Pensées du poème. Il y a une certaine errance dans ces longues phrases parfois désarticulées, procédant de l’analogie, enchaînées au fil des saisons, des lectures (Gabrielle Roy, Laure Conan, Jacques Brault, Gilles Deleuze y sont cités, parfois discutés) et tissues d’observations et de sensations. À cela se mêle une conscience exacerbée du geste d’écrire.
Le tellurique, le conceptuel et le sacré entrent en « épousailles cosmiques » (FC, 175) dans ce recueil où le vide occupe une place centrale et où l’acquiescement au langage se manifeste comme une entrée dans la fiction. « Le présent nommé se trouve déjà passé : une extension fictive de ce qui a été. » (FC, 175) Les poèmes mettent également en scène un croisement entre l’ancien monde et le nouveau, l’infante cherchant son origine jusque chez les peuples autochtones en même temps qu’elle rêve d’Orient[18].
Les pierres sont lancées sur la terre depuis le firmament où elles ont l’apparence d’étoiles, et alors se fondent toutes les cultures aux « siècles des siècles » (FC, 186) :
FC, 203Sur la lancée des pierres
dans la pensée de l’une d’elles
crysographie de lune plutôt
elles ne sont ni précieuses ni lointaines,
mais là dans ma main
je contemple
en pleine toundra amérindienne
venues comme on ne sait trop
étrangères à l’aube des violons et des peines
(chrysolithe, chrysocolle ?)
l’ignare savant donnait sa langue au chat
dans les pas feutrés de la neige
l’oeuvre fond
pour les enfants des cendres dans l’igloo
Si proche pourtant, la pierre bouleverse l’espace et le temps, défait les filiations et en noue de nouvelles, fait tenir la toundra dans la paume d’une main, l’infante devient l’Amérindienne, les identités se décuplent. Le potentiel de jouissance induit par l’énonciation poétique en est un d’ouverture et d’altération, mais aussi d’accumulation. Nous ne sommes plus ici dans le binarisme ou la dialectique, mais dans le foisonnement, le multiple. « Dans le couloir des pierres » (FC, 207) que l’infante traverse, « le ventre est une île » (FC, 207), l’« enfant mythique » s’essouffle et la mère devient « cet autre » (FC, 209). Qu’elle devienne un et non une autre indique bien le renversement qui s’opère alors :
FC, 215c’est la pierre
qui retourne
ses signaux
au chapitre
des vents
c’est la pensée
de l’espace
embrasé
du géoscribe jouissant
On remarquera le ton impersonnel, les verbes à l’infinitif, la personnification de la pierre et de la pensée qui mettent à distance le sujet. Si le ventre est une île, il s’agit peut-être d’une île volcanique, dont toute présence se serait enfuie, puisque l’infante est issue de « songes creux » (FC, 210). Mais alors qui en est le géniteur ? D’où vient-elle et que trouve-t-elle en fouillant ainsi l’écrit ? Elle est « [n]ée à l’acte du pinceau et des plumes », nous dit-elle. « Le père est un géoscribe. » (FC, 219)
Le corps morcelé est lui aussi personnifié. À la fois blanche et rouge, orientale et occidentale, féminine et masculine, l’identité, à force de se multiplier, se perd. Le poème y gagne en indépendance. Dépris de l’origine autant que de la loi (« la pierre […] retourne/ses signaux/au chapitre/des vents »), l’espace, le vide même écrit. « L’équinoxe/des âmes » (FC, 215) est un pôle, un lieu de convergence. Elle s’y tient, elle qui s’écrit désormais à la troisième personne et qui sort, comme « sa voix/de pêche », « d’un ventre/planétaire » (FC, 216). En nous arrachant à l’historique, le temps géologique nous jette dans le présent, là où le vide se mue en « toutes promesses » (FC, 222). À propos des phrases qui viennent quand elles veulent et n’en font qu’à leur tête, elle écrit :
[L]’instant créateur a raison de tous les autres, le temps magnétique de la jouissance se fond au temps géodésique. Des traces archaïques, poussières mnémoniques, flottent au-dessus de la tête pensante, balai de tulle aux couleurs lavis : constellation de la dentelle, méduse céleste découverte il y a des milliards d’années.
FC, 223
Quelque chose semble se dénouer, se réconcilier dans ce recueil. La pensée, la jouissance cohabitent dans/par l’écriture, qui elle-même participe du cycle infini des siècles et des saisons, de ce tressage de la vie quotidienne et de la réflexion, du biographique et du philosophique. Or cela se fait plus naturellement que dans Pensées du poème. Dans la dernière suite (« Pour avoir déjà conçu la vie »), on atteint ainsi un parfait équilibre entre opacité et transparence, image et transitivité. Rien d’étonnant à ce que le recueil se termine sur ces paroles qui revendiquent pour la mère la jouissance ET l’écriture :
FC, 241une mère écrit qui pense et qui jouit
ce destin forcé cet abcès crevé que
j’envoie dans la bouche des astres
au bout de mon rêve au bout de cet
amour incommensurable d’écrire
ce temps présent
UNE NOUVELLE GENÈSE
Femmeros[19] est un recueil important, où se rencontrent à nouveau, comme le suggère le titre (Femme + Eros), les éléments mâle et femelle, et ce, dans un parfait équilibre des forces. Elle est le territoire, Il est l’écriture. De la réunion des corps résulte la minéralité, laquelle appelle le poème de l’intérieur, telle une mémoire du néant :
Seraient-elles taries les fontaines, y aurait-il volcan planétaire allumé de main d’homme, serions-nous laissés à nous-mêmes, femmes et hommes sans Dieu ni dieux, serions-nous promis au néant éternel, devant l’immense blanc de la mort serions-nous ces poussières tombantes noires dans le noir du tout et du rien ?
F, 245
Si femmes et hommes sont promis au néant éternel, c’est peut-être que cette distinction établie par Dieu n’est plus valable et que la nature des êtres doit être redéfinie, voire réinventée. À cela oeuvre l’érotisme, que l’auteure pratique avec bonheur. Dans une suite de très beaux poèmes (F, 249-254), la femme se fait territoire accueillant, tout en discrétion, elle est tour à tour douce rumeur, bruissements légers, tendresse. Eau, terre. L’érotisme donne lieu à une nouvelle Genèse : « Nous avons nommé les éléments, séparé le jour de la nuit, marché dans le lit mou sur la poudre d’or. » (F, 255) L’amour serait-il cette alchimie qui, avec de la poudre d’os, fait de la poudre d’or ? Il semble que oui, si l’on en croit les nombreux effets de renversement que produisent les poèmes, comme ici :
F, 257Il y avait ce rêve
dans un sein de lune
tombaient les gouttes
du ciel bleuté pluie sucrée
c’est ça la vie
bouche ouverte tue
apprise offerte à l’ombre des mots
dedans le ventre c’est le miroir
du dehors lune
je vois en toi
dedans ça coule
vers l’océan
mien
De la figure maternelle qu’elle dit omniprésente dans les premiers recueils de Gagnon, Louise Dupré affirme par ailleurs qu’elle gagne en altérité : « [T]out comme le je est déporté vers l’impersonnel, la mère biographique est transcendée. Elle prend dans les textes une dimension mythique, elle devient la Mère, celle qui enseigne, qui trace la voie à la fille, crée une généalogie[20]. » Mais dans Femmeros, le principe féminin s’exprime en termes beaucoup plus matérialistes, et même une fois la génération accomplie, car les enfants y figurent également, tout cela contribuant à désacraliser la Mère :
F, 273Le voile du ventre
s’est déchiré
et la mère est un temple
F, 274[…]
D’un long soliloque,
elle s’éveilla
à l’autre
soudain
[…]
L’autre dedans
sous feu
éteint
Derrière le voile se cachait la mère mythique. Monumental, ce temple vous retient, vous fait prisonnière, comme la mémoire enferme la femme d’antan implorant les forces de ce nouvel Éden de la délivrer de ses enfants, de ses ancêtres. C’est dire que la femme ici non seulement transcende la mère biographique, mais accuse la distance qui la sépare de cette Mère mythique (l’autre) qu’elle porte en elle et qui fait d’elle un temple, une fiction, la fiction se révélant du coup dans son double pouvoir de consolidation et d’altération. Et ce temple, à l’instar de celui de Jérusalem, doit être détruit. C’est la condition pour que la femme se libère de la blessure et renaisse terre vivante, nourrie de poussière d’or :
F, 276Elle tombe de haut
la mère d’où je viens
elle tombe de loin
[…]
De son mouvement
précipité
jusqu’à très bas
un fleuve grossit
où l’enfant coule
et sort
F, 278[…]
Tu sors du ventre de la mère, bientôt du ventre de la terre, tu rejoins tous les itinérants du bord de terre, tous les amants, vous ouvrez la vasque des mémoires si grande avec dedans vos langues de feu, le don des lèvres et la supplique lactée, vous aimez tant.
Cette triple sortie (de soi, du ventre de la mère, du ventre de la terre), qui n’est possible que par l’intermédiaire du langage (« vos langues de feu »), permet à la femme de reconnaître et d’assumer pleinement sa part de masculinité. C’est du moins ce qu’on peut entendre lorsqu’elle invite l’amant à garder « au coeur la mémoire du géoscribe vivant » (F, 290), auquel elle s’identifie. L’inversion (des genres, de la filiation) que produit l’éveil à l’autre (l’amant, la mère) est portée à son comble dans le dernier poème, où les fils donnent naissance à la mère :
F, 295Mère à mon tour
je reviens à la mère
l’enfant me donne
le jour
[…]
Dans la main
creuse
un caillou crie
je t’ai donné
des miettes
d’éternité
LA MÉMOIRE DES PIERRES
Les poètes sont des géoscribes, la chose se trouve corroborée dans La terre est remplie de langage[21]. Dans ce recueil, où s’alternent le vers et la prose, la verticalité se double d’un mouvement de pénétration :
TRL, 366Entrant dans la forêt
avant de t’enfoncer
laisse en bordure
le livre d’images
tu le reprendras au retour
Ou bien sur la cime du mont Lune
prends ton envol
souviens-toi du gravissement
pierre à pierre
falaise après falaise
tombes des proses
Un caillou dans la main
enterre la rumeur
funérailles du lointain quitté
donne ces heures à la terre
d’où tu viens
Nous voici de nouveau en territoire archaïque, au temps où l’on parlait « la langue des oiseaux », un pays « aux mots sauvages » que l’immémorial recèle. Dans ce pays où les mots s’absentent et doivent être réinventés, « c’est la matière qui pense » (TRL, 369), agit, écrit :
Il neige aujourd’hui un chapitre. Nos pas écrivent tout seuls, lisses et doux, c’est un jour de matin. On feuillette sans bruit, de la lèvre mouillée au tissu vierge, le doigt. Le papier est offert, délicatement une page se déplie, puis une autre, jusqu’à ce que la tête, du sol déprise, s’ajuste à l’horizon.
TRL, 383 ; l’italique est dans le texte
Impossible ici d’identifier le genre du sujet, ni même de localiser son corps. Le corps est sensible, mais ses membres sont épars et ne dénotent aucune appartenance. Les propositions infinitives et nominales abondent[22]. Les sujets des verbes conjugués sont des abstractions, des objets ou encore le pronom impersonnel « on ». Autant de caractéristiques de l’écriture lapidaire, qui gagnent ici en force. Un seul sujet semble échapper à cet éparpillement, le « nous » des poètes, mais eux non plus ne résistent pas à la force d’attraction et de dissolution des pierres :
Soudain nous éprouvons la soif des pierres. Et buvons goulûment. C’est que nous avons été, nous aussi, coupés par l’écharnoir. Cela s’est passé bien avant nos naissances dans le ventre des mères. Il nous en est resté l’immémorial goût des tracés aurifères et cette blessure des pierres, à fleur de peau, chaque fois qu’elles s’ouvrent et saignent. C’est en nous qu’elles s’épanchent, au bord de chaque cicatrice.
TRL, 389
Les pierres, qui nous ont précédés et qui nous survivront, font plus que donner ou redonner vie au poète ; leurs « stries » et leurs « sédiments persistent à nous écrire » (TRL, 391). Les pierres écrivent et le poète, pour sa part, ne peut que suivre amoureusement les tracés aurifères, apprendre à lire la crysographie et à entendre, à décrypter « le corps des choses », car « [l]a plus infime des choses contient son pétroglyphe » (TRL, 387). Mère de tous les langages, la pierre nous fait remonter bien au-delà de la langue maternelle, et parce qu’elle écrit, elle réunit en elle toutes les forces de l’univers, de même que les principes mâle et femelle, instituant une lignée déprise de tout dualisme :
Je suis née dans le coeur d’une pierre, mon coeur sur l’oreiller de racines rouies. Née sous la lame saxifrage, conque collée visqueuse, j’entendais le tam-tam assourdi de la terre. Pour mère, la fleur au vent, et mon père était un volcan.
TRL, 426
Si les conditions pour ce faire sont mises en place dans les précédents recueils, Rêve de pierre[23] nous fait entrer résolument dans le temps préhistorique. L’écriture lapidaire y atteint sa forme d’expression la plus achevée. Deux parties en vers, marquées par la verticalité, sont séparées par deux parties en versets, évoquant l’horizontalité. Dans les poèmes en vers, les éléments s’entrechoquent. Parfois sans déterminants ni adjectifs démonstratifs, les objets y apparaissent sous un jour brutal et semblent tomber sur la sente qu’emprunte le poème, leurs noms prenant de ce fait l’allure d’invocation, presque d’incantation :
RP, 11Là
quand des siècles et des siècles
neigent
en travers d’elle
la pierre
Là
quand le soleil touchant
l’oeil cille
Et quand l’éternité
semble derrière
d’un bond lointaine
d’un coup
poussières
Sablures
Le temps tombe lui aussi ; comme la neige, comme des « [c]ailloux lancés » (RP, 18) au travers des corps, il dépose ses sédiments : « Il est l’heure/dit le sable » (RP, 20). Il y a quelque chose d’un précipité dans ces textes, ainsi que le montre la finale du poème précédemment cité. Les vers, parfois sans liens entre eux, se superposent telles des strates, créant une sorte de feuilleté de lieux et d’époques :
RP, 14Soit encore des villes
de l’espace chues
La campagne serait
cette mémoire tassée
d’antiques cités
On ne sait pas
les être tus
et veines aurifères
têtes cachées dans les mains
Leur livre
alors
RETOUR À LA MATIÈRE
Rêve de pierre n’explore pas un territoire atemporel, non réaliste, comme Louise Dupré le dit au sujet des premiers recueils, mais un territoire multitemporel et néanmoins réaliste, quoique rien n’y rappelle l’univers familier ou les recours autobiographiques auxquels l’auteure nous avait habitués. À trois exceptions près, le « je » y est absent[24]. Les pronoms « on », « vous » ont une valeur impersonnelle, sauf lorsque le « vous » constitue une adresse, la plupart du temps aux éléments qui composent le paysage, lesquels en revanche sont souvent personnifiés. Non seulement l’agentivité de l’énonciatrice ne prime pas, mais sa subjectivité s’exprime très peu. Son corps semble avoir complètement disparu, tout entier absorbé dans ses perceptions. Le langage lui-même, parfois rugueux, comme coupé au silex ou passé à l’écharnoir, revêt un degré de matérialité jusque-là inégalé[25] :
RP, 30Le ciel est un bol
d’encre
on trempe
Lettres ou chiffres ou notes
ruissellent
on peint on compte
Bien mesurés
sur les portées les tables
dans les cahiers
L’encre a remplacé le liquide amniotique – elle est le creuset de la mémoire. La quête ici ne vise plus à retrouver une langue maternelle, mais à retourner au temps d’avant toute parole humaine (« Babylone endormie » [RP, 32]), et alors c’est à l’écriture des pierres qu’il convient de s’en remettre. Elle seule saura mener à terme la nouvelle Genèse.
Le sujet de l’énonciation n’a d’identité que le mouvement qui l’anime ou qu’il perçoit, du plus infime au plus vertigineux, participant d’une temporalité cyclique en vertu de laquelle les catégories temporelles et spatiales, aussi bien que de genres, sont non plus seulement rassemblées, mais transcendées. La position qu’il occupe n’en est pas pour autant supérieure, elle est à la fois contemplative et affectée[26].
On ne s’étonne pas que la photographie occupe une place importante dans ce recueil (la deuxième partie s’intitule « L’oeil photographique ») qui nous convie à l’école de la matière. En médiatisant la relation du sujet au paysage, elle épouse la mission des ombres. Elle enseigne, en quelque sorte, la science des pierres :
RP, 67« Éternelle et muette. »
Elle est rêve de pierre.
Elle s’adresse aux mortels.
La photographie fait coïncider les temporalités : « En une fraction, le futur antérieur fait un clin d’oeil au présent. » (RP, 74) Ce qu’elle voit et donne à voir est bien antérieur à l’apparition des humains sur Terre. Elle éprouve la démesure du temps et de l’espace. On a alors vraiment l’impression que la matérialité a pris le pas sur la subjectivité, laquelle s’en fait l’écho, et ce, dans une parfaite harmonie de tons, de sons, de regards. Le rêve[27] est primordial ; lui aussi enseigne et ouvre la voie. Son règne précède celui de la pensée ; la pensée vient de lui, d’où le fait qu’elle ne surplombe ni ne s’impose, mais semble sourdre naturellement des éléments :
RP, 73D’abord le rêve.
L’étude menant à l’acte du poème en image a lieu pendant. Ce rêve-là.
Et soudain, plus rien.
La simple adéquation avec cela qui sera.
CREUSER JUSQU’AU CHANT
C’est dans la troisième partie du recueil (« Promenades ») que l’intimité du paysage est ressentie avec le plus d’acuité. La suite commence avec des verbes à l’infinitif (« partir », « partir », « se souvenir » [RP, 93]). Les phrases, qu’on dirait égrenées, s’y déposent syntagme par syntagme. Il arrive que le sujet n’en soit dévoilé qu’à la fin, comme en retard sur la matière[28]. Le paysage seul agit, et l’unique identité qui vaille est celle de passant, à entendre ici au sens du participe présent plutôt que du substantif : « Alors cois, vous remettez le coeur à l’ouvrage de passer, retournez de nouveau le sablier. » (RP, 100) Avant de le retourner, le passant comme le sable passe par le goulot du sablier. Et alors se produit le chiasme par lequel sujet et objet échangent leurs places et leurs propriétés : « En une poignée de sable humide qui se tasse et se tait, la sphère est dans la main » (RP, 101). On remarquera que la sphère n’est ni saisie ni tenue, elle est, tout simplement, dans la main qui la révèle. L’accent porte moins sur le geste – ou alors c’est peut-être celui du vent, qui aura soulevé, mouillé et sculpté le sable – que sur la rencontre, la co-présence. De même, à la fin de la suite, le sujet écrit moins qu’il n’est lui-même écrit.
« La vie emprunte des détours/erratiques (RP, 142) », lit-on dans la dernière partie, où le sujet s’applique à la « Lecture des pierres ». Il convient de prendre son temps, et même de le perdre pour qui vise à :
RP, 124Écrire les pierres
telles qu’elles se lisent
RP, 125Écrire les pierres
telles qu’on les a lues
[…]
En passant
RP, 138Lire les pierres
comme elles furent
écrites
Les verbes à l’infinitif, abondant dans le recueil, prennent ici la valeur d’une pure virtualité. Temps de l’observation, de la contemplation, mais aussi du projet, l’infinitif serait, s’il en est un, le temps de l’éternité. Ce projet, celui de « Revenir très loin/où ça ne pensait pas », n’est possible, paradoxalement, qu’à la lecture des pierres. À l’origine de la pensée, on l’a vu, il y a le rêve, en amont duquel il existerait encore une chose, si l’on en croit la poète : la musique[29]. C’est elle, sous les auspices du chant, et non plus le vagissement ou le cri[30], que l’oreille cherche ultimement à entendre et à traduire[31]. C’est donc jusqu’au chant que le poème devra creuser sa veine :
RP, 165Un jour
je m’en irai
vers les champs
gemmifères
[…]
J’écouterai
le chant de la terre
RP, 172Tant qu’il y aura
un souffle
sera l’écrit
jusqu’à ras bords
maille après maille
jusqu’à l’élémentaire
le chant
Ce n’est pas par hasard que les quelques poèmes où la présence du sujet se fait plus perceptible se trouvent à la fin du recueil. Or le premier et presque seul verbe qui soit conjugué à la première personne et au présent de l’indicatif est le verbe « être », dans des vers reprenant la figure du chiasme :
RP, 171Je suis de ce manteau
de planète
pierreuse
[…]
Je suis de ce gouffre
utérin
d’où bruit
le buisson
En équilibre entre les globes du sablier, là où les axes se nouent, se lovent en un tracé sinueux, le sujet, obéissant à la « syntaxe minérale » (RP, 139), est le paysage qui parle à travers lui. Seul le recentre le fil[32] de la lecture-écriture, qui le révèle lui-même lecture-écriture, temps de toutes les patiences, lieu de tous les possibles :
À la photomicrographie, la pierre pense, son âge bouge.
Le long des veines aurifères, le coeur pulse, un coeur enclos.
Juste là.
Toute la délicatesse du monde au maniement de l’écharnoir. Ne pas perdre le fil, c’est la seule mission.
RP, 112
Le fil d’or à ne pas perdre, la « ligne des épousailles » (PP, 139), du partage des eaux et des genres, c’est aussi le fil de l’histoire, de la génération, de la fiction. Qui se tient à la crête des montagnes et des ombres peut voir de tous les côtés à la fois et embrasser la multitude. Là où la chair se mélange à la matière minérale, il n’est plus question d’identité ; quand la chair métamorphique parle, elle s’adresse à tous, à toutes et à personne en particulier. Ainsi, épouser le temps géologique, s’ajuster à la lenteur des pierres, accéder par la pensée au règne minéral ne signifie pas renoncer au féminin, mais ne plus le considérer de manière exclusive. Dans ce paysage rigoureux, certes la terre et l’eau l’ont cédé à la pierre. Mais cette dernière se voit elle-même pulvérisée avant d’entrer dans le sablier, et « le sable, lui, se souvient du limon » (RP, 117).
Parties annexes
Note biographique
DENISE BRASSARD est professeure titulaire au Département d’études littéraires de l’Université du Québec à Montréal. Elle a publié entre autres La sagesse de l’ours (Éditions du Noroît, 2017), L’épreuve de la distance (Éditions du Noroît, 2010) et Le souffle du passage. Poésie et essai chez Fernand Ouellette (VLB éditeur, 2007 ; prix Raymond-Klibansky). Elle a codirigé des ouvrages collectifs, dont États de la présence. Les lieux d’inscription de la subjectivité dans la poésie québécoise actuelle (en collaboration avec Evelyne Gagnon, XYZ éditeur, 2010), et signé de nombreux textes (articles, essais, fictions) parus au Québec et à l’étranger. Ses travaux des dernières années portent sur l’inscription de la subjectivité dans la poésie québécoise contemporaine ainsi que sur les lieux de mémoire comme points d’ancrage de l’écriture.
Notes
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[1]
Madeleine Gagnon, Chant pour un Québec lointain (1990), dans À l’ombre des mots. Poèmes, 1964-2006, Montréal, l’Hexagone, coll. « Rétrospectives », 2007, p. 308 et p. 323.
-
[2]
Paul Chanel Malenfant, « Préface », Madeleine Gagnon, Le chant de la terre. Poèmes choisis 1978-2002, anthologie préparée par Paul Chanel Malenfant, Montréal, Typo, coll. « Typo », 2002, p. 21.
-
[3]
Mon hypothèse s’appuie sur la reconnaissance de la différence des générations (mère-père-enfant) et suppose également une distinction entre le féminin et le masculin. Ce que j’appelle le principe féminin, traditionnellement associé à des états ou comportements relevant du sensible et lié ici à la mère, renvoie en gros à ce que Julia Kristeva identifie comme le régime sémiotique. Dans les poèmes, il emprunte notamment les figures de l’eau et de la terre. Le principe masculin, associé à des états et comportements relevant de l’intelligible et lié ici au père, renvoie quant à lui au régime symbolique. Il s’incarne poétiquement dans le règne minéral et en particulier les pierres. Mon but ici n’est pas de trancher le débat opposant les différentialistes et les constructivistes – je considère personnellement que la vérité se trouve quelque part entre les deux. Il importe toutefois de préciser que sur cette question, la position de Gagnon, aussi familière avec l’idéalisme kantien qu’avec la critique marxiste, est nuancée. J’ajouterai que sa poésie remet en question la notion d’identité bien davantage que celles de sexe ou de genre. À la lecture de ses poèmes, il paraît assez évident que, pour elle, le féminin et le masculin existent et polarisent la subjectivité. S’il n’y a pas d’équivalence stricte entre identité sexuelle et identité de genre, il y a néanmoins une relation entre les deux. En cela, elle semble assez proche de Simone de Beauvoir, qui prend le parti de l’école anglaise (Melanie Klein reconnaît une nature féminine là où Freud voyait une non-différenciation inconsciente des deux sexes), sans pour autant faire du féminin un naturalisme. Sa position rejoint également celle de Julia Kristeva, dont les propos suivants traduisent assez bien la trajectoire que tente de retracer cet article : « Pour cette troisième vague [de féminisme] que je revendique – que j’imagine ? –, la dichotomie homme/femme en tant qu’opposition de deux entités rivales paraît appartenir à la métaphysique. Que veut dire “identité”, et même “identité sexuelle”, dans un espace théorique et scientifique où la notion même d’identité est remise en question ? Je n’insinue pas simplement une bisexualité qui, le plus souvent, trahit l’aspiration à la totalité, à un effacement de la différence. J’entends d’abord une dédramatisation de la “lutte à mort” entre les deux. Non pas au nom de leur réconciliation – le féminisme a eu au moins le mérite de faire apparaître ce qu’il y a d’irréductible et même de meurtrier dans le contrat social. Mais pour que sa violence opère avec le maximum d’intransigeance à l’intérieur de l’identité personnelle et sexuelle elle-même, et non par le rejet de l’autre. » Julia Kristeva, « Le temps des femmes/Women’s Time », Art Press, no 205, 1er septembre 1995, p. 32-36 ; je souligne. Sur cette question complexe et la pertinence de reconnaître pour mieux les libérer les principes féminin et masculin, voir également Elisabeth Roudinesco et Michel de Manassein, « Le deuxième sexe/The Second Sex », Art Press, no 205, 1er septembre 1995, p. 27-31 ; Élise Vinet, « Émergence, perspective et mise à l’épreuve contemporaine du constructivisme sexué », Connexions, vol. II, no 90, 2008, p. 57-75 ; Emmanuel Diet, « Du clivage au déni : l’école du neutre », Connexions, vol. II, no 90, 2008, p. 87-106.
-
[4]
Je fais référence ici aux trois premiers recueils repris dans À l’ombre des mots : Antre (1978), p. 13-54 ; Au coeur de la lettre (1981), p. 55-92 ; L’infante immémoriale (1986), p. 93-116.
-
[5]
Louise Dupré, Stratégies du vertige. Trois poètes : Nicole Brossard, Madeleine Gagnon, France Théoret, Montréal, Les éditions du remue-ménage, coll. « Itinéraires féministes », 1989, p. 183.
-
[6]
Figure si importante qu’elle donnera son titre à un recueil.
-
[7]
Michel Collot, La matière-émotion, Paris, Presses universitaires de France, coll. « Écriture », 1997, p. 23, citant Julia Kristeva, La révolution du langage poétique, Paris, Éditions du Seuil, 1974, p. 22 et suivantes.
-
[8]
Louise Dupré, Stratégies du vertige, p. 189.
-
[9]
Louise Dupré, « Sujet féminin, sujet lyrique », Nathalie Watteyne, Lyrisme et énonciation lyrique, Québec/Bordeaux, Nota bene/Presses de l’Université de Bordeaux, 2006, p. 193-194 ; je souligne.
-
[10]
Madeleine Gagnon, Pensées du poème (1983), dans À l’ombre des mots, p. 117-170. Désormais, les références à cet ouvrage seront indiquées par le sigle PP suivi du folio, et placées entre parenthèses dans le corps du texte.
-
[11]
D’un point de vue strictement psychanalytique, une telle fusion apparaît impossible à l’intérieur du langage. Par ailleurs, selon Julia Kristeva, une dialectique entre sémiotique et symbolique est au coeur du procès de la signifiance. Affirmant que tout sujet est à la fois sémiotique et symbolique, et jamais exclusivement l’un ou l’autre, elle reconnaît toutefois que le sémiotique travaille le symbolique, notamment dans le texte (Julia Kristeva, « La “chora sémiotique” : ordonnancement des pulsions », La révolution du langage poétique, p. 22-30). Or c’est particulièrement vrai du texte poétique. Le point de vue de Michel Collot, situé à la jonction de la psychanalyse, de la linguistique et de la phénoménologie, éclaire de manière pertinente ce qui se joue dans la poétique de Madeleine Gagnon, dont la trajectoire, pour être mouvante, comporte des moments de stase : la fusion dont je parle ici, aussi brève soit-elle, en serait un. Elle correspond à ce qu’Erwin Straus appelle un « moment pathique » : « L’ek-sistance, c’est ce mouvement par lequel la conscience sort de soi pour aller à la rencontre du monde et lui donner un sens. Cette signification s’élabore dans l’expérience sensible elle-même, qui est à la fois un accès aux choses et une expression de soi. Dans sa réflexion sur “le sens des sens”, Erwin Straus a mis l’accent sur le “moment pathique” de cette expérience, où le sentir est indissociable d’un ressentir. À la différence de la perception qui saisit l’objet à distance, la sensation est un saisissement, un mode de “compréhension symbiotique” : “Dans le sentir, le sujet sentant s’éprouve soi-même et le monde, soi dans le monde, soi avec le monde”. » Michel Collot, La matière-émotion, p. 19-20 ; citation : Erwin Walter Straus, Du sens des sens. Contribution à l’étude des fondements de la psychologie, traduit de l’allemand par Georges Thinès et Jean-Pierre Legrand, Grenoble, Jérôme Millon, coll. « Krisis », 1989, p. 566.
-
[12]
« Je nommerai aussi/l’améthyste/celle que j’avais perdue/et retrouvée/pas seulement en rêve/je nommerai ma pierre/mes pierres/celles qui pensent/et qui me font songer » (PP, 166).
-
[13]
« La poussée métamorphique/perpendiculaire/de l’argilite/donne l’ardoise/l’argilite roche-mère/et l’ardoise/sur laquelle/s’écrit/la première dictée » (PP, 155) ; « Les particules archaïques/racontent/ce qui se dévoile//Ce qui demeure illisible/m’induit/à la contemplation/nue » (PP, 170). Ainsi se termine le recueil. À propos de Ponge, qui disait « Je suis quelqu’un pour qui le monde extérieur existe », ce que Madeleine Gagnon pourrait aussi dire d’elle-même, M. Collot écrit ceci, qui s’applique bien au phénomène d’interpénétration observé ici : « Tout se passe comme si matière et langage échangeaient en poésie leurs attributs : l’une y reçoit un sens et l’autre une consistance. Le sentiment d’appartenance du poète à la matière est si fort qu’il en vient à la diviniser et à lui prêter une écriture et un imaginaire dont l’homme ne serait que le produit à la fois naturel et symbolique[.] » Michel Collot, La matière-émotion, p. 81.
-
[14]
Alors que les recueils précédents sont en prose.
-
[15]
Améthyste, ardoise, argilite, chrysocolle, chrysolithe, dioptase, émertis, mica, mimétèse, silex.
-
[16]
« Cryptomnésie/quand tout le corps/se fait/battement d’ailes/et jusqu’à l’aube/parachuté/le jour/s’annonce ferme/d’où tu viens/alors/le sais-tu ? » (PP, 124)
-
[17]
Madeleine Gagnon, Les fleurs du Catalpa (1986), dans À l’ombre des mots, p. 171-241. Désormais, les références à cet ouvrage seront indiquées par le sigle FC suivi du folio, et placées entre parenthèses dans le corps du texte.
-
[18]
« Fille d’Amérindiens mythiques/et d’insoumis sauvages/dans l’amas de cabanes/les pères ont dispersé/les écritures profanes/fouiller l’écrit/comme on cherche la mère/son cri rouge dans les neiges/chercher l’infante/des songes creux » (FC, 210) ; « Je rêve à l’Orient, mon Orient mythique, mon espace le plus vaste, le plus lointain, étranger, je rêve à mon enfant qui m’a ouvert le corps vers l’autre absolument. » (FC, 218)
-
[19]
Madeleine Gagnon, Femmeros (1988), dans À l’ombre des mots, p. 243-295. Désormais, les références à cet ouvrage seront indiquées par le sigle F suivi du folio, et placées entre parenthèses dans le corps du texte.
-
[20]
Louise Dupré, « Sujet féminin, sujet lyrique », p. 195.
-
[21]
Dans une suite intitulée « La voix des poètes », on peut lire : « Les géoscribes défient tout désastre. Font la fête à la mort. » Madeleine Gagnon, La terre est remplie de langage (1993), dans À l’ombre des mots, p. 376. Désormais, les références à cet ouvrage seront indiquées par le sigle TRL suivi du folio, et placées entre parenthèses dans le corps du texte.
-
[22]
« La phrase nominale, qui ignore la distinction entre sujet et prédicat, se prête tout particulièrement à l’expression d’une relation antéprédicative au monde, où le sujet ne se différencie pas de l’objet, comme dans l’émotion ou la sensation, antérieures à toute analyse et à tout jugement. […] L’absence du verbe, loin d’être une lacune, induit un effet de totalisation : l’énoncé prend une valeur absolue, puisque son champ d’application n’est plus restreint par un sujet délimité. » Michel Collot, La matière-émotion, p. 284-285.
-
[23]
Madeleine Gagnon, Rêve de pierre, Montréal, VLB éditeur, coll. « Poésie », 1999, 171 p. Le recueil est repris (Rêve de pierre [1999]) dans À l’ombre des mots, p. 491-654. Désormais, les références à cet ouvrage seront indiquées par le sigle RP suivi du folio, et placées entre parenthèses dans le corps du texte. La pagination renvoie à l’édition originale.
-
[24]
Il apparaît dans la première et la dernière partie, les deux premières fois comme sujet d’un verbe conjugué au futur (« je t’attendrai » [RP, 54] ; « je m’en irai », « j’écouterai » [RP, 165]), puis dans l’avant-dernier poème, deux fois comme sujet du verbe « être » et une fois comme sujet du verbe « aller » (« je suis » ; « je m’en vais » [RP, 171]). J’y reviendrai.
-
[25]
« Puis les fossiles/poissons feuilles » (RP, 22) ; « De la falaise/chuintant/suies soifs d’antan/le modulé soudain/la source » (RP, 24) ; « Ça craque en rêve/s’émeut/de part en part des peaux/parois opaques » (RP, 26). On pourrait multiplier les exemples.
-
[26]
Il est intéressant d’ailleurs de noter qu’à l’exception de quelques « elles », dont l’identité demeure floue, la « femme » apparaît, à trois reprises, en compagnie et de l’« homme » et de l’« enfant ». Et si le ventre des femmes est évoqué, la seule mère qu’on y trouve est minérale, et elle aussi a chuté : « Autrefois cimes/ces mères minérales/tombées » (RP, 38).
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[27]
Comme l’indique le titre du recueil ainsi que celui de la première partie (« Rêveries »).
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[28]
« Légères touches, mais persistantes, elle s’accommode de peu, la quête. » (RP, 104)
-
[29]
« Vient un laps/où seule la musique//Entend/ce qui échappe/à l’entendement//langue universelle » (RP, 157).
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[30]
Je rappelle la citation de Dupré à laquelle je fais ici référence : « Manifestation d’un “écho antérieur” aux mots, le poème nous fait pénétrer dans un territoire atemporel, non réaliste, puisque situé en dehors de la réalité qui pourtant le nourrit. Il refait le trajet de la parole à la voix pure, remonte jusqu’au souffle qui en est à l’origine pour s’arrêter au cri. » Louise Dupré, Stratégies du vertige, p. 189.
-
[31]
« Traduire/au plus près/le lointain brut » (RP, 148).
-
[32]
Nombreuses sont les allusions au fil des poèmes de la dernière partie, qu’il soit nommé, évoqué ou donné à lire paragrammatiquement : « Que le fer de mon sang/se fonde/au minerai/brut//Quand en filigrane/s’y mêlent les cristaux//Devenus/par quelque magie/liquide/mes propres yeux/fixant/l’éternel » (RP, 168) ; « Écrire avec le fil de la mort//[…]/Filer dans l’ombre/les mots » (RP, 169).