ChroniquesPoésie

Silence et expérience[Notice]

  • Nelson Charest

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  • Nelson Charest
    Université d’Ottawa

On croyait jadis que la parole et l’expérience formaient deux voies distinctes pour approcher le réel. Que parler et agir étaient contradictoires, qu’on était soit grand parleur, soit grand faiseur. Il existe bien des données de l’expérience dont la parole semble exclue. Ce ne sont pourtant pas les actes d’un petit héroïsme quotidien, comme travailler, performer, aimer, qui, au contraire, trouvent dans le récit comme leur aboutissement. Ce sont plutôt les expériences à la limite de l’inouï, de celles qui faisaient dire à Adorno, après la Shoah, que la poésie n’était plus possible : le trauma, le mystère ou même l’absurde et l’insignifiant, par exemple, qui forcent au recueillement de la parole tue, de la vacuité. Et Antoine Boisclair nous rappelle que la poésie, au moins depuis l’interdit que lui a fait porter Adorno, depuis bien avant certainement, réclame et même se libère par le silence. En aval comme en amont, le silence apparaît comme ce qui achève le poème et le démarque, peut-être, des autres écritures. La poésie ne saurait donc être ni bavarde ni verbeuse ? On craint ici de voir à l’oeuvre un jugement de valeur érigé en principe, permettant le départage du bon grain de l’ivraie. Que ce silence de la poésie ne soit en somme qu’une finalité parmi d’autres ; et Boisclair le suggère fréquemment, lorsqu’il mentionne l’existence d’une poésie orale ou scénique, pour la reconnaître et l’écarter tout à la fois. Mais il aurait pu avancer, tout aussi bien, que le slam et le conte urbain, par exemple, sont eux aussi habités par le silence, dans leur création, leur livraison et leur écoute. J’incline plutôt à penser que cette volonté d’arrimer la poésie au silence n’est pas universelle et qu’elle est liée au préjugé favorable que nous offrons, ici, à l’expérience. C’est du moins ce que donnent à penser quelques recueils récents, qui tentent d’élaborer une parole poétique à l’écoute du silence, plongeant dans la contradiction d’un verbe sourd, que traduit bien, tout le premier, le titre de Nana Quinn, Mauve est un verbe pour ma gorge. Si la gorge devient le siège d’une phonation impossible, c’est qu’elle est encore marquée par le traumatisme qui, tout ensemble, impose une chape de silence sur toute l’existence et fait désirer, comme un feu incandescent, des mots de sens, des paroles qui sauront nommer les aléas d’une expérience absurde : Le poème montre ici une sortie libératrice d’un silence oppresseur, la tentative de nommer le « chaos », l’absurde, le dégoût : « (ce silence/n’est pas un silence/mais un placenta au fond d’un lavabo trop/blanc) » (45) ; « que puis-je faire d’autre/écrire des prières dans le feu/il n’y a pas/de feu » (47). Un faux silence, un feu absent chassent de l’existence toute la poésie qu’elle peut receler, et le poème s’installe dans cet hapax aux limites de l’insoutenable. La gorge se noue devant l’indicible, le ventre aussi peut se contracter et étouffer à la source des paroles qui voudraient naître, lorsque l’expérience éprouve l’échec qui la fera croître : « tes confessions fragiles/révélées aux astronomes/endormis dans mon ventre/vois comme leur science/les a complètement floués ». Windisch, comme Quinn, propose ici un premier recueil, mais sa lecture du silence poétique est toute différente, pour ne pas dire opposée. Elle montre un acheminement vers la poésie, qui joue non contre le silence inhibiteur, mais plutôt contre la parole de seconde main, apprise et verbeuse, qui risque d’éloigner le poème d’une originalité foncière. Le poème se tourne donc vers les bords du silence, vers les mots « sur le bout de la langue » (13), vers « …

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