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[J]e rédigeais un mémoire de maîtrise qui affolait ma directrice parce qu’elle constatait mes problèmes de syntaxe où s’écroulait ma démonstration théorique sur la folie du président Schreber, ce magistrat allemand qui avait rédigé le procès-verbal de son délire. Pour elle le dérèglement de la langue allait de pair avec des problèmes d’ordre mental, c’était une lacanienne[1].

Le fait est connu pour avoir été énoncé à l’extérieur de l’oeuvre, mais aussi transfiguré dans la fiction : Nelly Arcan, sous son vrai nom d’Isabelle Fortier, a rédigé un mémoire de maîtrise d’orientation psychanalytique en études littéraires intitulé Le poids des mots ou la matérialité du langage dans Les mémoires d’un névropathe de Daniel Paul Schreber[2], parallèlement à l’écriture de son premier roman, Putain. « Plus qu’un simple mémoire, ce texte est déjà celui de l’écrivaine Nelly Arcan, passeuse de l’oeuvre de Schreber[3] », écrit à cet égard la psychanalyste Anouchka d’Anna, propos corroborés par les mots d’Anne Élaine Cliche : « Ce mémoire est un des plus ambitieux et des plus réussis que j’aie dirigés, un des plus libres, aussi. Il montre une connaissance rigoureuse du savoir psychanalytique, mais surtout, une écoute et une sensibilité à la langue et à sa logique[4]. » Dans un article où elle repère les échos du cas Schreber au sein du roman À ciel ouvert, Sophie Boyer souligne que la critique arcanienne « semble avoir complètement négligé de considérer avec sérieux le mémoire de maîtrise de l’écrivaine[5] ». À l’exception de quelques mentions ici et là[6] au sein de textes savants, aucune autre étude n’a jusqu’à maintenant analysé l’oeuvre littéraire d’Arcan à partir de la réflexion théorique déployée dans ce brillant mémoire. Or, les ponts sont nombreux entre la voix de Cynthia, narratrice de Putain, et celle de Daniel Paul Schreber, ce juriste allemand qui rédige son autobiographie lors de ses deux séjours en asile psychiatrique. La parole délirante de Schreber est conçue par Fortier comme une tentative « d’empêcher la collusion définitive » vers laquelle ce dernier se sent aspiré. Ce délire, qui apparaît ainsi comme un moyen de défense contre la psychose, elle l’étudie au plus près de son langage, poursuivant avec une sensibilité littéraire les trajectoires respectivement empruntées par Sigmund Freud[7] et Jacques Lacan[8] dans leurs écrits. Dans cet article, j’entends apporter un éclairage inédit sur le roman Putain en dévoilant les liens poétiques qu’il entretient avec le délire de Schreber et l’étude qu’en propose Fortier. Ce projet – que je mène en raison de mon intérêt pour l’oeuvre d’Arcan et parce que mes recherches convoquent l’appareil théorique employé par Fortier – nécessite d’analyser la circulation de signifiants au sein des trois textes : les mémoires de Schreber, le mémoire de Fortier et le roman d’Arcan. Je me pencherai donc sur les mots de l’étudiante, l’intellectuelle, dont la critique entretient parfois une image sans lui donner la voix[9], se laissant berner[10], peut-être, par les mots de la narratrice de Putain, qui dit étudier la littérature « dans un but esthétique, […] pour faire joli » (P, 141). Je chercherai ainsi à étudier ces trois oeuvres en étant particulièrement attentif à la porosité de leur registre d’énonciation respectif (écriture délirante, savante, poétique).

En ce sens, il convient avant tout d’aborder le rapport d’Arcan à la psychanalyse afin de distinguer la voix volontairement irrévérencieuse de la narratrice arcanienne et celle de l’autrice. En effet, si on s’arrête par exemple à ce que la narratrice de Folle dit du mémoire en question – « un mémoire de maîtrise basé sur les théories lacaniennes où il est démontré que les théories lacaniennes ont toujours raison et où l’on meurt d’ennui[11] » –, ou encore si l’on s’en tient aux mots d’Arcan dans sa chronique au journal Ici à propos du cabinet de l’analyste – un lieu où « mourir d’ennui », où « “l’amélioration de l’état mental” est un mirage au bout de l’horizon[12] » –, on pourrait penser que la psychanalyse constitue chez elle un accident de parcours. Or, il faut se rappeler que la haine est chez Arcan une modalité d’écriture, comme elle le souligne de façon limpide à l’occasion d’une entrevue pour le magazine Elle : à Philippe Trétiack qui lui demande si Putain relève de la réalité ou de la fiction, elle répond : « Réalité, mais fiction dans l’excès de haine[13] […]. » On pourrait aussi convoquer plus simplement les mots d’Arcan adressés à Claudia Larochelle qui lui demande ce que la psychanalyse représente pour elle : « C’est ma lunette d’approche de toute chose en ce bas monde[14]. » Le témoignage de l’éditeur Bertrand Visage qui sert de préface à la plus récente édition de Putain témoigne de la persistance de la référence psychanalytique dans sa vie : à l’occasion d’un séjour dans une clinique psychiatrique à Rambouillet, Arcan aurait fait livrer à sa chambre « les dix volumes alors disponibles du Séminaire de Lacan, ce qui a le don de mettre en panique le personnel soignant[15] ». Cette parenthèse biographique permet d’identifier un champ de connaissance présent en amont de l’écriture d’Arcan, que son étude du cas Schreber vient éclairer.

FAIRE UN AVEC DIEU

En proie à des hallucinations, Daniel Paul Schreber séjourne durant dix ans dans une clinique spécialisée d’où il écrit ses mémoires, un texte de plus de cinq cents pages. L’enjeu du livre est la reconnaissance de ses aptitudes intellectuelles auprès de proches et d’experts en vue d’obtenir une libération – qui viendra à la suite d’un procès en 1902. Pourtant, ce texte que Schreber fait publier à sa sortie est bien celui d’un délire paranoïaque, une « vision folle du monde » (LP, 4) dans laquelle le sujet qui s’énonce se conçoit comme le coeur d’un système où se joue la survie de l’humanité. Avant de présenter plusieurs aspects de ce délire qui entrent en écho avec Putain, il faut d’abord indiquer dans quelle perspective celui-ci est analysé par Fortier. La folie de Schreber, loin d’être un discours dépourvu de sens, « révèle un fait qui nous regarde tous, à savoir que le langage n’est pas, comme on voudrait bien le croire, un outil de communication, mais ce par quoi l’être existe » (LP, 2). En fait, le délire de Schreber ne fait pas que représenter les figures d’un imaginaire fantasmagorique qui préexisterait à sa prise de parole : cette parole a une fonction subjectivante, celle de « redonner un sens au monde » (LP, 5). Suivant la conception freudienne du délire, Fortier avance que celui-ci « sert à implanter un ordre signifiant pouvant soutenir le sujet » (LP, 21), tentative désespérée (et inconsciente) de se rattacher à la réalité en organisant les pensées et affects qui l’assaillent. Suivre le discours de Schreber dans la spécificité de son énonciation nous en apprend sur ce qui soutient toute subjectivité : « Ce serait une erreur de sous-estimer les productions de la folie en prétendant qu’elle ne regarde que les fous » (LP, 103), écrit Fortier. Ainsi, lorsque Schreber parle de sa relation à Dieu, par exemple, il met en lumière ce qui fait l’étoffe de la relation de chaque sujet à l’Autre (j’y reviendrai). Cette perspective appartient à la théorie psychanalytique, qui, depuis Freud, construit la cartographie de l’appareil psychique à partir de ce que les cas limites éclairent : « [C]e qui se montre, c’est toujours ce qui ne marche pas. » (LP, 100) Je note au passage que les études arcaniennes conçoivent de manière analogue la figure d’Arcan comme révélatrice d’une vérité (féminine) : « Je suis Nelly Arcan, et je suis toutes les femmes[16] », écrit à cet égard Martine Delvaux dans sa contribution au collectif Je veux une maison faite de sorties de secours ; « [L]a putasserie [chez Arcan] ne serait nullement l’apanage des seules putains mais bien celui de toutes les femmes[17] », écrit quant à elle Fanny Chevalier.

Afin d’approcher maintenant la théorie qui soutient la recherche de Fortier, posons que le cas de Schreber met en évidence la faille qui se situe à l’origine de toute subjectivité, faille nécessaire et incontournable dont Lacan écrit qu’elle concerne l’inscription du langage en chaque sujet. Cette faille (que l’on pourrait appeler trou, manque, écart) concerne l’impossible coïncidence entre les mots et les choses. Tout sujet parlant y est confronté au début de son histoire lorsqu’il cesse d’être en adéquation avec le monde et doit formuler une demande pour combler ses besoins et désirs ; l’accès à la parole est tributaire de cette expérience fondatrice. Parler implique de ne plus faire un avec le monde qui nous entoure, mais de pouvoir convoquer les choses du monde par le détour de symboles qui les représentent en leur absence. Suivant différentes modalités psychiques, un sujet peut être amené à refuser cette division subjective. Chez le psychotique, le manque en question n’est pas une assise inconsciente à partir de laquelle il s’énonce : il surgit pour lui dans le réel et entraîne son être tout entier dans une quête consciente de le combler. Autrement dit, au lieu de se constituer autour d’un trou, le psychotique y fait face, il « fait face à un trou que le monde imaginaire vient remplir » (LP, 31). Pour le dire avec les mots de Fortier, « le délire est une façon de suturer ce manque que Schreber ne peut percevoir et que Lacan nomme le signifiant du manque dans l’Autre » (LP, 21 ; l’autrice souligne). Dans la théorie psychanalytique, l’Autre marqué d’une majuscule désigne « ce qui, antérieur et extérieur au sujet, le détermine néanmoins[18] », c’est l’altérité qui me précède et me fonde en tant qu’être parlant et dont Fortier donne une définition efficace : c’est « le nom pour désigner l’instance symbolique introjectée par l’être parlant, et devenue, du fait de cette introjection, inconsciente » (LP, 36). La psychanalyse reconnaît donc dans la soumission à l’ordre du langage la condition d’émergence de cet Autre dont le Dieu du monothéisme[19] n’est qu’une figuration possible, celle qui fait par ailleurs autorité dans le monde de Schreber et, dans une moindre mesure, celui d’Arcan. Schreber se conçoit comme celui qui doit combler le manque de Dieu. Aussi prête-t-il à Dieu (« un Dieu bien étrange, organique et jouisseur » [LP, 6]) un ensemble d’exigences auxquelles il doit se soumettre afin d’assurer la survie de l’humanité. « [L]a figuration de la fin du monde, écrit Schreber, [est une] conséquence inéluctable de la relation désormais indissoluble entre Dieu et moi[20]. » La souffrance qu’il éprouve correspond au « calvaire de Jésus-Christ sur la croix » (M, 332 ; LP, 11).

Pour ne faire qu’un avec Dieu, et ainsi lui épargner l’épreuve du manque, Schreber en vient à conclure de la nécessité de sa propre éviration : « Or, désormais, indubitablement j’avais pris conscience de ce que l’éviration était, que je le veuille ou non, un impératif absolu de l’ordre de l’univers et, à la recherche d’un compromis raisonnable, il ne me restait plus qu’à me faire à cette idée d’être transformé en femme. » (M, 208 ; l’auteur souligne) À deux reprises dans ses mémoires – c’est à partir d’ici que je ferai intervenir l’oeuvre d’Arcan –, Schreber présente ce corps en transformation[21] comme celui « d’une putain féminine » livrée « à l’encan[22] » (M, 87, 122 ; LP, 23, 45), effectuant une correspondance on ne peut plus claire entre son sort (sa soumission à la volonté divine) et celui des prostituées (leur soumission au désir des hommes). Fortier présente la chose ainsi : « Être une femme [pour Schreber], c’est donc échapper à [la] folie et se lier définitivement à Dieu. » (LP, 32) S’éclaire ici un passage énigmatique de Putain où la narratrice, comme Schreber, baise avec Dieu (à travers ses clients) depuis cette posture de putain féminine : « [J]e baise pour ne pas laisser mon père être le seul, c’est trop navrant, cet homme dressé comme Dieu le Père contre le péché du monde, mon péché et aussi le sien, car je baise avec lui à travers tous ces pères qui bandent dans ma direction […]. » (P, 43)

L’ADRESSE ET LE RYTHME

Le parallèle entre Schreber et Cynthia risque de s’arrêter ici si l’on cherche à repérer le rapport de celle-ci à Dieu : « [J]e n’ai jamais compris qu’on puisse avoir un mort pour dieu », écrit-elle par ailleurs (P, 23 ; l’autrice souligne). Si « Dieu est l’Autre de Schreber » (LP, 35), et si à la limite il est l’Autre du père de Cynthia, il n’est pas son Autre à elle. C’est-à-dire que ce n’est pas au nom de Dieu que Cynthia s’énonce, même si son discours « ressemble à une prière » (P, 75 ; je souligne). Déjà, il faut poser que Cynthia est un être de papier et que sa parole ne peut faire l’objet d’une étude psychanalytique comparable à celle de Schreber – il faudrait, pour ce faire, étudier non pas la voix de la narratrice, mais plus largement celle de l’oeuvre en tant qu’elle porte en creux une subjectivité qui se manifeste dans plusieurs retranchements du texte. Un personnage peut évidemment délirer (ce n’est pas le cas de Cynthia), mais en tant que construction littéraire, son délire n’a pas à répondre à la logique propre aux productions de l’inconscient. Mon objectif n’est donc pas ici de repérer ce qui motive la parole de Cynthia sur le plan inconscient, comme le fait Fortier avec la parole de Schreber [23]; il s’agit plutôt de repérer ce qui, dans le texte, emprunte à la parole de Schreber et trouve sa logique poétique propre chez Arcan. Dans la cohérence narrative de Putain, ce qui exige de Cynthia une parole, ce n’est pas Dieu, c’est plutôt le psychanalyste, « l’homme qu[’elle] paye pour qu’il entende le ressassement de ce qu[’elle a] à dire » (P, 128). Si la parole qui se déploie dans Putain semble répondre à la règle fondamentale de la situation analytique (l’association libre) – « la règle veut que j’associe librement ce qui me vient à l’esprit » (P, 109) –, il faut toutefois rappeler qu’au sein du pacte pragmatique de l’oeuvre, la narration émerge en marge de l’analyse[24]. L’analyste est absent de la scène d’énonciation de Cynthia comme l’est Dieu pour Schreber : « [J]’ai voulu en finir avec [le psychanalyste] et écrire ce que j’avais tu si fort […]. Voilà pourquoi ce livre est tout entier construit par associations » (P, 26 ; l’autrice souligne), lit-on en ouverture de Putain.

Si le psychanalyste demande à la narratrice de parler, les clients (eux aussi absents, puisque la narratrice écrit entre les rendez-vous) lui demandent quant à eux « de crier, de gémir » : « il faut crier sinon rien ne va plus » (P, 192). C’est par le croisement de ces exigences (parler, crier, gémir) que la narratrice explique la forme de son discours, la « façon [qu’elle a] de haleter [s]on histoire comme si elle était en plein accouplement » (P, 64). C’est alors moins dans la coïncidence des destinataires que dans le rythme de leur parole, leur « parlécrire[25] », qu’il faut chercher un nouveau point de contact entre la voix de Cynthia et celle de Schreber, tous les deux s’énonçant à un autre absent depuis la solitude d’une chambre. Selon Fortier, le récit de Schreber « form[e] une sorte de bloc où il est difficile, pour le lecteur, de trouver une place. Le monde de Schreber est à la fois vaste et clos, cosmique et réduit à sa seule personne » (LP, 22), ce qui correspond parfaitement à la narration de Putain :

[J]e parle de tout et de rien sans m’interrompre pour qu’il n’y ait pas de trous entre les mots, pour que ça ressemble à une prière, et il faut que les mots défilent les uns sur les autres pour ne laisser aucune place à ce qui ne viendrait pas de moi, je parle comme j’écris, assise sur le lit, devant les rideaux tirés de la fenêtre, en tournant sur moi-même, en fixant les murs, les draps, le fauteuil, la table de chevet, la mousse sur le plancher, je m’adresse à ce qui se tient ici en sachant que ça ne sert à rien, qu’à parler sans arrêt, ça ne sert à rien mais il faut s’entêter pour ne pas mourir sur le coup d’un silence trop subi, tout dire plusieurs fois de suite et surtout ne pas avoir peur de se répéter, deux ou trois idées suffisent pour remplir une seule tête, pour orienter une vie.

P, 75

Pour que son monde ne s’écroule pas, pour qu’il ne meure pas sur le coup d’un silence, Schreber doit lui aussi maintenir une activité de pensée permanente : « Dès que l’activité de ma pensée se trouve suspendue, Dieu tient aussitôt mes facultés intellectuelles pour mortes et la destruction de ma raison pour achevée […], moyennant quoi il se donne à lui-même toute latitude de se retirer. » (M, 239 ; LP, 15). La répétition, écrit Fortier, « devient une façon […] d’assurer au monde une présence et une stabilité sans lesquelles il ne tiendrait pas » (LP, 20). En ce sens, la description du rythme de la parole schreberienne proposée dans le mémoire de maîtrise pourrait être à quelques détails près transposée à Putain, dont la répétition est la modalité d’écriture la plus évidente :

La répétition des idées qui s’énoncent dans les mêmes formules, la monotonie qui s’en dégage et le flux ininterrompu du discours qui s’acharne à prouver la réalité de ce qu’il avance par un verbiage surchargé d’adjectifs et d’adverbes, donne l’impression que l’écriture est prise dans une sorte d’automatisme par quoi la volonté de celui qui écrit est mue par une force extérieure.

LP, 20 ; je souligne

La parole de Cynthia, son rythme, a bel et bien à voir avec une demande venue de l’analyste, « payé pour tenir bon » devant « la monotonie de [s]on discours » (P, 154), elle qui s’exerce à « répéter sans arrêt ni variation jusqu’à ce que [s]a parole devienne un bourdonnement […] » (P, 129).

Pour suivre le parallèle jusqu’au bout, il faut mentionner une autre « exigence » que Schreber prête à Dieu et sur laquelle s’arrête Fortier, celle de rester couché. Car Dieu, croit Schreber, ne peut entrer en contact qu’avec des sujets étendus, morts, endormis ou en train de rêver, ce qui n’est pas sans rappeler le cadre analytique et la situation d’énonciation de Cynthia :

Les rayons exigeaient de moi une immobilité totale (« pas le moindre mouvement », telle était la consigne maintes fois ressassée) ; cette exigence doit encore être mise en rapport avec le fait que Dieu ne connaissait pas l’être humain vivant, il n’avait affaire qu’à des cadavres ou du moins à des hommes couchés ou endormis (en train de rêver). De là vint cette exigence absolument monstrueuse ; je devais me comporter comme un cadavre.

M, 171 ; LP, 110

C’est bien la posture de Cynthia, « un cadavre qui sort de son lit » (P, 48), « tout le temps allongée, sur un lit ou sur le divan[26] » où elle « fait mine de dormir » (P, 111) : « quelle idée d’ailleurs d’avoir voulu m’étendre là, sur un divan alors que toute la journée il me fallait m’allonger dans un lit avec des hommes » (P, 26 ; l’autrice souligne). En s’octroyant le pseudonyme de Cynthia, « le nom d’une soeur morte qu’il [lui] a fallu remplacer » (P, 131), la narratrice fait d’ailleurs de la mort (de la soeur) le lieu depuis lequel elle s’énonce. Au risque de surinterpréter, notons que Fortier relève la confusion dans laquelle Schreber intervertit la mort de son frère, survenue vingt ans plus tôt, et la sienne[27] : « Schreber est son frère, tout en restant lui-même. » (LP, 51) Enfin, il s’agit surtout de souligner que Schreber et Cynthia assument tous les deux une posture d’énonciation paradoxale ; ils parlent au plus près de la mort, sans y sombrer, ils « interpelle[nt] la vie du côté de la mort » (P, 197), pour citer le célèbre excipit de Putain.

DES RAYONS SECRETS

Le lien de Schreber à Dieu est également fait de « rayons », signifiant fondamental dont le mémoire de Fortier parle abondamment. Évidemment, Dieu est hors du visible et du tangible ; dans la fantasmagorie schreberienne, c’est par l’entremise de « rayons divins » – « rayons purs » (M, 36), « rayons salvateurs » (M, 121), « rayons de Dieu » (M, 185), etc. – que s’effectue un contact avec lui. Schreber dit – et c’est là un passage consacré aux rayons parmi des centaines – que « [l]a capacité de manoeuvrer de la sorte les nerfs d’un être humain est spécifique avant tout des rayons divins ; de là vient que depuis toujours, Dieu a été en mesure de susciter le rêve chez l’homme (qui dort) » (M, 74). En faisant de Dieu l’artisan de ses rêves, Schreber ne pourrait mieux mettre en évidence que celui-ci constitue une personnification de l’Autre, voire de l’inconscient. Si le rêve est une production psychique qui témoigne de la présence de l’altérité en soi et du lien pulsionnel invisible qui unit un sujet à cette altérité, Schreber situe quant à lui au-dehors cette altérité et perçoit ce lien comme une chose concrète, extérieure : un « rayon ». Lacan fait d’ailleurs du discours psychotique celui d’un « inconscient à ciel ouvert[28] ». L’extrait ci-dessus révèle également que les rayons (qui proviennent de Dieu et atteignent les nerfs) ont à voir avec les discours en position d’autorité dans l’imaginaire social propre à l’époque de Schreber, la science médicale de la fin du xixe siècle faisant du système nerveux le siège de la subjectivité et la religion catholique inscrivant le sujet dans une verticalité entre ciel et terre en l’éloignant du grand Autre. L’expression « nerfs divins » (M, 72) utilisée par Schreber pour désigner les rayons est le parfait croisement de ces deux discours en position d’autorité, médical et religieux. Freud conçoit d’ailleurs – Fortier le souligne – la proximité entre le geste théorique et l’intuition délirante, dans la mesure où toute sa théorie des pulsions n’est pas autre chose qu’une tentative d’imaginariser les liens imperceptibles entre sujet et objet : ainsi, la pulsion constitue une fiction théorique avec laquelle Freud veut quantifier et situer dans l’inconscient la valse désir-jouissance. Schreber aperçoit cette valse au-dehors puisque – au risque de me répéter – l’Autre figure comme un interlocuteur réel et n’est pas symboliquement introjecté. À ce propos, Freud écrit :

Les rayons divins schreberiens composés par condensation de rayons solaires, de fibres nerveuses et de spermatozoïdes, ne sont à vrai dire rien d’autre que les investissements libidinaux présentés comme choses concrètes et projetées vers l’extérieur, et ils confèrent à son délire une concordance frappante avec notre théorie[29].

En quoi cette histoire de rayons peut-elle éclairer Putain ? J’ai plus tôt mentionné que la communauté des clients de la narratrice constitue un informe destinataire de sa parole, à l’instar du Dieu « jouisseur » de Schreber : « chaque fois que mon corps se met en mouvement, un autre l’a ordonné » (P, 30), mentionne-t-elle. Or, le lien qui unit ces deux pôles prend également dans Putain une organicité réitérée au fil de l’oeuvre. Il y a bien une sorte de rayons entre les clients et elle, des investissements libidinaux présentés comme choses concrètes. Il est question de « la multitude des hommes qui [la] désigne de leur queue » (P, 121), ces « bout[s] d’homme[s], leur queue seulement, des bouts de queue » (P, 29), des « queue[s] dressée[s] » (P, 32), celles de « tous ces pères qui bandent dans [s]a direction » (P, 43) et qui se présentent comme autant de figurations des rayons schréberiens, ces « rayons-filandres qui serpentent en direction de [s]a tête, en provenance selon toute apparence du soleil ou de maints astres éloignés » (M, 355). Cet « afflux continu et inhabituellement abondant de rayons en direction [du] corps [de Schreber] » se manifeste « dans un somptueux éblouissement de manifestations lumineuses » (M, 114). La nature de ces rayons m’invite à dire quelques mots du nom de l’autrice de Putain. En publiant ce livre et les suivants sous le pseudonyme de Nelly Arcan, Isabelle Fortier, consciemment ou non, tire en effet son nom de ces rayons secrets. « Nelly » provient du grec hêlê[30], qui signifie rayons ou éclats du soleil, tandis qu’« Arcan » (arcane) provient du latin arcanum : secret[31].

En investissant ce signifiant (le rayon), Fortier met en évidence que le propre de l’expérience délirante est d’apercevoir dans la réalité matérielle ce qui d’ordinaire lie inconsciemment le sujet et l’Autre. Sans doute faut-il ajouter que ces rayons ne sont pas autre chose que le signe visible (pour Schreber) de la jouissance de Dieu, laquelle est éminemment sexuelle puisqu’elle exige l’ablation des organes génitaux de son hôte, Schreber. Je fais donc ici un pas de côté pour signaler un intérêt manifeste de Fortier (et d’Arcan) pour la jouissance sexuelle en regard de sa visibilité, plaçant d’un côté une jouissance d’organe repérable dans la chair (toutes ces « queues dressées » évoquées plus haut) et une autre qui se repère plutôt dans la performance du corps. On reconnaîtra en germe le concept arcanien de « burqa de chair », ce « corps-sexe », lorsqu’elle évoque « l’érotisation de toute la surface de la peau », « l’étalement du sexe sur le corps tout entier » (LP, 86) par lequel Schreber se fait objet de la jouissance de Dieu. Schreber est amené « à faire de son corps la source inépuisable de cette jouissance “vraie”, illimitée, réclamée par l’Autre » (LP, 86) ; « Schreber est le phallus de Dieu toujours dressé qui ne doit jamais manquer ni défaillir » (LP, 25). Autrement dit, Schreber est soumis à la jouissance de cette instance toute-puissante qu’est Dieu, et cela l’amène à concevoir tout son corps comme un sexe. C’est un enjeu qu’Arcan aura théorisé hors de l’oeuvre en l’élargissant à la situation des rapports genrés :

L’uniformité sexuelle, je l’appelle : la burqa inversée des femmes occidentales. La femme d’aujourd’hui est un sexe, qui, loin de disparaître sous un voile, se donne tant à voir, prend tant de place qu’on ne voit plus que lui. Même le visage de la femme, avec ses moues, ses regards, ses expressions extasiées, est un sexe. Et le sexe, qui déborde du génital, se définit surtout par son intention : capter le désir des hommes à perpétuité, y donner sa vie[32].

Dans son mémoire, Fortier s’appuie sur la pensée du psychanalyste Serge André pour distinguer cette jouissance « sans signifiant spécifique » (LP, 94) de celle, phallique, qui se montre et qui est par là « fondamentalement bavarde[33] ». De cette jouissance qui ne se repère pas dans la turgescence visible d’un organe, les clients, incapables de l’accueillir – Serge André identifie là une source de la misogynie[34] –, exigent tout de même la preuve[35] : les cris de Cynthia « répondent à une attente, au souhait de [s]a voix qui bande, de [s]a fente rendue audible […] » (P, 30) ; « Voilà pourquoi les femmes crient dans les films pornos, voilà pourquoi les clients me demandent de crier, de gémir […]. » (P, 192) Cynthia revendique le secret de sa jouissance – « vous ne savez pas que je peux jouir en silence et crier sans jouir » (P, 192) –, et sa réponse au désir masculin est conséquemment placée sous le signe d’un leurre (qui est étranger à Schreber). Il s’agit pour Cynthia de faire « de sa voix de la poudre aux yeux […] » (P, 193).

DE LA DIFFÉRENCE SEXUELLE

Dans cette opposition des jouissances se dessine un propos sur la différence sexuelle affirmé d’un bout à l’autre de Putain et dont il faut maintenant prendre la mesure. En m’appuyant sur la perspective lacanienne, j’ai plus haut associé le « manque dans l’Autre » à l’écart irréductible entre le mot et la chose. Il faut faire un pas de plus et signaler que l’Autre est incarné dans l’histoire de chacun par le corps parental auquel est arrimé le nourrisson. Avant de parler, de concevoir l’unité imaginaire de son corps, l’enfant est fondu dans l’Autre ; le lien à celui-ci est d’abord et avant tout corporel, cadré par une configuration familiale qui lui appartient et dont la culture fournit des formes normalisées. Le nourrisson boit au sein « avant de se sentir une bouche », il regarde et entend « avant de se savoir une oreille », pour reprendre les mots de cette voix sans corps imaginée par Samuel Beckett dans L’innommable[36]. Dans une perspective psychanalytique, la naissance du désir résulte d’un plaisir éprouvé par le sujet au-delà de la satisfaction du besoin dans son rapport à ce corps-là. C’est ce corps premier, normalement refoulé, que Schreber retrouve au-dehors, à travers la voix d’un Dieu qui lui reproche « Mais pourquoi ne ch… – vous donc pas ? » (M, 260 ; LP, 36), laquelle redouble la plus élémentaire demande parentale au moment précis où l’enfant est humanisé. Par ailleurs, Schreber attribue aux rayons le plaisir qu’il éprouve à déféquer[37]. La naissance du désir – espace de subjectivité, qui s’oppose à la jouissance comme lieu d’abolition – est aussi rendue possible par l’apparition d’un tiers qui assure à l’enfant de ne pas disparaître dans l’Autre. « Autrement dit, le sujet doit reconnaître que l’Autre n’est pas Tout pour lui, suite à quoi il peut reconnaître […] [qu’il] n’est pas Tout pour l’Autre. » (LP, 37) Cette tripartition entre le sujet, le même (l’Autre) et le tiers prend évidemment souvent appui sur la triangulation familiale traditionnelle (enfant, mère, père). Cela dit, il s’agit surtout de signaler que le sujet ne peut s’extraire du néant de son origine sans prendre appui sur un élément tiers qui le décharge de sa responsabilité d’être l’unique objet du désir[38]. Ce tiers peut prendre plusieurs formes et trouve dans les cas de Schreber et de Cynthia à s’incarner dans la figure d’un père tyrannique autrement déstructurant, obsédé par Dieu et la pédagogie éducative. Un autre drame survient lorsque l’enfant « prend en charge de combler » le manque supposé dans le parent afin de ne pas « entamer l’idée de toute-puissance de ce premier Autre » (LP, 88). « Que l’Autre soit capable de désir n’est pas ce qui bouleverse l’ordre des choses, mais bien que Schreber en soit l’unique objet. » (LP, 38 ; je souligne) Cette posture rappelle le statut de la Schtroumpfette, terme avec lequel Arcan « épingle […] [le] désir d’être reconnu comme unique en son genre au prix de s’engouffrer alors dans une séduction folle, folle de ne pas faire scène mais abîme[39] ».

Dans Putain, il est bien question pour la narratrice d’être l’unique objet du désir, « l’unique schtroumpfette du village » (P, 53), figure qui aspire le désir des hommes/pères et les fait se détourner des larves, ces femmes devenues mères. À l’instar de Schreber qui « construit une cosmogonie avant de s’y situer […], établi[ssant] l’ordre général dans lequel l’existence individuelle vient s’insérer » (LP, 26), la narratrice de Putain échafaude (consciemment, pour sa part) un système dans lequel des figures incarnent différentes manières de se situer à l’égard du « manque dans l’Autre » : l’homme, la Schtroumpfette, la larve, avec leur mode d’action respectif : « bander », « putasser », « larver ». La Schtroumpfette[40] correspond à une image idéalisée de la féminité qu’il s’agit d’être ou de posséder, image capable de faire jouir les hommes mais toujours en profond décalage avec l’être de celles qui s’en parent : « ça n’est pas elle, mais l’idée de ce qu’est une femme, à travers elle, qui fait jouir les clients[41] ». La Schtroumpfette est ainsi le nom de l’impossible adéquation entre les sexes[42].

« Pour que soit apaisée la tension dans laquelle Schreber est maintenu, le manque dans l’Autre devrait le renvoyer à un désir qui ne le vise pas, le déchargeant ainsi de la tâche de le satisfaire » (LP, 38) écrit Fortier ; c’est l’interdit de l’inceste auquel renvoie Cynthia en parlant de « la tension de toujours entre les pères et les filles » (P, 60). La narratrice revient constamment à son histoire familiale, situant à ses dix ans « sa première offense » (P, 82), le moment où elle est « devenue mauvaise » (P, 95), soit celui où la sexualité est apparue dans sa vie comme une image entre son père et elle : « [L]a vie n’a plus été pareille, depuis que la vision de moi grimaçante s’est installée entre nous […]. » (P, 82) Elle fait de l’absence de désir entre sa mère et son père la matrice de son statut de Schtroumpfette : « [V]ous devriez voir mes parents lorsqu’ils sont ensemble, à ne pas se regarder ni se parler et encore moins se toucher, à n’évoquer l’autre qu’à la troisième personne […]. » (P, 134) Dans l’univers d’Arcan, qui met une loupe grossissante sur ce qui appartient tout compte fait à la logique patriarcale, la femme devenue mère n’est plus désirable ni désirée – « d’ailleurs mon père ne l’a plus touchée depuis qu’il a fait son devoir de lui faire un enfant » (P, 88). Elles sont ainsi considérées par la narratrice comme des « larves » : la « mère larve » est « ignorée par le père » (P, 46), elle n’est « pas vraiment quelqu’un à force de ne pas être là » (P, 91). La narratrice met ainsi côte à côte « la chasse aux putains de [s]on père et la puanteur du cadavre de [s]a mère » (P, 175). Incarner la Schtroumpfette, « putasser ici et là » (P, 32) apparaît comme un moyen de fuir « [s]on destin de larve » (P, 63) et d’être le signifiant du désir absent entre la mère et le père, d’ailleurs présenté comme une place vide entre elle et lui dans leur lit conjugal : « [I]l y avait entre eux cette frontière à ne pas franchir grande comme une troisième personne qui indiquait que quelqu’un aurait dû se trouver là. » (P, 184) Le devenir-femme de Schreber, ce « compromis raisonnable » évoqué plus tôt, est d’ailleurs présenté par Fortier comme la solution trouvée pour résoudre « l’impossible coexistence de deux êtres en processus de fusion » (LP, 38). Dans les deux cas, la féminité – qui n’épargne pas la souffrance de celle ou celui qui l’incarne, au contraire – est présentée comme un troisième terme prévenant la collusion du monde. Or, la narratrice se prend à rêver qu’elle pourrait être libérée de ce poids qui lui incombe depuis qu’elle a pris à « dix ans […] cette place de trop dans [le] lit » (P, 185) parental, si la mère « se donn[ait] une chance de n’être plus une larve en quittant sa forteresse de princesse endormie et all[ait] ainsi à la rencontre d’un baiser qui pourrait lui rendre la vie » (P, 113-114). Le monde de Cynthia s’ouvrirait si elle n’incarnait pas, comme Schreber, l’unique objet du désir de l’Autre, ce dont le réveil de la mère constitue la condition fantasmatique : « [I]l vaudrait mieux qu’elle se lève […], qu’elle ne soit plus une larve l’instant d’en libérer le monde. » (P, 91 ; je souligne) Évidemment, cette torpeur de la mère est soutenue par un système duquel Cynthia est à la fois juge et partie, et dont elle fait tomber la faute tour à tour sur chacun de ses acteurs, dans l’impulsion de sa haine dont j’ai signalé plus tôt qu’elle constitue un ressort poétique. La possibilité de mettre en scène ce système implique un certain écart dont ne bénéficie pas le psychotique, qui est entièrement parlé par lui. Comme le souligne Michel Peterson, l’écriture d’Arcan quant à elle « introduit le tiers », c’est-à-dire que si la voix qui s’énonce « feint de s’abîmer dans l’être-un-deux[43] » de la fille et de la mère engluées dans le même destin de larve, il n’en reste pas moins « qu’elle [la narratrice] a appris non seulement à jouer de la séduction, à s’éloigner et à […] éloigner [les grands loups], mais à les battre à leur propre jeu, à les manger en retour[44] ».

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La seule occurrence du nom de Schreber dans Putain, lequel côtoie celui d’Artaud, va dans le sens de marquer un écart entre la folie de la narratrice et celle de ces deux hommes, la leur convoquant l’au-delà, et la sienne le tissu du monde social. Il convient, pour conclure, de citer ce passage clé :

J’ai parfois le temps de lire quelques pages d’un roman, le temps d’imaginer qui je pourrais être si je n’étais pas moi, si je n’étais pas là à attendre tout le temps, je pense au prochain texte à écrire pour mes cours de littérature, […] au président Schreber et à sa cosmogonie de nerfs, à son étreinte avec Dieu, Schreber la charogne qui voulait repeupler l’univers d’une nouvelle race d’hommes, je pense à ces hommes qui étaient fous et à leur folie si loin de la mienne, de mes préoccupations de seins à compresser et de cheveux à remonter, ces hommes qui n’avaient pas le temps de regarder passer les femmes car ils avaient mieux à faire, et croyez-moi, ce serait bien de délirer comme eux, de se donner des réponses qui arriveraient depuis l’autre côté de l’univers, la révélation de soi qu’on pourrait déchiffrer dans les étoiles.

P, 163

Cet article démontre que ces deux folies ne sont pas « si loin » l’une de l’autre et que l’écriture d’Arcan emprunte au délire de Schreber. C’est ce que j’ai voulu analyser en montrant au passage le savoir psychanalytique qu’elle porte en creux.

Yves Baudelle conçoit d’ailleurs le rythme haletant et le dévoilement de soi que l’on retrouve dans plusieurs autofictions contemporaines comme une transformation de « l’autobiographie revue par la psychanalyse » : « De façon générale, dans l’autofiction contemporaine dominent, comme chez Nelly Arcan, le rythme et le ton d’un aveu improvisé dont Fils [de Serge Doubrovsky] donnait l’exemple : un style pseudo-oral, parataxique, haletant[45] […]. » À cette occasion, il se demande si la filiation entre autofiction et psychanalyse ne se résume pas dans les oeuvres d’Arcan, mais aussi de Christine Angot, de Camille Laurens et de Chloé Delaume, à la « mise en scène » du cadre analytique. Je soutiens bien sûr que la filiation dépasse ici largement l’enjeu de la représentation puisque la rencontre de Fortier avec la psychanalyse engendre des effets dans plusieurs strates de l’oeuvre. En conclusion de son mémoire, elle avance que « Schreber nous parle, si on se donne la peine de le traduire, du fonctionnement de la pensée en tant qu’elle est structurée par le langage […] » (LP, 102). Se donner la peine de traduire un discours ou prendre le texte à la lettre : c’est en suivant cette même éthique psychanalytique de lecture que j’ai fait se rencontrer les signifiants des deux textes d’Arcan, pour ensuite « recueillir les étincelles du savoir[46] » issues de cette rencontre.