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Je me souviens de la première fois où j’ai lu Putain, de l’impression de foudroiement que j’ai ressentie quand, du haut de mes treize ans, quelqu’un me confirmait qu’il était possible de penser le désarroi, que la violence pouvait trouver une place autre que le nid qu’elle façonne dans notre tête. Les années ont passé et j’ai traîné les livres de Nelly Arcan partout avec moi comme on traîne une boussole, me demandant chaque fois jusqu’où ils allaient me mener. Ces livres m’ont accompagnée dans des espaces qui, auparavant, me semblaient inaccessibles. Ils m’ont aiguillée vers Québec où je me suis inscrite à l’université, dans des colloques à l’étranger puis dans des numéros de revues. Ils se sont taillé une place de choix dans le corpus de ma thèse comme dans mon enseignement et je me plais parfois à penser que la solitude qu’ils racontent s’atténue le temps d’une nouvelle lecture. Je me souviens aussi de ce matin d’août 2020 où son frère m’a envoyé un message pour me proposer de prendre un café. Il souhaitait discuter du site Web de l’écrivaine qui, depuis plusieurs années, n’était plus à jour. Dans un petit local adjacent au Centre Anne-Hébert, nous avons échangé sur une possible collaboration afin d’assurer le rayonnement des écrits d’Arcan. À la fin de notre discussion, il m’a confié avoir la bibliothèque de sa soeur chez lui et m’a invitée à bouquiner si j’en avais envie. J’ai fermé le local et je l’ai suivi, enthousiaste à l’idée de parcourir la bibliothèque de celle qui m’avait menée à la littérature. En moins d’une heure, je me suis retrouvée devant des centaines de livres qui retraçaient une trajectoire intellectuelle jusqu’alors ignorée. Un dialogue s’entamait, mais je ne le savais pas encore.

Cet automne-là, je quittais mon appartement chaque vendredi avant le lever du soleil pour enseigner la littérature à l’Université de Sherbrooke, puis je m’éclipsais à la hâte après mon cours pour passer mes après-midis dans la bibliothèque d’Arcan[1]. Je l’inventoriais en prenant soin de feuilleter chaque livre pour ne rien omettre. Lorsque je repassais les ponts pour rentrer à Québec peu avant la tombée de la nuit, je me demandais immanquablement quoi faire de tous ces livres que je découvrais. Les après-midi ont vite débordé la session universitaire, s’échelonnant sur deux années pendant lesquelles les livres d’Arcan, ramenés par lots de vingt, ont côtoyé ceux de ma bibliothèque. Si j’envisageais de garder ce matériel pour nourrir ma thèse, il persistait toujours cette impression que de taire l’existence de ces oeuvres, habitées par des annotations méticuleuses et des arabesques mauves, revenait à occulter l’intellectuelle et la créatrice qu’était Arcan.

Ce texte propose un accès inédit à Nelly Arcan par l’entremise de son laboratoire d’écriture. J’ai tenté de cerner le point d’équilibre entre la lectrice et l’écrivaine qu’elle était, d’établir une correspondance entre la circulation des idées qui animent son oeuvre et les filiations que révèlent ses lectures. Durant ces deux années où je me suis intéressée aux livres sur lesquels elle avait posé son regard, c’est toujours elle que je cherchais à lire. Ces fragments sont aussi la somme d’une rencontre.

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La bibliothèque de Nelly Arcan est composée de quatre cent cinquante-deux livres dispersés sur quatre bibliothèques. Trois bibliothèques contiennent des rangées de livres placés à la verticale alors que dans la dernière s’entassent des piles de livres à l’horizontale. Les livres n’ont pas de classement précis, les titres se succédant sans que se dessine une cohérence entre les genres littéraires, les maisons d’édition ou les formats. Si les conditions d’acquisition de certaines oeuvres peuvent être déduites en rapport avec les cours qu’a suivis l’écrivaine durant ses études littéraires à l’UQAM, plusieurs titres sont plus difficiles à situer dans son parcours. Il n’y a que quelques oeuvres, surtout lues au cégep, qui sont datées sur les pages de garde. Pour refaire la trajectoire de lectrice d’Arcan, je m’appuie sur son cursus scolaire, sur la date de parution des oeuvres et les notes prises par l’écrivaine, mais aussi sur des indices laissés dans les livres. Au fil de mon dépouillement, je découvre des factures de la Plaza Saint-Hubert datées d’il y a vingt-cinq ans, des coupures de journaux, un billet d’autobus Sherbrooke-Montréal, des photographies, un extrait du bon à tirer de Folle. J’analyse minutieusement ce qui se trouve entre les pages. Ces éléments m’apparaissent comme des points d’ancrage à retenir, cristallisant des moments de lecture, des parcelles de vie.

Dès son arrivée à Montréal à l’été 1994, la vie d’Isabelle Fortier, qui deviendra Nelly Arcan, gravite autour de la littérature. Elle entame un baccalauréat en études littéraires à l’UQAM et plonge dans la lecture de Marguerite Duras, de Samuel Beckett, de Jacques Lacan. Pour son cours portant sur les oeuvres de Beckett, elle annote les pages de Molloy[2] et de Murphy[3], retenant dans les textes le ressassement, la figure de la mère, le spectacle de l’existence, cette « sphère pleine de clarté, de pénombre et de noir[4] ». Elle s’intéresse aussi à la philosophie, suivant à l’hiver 1999 un cours sur Nietzsche pour lequel elle rédige un travail final sur la question du nihilisme[5]. Puis, elle entreprend une maîtrise sous la direction d’Anne Élaine Cliche, professeure dont elle suivra le séminaire sur le délire à l’automne 1999. Elle dépose son projet de mémoire à l’hiver 2000, amorce peu de temps après la rédaction de Putain[6], qui s’échelonne sur une période de six mois, et reçoit une réponse favorable des Éditions du Seuil en mars 2001. C’est avec la publication de Putain qu’elle fait son entrée dans le milieu littéraire, le 24 août 2001. Elle traverse l’orage médiatique qui foudroie son corps et ses écrits, rédige son mémoire[7] qu’elle dépose en 2003 tout en écrivant Folle[8], sa deuxième oeuvre qui paraît en 2004. Suivront À ciel ouvert[9], L’enfant dans le miroir[10], Peggy[11], puis Paradis, clef en main[12] et Burqa de chair[13] à titre posthume.

De son arrivée à Montréal jusqu’à Folle, l’autrice préconise le bruit ambiant des cafés et des bars pour cadrer le temps de l’écriture. Elle délaisse ensuite tranquillement la cacophonie du monde pour travailler à son appartement. Au petit matin, elle se prépare un café, s’installe à son bureau et écrit jusqu’en début d’après-midi[14]. Durant ces années, les livres s’accumulent dans sa bibliothèque. Il y a les livres achetés pour ses cours, ceux qu’elle écrit, les services de presse envoyés par des maisons d’édition, les lectures auxquelles elle s’adonne par plaisir et celles qui sont annotées par le même regard exigeant qui singularise ses oeuvres. Toujours, son stylo et son marqueur s’agencent. Dans les teintes de mauve, ils se répondent et se complètent dans les marges.

Ce qui rend ce texte difficile à écrire pour moi, c’est l’impression d’être responsable d’une image, de devoir présenter Nelly Arcan d’une manière dont peu de gens ont voulu la voir. Je veux parler de ce que les livres de sa bibliothèque racontent sur elle et de ce qu’elle a voulu raconter dans ses livres, ces deux discours me semblant être l’expression immédiate l’un de l’autre. Je cherche à montrer la ferveur intellectuelle de cette écrivaine violentée par les médias, à déconstruire l’image de la poupée qui a invisibilisé son travail d’écriture. Je passe ma soirée à effacer des phrases, à remettre en cause la pertinence de ce texte, ma légitimité à l’écrire. Le lendemain, je remarque dans la bibliothèque différentes traductions de Putain. Je les dépose côte à côte sur le plancher, constatant que le paratexte se résume à des images de femmes seins nus, séductrices, ligotées, au regard aguicheur et aux jarretelles dentelées. Les livres sont des témoins qui, parfois, donnent des permissions.

Jusqu’à présent, aucune étude ne traite de la bibliothèque de Nelly Arcan. Les discours concernant ses lectures, ses influences littéraires et son atelier d’écriture sont rares. Dans un article rédigé pour la sortie d’À ciel ouvert, la chroniqueuse Mélanie Saint-Hilaire aborde la jeunesse de l’autrice. Elle en retient que « [l]’adolescente solitaire plonge dans un désespoir sans fond avec, pour seul anesthésiant, les romans d’horreur de Stephen King[15] ». Si l’écrivaine aborde aussi la place qu’occupe Stephen King dans ses lectures d’adolescence lors d’un entretien pour le documentaire Baise Majesté[16], les livres de King sont introuvables dans sa bibliothèque. La réédition de Putain, publiée en 2019, fait mention d’oeuvres jugées importantes dans la démarche créative de l’autrice. La note de l’éditeur qui accompagne le texte soumet une triade composée de « la Bible, Dostoïevski, Lautréamont[17] » pour délimiter les influences littéraires d’Arcan. Dans la bibliothèque de l’écrivaine, aucune trace de la Bible. Crimes et châtiments I[18] et L’éternel mari[19] de Dostoïevski se situent entre Le marin de Gibraltar[20] de Marguerite Duras et Cosmétique de l’ennemi[21] d’Amélie Nothomb. Les deux oeuvres dostoïevskiennes ne contiennent aucune annotation. L’exemplaire des Chants de Maldoror[22] confirme la lecture de Lautréamont, mais très peu de passages sont surlignés. Si l’on tient pour acquis que la bibliothèque de Nelly Arcan constitue la toile littéraire qui structure et influence le processus de création de ses oeuvres, il est juste d’affirmer que le cadre porteur de cette toile est majoritairement psychanalytique et masculin, mais que son centre, qui rejoint le noeud de sa réflexion, est composé d’oeuvres de femmes. À la triade « la Bible, Dostoïevski, Lautréamont » soumise par l’éditeur Bertrand Visage, la bibliothèque de Nelly Arcan répond « Virginie Despentes, Julia Kristeva, Simone de Beauvoir ».

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De 2006 à 2009, Arcan tient une chronique dans l’hebdomadaire Ici. Pour accompagner ses écrits, elle choisit le titre « Accent grave », sous lequel elle signe plus d’une centaine de textes dont les sujets sont à sa discrétion[23]. En avril 2009, alors que l’autrice aborde rarement ses préférences de lecture dans l’espace médiatique, elle consacre une chronique à Virginie Despentes :

Grande admiratrice de Despentes, je ne peux nier mon plaisir de la lire et de voir se dessiner la possibilité d’une femme qui serait totalement nouvelle, qui marquerait un tournant dans l’Histoire, suite à quoi il y aurait « celles d’avant » et « celles d’après ». Des femmes à la Tarantino, ouvrant le feu et roulant un train d’enfer, férues de pornographie et prostituées bienheureuses[24].

Nelly Arcan possédait trois oeuvres de Virginie Despentes – Baise-moi, Bye bye, Blondie et King Kong théorie[25]. Dans son exemplaire de King Kong théorie, l’autrice surligne que la représentation hypersexualisée des filles n’est « en fait qu’une façon de s’excuser, de rassurer les hommes : “regarde comme je suis bonne, malgré mon autonomie, ma culture, mon intelligence, je ne vise encore qu’à te plaire”[26] ». Cette citation fait aussi écho aux idées que développe Arcan dans son oeuvre. Les deux écrivaines présentent des similarités, entre autres dans leur dénonciation du patriarcat et des rouages de la performance de la féminité. Leurs plumes sont acérées et leurs visions dotées d’une grande clairvoyance.

Le corpus féminin des lectures d’Arcan est principalement constitué de Simone de Beauvoir, Marie Darrieussecq, Virginie Despentes, Marguerite Duras, Julia Kristeva, Amélie Nothomb et Virginia Woolf. On peut compter sur la présence d’autres écrivaines, mais ce sont ces noms qui reviennent le plus souvent dans l’inventaire. Les coins des pages des livres sont pliés, des crochets sont tracés dans les marges pour marquer les passages dont le contenu est à retenir précieusement. Coincée entre les deux dernières pages d’Orlando de Virginia Woolf, une facture de la Plaza Saint-Hubert datant du 13 décembre 1995 fait office de signet.

Il est possible de voir, par ce circuit littéraire féminin, un intérêt de la part d’Arcan pour l’écriture des femmes. Du vivant de l’autrice, on a souvent mis en doute le caractère féministe de ses écrits, et plus largement son propre féminisme, notamment sous le prétexte que son corps apparaissait comme une véritable incarnation de la féminité occidentale. La postface critique de la réédition de Putain soutient d’ailleurs que « [s]i on fait rimer “féminisme” avec “mobilisation”, “élan”, “combat”, alors Arcan n’a strictement rien de féministe. Et pourtant, toute sa réflexion tourne autour de la féminité imposée, de ses exigences démesurées, de son pouvoir destructeur[27] ». Il y a quelque chose de l’ordre du mouvement dans sa bibliothèque, dans l’action d’acquérir des oeuvres de femmes, de les lire et de les commenter. Ces oeuvres féminines fissurent le corpus exclusivement masculin qui était associé à l’écrivaine. Elles montrent que c’est une armée de femmes de lettres qui accompagnent les lectures et les réflexions arcaniennes.

Les interrogations de Nelly Arcan, notamment sur le corps, prolongent les questions que pose Simone de Beauvoir, qui commente très tôt la question du corps féminin. Si l’oeuvre arcanienne ne renvoie jamais spécifiquement à Beauvoir, quelques oeuvres de la philosophe de même qu’un ouvrage sur elle se retrouvent dans la bibliothèque d’Arcan[28]. Dans un entretien, lorsqu’on lui demande si la narratrice de Putain peut se réclamer de la célèbre phrase « On ne naît pas femme, on le devient », Arcan répond que « [l]’héroïne ne devient pas femme, elle l’est déjà. À travers l’histoire de sa famille et de son milieu, la prostitution, et l’image qui en est transmise par la société, les médias, elle constate ce que signifie être une femme aujourd’hui[29] ». Quelques semaines plus tard, l’autrice est invitée sur le plateau de l’émission Jamais sans mon livre, diffusée sur France 3, pour donner son point de vue critique sur l’oeuvre de Simone de Beauvoir. Elle tente d’étayer sa pensée sur les liens entre ses réflexions et celles de la philosophe, mais on lui accorde très peu de temps de parole[30].

Les fous de Bassan d’Anne Hébert est certainement l’oeuvre la plus investie de la bibliothèque. Les annotations, qui portent exclusivement sur le désir, renvoient à des analyses faites pour un travail de fin de session[31]. De son marqueur mauve, Arcan surligne tous les passages qui évoquent le désir. Dans les marges, les formes de désir sont classées : la symbolique du désir, le désir sexuel, l’égalité du désir, le désir exprimé, le désir destructeur, le désir de descendance, le désir pervers, le refus du désir, le désir d’amour, le désir de dire, le désir de vivre. Dans la dernière partie du travail, on peut lire qu’« Anne Hébert sait marier l’art poétique et l’art romanesque. Son style est unique, inimitable, irremplaçable. Si loin que vous sondiez Les fous de Bassan, vous ne l’épuiserez pas[32] ». Cette réflexion menée sur le désir dans la prose hébertienne n’est pas étrangère aux préoccupations de l’oeuvre arcanienne. Dans Putain, le terme « désir » revient trente-six fois, et tout comme dans Les fous de Bassan, il occupe une place importante dans le déploiement du récit. Ce que note Arcan dans son exemplaire des Fous de Bassan, c’est que les personnages ne sont pas libres parce qu’ils sont « enchaînés » par le désir. Elle insiste aussi sur le fait que le refus du désir assumé par Maureen, Olivia et Nora est toujours reçu avec « machisme », les femmes ne pouvant occuper une autre position que celle d’objet de désir. Même si Olivia revient d’entre les morts, court-circuite le récit machiste et reprend le contrôle de son histoire, son viol et son assassinat attestent la violence induite par la domination misogyne. Elle conclut son travail en écrivant que « [l]es habitants sont fous de désirs. Désirs différents, mais qui aboutissent au même résultat : la mort. Mort de l’âme et mort du corps[33] ». Cette violence associée au désir dans Les fous de Bassan, tout le corpus arcanien en est une chambre d’échos alors qu’on lit dès Putain que « c’est simple et sans issue, c’est désespérément logique, le désir qui ne connaît de réalité que lui-même[34] ».

À la fin de sa première session universitaire, l’écrivaine dépose un travail pour le cours « Théorie de la création littéraire ». Elle structure sa réflexion en deux parties qu’elle titre Moi, la lecture et l’écriture et Moi, la psychanalyse et la littérature. Entre les pages du document, Isabelle Fortier esquisse les fondements de la pensée arcanienne et annonce l’élan derrière la parole de Cynthia, cette narratrice affirmant qu’« il n’y a rien qui puisse [l]’arrêter », alors qu’elle écrit : « Le thème de la femme-objet me tracasse depuis longtemps. Femme qui doit provoquer le désir de l’homme, qui doit être belle, attirante, pour rendre possible l’union, la procréation. Sois belle et tais-toi ! Me taire, oui, mais personne ne va m’empêcher d’écrire[35]. »

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De 1992 à 1994, Isabelle Fortier mène des études en sciences sociales au Cégep de Sherbrooke. Pour un cours de politique, elle lit Le libéralisme en question de René Dumont. Ce qu’elle en retient, ce sont les moments où l’auteur convoque la condition des femmes. Elle note, entre autres, que « [l]a civilisation commence avec le respect des femmes[36] ». Un peu plus loin, les marges de l’oeuvre sont habitées par des étoiles et des parenthèses qui renvoient au constat que « [c]es situations qui tiennent à la tradition et à la religion pourraient changer si les femmes étaient plus scolarisées et donc capables de saisir l’ensemble des contraintes qui pèsent sur elles et donc mieux armées pour s’en défaire[37] ». Dès ses études collégiales, elle réfléchit à des questions qui, quelques années plus tard, habiteront ses livres.

Lorsque l’autrice lit L’ère du soupçon, de Nathalie Sarraute, et qu’elle surligne qu’il faut « faire reculer très loin les frontières du réel[38] », je pense à sa pratique autofictionnelle qui joue sur les limites du réel et de la fiction, laissant place à une théâtralisation de soi permettant difficilement une distinction entre le « je » narrant et le « je » écrivant. Chez Arcan, ces jeux de miroirs ont lieu dans l’oeuvre, mais aussi à l’extérieur de celle-ci, notamment dans les discours qui entourent la publicisation et la médiatisation de son travail. C’est un jeu littéraire habile que mène Arcan, mais les médias cherchent tous le même résultat. Motivés par une curiosité maladive, les journalistes tentent de lui dérober ce qu’elle s’évertue à construire.

La question de l’image et du regard, centrale dans l’oeuvre arcanienne, teinte aussi les lectures de l’écrivaine. En consultant ses livres, je réalise qu’elle accorde une attention soutenue à plusieurs oeuvres qui portent sur l’être, le paraître, la chirurgie esthétique et l’intimité, notamment les livres de Noëlle Châtelet[39], Maurice Merleau-Ponty[40] et Bernard Noël[41]. Une sociologue, un philosophe et un écrivain chez lesquels elle note le jeu avec l’image, les perceptions trompeuses, les pièges de la représentation. « L’apparence nous séduit parce qu’elle fait mine de tout montrer : cela lui est facile puisqu’elle ne contient rien. Se vouloir tout apparence, c’est vouloir séduire absolument[42] », écrit Bernard Noël dans Journal du regard. D’un trait assuré, Arcan surligne.

Pour m’aider à rédiger ce texte, une de mes directrices de thèse me compose une bibliographie d’études savantes sur les bibliothèques d’écrivain·e·s. Je lis les références, les commente, mais plus j’avance dans l’écriture, plus j’ai la certitude que si j’accolais des pourcentages et des tableaux aux genres littéraires présents, si je ne faisais qu’un inventaire sous forme de liste, je raterais quelque chose. Ce qui se joue entre ces livres n’est pas de l’ordre du quantitatif. C’est l’occasion d’esquisser le portrait intime d’une lectrice et d’une intellectuelle, c’est accepter de suivre la mouvance de réflexions inédites parce que les annotations dans les marges poursuivent toujours les livres. J’écris tout en me rendant compte de ceci : la matérialité de l’archive met en scène une proximité qui engage la bienveillance, elle offre une narration aux silences.

Dans ses oeuvres, l’autrice aborde peu les liens qu’elle entretient avec la littérature. La question est effleurée dans Folle lorsque la narratrice évoque la rédaction de son mémoire de maîtrise, ses problèmes de syntaxe et sa directrice lacanienne. Le soliloque de Putain, quant à lui, convoque brièvement deux auteurs :

J’ai parfois le temps de lire quelques pages d’un roman, le temps d’imaginer qui je pourrais être si je n’étais pas moi, si je n’étais pas là à attendre tout le temps, je pense au prochain texte à écrire pour mes cours de littérature, à Antonin Artaud qui souffrait de voir les femmes enceintes, qui mourait de se figurer ces enfants à naître parmi ceux qui sont déjà en trop, je pense au président Schreber et à sa cosmogonie de nerfs, à son étreinte avec Dieu[43] […].

Alors que les Mémoires du président Schreber ne se trouvent pas dans la bibliothèque, je note la présence de trois livres d’Antonin Artaud[44]. En terminant l’inventaire, je constate que L’ombilic des limbes occupe une place importante dans les lectures d’Arcan. Huit passages sont surlignés tandis que soixante-deux points tracés au stylo bleu ponctuent les marges de l’oeuvre. Parmi ces traces de lecture, plusieurs traits mauves encerclent le numéro de la page vingt-quatre, témoignant de l’attention suscitée par celle-ci alors qu’une seule phrase est retenue : « J’ai pour me guérir du jugement des autres toute la distance qui me sépare de moi[45]. »

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Nelly Arcan avait un intérêt marqué pour la psychanalyse. Sa bibliothèque contient une quarantaine d’oeuvres s’y rapportant, témoignant de sa curiosité et de sa fine connaissance du sujet, elle qui dépose en 2003 un mémoire de maîtrise à orientation psychanalytique[46]. Il me faut deux jours pour noter, classer et analyser toutes les oeuvres que contient sa bibliothèque sur le sujet. Il y a les dictionnaires de psychanalyse, les numéros de revues et la présence prépondérante de Freud[47], de Lacan[48] et de Kristeva[49]. La psychanalyse est liée au processus d’écriture de l’autrice alors qu’elle affirme que c’est sa cure analytique qui a mené à la publication de Putain : « Il y avait longtemps que j’avais envie d’écrire. […] Le psychanalyste l’a lu et m’a dit d’en faire un livre pour ne pas travailler de façon analytique. Car n’en faire qu’une thérapie signifiait détruire le texte, or il trouvait cela un peu dommage. J’ai d’abord accepté de renoncer au travail analytique pour que le livre existe[50]. » Parallèlement à l’écriture de Putain, Arcan réfléchit aux questions théoriques qui concernent la psychanalyse, notamment en rédigeant son mémoire sur le texte autobiographique de Daniel Paul Schreber. Si elle avoue dans ses entrevues adhérer davantage à l’école de pensée freudienne, elle décrit sa directrice de maîtrise dans Folle comme « une lacanienne[51] ». Dans sa bibliothèque, deux articles de Philippe Julien et de Jean Allouch issus d’un numéro de la revue de l’École lacanienne Littoral portant sur l’identité psychotique[52] sont discrètement commentés. Sur la page de garde, on lit le nom d’Anne Élaine Cliche.

Le livre Le président Schreber, de Freud, accompagne Arcan durant la rédaction de son mémoire qui s’échelonne sur quatre ans. C’est la seule oeuvre de la bibliothèque qui est annotée au crayon de plomb. Certains passages sont encadrés, et non surlignés, mais très peu de commentaires les accompagnent, l’autrice laissant davantage de place aux constats de Freud qu’à ses propres observations. Dans son rapport de maîtrise, sa directrice avoue avoir commencé sa lecture du mémoire avec son stylo avant de le déposer pour se laisser porter par l’écriture de son étudiante. Elle ajoute : « Ce mémoire est un des plus ambitieux et des plus réussis que j’aie dirigés, un des plus libres, aussi. Il montre une connaissance rigoureuse du savoir psychanalytique, mais surtout, une écoute et une sensibilité à la langue et à sa logique[53]. »

Dans le film librement inspiré de la vie de Nelly Arcan, on croise la figure de l’écrivaine, de l’amoureuse, de la sex-symbol et de la prostituée, mais on ne voit pas l’universitaire. C’est pourtant à elle que je pense quand je conçois le travail d’Arcan. Dès l’instant où je me retrouve devant sa bibliothèque, je souhaite mettre la main sur son exemplaire des Mémoires du président Schreber. Je vois se profiler, à travers ces pages que j’imagine annotées, une preuve supplémentaire de son érudition. Je recommence l’inventaire des livres plusieurs fois, je fouille dans des boîtes, j’écris à la bibliothèque de l’UQAM pour retrouver la trace d’un emprunt. Pendant deux ans, je cherche les Mémoires du président Schreber sans jamais trouver l’exemplaire qui appartenait à l’écrivaine.

Compte tenu de la place prépondérante qu’occupent les oeuvres psychanalytiques dans la bibliothèque d’Arcan, on peut supposer que ces lectures ont teinté ses propres livres. Dans Putain, L’enfant dans le miroir et Burqa de chair, les narratrices multiplient les tentatives pour se séparer de la figure maternelle, pour exister et se reconnaître hors d’elle. Les articles de journaux abordant la figure de la larve dans Putain ont réduit les propos d’Arcan à un discours haineux envers sa propre mère. La bibliothèque déconstruit ce discours facile et réducteur alors que les lectures de l’écrivaine esquissent des pistes théoriques qui l’ont certainement influencée dans sa réflexion. Au sujet de celui qui par l’abject existe, par exemple, Arcan surligne dans son exemplaire de Pouvoirs de l’horreur de Kristeva que « [d]e la torpeur qui l’a gelé devant le corps intouchable, impossible, absent de la mère, cette torpeur qui a coupé ses élans de leurs objets, c’est-à-dire de leurs représentations, de cette torpeur, dis-je, il fait advenir, avec le dégoût, un mot – la peur[54] ». C’est bien un sentiment d’effroi envers le corps de la mère et son vieillissement qui traverse les textes arcaniens ; ainsi, dans L’enfant dans le miroir, la narratrice insiste sur la « peur[55] » de devenir « une flétrissure, une rabougrie, une absence de règles, une vieille petite fille, une rature de femme, une prématurée suspendue dans le temps[56] ». Cette présence maternelle à laquelle les narratrices de l’oeuvre souhaitent se soustraire ne s’estompe jamais, la mère demeurant un organe fantomatique de l’identité. Que ce soit dans ses lectures ou dans son écriture[57], Arcan étudie et interroge la filiation maternelle et son impossible rupture, prouvant son acuité intellectuelle sur cette question et, surtout, l’importance de délaisser les suppositions biographiques pour revenir à la logique des livres.

Un après-midi d’automne, j’interroge le frère d’Arcan pour savoir si certaines oeuvres de la bibliothèque pourraient être en circulation. Il me confie qu’un livre, qui faisait beaucoup penser à Nelly mais dont le titre lui échappe, a été offert à la fin du tournage du film en guise de remerciements. Rapidement, je comprends qu’il s’agit de l’information qui élucide l’absence des Mémoires du président Schreber. Je relance ma quête qui me mène à la nouvelle propriétaire de l’oeuvre. Elle me raconte que quelques années auparavant, lors d’un déménagement, le livre a été égaré.

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Outre les liens étroits entre lecture et écriture, l’étude de la bibliothèque d’Arcan dévoile certaines informations sur les relations entretenues avec les pairs au sein du milieu littéraire. Lorsque je retourne chez le frère d’Arcan au printemps 2021, je feuillette La reine du silence[58], de Marie Nimier, à la recherche de possibles annotations. Si le livre ne contient pas d’empreintes de lecture, je remarque qu’une petite enveloppe carrée de l’Université Bordeaux-Montaigne est coincée entre les pages. Sur l’enveloppe, il n’y a que le nom de Nelly Arcan d’inscrit, sous-entendant que la missive accompagnait autre chose. Datée du 22 mai, la lettre reprend le même en-tête institutionnel que l’enveloppe :

Très chère Nelly,
C’est avec joie que je t’envoie mon livre (enfin !) publié. Tu sais si bien ce qu’il représente pour moi. Je tiens à te remercier pour tes observations et la lecture attentive que tu avais bien voulu consacrer au manuscrit.
Je t’embrasse,
Jean-Michel Devésa

Il n’est pas possible d’associer ces remerciements à un livre précis puisque l’enveloppe se trouve dans une oeuvre de Nimier. Toutefois, il n’y a que deux livres de Devésa dans la bibliothèque – Modèles, fantasmes et intimité[59] et Plaisir, souffrance et sublimation[60]. Comme Arcan a publié un texte dans le second ouvrage cité, tout porte à croire que ces remerciements concernent le manuscrit de Modèles, fantasmes et intimité, le mot écrit par Devésa évoquant son livre et non un ouvrage auquel l’écrivaine aurait participé. Surtout, ce que cette lettre montre, c’est la reconnaissance et la confiance portées à l’autrice, choisie par Devésa pour relire son manuscrit.

Si Putain est initialement reçu, lu et porté par Françoise Blaise, alors responsable de la littérature québécoise aux Éditions du Seuil, c’est Bertrand Visage qui édite l’ensemble de l’oeuvre arcanienne à cette maison d’édition. Deux romans de Visage se retrouvent dans la bibliothèque d’Arcan, dont Un vieux coeur[61], qui paraît la même année que Putain. Sur la page de garde, on peut lire : « Pour Nelly Arcan. Tendrement, son lecteur et ami, Bertrand Visage. » Cette dédicace laisse entendre le lien d’amitié qui existait entre les deux individus, un aspect déterminant du travail de collaboration que requiert l’édition d’un livre. La relation entre l’écrivaine et son éditeur apparaît d’autant plus importante si l’on considère la violence du traitement réservé à l’autrice, notamment en ce qui a trait à la réception de ses oeuvres. En se présentant à la fois comme un lecteur et comme un ami, Visage peut être perçu comme un allié au sein du milieu littéraire.

Dès la sortie de Putain, Arcan est lucide quant à l’exclusion qu’elle subit et les malaises que suscite sa présence tant au sein du milieu littéraire qu’universitaire :

Certains de mes professeurs font semblant de ne pas me reconnaître dans les corridors et je sais que je ne fais pas l’unanimité chez les étudiants. Vous savez, les intellectuels n’aiment pas toutes ces campagnes de promotion entourant une oeuvre littéraire, ils vivent mal avec les aléas de la vente, assure l’auteure[62].

La prose arcanienne infléchit les rouages des instances institutionnelles en se classant sur les listes des prix littéraires les plus prestigieux[63]. Elle se taille une place qui déjoue ce que l’androcentrisme associe au féminin. Malgré cela, le statut d’ex-travailleuse du sexe obsède et incommode les pairs. Du vivant de l’écrivaine, on assiste à la mise en procès de son intellect.

Nelly Arcan a su faire de ce que Gisèle Sapiro appelle un « accident biographique[64] » une force, un discours diamantin dans une trajectoire littéraire dont la configuration a dérangé jusqu’à son décès. Dans toute cette violence symbolique qui trop souvent s’arrime à une topologie du féminin, des amitiés littéraires se sont tissées, des marques d’affection et d’encouragements se lisent à travers les livres[65]. C’est en ce sens que la journaliste et autrice Claudia Larochelle dirige le collectif Je veux une maison faites de sorties de secours, pour laisser place aux « mots d’une amie qui ne veut pas que l’on oublie la femme et l’oeuvre, qui leur rend donc hommage[66] ».

Je replace la lettre de Devésa, je m’assois sur le plancher et je rédige quelques notes sur mon dépouillement de la journée. Derrière moi, il y a une petite table sur laquelle se trouve une lampe de croissance. Elle éclaire une plante qui appartenait à Arcan. Les tiges et les feuilles ont un pigment vert qui récuse toute possibilité de flétrissement.

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Cette traversée de la bibliothèque de Nelly Arcan dévoile des lectures attentives et des annotations méticuleuses. Elle offre en ce sens des outils renouvelés pour interroger l’écriture arcanienne et pour réactualiser notre compréhension de l’oeuvre. Si sa parole a souvent été discréditée, il est maintenant possible de reconnaître sa bibliothèque comme le lieu fondateur de sa pensée et de voir en elle la brillante écrivaine qu’elle était. J’ai voulu remonter le temps des livres et des carnets, entassés dans l’oubli et la poussière, pour offrir un espace à l’univers littéraire de Nelly Arcan, pour que toutes ces réflexions menées ne soient pas vaines, pour rendre hommage à cette idée qui habite les archives trouvées, et selon laquelle « [l]’acte de prendre la parole ou le crayon pour se dire est déjà le signe qu’un désir est là, prêt à prendre forme et à surgir, attendant seulement qu’un lieu s’offre à lui pour qu’il puisse s’y déployer[67] ». Après deux années passées dans les oeuvres qu’Arcan possédait, je suis heureuse de replonger dans celles qu’elle écrivait avec une perspective vivifiée. Et comme il convient toujours de revenir aux livres – cette grande leçon que nous martèle son traitement médiatique –, je reprends une énième lecture de Folle et j’en détache un passage qui me fait penser que les bibliothèques d’écrivain·e·s sont « comme la lumière des étoiles mortes[68] ».