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Il y a un peu plus de vingt ans, en 2001, paraissait Putain, une autofiction qui crée une onde de choc dans l’espace littéraire et médiatique. Best-seller, le livre est retenu dans les sélections des prix Médicis et Femina en plus d’être traduit en vingt-sept langues. Malgré ces reconnaissances institutionnelles, c’est l’image de l’écrivaine qui sature l’espace médiatique, au détriment du propos de son oeuvre. Suivront Folle (2004), À ciel ouvert (2007), l’album illustré L’enfant dans le miroir et la nouvelle Peggy (2007), de même que des chroniques journalistiques ; un roman, Paradis, clef en main (2009), et un recueil d’essais, Burqa de chair (2011), paraîtront de façon posthume, après le suicide de l’autrice, le 24 septembre 2009. En huit ans à peine, Nelly Arcan a édifié une oeuvre où les textes forment un ensemble à la fois cohérent et ouvert, traversé par un certain nombre d’obsessions, mais en renouvellement constant, notamment par le passage de l’autofiction à l’écriture romanesque, de la litanie à la construction d’intrigues, de personnages, de perspectives variées.

L’année 2019 a marqué les dix ans du décès de Nelly Arcan, ce qu’ont souligné les Éditions du Seuil avec une réédition de Putain. Cette nouvelle édition est accompagnée notamment d’une postface signée par les cinq responsables[1] du colloque « (Re) découvrir Nelly Arcan », tenu à Paris, à l’École des hautes études en sciences sociales et à la Maison de la Poésie, en septembre de la même année. En novembre, à l’UQAM, université où l’autrice a fait ses études de 1er et de 2e cycles, sa famille créait le prix Nelly-Arcan, portant son nom et destiné à soutenir la relève en création littéraire. Depuis sa disparition, son oeuvre a été adaptée et mise en scène au théâtre[2], un collectif lui rendant hommage a été publié[3], un film librement inspiré de sa vie a été produit[4], un second collectif portant sur ses oeuvres a été publié[5], un album hommage a été enregistré[6], un spectacle rapprochant Nelly Arcan de l’écrivaine Sylvia Plath a été présenté au Festival international de littérature[7] et un cours universitaire a été dédié entièrement à l’écrivaine pour la première fois[8]. Par ailleurs, la bibliographie du présent numéro témoigne de l’abondante fortune critique de l’oeuvre arcanienne : plusieurs livres, quantité de mémoires et de thèses et de très nombreuses études de fond en traitent. En effet, Nelly Arcan a suscité l’intérêt, dès la parution de Putain, de beaucoup d’étudiantes et de professeures de littérature féministes, fascinées par une voix neuve qui oscille entre fatalité et dénonciation. Les écrits de Nelly Arcan brossent un portrait de la féminité comme soumission extrême à la tyrannie des apparences, tandis que les hommes, bien qu’essentiels dans la mesure où ils sont porteurs d’un regard sur lequel les femmes comptent pour exister, sont présentés comme pères et clients anonymes et inconséquents (Putain), accros à la porno et écrivaillon (Folle), « accoudoir[s] » et « cran[s] de sûreté[9] », mais aussi tortionnaires (À ciel ouvert). Une chose est certaine, les rôles sont si tranchés et si figés qu’il n’y a pas de véritable relation possible entre les sexes, entre des hommes consommateurs de jeunesse et des femmes qui croient ne pouvoir exister que dans leur regard désirant.

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Au départ, ce qui a captivé beaucoup de femmes est l’apparente soumission de Nelly Arcan à une féminité extrême : la « Schtroumpfette » blonde, au corps refait à coups de chirurgies esthétiques, acharnée à plaire, à rester toujours jeune, toujours plus belle que toutes les autres. Elle cristallise des angoisses, des malaises, elle se fait fataliste, lapidaire : « Une femme, c’est d’être belle […]. C’est un sort atroce parce que la beauté est à l’abri de toutes les révélations. Pour être libre, il faut faire la révolution. Les femmes ne seront jamais libres[10]. » Lucidité extrême, conscience exacerbée des pièges de la féminité patriarcale et manque de moyens pour y échapper : plus elle insiste pour dire que jamais rien ne changera pour les femmes, plus il faut l’écouter et se demander comment on peut sortir de l’impasse dans laquelle elle s’était enlisée, mais qu’elle n’a cessé de dénoncer. Son oeuvre est loin de se limiter à cette question – mentionnons aussi le rapport aux figures parentales, l’impossibilité d’un amour durable dans une société axée sur la consommation et le paraître, la douleur de vivre et la fascination de la mort, la solitude, la liberté individuelle, le suicide assisté devenu « forfait[11] » à commander, la relecture des contes et des mythes littéraires et sociaux, le pouvoir des médias –, mais c’était une des plus névralgiques pour ses premières lectrices comme pour beaucoup de celles qui la découvrent aujourd’hui.

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On reconnaît une oeuvre importante à sa capacité à séduire plus d’une génération, aux filiations qui se créent à partir d’elle : singularité d’une voix, pluralité de sa postérité. L’essor actuel de l’autofiction au Québec, des textes lancinants, crus et cruels sur la famille, la sexualité revendiquée ou imposée, le travail du sexe, la violence, a comme source, entre autres, la « permission » donnée par Nelly Arcan. L’autofiction ne rime pas, chez elle, avec complaisance, narcissisme, facilité ou écriture approximative, comme on a pu le laisser entendre ; au contraire, elle est aussi cruelle, aussi lucide et aussi violente envers elle-même qu’envers les autres. Et son écriture, reconnaissable entre toutes, sa logique circulaire mimant les impasses dans lesquelles se trouvent les personnages, ses questions sans réponse, ses déclarations brutales et sans espoir, ont inspiré de nombreuses créatrices, tel qu’en témoigne l’article de Joëlle Papillon dans ces pages. Comme Annie Ernaux en France, avec qui elle a de nombreuses affinités, moins dans le style que dans les obsessions – les origines familiales, le corps, la honte, la passion amoureuse et sa dévastation, la grossesse et l’avortement, bref la vie d’une femme avec sa violence et ses contraintes –, Nelly Arcan est là comme une comète, image qu’elle utilise parfois elle-même, comme un phare, comme une grande soeur ayant permis à tant de femmes qui s’en réclament plus ou moins directement de venir à l’écriture. Elles ne l’ont pas connue vivante, ne l’ont pas vue briller et brûler dans l’espace public ; leur estime pour elle passe strictement par ses mots, ses livres.

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Longtemps, la personne de Nelly Arcan et l’exploitation médiatique qu’on a faite de son image – intérêt des journalistes pour sa vie et son corps au détriment de son oeuvre, couvertures sexy juxtaposées à une poétique lucide et douloureuse – ont fait de l’ombre à ses romans. Putain a même été classé, à la Bibliothèque nationale de France, au rayon « Sociologie – Prostitution canadienne », donc comme document plutôt qu’oeuvre artistique[12]. Les articles réunis ici proposent de nouveaux éclairages de l’oeuvre arcanienne. Dans l’inédit, je témoigne de l’ampleur de la culture de Nelly Arcan, constatée à partir de sa bibliothèque personnelle, recensée et analysée pour la première fois. Les théories du care (Pascale Joubi et Andrea Oberhuber), l’analyse du capital financier et érotique (Isabelle Boisclair), la théorie lacanienne, qui a aussi comme vertu de faire connaître Isabelle Fortier comme chercheuse universitaire et critique littéraire (Louis-Daniel Godin) et enfin l’examen de l’organisation spatiotemporelle de Folle (Rosemarie Savignac) permettent d’atteindre le double objectif que vise ce numéro : inscrire Nelly Arcan comme une des voix fortes de la littérature québécoise contemporaine et proposer des lectures nouvelles qui mettent en valeur la portée sociale, politique, philosophique et artistique de ses écrits.

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« Je n’ai pas l’habitude de m’adresser aux autres lorsque je parle, voilà pourquoi il n’y a rien qui puisse m’arrêter[13] » sont les premiers mots qui ouvrent Putain. Lue à rebours de la carrière littéraire de l’autrice et de sa légitimation actuelle au sein du milieu littéraire, cette entame de l’oeuvre arcanienne apparaît prophétique. Elle résonne encore aujourd’hui, ses échos sont portés par les lecteur·trice·s qui reviennent sans cesse au corpus arcanien, les professeur·e·s qui transmettent et enseignent les oeuvres de Nelly Arcan, les cercles de lecture qui la commentent, les autrices qui l’ajoutent en exergue de leurs propres livres et qui tissent des filiations par les thématiques traitées. La place des femmes, même lorsqu’elles sont reconnues et primées, est encore à défendre. Ce dossier s’inscrit dans le geste de la transmission, cruciale au sein du mouvement féministe ; il réitère et actualise l’ampleur de l’héritage que laisse la prose arcanienne, cette écriture qui chamboule, qui inspire et qui éclaire des questions fondamentales.