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Diffusée sur les ondes de Radio-Canada d’octobre 1950 à avril 1962, et conçue par Guy Beaulne qui en assure seul la réalisation pendant les quatre premières années, l’émission Nouveautés dramatiques entend servir de laboratoire d’écriture et de banc d’essai en présentant des oeuvres dramatiques inédites spécifiquement écrites pour la radio. L’émission est d’abord diffusée le dimanche à 21 h 30, créneau résolument destiné aux adultes, peu propice aux émissions populaires et, à partir de 1952, en forte concurrence avec les émissions culturelles que présente la télévision au même moment. Elle connaîtra d’autres horaires en d’autres saisons, le mercredi ou le vendredi, à 19 h, à 20 h ou à 20 h 30. Dans l’entrevue de promotion qu’il accorde à La Semaine à Radio-Canada, en novembre 1950, Beaulne déclare :

C’est assurément sans prétention que nous abordons ici le laboratoire radiophonique. Depuis quelques semaines j’entends dire ici et là : « Mais ce n’est rien de nouveau, ça s’est déjà fait. » Et je le sais bien. Je sais aussi le peu d’intérêt que présente une avant-garde dont le souci n’est que d’étonner. C’est peut-être parce que ça n’est rien de nouveau que nous commençons notre travail sans trop d’appréhension. Il faut revenir au moment de la radio où l’invention a cessé pour laisser carte blanche à la facilité. Nous n’avons pas l’intention de tout faire sauter, nous voulons tout simplement nous adonner à un travail de recherche qui a été trop délaissé et qui est essentiel si nous voulons évoluer vers des formes nouvelles de beauté et d’utilité[2].

Au moment où il crée cette émission, Guy Beaulne vient d’être embauché comme réalisateur à Radio-Canada. La critique montréalaise s’est alors étonnée de cette embauche, n’ayant à peu près jamais entendu parler de ce nouveau venu. Dans les pages de Radiomonde, édition du 12 août 1950, René-O. Boivin reproduit une interview que Beaulne avait accordée quelque temps plus tôt à Lionel Marleau du journal Le Droit d’Ottawa : « [C]et interview, écrit-il, m’apporte des précisions sur Monsieur Guy Beaulne, nouveau réalisateur à Radio-Canada et que nous ne connaissons pas beaucoup[3]. » S’il est encore largement inconnu des critiques montréalais, c’est que Guy Beaulne a jusque-là mené sa carrière dans la région d’Ottawa, d’abord comme comédien dans la troupe de son père Léonard avant de s’illustrer sur des scènes diverses, parmi lesquelles celle de la Corporation des Diseurs du Caveau (1944-1948), jusqu’à obtenir le poste de professeur de diction et déclamation à l’Université d’Ottawa[4]. C’est aussi qu’il est absent du pays depuis quelques années.

UN LABORATOIRE SONORE

En effet, après la guerre, grâce à une bourse du gouvernement fédéral, Beaulne part pour Paris où il suit des stages d’étude au Conservatoire dramatique national. C’est au cours de ce séjour qu’il prend connaissance du travail que Pierre Schaeffer effectue à la RDF (Radiodiffusion française, ancêtre de France Culture), où il crée un studio d’essai et un laboratoire expérimental de musique et de théâtre[5]. Ingénieur électricien et musicien de formation, intéressé par l’objet sonore avant tout, Schaeffer y travaille alors à l’exploration du langage radiophonique qu’il souhaite dégager d’une conception strictement technique qui, de son point de vue, réduit la radio à n’être qu’un instrument de diffusion, soit parce qu’elle emprunte la programmation des médias écrits (journaux et revues), soit parce qu’elle enregistre les spectacles scéniques (théâtre et chanson) ou tout simplement parce qu’elle diffuse un ensemble de produits préenregistrés (dont le disque). Il croit en l’originalité de la radio en tant que moyen d’expression[6].

Schaeffer arrive à la radiodiffusion en 1935 par le théâtre et les mouvements scouts, et il enregistre des émissions clandestines sous l’Occupation. En 1942, il travaille avec Jacques Copeau, qui a vite saisi que, si le théâtre est une représentation publique où le comédien est mis en valeur par l’espace scénique (décors et éclairages) et les artifices du corps (costumes et maquillages), la radio propose une nouvelle écoute du langage empruntée au quotidien où l’usage du microphone engendre une logique de la confidence semblable à celle de l’intimité d’une chambre et où le comédien ne se livre que par sa voix seule. La radio oppose ainsi l’intimité, au sens de discours intérieur ou flux de conscience, et le monde extérieur envahissant et menaçant, représenté par les bruits. La présence au micro d’un deuxième personnage confirme cette intimité, puisque la parole est dès lors orientée vers l’échange avec l’autre sans qu’il soit nécessaire de projeter la voix au-delà, en direction d’un public en salle. Pour mettre en valeur ce ton confidentiel que permet la radio, Schaeffer est de ceux qui « inventent », par exemple, l’entretien d’écrivain (le premier serait l’entretien avec Paul Claudel en 1942), en plus d’être de ceux qui créent le métier de metteur en ondes, équivalent à celui d’un metteur en scène ou d’un chef d’orchestre en ce qu’il coordonne des activités plurielles, mais qui travaille à partir d’enregistrements de sonorités et de bruits divers, qu’il faut monter et mixer – montage et mixage sont la nouveauté technique réelle –, et qui exerce aussi un travail choral quand il faut combiner plusieurs micros. Le Studio d’essai est créé en 1943, avec l’objectif de renouveler les genres et les formats radiophoniques. Il est suivi en 1948 du Club d’essai de la radiodiffusion télévision française (RTF). Pour Pierre Schaeffer, le travail sur le microphone et l’expérimentation du montage exigent un laboratoire sonore où la radio devient un instrument, comme l’est l’instrument de musique. La radio ainsi redéfinie est le modèle qu’il transpose dans son oeuvre musicale à partir de sa collaboration avec les musiciens Maurice Martenot, qui dispose d’un bureau au Studio d’essai, et Pierre Henry, avec lequel il signe la Symphonie pour un homme seul (1950), musique concrète composée « à partir de matériaux sonores bruts enregistrés, éventuellement déformés et déplacés dans l’espace[7] ».

Dès son retour à Montréal, en 1950, Beaulne est recruté par Marcel Ouimet, directeur de la programmation à la radio d’État. À Danièle Leblanc, à qui il accorde un entretien en décembre 1992, il raconte : « [J]’étais à Radio-Canada et j[e leur] avais demandé de me laisser mettre en place une émission expérimentale, un laboratoire d’écriture radiophonique dramatique[8]. » Au début, cette émission est connue aussi sous le titre de Studio 13, référence explicite à l’émission Studio 7, que Judith Jasmin avait réalisée à Radio-Canada quelques années plus tôt et que Beaulne estime avoir été dirigée dans le même esprit. Ce laboratoire, rappellera-t-il quarante ans plus tard, il souhaitait le développer comme un lieu « où pouvaient s’initier et, surtout, se faire entendre les jeunes auteurs qui rêvaient d’écrire et d’être publiés. [Ceux-ci] pouvaient trouver [au laboratoire], comme aujourd’hui au Centre des auteurs dramatiques, une critique attentive, stimulante et patiente[9] ».

Nouveautés dramatiques n’est pas la première émission de théâtre radiophonique sur les ondes canadiennes. Depuis les années 1930, les diverses stations de radio publiques ou privées, comme Radio-Canada, CKAC, CHLP ou CHRC, ont toutes une ou plusieurs émissions consacrées au théâtre radiophonique, que l’on distinguera ici du radio-roman ou feuilleton radiophonique, qui appartient à la logique de la série narrative[10]. En 1941, 85,1 % des foyers montréalais sont dotés d’un poste de radio ; dans les campagnes on en compte 41 %, et le nombre progresse au même rythme que celui de la pénétration de l’électricité dans les zones rurales. Madeleine Greffard rappelle que

[d]ans tous les pays, il semble que la radio naissante se soit fait un point d’honneur de diffuser une pièce de théâtre. Au Québec, le théâtre entre sur les ondes avec Félix Poutré de Louis Fréchette, présenté à CKAC le 5 avril 1923. Toutefois, le théâtre n’est inscrit dans la programmation régulière de CKAC qu’en 1933, grâce à la série Le théâtre de J.-O. Lambert[11].

Suivent, dans les années 1940, plusieurs types d’émissions de théâtre radiophonique, diffusées par tous les postes, en fonction de leur auditoire respectif : théâtre français, théâtre classique en version intégrale ou en version condensée, adaptation théâtrale des films du cinéma contemporain, reprise de succès antérieurs, comme le Félix Poutré de Louis Fréchette justement, qui revient plusieurs fois. Les séries sont nombreuses qui ont pour titre par exemple Le théâtre chez soi (CKCV, Québec), Avec nos classiques (CHGB, Sainte-Anne-de-La-Pocatière), Radio-Théâtre français (CKAC), Radio-Comédie (CHLP), L’heure de théâtre des Compagnons de Saint-Laurent (CBF). Des émissions comme Le théâtre N.-G. Valiquette (CBF), Radio-théâtre Lux (CKAC) et Théâtre Ford sont des séries dont le titre révèle le nom du commanditaire… À Radio-Canada, Le théâtre de Radio-Collège propose les textes classiques aux élèves des écoles et collèges, mais aussi aux amateurs éclairés. Certaines occasions entraînent également des séries de théâtre radiophonique : ainsi en 1939, année du tricentenaire de naissance de Jean Racine, Radio-Canada présente l’oeuvre intégrale de l’auteur. Aucune de ces émissions n’est cependant consacrée au théâtre canadien-français, les auteurs d’ici étant plutôt réduits aux sketches comiques et aux dramatiques de série ; aucune ne fait la promotion d’un théâtre radiophonique de recherche et de création. La radio adapte normalement le théâtre de la scène : l’auditeur entend ce que le spectateur voit et ce que le lecteur lit.

ÉCRIRE POUR LA RADIO

Nonobstant la place qu’occupe le théâtre sur les ondes, les réalisateurs se plaignent de manquer d’auteurs dramatiques et de scripteurs. En avril 1946, la revue Canadian Writer & Editor rappelle que les émissions de radio d’Amérique du Nord exigent l’écriture au quotidien de quelque 25 millions de mots, pour occuper 18 000 émissions différentes[12]. Les sujets varient selon les postes. La Canadian Broadcasting Corporation (CBC), comme Radio-Canada, par exemple, préfère les auteurs canadiens et les thèmes canadiens. Aussi les journaux, revues et magazines sont-ils nombreux à publier des articles spécialisés qui enseignent les principes généraux de l’écriture radiophonique. On y apprend qu’il faut compter 150 mots à la minute, qu’une émission de 30 minutes demande donc 4500 mots, ou 24-26 pages dactylographiées à double interligne, que la meilleure façon d’apprendre est de beaucoup écouter la radio et qu’on peut espérer obtenir entre 50 $ et 100 $ pour un sketch de dix minutes. De manière plus générale, les chroniqueurs, comme Léopold Houlé, citant Tristan Bernard, essaient de faire comprendre aux futurs auteurs « qu’il leur [faut] écrire du théâtre pour aveugles et faire en sorte que le dialogue même [crée] le décor dans les imaginations des auditeurs », et qu’ils doivent « compenser l’absence des ressources de la scène, ressources que sont le décor, les toilettes, les gestes des comédiens, le jeu des lumières, par un plus grand effort d’ingéniosité, par la richesse de l’évocation[13] ». Rupert Caplan, superviseur pour le réseau de la CBC, qui avait été quelques années plus tôt, avec Martha Allan, le cofondateur du Montreal Repertory Theatre (MRT), est encore plus précis, énonçant trois règles simples : 1) « Material must entertain. » Il faut attirer et soutenir l’attention. 2) « Make your play believable. » Le langage doit être accessible, naturel ; les situations ordinaires, mais avec conflit dramatique. 3) « Number each speech and sound[14]. » L’auteur doit numéroter la partition pour faciliter le travail du producteur et du réalisateur. Sont particulièrement appréciés, ajoute-t‑il, les courts sketches (skits), les gags et la comédie légère, tous textes de trois à cinq pages à double interligne, soit environ une minute à la page.

L’ensemble de ces interventions renvoie à la croissance exponentielle des besoins en matière d’écriture radiophonique. À court terme, forcément, les réalisateurs cherchent à combler d’immédiats besoins. Ils sont quelques-uns cependant à rappeler, comme Félix Leclerc en 1946, que

[l]a radio, c’est une grande industrie qui a le défaut d’être trop conservatrice [et qu’on] est loin d’exploiter toutes ses possibilités [car il] manque un laboratoire spirituel, un laboratoire où des réalisateurs seraient rémunérés pour penser, pour chercher et pour trouver. Dans le domaine des sons, des bruits… Découvrir de nouveaux bruits, créer des atmosphères… Donner une couleur différente à la voix humaine à la musique. Poétiser la radio en quelque sorte[15].

Enfin, un enjeu d’un autre ordre traverse cette réflexion sur la radio. Car le théâtre, à Montréal, est en déroute depuis la fin des années 1930, ruiné qu’il a été par la crise économique, incapable qu’il est toujours de se remettre sur pied dans sa concurrence avec le cinéma. Et ils sont nombreux à croire que « [l]a renaissance du théâtre, si c’en est une, provient d’abord […] de la radio ou, plus exactement, du théâtre radiophonique[16] ».

Par sa formation et sa pratique du théâtre, amateur puis professionnelle, Beaulne est sensible à tous ces arguments. S’il conçoit les Nouveautés dramatiques comme un laboratoire d’expérimentation radiophonique destiné aussi à découvrir de nouveaux auteurs, c’est qu’il « estime supérieur le texte original, vraiment conçu et écrit pour la radio ». De son point de vue, « le théâtre radiophonique ne devrait pas être un théâtre de scène adapté, mais une création sous une forme originale[17] ». Dans un reportage qu’il réalise sur cette émission, le chroniqueur radiophonique du Devoir, Michel Pierre, indique toutes les étapes du travail qu’elle exige :

L’auteur soumet son texte puis revient en discuter après la première approbation de Guy Beaulne. Ce dernier prend toute la responsabilité, mais l’auteur peut faire valoir son point de vue, suggérer des idées, expliquer ses personnages. Guy Beaulne demande des corrections, indique des points faibles, fait mettre en relief les scènes par des remaniements. L’entente est faite sous l’autorité du réalisateur.

Une place importante est faite aux effets sonores, effets musicaux et bruitages. Guy Beaulne en discute avec le responsable et fait plusieurs tentatives avant de se décider.

En plusieurs répétitions, les interprètes s’intègrent leurs personnages. Le réalisateur suggère, indique et surtout mêle intimement les divers éléments qui composeront l’émission complète.

De sa cabine de contrôle, Guy Beaulne donne ses indications à tous les participants pendant que le technicien fait l’unité en liant dialogues, effets de micros, bruitage, bruits enregistrés et musique.

Et voilà les comédiens embarqués dans une aventure riche d’expériences[18].

Tout cela paraît bien fonctionner et, surtout, répondre aux besoins des auteurs dramatiques radiophoniques, car ils y reviennent nombreux, bien qu’ils soient de moins en moins jeunes à mesure que les années passent.

Le rôle du réalisateur est essentiel. Outre le fait que, dans le présent cas, Beaulne travaille longuement avec ses auteurs, il doit également assurer la cohérence des deux autres paramètres du théâtre radiophonique, soit le bruitage et la musique. « À tout considérer, écrit encore Léopold Houlé, la radiodramaturgie, c’est l’imagerie d’Épinal en sonorités[19]. » C’est dans un reportage sur Judith Jasmin qu’est décrit plus précisément le travail de réalisation :

Dans le théâtre radiophonique, c’est au réalisateur qu’incombe le choix des acteurs, il doit étudier leurs voix, afin d’éviter la confusion des rôles dans l’oreille de l’auditeur ; les effets sonores nécessitent une étude approfondie avec le « bruiteur », il y a le choix des disques qui serviront de transitions entre les scènes, enfin reste le travail des répétitions.

Le minutage [doit être revu] quand le texte est trop long ou trop court ; c’est alors que le réalisateur se livre à un travail, souvent compliqué, pour allonger ou couper les répliques[20].

S’agissant de Nouveautés dramatiques, « […] plusieurs réalisations [qui nous sont parvenues] s’orientent vers le réalisme, cherchant par le décor sonore à donner l’illusion de cette présence physique particulière au théâtre sur scène[21] ». D’autres « ont tiré de l’immatérialité des signes sonores pour jouer la suggestion et l’évocation, en lieu et place de l’illustration[22] ». Il est fréquent, dans ces années de développement du médium, que l’on compare l’écriture radiophonique à l’écriture musicale et même que l’on considère la radio comme un instrument de musique[23]. Guy Beaulne lui-même utilise le vocabulaire de la musique pour désigner son travail, qu’il conçoit comme celui d’un chef d’orchestre articulant la polyphonie plutôt que comme celui du metteur en scène de théâtre articulant une forme d’intermédialité. Il dira ainsi que « la réalisation, inscrite dans l’aventure des Nouveautés dramatiques, repose principalement sur l’orchestration d’un rythme analogue à celui de la musique et sur l’appropriation de la théâtralité[24] ».

En 1955, traçant un premier bilan de l’émission, Michel Pierre tente de caractériser l’écriture radiophonique qui s’entend aux Nouveautés dramatiques. Il écrit :

Les auteurs de Guy Beaulne sont tous de notre époque. Plus qu’un laboratoire radiophonique, les Nouveautés dramatiques du dimanche soir à 8 heures sont le reflet des inquiétudes, des problèmes de notre époque. Et revers de la médaille, on y étale la rage, les complexes, les tares et les révoltes de la jeune génération.

Parce que Guy Beaulne laisse ses auteurs entièrement libres, il n’y a pas de limite. […] [N]ous pourrions souhaiter que Guy Beaulne exige de ses auteurs qu’ils s’attachent un peu plus à cette réalité de notre époque que la radio et la TV délaissent avec une telle insouciance[25].

La remarque de Pierre intéresse en ce qu’elle désigne précisément ce qui caractérise ces textes peu préoccupés d’analyse sociale, distants d’un réalisme trop appuyé, où l’action dramatique est peu développée. Il s’agit de textes de trente minutes, caractérisés par leur brièveté[26]. Un texte bref n’est pas un texte court : c’est un texte condensé qui a généralement expulsé l’action dramatique soit vers le passé (les personnages en vivent les conséquences) soit vers l’avenir (les personnages doivent prendre une décision), montrant par là ce que Maurice Maeterlinck appelait « le tragique quotidien[27] », c’est-à-dire le fait que l’existence humaine est tragique en elle-même et que le théâtre n’a pas à surajouter un drame, une tragédie ou un mélodrame à la vie des personnages. Dans une entrevue accordée en 1988 à Louise Blouin, collaboratrice de Renée Legris et Pierre Pagé, Yves Thériault, qui a lui-même signé 47 textes de trente minutes pour les Nouveautés dramatiques, déclare que

l’écriture radiophonique [est] un lieu privilégié pour exercer son sens de la synthèse et pour faire surgir un univers et des personnages vraisemblables et puissants […]. […] [L]es textes de cette série sont de véritables radiothéâtres – avec une progression dramatique constante et un maniement habile de monologues, de narrations et de dialogues, selon la nature du texte –, mais ces dialogues incisifs et rivés à l’essentiel insufflent aux pièces une gravité et une condensation d’énergie, caractéristiques de l’écriture poétique[28].

Renate Usmiani, qui a réalisé une importante recherche sur le théâtre à la radio de Radio-Canada et de la CBC entre 1930 et 1950[29], confirme que le réseau français avait une conscience plus nette de ce qu’elle appelle la mission culturelle du médium. Aussi, elle remarque que le corpus de théâtre radiophonique présenté en français à l’époque appartient le plus souvent au registre poétique, qu’elle définit comme un théâtre proche de sa conception médiévale, tant par le ton que par l’approche et, dans l’ensemble, assez éloigné du réalisme à l’américaine qui traverse les textes présentés au réseau anglais.

Mais comment rendre compte du travail concret mené par les auteurs dramatiques sous la direction de Guy Beaulne, si ce n’est en examinant ses résultats ? Deux problèmes se posent alors. D’une part, comme l’écrit Pierre Pagé[30], nous n’avons pas de tradition critique sur le théâtre radiophonique, problème que soulevait déjà Yves Lacroix il y a cinquante ans, dans un des très rares textes consacrés à l’écriture radiophonique dans les pages de Voix et Images, et que n’ont pas manqué de signaler, plus récemment, Jean-Marc Larrue et Marie-Madeleine Mervant-Roux au départ de leurs travaux, en rappelant que « la réalité sonore de la représentation théâtrale a été globalement ignorée par les penseurs de la pratique, critiques, historiens ou théoriciens[31] ». Larrue et Mervant-Roux, cependant, s’intéressent d’abord à la scène et à l’usage qu’on y fait des technologies du son, ce qui ne renvoie pas exactement à la même pratique que celle du théâtre radiophonique. Ils suggèrent néanmoins de s’interroger sur la matérialité de la voix, l’architecture des sons, le montage des bruits et la manière dont le registre sonore s’entremêle à l’action dramatique, dans une approche résolument intermédiale. Une telle approche suppose l’étude d’une performance singulière, c’est-à-dire l’examen de la manière dont une production radiophonique se construit à destination d’un spectateur ou d’un auditeur. Or, le projet même des Nouveautés dramatiques, on l’a vu, engage le travail d’écriture autant que celui de la mise en ondes. Il faut donc aussi rendre compte de la manière dont l’auteur dramatique qui destine son texte à la radio inscrit dans son écriture, avant même la production, les possibles de la diffusion radiophonique. Dans les mots de Jean-Paul Quéinnec, qui décrit son travail de recherche-création en dramaturgie sonore, nous sommes devant une pratique où « le texte n’est plus (seulement) désiré pour le message qu’il véhicule, pour le drame de l’action qu’il organise, mais pour la capacité physique de son verbe[32] ».

D’autre part se pose la question du document clé pour la recherche : s’agit-il du texte écrit (en version scénario) ou de l’enregistrement sonore (rarement conservé par les stations de radio) ? Le premier rend compte du travail de l’auteur dramatique en tant qu’écrivain : il permet de saisir la manière dont l’auteur a pu, à un moment, concevoir ce travail singulier qu’exige la radio, soit en amont, c’est-à-dire avant la réalisation effective, soit en aval, après la diffusion, sur le modèle de la transcription. Mais, remarquait encore justement Yves Lacroix, « [l]a transcription d’une émission […] ne rendra jamais compte d’un timbre de voix, d’un silence, d’une violence ou d’un gloussement[33]… ». Poussons un cran plus loin, car la publication d’un texte destiné à la radio sème toujours un doute sur son auralité, c’est-à-dire sur son réel caractère sonore/vocal[34], car si l’auteur « publie le texte même de l’émission, cette écriture est théoriquement “plus rhétorique que littéraire” et [s’il] refait son texte pour répondre à des exigences proprement littéraires, il ne rend plus compte de son moment radiophonique[35] ». L’objet radiophonique reste fuyant, faute du matériel adéquat pour en rendre compte.

LE COUREUR DE MARATHON DE CLAUDE GAUVREAU ET MURIEL GUILBAULT

Il ne saurait être ici question de résoudre ces problèmes. Les soulever permet néanmoins d’engager une première lecture et de dégager quelques éléments d’analyse. Parmi les textes dramatiques destinés à la radio, rares sont ceux qui nous sont parvenus et encore plus rares ceux qui nous sont parvenus sous les deux formes, imprimée et enregistrée. En ce sens, le cas du Coureur de marathon, pièce de théâtre radiophonique de trente minutes, signée par Muriel Guilbault et diffusée aux Nouveautés dramatiques le 18 février 1951, dans une réalisation de Guy Beaulne, est exemplaire. Je n’entrerai pas ici dans le débat concernant la signature de cette pièce, sauf pour rappeler que, si la pièce a été présentée sous la seule signature de Guilbault – ainsi la pièce est-elle aussi présentée dans La Semaine à Radio-Canada du 18 février 1951 –, sa publication en 1958 dans les Écrits du Canada français porte la double signature de Muriel Guilbault et Claude Gauvreau[36]. Dans les deux cas, la signature isole la pièce (et les trois autres pièces présentées de la même manière aux Nouveautés dramatiques) du reste de l’oeuvre de Claude Gauvreau, qui n’a pas jugé pertinent de l’intégrer à ses oeuvres complètes en 1977. Ajoutons que cette livraison des Écrits du Canada français était entièrement consacrée aux textes dramatiques destinés à la radio et à la télévision et dotée d’une double préface, l’une de Guy Beaulne, réalisateur à la radio, l’autre de Jean-Paul Fugère, réalisateur à la télévision[37].

Au lendemain de la première diffusion, Gérard Pelletier écrit dans Le Devoir :

[P]our une fois, nous nous trouvons en présence d’un texte radiophonique et qui ne saurait être rien d’autre. Un texte dont toute la signification dépend des moyens d’expression qu’il met en oeuvre, et ces moyens sont les ressources mêmes du micro. […] C’est un rare mérite d’avoir emprunté la voix propre de la radio et d’avoir sacrifié les recours faciles aux techniques de la scène et du cinéma. Le résultat est saisissant[38].

Beaulne lui-même écrira plus tard que Muriel Guilbault y révélait « une faculté étonnante d’invention radiophonique et un style d’une richesse exceptionnelle[39] ». Rappelons que Beaulne a obtenu une mention honorable au Canadian Radio Award en 1952 pour la réalisation de cette pièce, jugée « de loin le plus original des drames en langue française soumis au concours[40] ». Par la suite, elle est souvent citée en modèle par les chroniqueurs radio des quotidiens montréalais, qui la considèrent tôt « comme un classique de l’écriture radiophonique[41] ».

La pièce présente six personnages : le Speaker, Marvaux, Hilda, Ferrilleux, Lechien, Charlotte. D’entrée de jeu, le Speaker isole l’événement et y convie l’auditeur : nous sommes au début d’une course, un marathon, précise-t-il, qui réunit 120 concurrents. Quelques visages lui sont familiers, dont celui du personnage principal, Marvaux, qu’il introduit ainsi :

Je remarque en passant… Torriccelli, jeune et agressif… le durable Egglen… deux nouveaux venus dont on dit beaucoup de bien : Noyle et Fasbenks… mais où est donc Marvaux ?… Je ne vois pas Marvaux… Marvaux ! L’immortel Marvaux !… celui-là même qui a vaincu dans les six dernières épreuves de marathon !

CM, 197

Dès après le coup de revolver qui signale le départ, la didascalie annonce : « Aussitôt : on entend quelque 120 coureurs qui se mettent à courir sur le bitume […]. Up musique légèrement » (CM, 198), ce qui donne à lire (et peut-être à entendre de façon imaginaire) les bruits destinés à l’oreille de l’auditeur. Puis le texte précise au profit du lecteur : « Au début, les paroles de Marvaux seront entendues comme s’il murmurait vraiment en courant… Plus tard, sa voix deviendra indépendante des contingences de la course. Elle sera comme une pure réflexion intérieure. » (CM, 198)

À la première réplique de Marvaux, le texte indique : « Sa respiration est régulière, suffisamment aisée. » (CM, 198) Commentant la course autour de lui, son état de santé, son âge (« Vous voyez que le vieux Marvaux n’est pas fini… » [CM, 198]), Marvaux revient sur les courses antérieures, détaille l’état de ses adversaires. Il est parfois interrompu par le Speaker qui livre l’information sur l’état réel de la course. Progressivement, le bruit des coureurs s’estompe et passe au second plan alors que Marvaux occupe à lui seul l’avant-plan, tant par le bruit de ses pas de course que par ses mots (ce qu’indique le texte). Survient l’inquiétude, car il s’est laissé dépasser : « Est-ce que je serais fatigué ? […] Je suis fatigué… oui… un peu… » (CM, 199) La balayant vite, il poursuit sa course à force de conviction et de renforcement : « Marvaux, tu es une machine ! […] Je suis une locomotive !… » (CM, 201) À ce moment précis, le bruit d’une locomotive en marche s’ajoute aux divers plans sonores déjà indiqués : la musique, le bruit des pas de course et la respiration de Marvaux. Pendant un certain temps, les plans sonores se déplacent, mis en avant l’un après l’autre, mais toujours maintenus en présence. Des paroles s’ajoutent, correspondant au flux intérieur des pensées de Marvaux, et se mêlent au bruit de la locomotive qui scande le rythme. Surgissent d’abord l’image de sa femme Hilda (« n’oublie pas que tu es marié » [CM, 202]) et le souvenir d’une conversation où celle-ci fait état de sa jalousie envers Charlotte, la jeune nièce de Marvaux qui vit avec eux. Le souvenir doit être balayé : « Hilda ! J’ai besoin de me concentrer ! » (CM, 204) Retour de la locomotive et des commentaires sur la course. Les bruits de pas se font entendre plus fort. Subitement, ils s’arrêtent et font place au souffle de Marvaux, toujours conjugué au rythme de la locomotive. Surgit un deuxième souvenir : celui de son médecin Ferrilleux, qui tente de le faire renoncer à courir ce marathon, au vu d’une lésion au coeur. Marvaux ne peut pas, courir est son métier et il a besoin de la bourse offerte au vainqueur. Retour au bruit de la locomotive (plan 3), à celui des pas de course (plan 2) et au souffle de Marvaux (plan 1). En arrière-plan, précise le texte, on doit entendre une musique atonale. Marvaux constate : « Je suis fatigué […]. Courage, vieux. Au fond, le métier de coureur… c’est un métier de chien. » (CM, 208) À ce moment survient le troisième souvenir, celui du notaire Lechien, charrié d’abord par l’assonance : chien, chien, chien, puis par le vent. Marvaux est ruiné. Il lui faut 3000 $ d’urgence, montant que couvrirait la bourse du présent marathon. Rapidement, le dialogue se transforme, les seules réponses qui se font entendre étant des aboiements. « Il est impossible de discuter avec un chien !… » (CM, 211) L’intervalle s’amorce comme les autres : le Speaker commente la course, on doit entendre le bruit des pas de course, la musique en sourdine. Sauf que la locomotive est remplacée par le souffle d’un troupeau de buffles. Survient le dernier souvenir, celui de Charlotte, qui va se marier et qui réclame sa dot. On comprend dès lors plus clairement pourquoi Marvaux court malgré les avis de son médecin. Les buffles deviennent des tambours sauvages dont le bruit va croissant. Les conversations et personnages se croisent en répliques de plus en plus brèves. Un dernier effort. « Je gagne ! » crie Marvaux. « Je crois que j’ai gagné », hésite-t-il, entendant le bruit d’un hélicoptère. « Je viens de mourir », conclut-il. Les « applaudissements frénétiques d’une foule heureuse » (CM, 219) laissent entendre que Marvaux a en effet gagné sa course, au bénéfice de tous les siens, mais rien d’autre ne le confirme et cela n’a somme toute aucune importance. Depuis le début, il est prévenu, cette course sera plus difficile que les précédentes, son souffle (la longueur des phrases, le rythme de la respiration) s’accélère et se raccourcit. La cohérence du discours se dissout d’un souvenir à l’autre. Rares sont les textes dramatiques qui utilisent le rythme avec un tel profit.

Le texte de la version enregistrée est identique à celui de la version publiée, et la diffusion fait exactement trente minutes (avec les annonces)[42]. On entend un avion. Du bruit. Le Speaker. On entend la respiration, rythmée, régulière. La superposition des plans sonores est claire et conforme aux didascalies. Au début, la voix est nette et la respiration donne le rythme. Toujours en bruit de fond se font entendre les pas de course. La variation occasionnelle des plans sonores ravive l’attention, crée l’alternance, mais leur permanence (ils se déplacent, mais ce sont toujours les mêmes) est facteur d’unité. La respiration de Marvaux reste claire, l’énonciation aussi. Après les six premiers milles de course, les finales de phrases sont un peu saccadées. Le souffle est plus court. À un moment donné, le bruit du rythme cardiaque qui, depuis le début, accompagne le coureur, se désynchronise de celui de la respiration et s’accélère. Le bruit des pas est plus lourd. Les autres personnages sont introduits par des mots qui reprennent le rythme de la locomotive, Hilda – « Marié… marié… marié… marié… » –, Ferrilleux – « marathon… marathon… marathon… marathon… » – et Lechien – « métier de chien… métier de chien… métier de chien…[43] ». La dernière scène est chuchotée, car Marvaux n’a plus de souffle. Quand les répliques et personnages se croisent à un rythme très rapide, les voix se distinguent. Celle de Marvaux est claire et sonore ; les autres sont sourdes et donc un peu en retrait. Progressivement, Marvaux les rejoint. Il meurt, ayant annoncé : « Tu es jeune !… moi… je meurs. » (CM, 224) Le silence est utilisé pour créer des effets de rupture. Ainsi à la toute fin, quand Marvaux s’écrie : « Je crois que je gagne ! » (CM, 219), ce qui suit est un bref mais radical silence (« Stopper tout » [CM, 219]), où l’absence soudaine de bruits de respiration, de pas, de locomotive, de buffles, et le silence de la foule annoncent le changement de plan : « Marvaux est mort », phrase que l’on entend répéter par quatre échos, juste avant les applaudissements de la foule.

La lecture du texte imprimé permet d’observer attentivement la manière dont celui-ci porte les traces de ce qu’on peut appeler une matrice de théâtralité radiophonique, dont Raymond Pagé écrit qu’elle est « libéré[e] des contraintes de la scène [et] ouvre en effet l’espace sur tous les possibles[44] ». Les sons et les bruits sont décrits et identifiés. Le rythme est bien marqué. Comme tous les autres textes dramatiques, le texte radiophonique construit également une action qui se perçoit dans les répliques et dialogues. Dans le cas présent, nous avons deux plans distincts : la description de la course par le Speaker et le dialogue qui se déroule dans la tête du personnage principal, ce qui ouvre au flux de conscience. En effet, Marvaux dialogue en pensée avec des personnes absentes. Entre deux souffles et deux battements cardiaques, il revient sur son mariage, sur ses relations avec sa fille, sa ruine financière, tous événements qui l’ont entraîné à courir cet ultime marathon. « Ce que voit l’oreille[45] », pour reprendre l’expression de Paul Claudel, est dans le flot des sensations physiques et des pensées qui traversent le personnage principal. Il s’agit d’un théâtre sans corps, où pourtant le corps est ce qui compte le plus, à travers la respiration et les battements cardiaques. Dans leur analyse du théâtre radiophonique de Samuel Beckett, très proche de celui-ci, Marion Chénetier-Alex et Sylvain Diaz parlent de « la mise en tension des niveaux de conscience successifs et des différents modes de remémoration[46] ». La version enregistrée n’offre sur ce plan aucune particularité. En revanche, elle attire l’attention sur le caractère singulier des sons et des bruits combinés au montage. La musique est atonale, précise le texte (CM, 201, 208). C’est toutefois dans la version enregistrée qu’on entend le piano, la clarinette, les cuivres et les cordes, dans un rythme qui suit le halètement de la locomotive ou celui du troupeau de buffles. On note l’attention portée aux voix des acteurs, toutes bien distinctes par leur timbre et leur grain autant que par le choix du niveau de langue et de l’accent, qui révèlent l’âge et le milieu social. La fraîcheur et la légèreté de la voix de Louise Charlebois (Charlotte) se distinguent ainsi clairement du caractère plus posé et du ton plus grave de celle de Gisèle Schmidt (Hilda). Le médecin est austère et mesuré, le notaire plus nerveux (il jappe presque). La diction des comédiens et comédiennes nous renvoie à une époque où la langue parlée sur la scène et au micro était nettoyée de toute forme idiomatique propre au Québec et se caractérisait d’abord par l’inexistence du registre familier. Ce qui s’entend laisse également percer des différences entre les générations de comédiens, les plus jeunes (Louise Charlebois, Gisèle Schmidt, André Treich) ayant une relation plus intime au micro ; les plus âgés (Gaston Dauriac et François Rozet) conservant cette tendance (mais une tendance seulement) à la déclamation propre aux acteurs ayant fait leurs classes dans les salles immenses exigeant une projection de voix très puissante. Cette déclamation est d’ailleurs reprise par le Speaker qui, contrairement aux autres personnages, doit hurler dans son micro. L’enregistrement permet enfin d’entendre le souffle, de plus en plus saccadé, de plus en plus bruyant, et de mesurer le silence qui à la fin va s’imposer, comme s’il engendrait une perception sensorielle forte, inéluctable.

Analyser le texte publié au risque de la performance et l’inverse, la performance au risque du texte imprimé, livre des résultats de nature distincte. Je ne reviendrai pas ici sur le statut du texte en tant que porteur de sens et de signification, bien loin de mon propos. Ce qui m’importe est plutôt de saisir le rôle du laboratoire que fut l’émission Nouveautés dramatiques dans la définition et l’expérimentation des stratégies d’écriture propres à la dramaturgie radiophonique et à la manière dont le texte écrit porte déjà en lui des marques et procédés qui inscrivent la radio comme une matrice textuelle spécifique. Ces marques et procédés ne se réduisent pas aux didascalies et aux indications techniques : le type de fiction engagée et le dialogue prennent déjà ici une forme particulière, où se superposent les plans : l’intériorité pour les dialogues entre le personnage principal et sa famille, qui renvoient au flux de la pensée et au souvenir ; l’extériorité pour la situation de course à pied, la relation, au présent, aux autres coureurs et au corps ; mais aussi brouillage de ces distinctions quand les mots et le souffle s’interpénètrent à travers les sons (« chien… chien… chien »). C’est précisément là un premier résultat du travail de laboratoire où les auteurs dramatiques apprennent les conditions particulières du médium auquel ils s’adressent. De la même manière, mais à l’inverse, la radio apprend à utiliser le matériau verbal comme un bruit qu’il faut isoler, accentuer, réduire, raccourcir, saccader, sans jamais lui faire perdre sa capacité de signifier et même de signifier avec précision. Le travail sur les voix est ici remarquable de clarté et de synchronie et il permet de saisir immédiatement la distinction entre un véritable travail de mise en ondes et la captation radiophonique d’une représentation théâtrale, où les bruits et les voix se mêlent le plus souvent jusqu’à la confusion. Peut-on pousser un cran plus loin et suggérer que les Nouveautés dramatiques ont contribué à la création d’un nouveau public, celui de l’auditeur de la radio : la solitude et le caractère privé, voire intime de son activité, lui permettent d’entretenir avec l’oeuvre une relation qui l’oppose au spectateur du théâtre ou du cinéma, hors de chez lui, et dans laquelle il pratique une réception par l’oreille, une écoute, qui le distingue également du lecteur ?

Au cours de quelque douze saisons de diffusion, Nouveautés dramatiques a présenté environ 500 pièces de trente minutes. L’émission a joué un rôle séminal dans le développement d’une écriture dramatique neuve, destinée aux médias (radio et télévision), et elle a contribué à former une nouvelle génération d’auteurs dramatiques. Certains tout à fait novices y ont fait leurs premières armes, parmi lesquels Charlotte Savary, Yvette Naubert, Claude Jasmin, Sylvain Garneau, Gilles Hénault, Claire Martin, Hubert Aquin. D’autres, ayant déjà expérimenté la scène, y ont exploré une nouvelle facette de leur écriture : Henry Deyglun, Paul Gury, Félix Leclerc, Éloi De Grandmont, Marcel Dubé, Jacques Languirand, Mario Duliani. Quelques-uns de ces écrivains ont déployé un important corpus : on pense à Yves Thériault (47 textes), à Marcel Dubé (14 textes) et à Yvette Naubert (14 textes). Ces textes, qui ne nous sont guère parvenus sous forme imprimée, quelquefois sous forme enregistrée (le Centre d’archives Gaston-Miron en héberge 42), forment, à ce jour, un corpus pratiquement inconnu. À son dire, Le coureur de marathon est restée la réalisation phare de Guy Beaulne[47]. Plus qu’un texte particulier toutefois, ajoutera-t-il,

ce qui demeure pour moi l’oeuvre majeure de ma production radiophonique, c’est le laboratoire que Radio-Canada m’a permis d’instituer en 1950. Connu sous le nom de Nouveautés dramatiques ou de Studio 13, ce laboratoire d’essai a été pendant six années toute ma raison d’être[48].