ChroniquesDramaturgie

Le théâtre de l’esprit[Notice]

  • Lucie Robert

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  • Lucie Robert
    Université du Québec à Montréal

J’ai commencé cette chronique en 1985 en la centrant entièrement sur le théâtre qu’on lit. De mon point de vue, une revue spécialisée en études littéraires devait envisager l’écriture dramatique pour ce qu’elle est, c’est-à-dire comme une oeuvre, hors de toute représentation et mise en scène, laquelle renvoie à une autre pratique artistique, à une autre approche, voire à une autre discipline du savoir. Il s’agissait pour moi de poser un regard singulier sur cette écriture, d’en saisir les enjeux et la dynamique. Si j’ai beaucoup lu le théâtre, c’est d’abord parce qu’on en a publié beaucoup et qu’il est aisément accessible en librairie et en bibliothèque. J’aime ces voix plurielles et les rapports qu’elles entretiennent les unes aux autres ou qu’elles laissent entrevoir entre des personnages. J’aime fréquenter l’espace qu’elles créent et qu’elles mettent en jeu. J’aime lire ces voix sans intermédiaire, sans narrateur, sans metteur en scène, pour ce qu’elles me disent en propre, à l’antithèse du roman, à l’antithèse du spectacle. Au cours des années, j’ai voulu partager ce que j’avais désigné dans ma chronique inaugurale comme « la passion du dialogue ». Au moment de mettre un terme à cette chronique – il faut savoir partir –, la pandémie de la COVID-19 qui frappe le monde a suspendu un temps l’édition théâtrale. La plupart des éditeurs, en effet, n’acceptent de publier un texte dramatique que si celui-ci a connu les feux de la rampe, c’est-à-dire qu’il a été agréé par un metteur en scène, une troupe, un public. Posture absurde s’il en est. Car on se demande bien pourquoi il ne serait pas possible de lire un texte dramatique injouable, non conforme à l’esthétique des metteurs en scène, par ailleurs en concurrence les uns avec les autres, ou à celle des publics souvent plus friands d’une sortie en couple ou entre amis que d’une oeuvre authentique à découvrir. Pourquoi ne pourrions-nous pas lire un texte dramatique avant qu’il ne soit joué ? Pourquoi faut-il toujours attendre après ? Évidemment, en l’absence d’activité théâtrale – les théâtres étant fermés –, l’édition théâtrale s’est ratatinée. Quelques rares maisons d’édition ont alors choisi de revenir à des textes plus anciens dont elles livrent la valeur historique. Par exemple, les Éditions du remue-ménage ont remis en circulation en 2020 la pièce emblématique du Théâtre des Cuisines Môman travaille pas, a trop d’ouvrage !, pièce portant sur le travail domestique et la division sexuelle du travail, écrite et jouée par une troupe de théâtre d’intervention – du théâtre amateur, insistent les comédiennes –, pièce qui est aussi le premier livre publié par cet éditeur en 1976. Je dois dire que relire cette pièce au moment où tout le Québec tombait en panne, voir les femmes rentrer à la maison pour y retrouver leurs enfants chassés de l’école, affronter chaque matin le travail domestique et le travail rémunéré en même temps, sans issue, a réveillé chez moi la mémoire de ce temps où nous en avons eu assez. « Le chaudron est plus bouillant que jamais », écrit d’ailleurs Véronique O’Leary dans sa lettre-préface (11), où elle rappelle la genèse de la troupe, la nature de son travail et les circonstances dans lesquelles les comédiennes ont rencontré un public varié, engagé, majoritairement composé de femmes de milieux populaires, mais où elle ouvre aussi sur les situations plus nouvellement perçues que sont les discriminations et violences que subissent encore aujourd’hui les femmes, en particulier les femmes racisées. La pièce elle-même avait pour objectif de rendre visible la valeur du travail domestique ; une première version débouchait d’ailleurs sur la revendication d’un salaire …

Parties annexes