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Quel bilan présente l’année 2020 du côté de la prose narrative ? La pandémie a-t-elle provoqué un ralentissement de la production ? J’ai sondé 28 éditeurs, une vingtaine d’entre eux m’ont répondu et j’ai consulté la page Internet de ceux qui sont restés silencieux. Très peu m’ont déclaré avoir ralenti leurs activités, mais quelques reports ont été rendus nécessaires. Il faut dire qu’une partie de la production du printemps était déjà prête avant l’imposition du confinement. Ce n’est donc pas en raison d’une baisse de la productivité que 2020 se signale comme une année pénible, mais pour tout ce qui concerne les relations humaines. Celles-ci, plus qu’on le croit généralement, jouent un rôle crucial dans le dynamisme du milieu du livre ainsi que dans la mise en marché et la promotion des ouvrages publiés : les lancements, les salons du livre, les rencontres d’écrivains, sans compter le travail de réécriture et de révision en amont. Jamais les auteur.e.s, dont le travail est essentiellement solitaire, n’auront été autant privé.e.s des quelques gratifications mondaines qui couronnent leurs efforts.

Les statistiques que j’ai cumulées me permettent d’avancer qu’il s’est publié en 2020 autour de 200 ouvrages inédits de prose narrative (romans et recueils de nouvelles), auxquels s’ajoutent environ 35 rééditions et quelques traductions. Des collègues spécialistes de la littérature québécoise contemporaine me confirment que ça correspond à peu près à la moyenne que connaît le monde éditorial québécois depuis le début des années 2000.

Ce sondage, je dois le préciser, n’était pas uniquement destiné à m’informer de la situation du monde éditorial en temps de pandémie. Mon interrogation concernait aussi mon travail de chroniqueur à temps partiel : je désirais prendre la mesure de ce que je suis en droit d’affirmer si je me hasarde à identifier les tendances du roman québécois contemporain. N’est-ce pas ce qu’on attend d’un chroniqueur, ce regard qui surplombe la mêlée générale de manière à repérer les courants, les lignes de force ? Je vais être honnête : sur les 200 ouvrages de prose narrative publiés en 2020, j’ai réussi à n’en lire qu’une quinzaine. J’ai aussi pris connaissance de critiques consacrées à des ouvrages que je n’ai pas lus, mais est-ce bien suffisant pour percevoir « où va le roman québécois » ? La réponse s’impose d’elle-même.

L’IRONIE, UNE MANIÈRE D’ÊTRE TYPIQUEMENT QUÉBÉCOISE ?

Pour compenser mes limites personnelles en la matière, j’ai consulté les travaux de collègues qui tentent aussi de répondre à cette épineuse question. On peut dire que le tout récent « dialogue sur le roman québécois » entre David Bélanger et Michel Biron tombait pile[1]. Les deux auteurs se relancent de manière très vivante en suivant un fil qui, malgré son parcours méandreux et la variation de ses couleurs, traverserait de manière insistante la production romanesque québécoise : l’ironie. La discussion embrasse un large éventail d’oeuvres de différentes époques, mais se penche plus particulièrement sur des auteurs contemporains comme François Blais, Anne Archet, Kevin Lambert, Patrick Nicol, Simon Leduc, Mathieu Arsenault et Nicolas Dickner.

L’ironie à la québécoise traduirait un rapport malaisé à la « grande culture », soit qu’on l’associe à un « esprit de sérieux » auquel on refuse de succomber (bien que ce soit tentant), soit qu’on demeure conscient du caractère bourgeois de ce concept et de son déni des conditions d’existence qui ne favorisent pas l’accès aux jouissances esthétiques élitaires. Pourtant, le seul fait d’écrire distingue de la masse celui qui s’y livre. Un certain désarroi s’empare donc du sujet littéraire québécois : il se sait d’une communauté dont il refuse par ailleurs les instances régulatrices et normatives, ce qui l’amène à multiplier les effets de distanciation. Chez les écrivain.e.s de la Révolution tranquille, le modèle mis à distance était celui de la France, ce qui permettait une certaine connivence au sein de la communauté littéraire ; à l’époque contemporaine, où se trouve bien implantée une institution littéraire, c’est de cette dernière qu’on voudra se démarquer, en particulier des aspects liés au savoir universitaire. L’ironie se présente dès lors comme un moyen d’éviter le poids de l’institution. Chez les écrivain.e.s formé.e.s à l’université, assez nombreux il faut le dire, on voit se profiler une forme de dérision à l’endroit des codes : le jeu consiste à s’en détourner tout en montrant qu’on les maîtrise : « […] les écrivains formés dans les années 2000 ont hérité de ce monde où le savoir littéraire est nul et non avenu, mais agréable et disponible », écrit David Bélanger (41). Ainsi, on ne se prend pas au sérieux, mais on échappe à la naïveté en exhibant une intelligence des formes consensuelles.

Cependant, Bélanger voit dans l’ironie contemporaine quelque chose de plus qu’une ruse ou une échappatoire : « En fait, j’ai le sentiment que l’ironie est la manière de refaire communauté, de retrouver des formes d’amitié textuelles dans un monde télécommunicatif où cela constitue un véritable défi pertinent […]. » (41) Michel Biron se montre plus circonspect : si une communauté peut se créer autour de la posture ironique, il perçoit dans cette dernière une protection contre des désirs et aspirations individuelles que le discours social entretient sans donner les moyens de les satisfaire. L’ironie introduit un principe de désillusion qui, tout en freinant l’élan, « sauve du néant » (51) par cette conscience de l’écart entre le désir et la réalité. Selon Biron, toutefois, l’ironie devenue réflexe risque de nous enfermer et « ne nous satisfait plus, ne comble plus notre soif de résonance, d’appartenance, d’empathie » (53).

J’appartiens à une génération d’intellectuels qui ont carburé à l’ironie, ce qui fait que le riche dialogue entre Bélanger et Biron n’a pas manqué de m’interpeller. J’y ai reconnu maints mouvements de l’esprit qui me sont familiers. Je ne suis pas certain toutefois que l’ironie définisse tant que ça le roman québécois contemporain, à moins que m’échappent les formes subtiles qu’elle a fini par emprunter. Je me demande si les exemples proposés par le tandem traduisent un biais conditionné par leurs interrogations personnelles. Je ne suis pas sans remarquer, par exemple, que les auteurs ayant attiré leur attention sont presque tous des hommes. Je ne le souligne pas pour leur imputer un procès en non-respect de la parité des genres, mais bien pour poser la question : et si l’ironie était une posture avant tout masculine ? En tout cas, lorsque je passe en revue les auteures que j’ai commentées dans mes chroniques précédentes, je peine chez la plupart d’entre elles à déceler des procédés qui relèveraient de l’ironie : Dominique Fortier, Éléonore Létourneau, Micheline Lachance, Sophie Bienvenu, Catherine Leroux, Stéfanie Clermont, Monique Proulx, Hélène Frédérick, Annie Perreault, Louise Desjardins… Chez ces dernières, le sérieux de la démarche est assumé, l’écriture est mise au service d’images, de pensées et d’émotions sans qu’il soit besoin d’un discours méta, d’un « second degré » ou d’une « distance critique » obtenue par l’ostentation d’une déconstruction des codes. Et si je me tourne maintenant du côté des quelques auteures dont j’ai lu les romans de 2020, je fais le même constat : aucun effet de distanciation ironique chez Kim Thúy[2] (roman qui parle de la fraternité humaine en contexte de guerre), Fanny Britt[3] (qui aborde le traumatisme, l’effritement d’un couple, les petits mensonges et les peurs profondes), Martine Desjardins[4] (fable sur la violence des marginalisations), Louise Dupré[5] (méditation douloureuse à partir du meurtre collectif commis par un fils), Jules Clara[6] (quête de sens et d’amitié d’une « exilée » en Suisse), Christiane Lahaie[7] (disparition d’une femme lors d’une équipée dans le désert du Nevada), Catherine Leroux[8] (quête d’humanité dans une ville dévastée) et Marie-Ève Lacasse[9] (questionnements existentiels d’une écrivaine exilée à Paris). Sans doute peut-on voir de l’ironie dans la longue « phrase autoérotique » d’Anne Archet[10], comme l’ont fait remarquer Bélanger et Biron, mais c’est tout. Et je n’en trouve pas non plus chez les quelques hommes qui complètent mon corpus témoin : Marc Ménard[11] (un homme rattrapé par son passé révolutionnaire), Tristan Malavoy[12] (les histoires alternées d’un prof qui se rend mener une recherche à La Nouvelle-Orléans et d’une jeune noire qui, en 1792, s’est réfugiée dans cette même ville après avoir échappé à un massacre) et Mathieu Rolland[13] (récit d’une femme d’affaires qui, dans une ville d’Asie, se laisse envahir par une relation érotique avec un jeune prostitué). Je fais une exception pour le recueil de nouvelles de Louis-Philippe Hébert, dont l’un des narrateurs déclare qu’il « aime l’ironie » (« Si c’est la politesse du désespoir, j’ai toujours été bien poli[14] »), ainsi que pour le roman d’Hugo Beauchemin-Lachapelle[15] dont je parlerai en détail plus loin.

AUTRES TENDANCES : ÉCOANXIÉTÉ, TRAUMATISME ET LIEN COMMUNAUTAIRE

L’impossibilité de rendre compte de l’ensemble de la production littéraire d’une époque n’empêche pas quelques critiques de « cartographier les nouveaux lieux de la pratique littéraire et les spécificités esthétiques qu’ils esquissent », comme se propose de le faire un projet de recherche dirigé par Martine-Emmanuelle Lapointe[16]. Des résultats partiels de cette vaste entreprise ont commencé à paraître, notamment dans le numéro 136 de Voix et Images[17]. Ainsi, on observe une abondance de « fictions de l’après » qui traduisent une forme d’écoanxiété et mettent en scène des catastrophes planétaires, thème qui n’est pas spécifique au roman québécois, mais qui apparaît effectivement (toujours pour m’en tenir à mon échantillonnage) dans L’avenir de C. Leroux, Essais cliniques aux laboratoires Donadieu de L.-P. Hébert et Faire les sucres de F. Britt[18]. En prenant appui sur des romans de Catherine Mavrikakis, de Christian Guay-Poliquin et de Kevin Lambert, M.-E. Lapointe identifie par ailleurs une angoisse concernant la « ruine des solidarités communautaires[19] ». D’autres articles du même dossier font aussi état de diverses tentatives de créer de nouveaux liens sociaux en dehors des pouvoirs hégémoniques. On rejoint ainsi des préoccupations exprimées par Biron et Bélanger, qui faisaient justement de l’ironie une arme dirigée contre les modèles dominants (incarnés par les institutions), mais depuis des positions marginales privées de légitimité : à défaut de fonder, on s’applique à déconstruire et, dans le meilleur des cas, à faire entendre la voix de l’inouï.

Michel Biron a raison de signaler « l’intention militante » d’Anne Archet à travers son abondant éloge de la masturbation. Vanté pour son caractère résolument asocial et improductif, expérience de liberté non inféodée à « l’accumulation du capital », l’onanisme, observe-t-elle, peut s’avérer par moments infecté par « des désirs qui servent davantage les dispositifs du pouvoir que [s]es propres intérêts » :

[Ç]a me rappelle que tout mon imaginaire, tout mon paysage mental est tordu, pollué non seulement par mon éducation, mes expériences personnelles, mais aussi par tous les messages que la société a insidieusement plantés dans mon esprit et qui ont défini mes conceptions de ce que sont les femmes, ce que sont les hommes, de ce que je trouve érotique, attirant, excitant et même de ce que je considère comme une activité sexuelle normale ou déviante, c’est désolant de constater que mon esprit m’appartient si peu, qu’il est rempli à ce point de merdes patriarcales et de produits de consommation bon marché[20].

Le « catastrophisme » est certainement présent dans plusieurs oeuvres de mon corpus. Théo à jamais de Louise Dupré nous fait participer à la méditation d’une femme confrontée à l’incompréhensible violence meurtrière accomplie par son propre fils alors qu’elle-même travaillait au montage d’un documentaire sur les tueries de masse. Comment expliquer un tel geste et à qui ou à quoi en attribuer la responsabilité ? Car cela ne concerne pas que l’individu, c’est toute la famille et, plus largement, tout le lien social qui s’en trouve affecté et remis en question. Brasiers de Marc Ménard pose le problème de l’engagement dans une cause. En 2002, Philippe est marié et père d’un petit garçon. Après une vie étudiante turbulente à Paris, en 1986, il a délaissé l’effervescence révolutionnaire pour une existence consacrée au bien-être de ses proches. Mais Mora, son mentor d’autrefois, le retrace et vient le solliciter pour mener à bien une mission qui avait échoué en 1986. Sous le discours révolutionnaire, toutefois, se cachent des motivations personnelles plus obscures, et Philippe se trouve entraîné dans une spirale de violences dont l’absurdité se dévoile peu à peu. Il aurait pourtant dû déceler la nature malsaine de Mora lorsque celui-ci avait raillé l’insuffisance de ses engagements sociaux :

Ah, voilà ! Tu fais partie d’organismes d’aide aux familles pauvres, aux immigrés, aux personnes âgées et aux itinérants, de groupes de pression peu connus qui s’intéressent à la protection de l’environnement, au développement durable, aux OGM et aux impacts de la mondialisation. […] Ça sent l’éparpillement improductif et la vaine recherche d’une grande cause unificatrice[21].

Pour Mora, il est plus efficace de poser des bombes et d’assassiner les salauds.

Il suffit de lire le texte en quatrième de couverture du roman de Catherine Leroux, L’avenir, pour saisir le lien avec les propositions de mes collègues chercheurs : « Plaidoyer pour une humanité renouvelée, L’avenir sonde dans une langue ample et évocatrice la profondeur de notre déroute, la persistance de la vie et toute la force de ce qui cherche à advenir[22]. » De Faire les sucres, maintenant, « roman choral et intime » de Fanny Britt, on annonce qu’il « creuse la question de nos privilèges et montre comment nous sommes liés aux autres, ceux qu’on aime comme ceux qu’on exploite ». Ces quelques lignes me paraissent confirmer cette « soif de résonance, d’appartenance, d’empathie » que Biron appelait de ses voeux en relève aux apories de l’attitude ironique.

C’est ce que je retrouve aussi dans le Em de Kim Thúy, qui évoque des épisodes tragiques de la guerre du Vietnam, de dures histoires d’exterminations, de viols, d’expropriations et d’exils. Mais au milieu de toutes ces horreurs se manifestent des histoires d’amour et d’amitié, de résilience, d’adaptation et de reconquête de soi. Le livre est porté par l’image du fil (rendu même de manière iconique dans les pages du livre) qui relie entre eux les êtres meurtris et leur donne le courage de continuer. Mais ce petit ouvrage de Thúy, dont la matière aurait pu faire l’objet d’une saga historique, n’est encore qu’une esquisse dans laquelle les vies se dispersent. Il nous est dit succinctement d’une femme, par exemple, qu’elle « n’avait pu être la mère de son nouveau-né que pendant quelques minutes après l’avoir mis au monde » (121). Le bébé poursuivra sa vie dans d’autres bras et c’est de cette manière que s’opère la filiation, non subordonnée aux liens du sang. Au bout de son parcours, la narratrice assume le décousu de son récit :

J’ai cherché à tisser les fils, mais ils se sont échappés pour rester sans ancrage, impermanents et libres. Ils se réarrangent par eux-mêmes selon la vitesse du vent, selon les nouvelles qui défilent, selon les inquiétudes et les sourires de mes fils. Les pages qui suivent sont une fin imparfaite, avec des bribes et des chiffres pris sur le vif.

128-129

La configuration temporelle du récit-reportage-méditation de Thúy, aussi fragmentée soit-elle, est résolument tournée vers une assomption du sens dans le présent. On note chez Thúy un refus de la nostalgie et de l’insistance sur le syndrome traumatique. Ce qui la retient, c’est l’extraordinaire adaptabilité du vivant, la capacité de régénération dont il fait preuve. Em traduit certainement un devoir de mémoire, mais animé par le souci de faire naître beauté, bonté et reconnaissance, et ce, dans l’optique d’une communauté humaine à réinventer sur les décombres du passé.

Incidemment, la dialectique entre présent et passé est mise en évidence dans plusieurs romans de mon corpus, le plus souvent traitée sur le plan formel par l’alternance de récits parallèles. C’est le cas dans L’oeil de Jupiter de Malavoy-Racine, où le récit contemporain de Simon côtoie celui d’Anne Gisé qui se déroule entre 1792 et 1801. Situés dans un même lieu, La Nouvelle-Orléans, les récits se croisent à la toute fin avec la découverte par Simon d’un manuscrit du xviiie siècle qui raconte des événements liés au destin d’Anne.

Dans Brasiers, Marc Ménard raconte aussi en alternance deux âges de son personnage principal : 1986 et 2002. Philippe est rattrapé par un passé qu’il aurait voulu laisser derrière lui. Faire les sucres de Fanny Britt est séparé en deux parties : la première, située en 2002, raconte l’accident qui a traumatisé Adam et blessé grièvement Célia ; on les retrouve ensuite en 2008, alors qu’ils tentent encore de se dépêtrer de l’événement qui a marqué leur existence et continue de les lier, bien qu’ils soient restés à l’écart l’un de l’autre. Dans Souvenir de Night, premier roman de Mathieu Rolland, les fréquents va-et-vient entre présent et passé interviennent sans crier gare, comme des modulations du flux de conscience de la narratrice. Qu’elle soit avec ses collègues (qui l’ennuient) ou avec Night, un jeune prostitué (qui l’obsède), la narratrice est sans cesse ramenée vers des souvenirs douloureux associés à une « Elle » qu’on suppose être sa mère. Le passage d’une temporalité à l’autre se fait par le biais de mots ou d’images : « La piscine, remuée par Édouard, s’éloignait de moi, son bruit se dissipait pour laisser place à celui des vagues.//La mer.//Elle ne se maquillait jamais, sauf à la plage.//Je la voyais, assise à son miroir, dos à moi. » (32) Visiblement inspiré de Duras (citée en exergue), ce roman exploite à outrance la parataxe et l’indétermination, qu’elle soit spatiale (les lieux sont évoqués sans être nommés), temporelle (on passe d’un temps à l’autre sans précisions) ou actorielle (l’identité d’« Elle » reste énigmatique, le nom même de la narratrice est instable). L’indétermination a pour fonction, je crois, d’éloigner la lecture des repères référentiels pour la faire entrer au coeur de l’incommunicable et de ce que les férus de psychanalyse appellent « l’impossible du rapport sexuel ». Le roman maintient son lecteur sur le seuil de quelque chose qui devrait advenir, mais qui finalement se dissipe dans le flou.

PLACE AU LUDIQUE

Mais n’y a-t-il donc, dans cette cuvée 2020, que des histoires de violences et de traumatismes ? Ou de marginalités en passe de recréer sur des ruines la communauté à venir ? Certes – je ne le répéterai jamais assez –, mon échantillonnage laisse à désirer. Je regrette par exemple de ne pas avoir mis le nez dans le dernier Sophie Létourneau, qui vient de remporter le Prix du Gouverneur général[23]. Ni dans celui de Danielle Marcotte[24], qui a remporté le prix Arlette-Cousture des Grands Prix du livre de la Montérégie. Ou dans ce roman de l’auteur sans doute le plus populaire de l’heure[25]… Pas de présence non plus dans ma liste d’un roman LGBTQ+, ou encore d’un.e auteur.e des Premières Nations, honte à moi, car ce sont là des sujets d’actualité, des mouvances à observer[26]. Bien sûr, l’excuse est toute prête : on ne peut tout lire ! Mais qu’est-ce qui préside aux choix de lecture que l’on fait ? Cela me tourmente grandement. Il faudrait en fait que ça tourmente toute personne qui se donne pour tâche de « penser le roman québécois contemporain », surtout dans le monde universitaire où nos choix sont en grande partie dictés par ces « problématiques » qui, sans qu’on sache trop pourquoi, nous sont présentées comme des incontournables. Avec ce résultat que la critique néglige souvent les romans qui obtiennent le plus la faveur du public.

Cette précaution oratoire pour annoncer que je conclurai cette chronique de la façon la plus subjective et partiale qui soit en parlant des deux romans qui m’ont procuré le plus de plaisir.

La surface de jeu d’Hugo Beauchemin-Lachapelle est ludique d’un bout à l’autre : roman fantaisiste d’un amateur de hockey capable néanmoins de se moquer du discours entourant ce sport, tant celui des journalistes que des gérants d’estrade qui pullulent au Québec. Professeur de français au cégep Édouard-Montpetit, Beauchemin-Lachapelle se joue des formes narratives en insérant dans son récit divers artefacts : coupures de journaux, albums de finissants, courriels, textos, échanges passionnés sur des forums de discussion, sans parler de la mise en abyme, « La surface de jeu » étant dans le roman un manuel d’entretien des patinoires qui s’intéresse en particulier aux surfaceuses (Zamboni). Banal en apparence (et pour tout dire ennuyant), ce manuel se met à intriguer un fan fini des Canadiens, du nom de Claude Provost (prédestiné !), lorsqu’il entend le commentateur Benoit Brunet prononcer la phrase suivante : « L’inconnue, c’est la surface de jeu. » Plus tard, il repère dans des articles de Michel Lamarche des phrases lues dans le manuel. Il en parle avec ses chums et ils conviennent qu’il ne peut s’agir d’un hasard et que le manuel contient un message secret qui doit être décodé. Ils s’emploient dès lors à décortiquer le texte comme de remarquables herméneutes instruits des méthodes de l’OULIPO : ils sélectionnent dans le manuel les phrases qui se retrouvent aussi dans les articles de Lamarche (comme si le langage des commentateurs n’était pas truffé de syntagmes figés), les alignent pour en faire des poèmes (d’abord conventionnels, puis éclatés à la manière d’Un coup de dé… de Mallarmé), leur supposent un double sens. Avec une telle illustration du délire interprétatif, Beauchemin-Lachapelle rejoint certainement le camp des ironistes vantés par David Bélanger. C’est en interrogeant des fans sur des forums de discussion au sujet de « La surface de jeu » que Claude et ses amis se rendent compte qu’ils ont entre leurs mains ce qui pourrait être le dernier exemplaire d’un livre que cherche à éliminer un groupe d’extrémistes (ex-partisans des Nordiques ?). Poursuivis par ce gang qui n’entend pas rigoler, ils se trouvent dès lors emmêlés dans un écheveau conspirationniste qui grossit, pour s’en moquer, l’irréalité qui gagne le discours des amateurs lorsque leur amour du hockey se transforme en fanatisme religieux : « Imagine que toute ton existence soit fondée sur le fait que le hockey est ton dieu, dont le Canadien est le pape, pis qu’un livre prétende que ton dieu n’existe pas, tu fais quoi ? Tu fais exactement ce qui nous est arrivé : tu t’arranges pour faire disparaître le livre. » (208)

Il serait inutile que je résume les suites de cette intrigue rocambolesque. Je m’en tiendrai à souligner l’habileté avec laquelle l’auteur a su exploiter le lexique sportif et s’amuser de ses poncifs. Il en tire des comparaisons divertissantes : « Sa tentative d’humour se perd dans la conversation comme une rondelle dans le filet protecteur » (125) ; « Mais pourquoi se sent-il si fébrile ? Comme lors d’une mise au jeu en territoire offensif pendant un double avantage numérique » (188) ; « Provost a vu la scène au ralenti et, à l’image des joueurs qui vident le banc de leur équipe pour se joindre à une mêlée générale, il s’est jeté à la défense de son ami » (114). Le narrateur se livre aussi à des effusions lyriques (« C’est le bruit du vent qui lui fait penser à sa jeunesse, ce mugissement qui râpait les talus de neige entassée par les mastodontes de la municipalité, le crissement des patins qui égratignent inlassablement la glace, le craquement de l’hiver sous les pieds lorsqu’il est rendu trop tard pour traîner encore un peu » [87-88]). Ailleurs, il y va de commentaires sur la psychologie de l’amateur :

La remontée. Y a-t-il quelque chose de plus jouissif dans la vie d’un amateur de sport ? Y a-t-il quelque chose de plus jouissif qu’une remontée contre un ennemi juré convaincu de sa supériorité ? Y a-t-il quelque chose de plus jouissif que de voir l’arrogance céder à la détresse, puis à la panique ?

Non, il n’y a rien de mieux. Rien.

114

Le caractère divertissant du roman n’empêche pas que s’y dissimule quelque chose de plus profond. Je donne raison à Dominic Tardif qui écrivait :

Comme bien des fictions ayant pour trame de fond le sport professionnel, La surface de jeu s’abreuve (sous son épais revêtement comique) à la mélancolie du temps qui passe et à l’inquiétude que tout – la fougue de la jeunesse, l’amour qui unit un couple, les souvenirs qui soudent une bande d’amis – finisse un jour par s’étioler[27].

J’ajouterais que le roman creuse avec brio la structure psychique de l’obsessionnel dont il dévoile les mécanismes, non pas en les jugeant, mais en les amplifiant. Le monde du sport sert parfaitement ce propos.

HISTOIRES DE L’OEIL

Je n’ai pas eu le temps de parer le coup. Avec la dextérité d’un escamoteur, tu as dérobé mes cils, détroussé mes paupières, dévalisé mes caroncules lacrymales. Tu as défloré l’hymen de mes cristallins et tu es entré en moi par menues effractions, innervant chaque filament de mes iris, diffusant leurs frémissements charnels à travers la ramure de mes capillaires[28].

Quelle étrange rencontre sexuelle, me direz-vous ! D’ailleurs, qu’est-ce qui nous fait croire qu’il s’agisse de sexe ? La contrepartie de ce combat oculaire arrive dix pages plus loin :

Tu ne t’attendais pas à une telle offensive de ma part et tu t’es débattu des paupières, mais je t’ai vite maîtrisé. Avant que tu ne déploies le miroir mercuriel de tes boucliers, j’ai déchiré tes cornées sans ménagement, j’ai écartelé les sillons de tes iris et j’ai percé tes cristallins. Tes pupilles, vaincues, m’ont cédé le passage et j’ai violé tes abysses en te boutoirant les rétines sans merci.

194

Méduse de Martine Desjardins nous entraîne dans un univers parallèle où tout prend sens à partir d’une prémisse métaphorique. Ce roman est une fable qui s’en remet totalement à la logique du signifiant, et ce, à partir d’un réseau sémantique central : les yeux, la vue. De tous les livres de mon corpus, il est celui qui accorde la plus grande confiance aux pouvoirs de la pure invention littéraire. Pas étonnant que la fête libératoire qui le couronne se déroule dans une bibliothèque.

Une femme se confie à un interlocuteur dont on ne connaîtra l’identité qu’à la toute fin. Elle raconte son histoire d’enfant rejetée par sa famille, placée dans un institut (l’Athenaeum) gouverné par une marâtre au service de « Bienfaiteurs » qui organisent des jeux pervers. Attention, nous ne sommes pas ici en régime réaliste et ces « jeux » ne sont sexuels qu’au deuxième degré. Ce qui se dégage, c’est le climat de domination et d’exploitation des jeunes pensionnaires par un groupe d’hommes âgés nostalgiques de leur enfance.

Quelle est cette fatalité qui s’abat sur Méduse ? Ses yeux. Aussitôt qu’on les voit, on est frappé d’horreur. On l’oblige à les couvrir ou à les tenir fermés : « J’ai appris à marcher comme une bossue, la tête ployée sous le joug de l’opprobre, les épaules recroquevillées, le menton collé au sternum et les paupières mi-closes […]. » (11) Méduse elle-même ne comprend pas l’effet qu’elle provoque. Elle découvrira plus tard que ses yeux ont aussi le pouvoir de pétrifier et de tuer. C’est d’ailleurs ainsi qu’elle se libérera de son père venu la conduire à l’Athenaeum. Mais la vraie libération tarde à venir et pendant des années, elle est toute honte et se perçoit comme l’incarnation même de la laideur. Ses yeux ont quelque chose d’innommable et elle multiplie les vocables sans jamais trouver celui qui pourrait les nommer adéquatement : mes Anomalies, mes Infirmités, mes Horreurs, mes Disgracieusetés, mes Ordurités, mes Dévergondures, mes Onanismités, mes Furies, mes Aversivités, mes Plaies d’Égypte, etc. (j’ai repéré autour de quatre-vingts variantes de substantifs accolés aux yeux de Méduse). Comme on le voit, Desjardins ne craint pas de faire appel à des néologismes, même lorsqu’il n’est pas question des yeux, et l’on se dit alors qu’ils mériteraient d’être admis dans les dictionnaires du français : « une répugnantitude » (412) ; « son crâne était léopardé de taches brunes. Ses mains […] lombriquées de veines bleues » (151) ; « Le front plissé de la bornerie » (207). Les mots rares ne manquent pas non plus et je dirai que, loin de rebuter le lecteur par effet de préciosité, ils participent au plaisir de la lecture. C’est qu’ils paraissent naturels dans la bouche de Méduse, une révoltée de la famille des Bérénice Einberg pour qui les mots deviennent un moyen de s’emparer du réel. Sans compter que Desjardins, cela se sent, travaille minutieusement le rythme et la sonorité de ses phrases : « le frasil à sa surface restait en suspension dans une gadoue grise et gélatineuse » (34) ; « En un rien de temps, ma peau s’est criblée d’écorchures, de boursouflures et de vésicules gorgées de sérosités » (45). On a droit à des listes : « existences condamnées par quelque tare congénitale : traits dysmorphiques, angiome plan, strabisme, gibbosité, cyphose, dislocation des articulations, fente palatine, varus, malformation des oreilles, hernie ombilicale, syndactylie, agénésie du nez, macroglossie, hypotonie axiale, acromégalie… » (109-110) ; « Nos lacs et nos forêts regorgent pourtant de myriapodes, de diplopodes, d’annélides, de reptiles et de batraciens très intéressants » (123). Ailleurs, sortons nos dictionnaires, on rencontre des « vibrisses », des « tolets », des « viornes », des « élytres », des « godrons » et « les adularescences d’une pierre de lune ». Desjardins s’amuse aussi avec les parentés étymologiques ou simplement phonétiques, comme si les mots commandaient les actes : « Les tendons de son cou se sont tendus comme le fil de fer d’un équilibriste. […] Sans faire de quartier, je lui ai racorni les cornées et sclérosé les sclérotiques, cristallisé les cristallins et calcifié les capillaires des rétines, et j’ai irradié ses iris d’un bleu éteint » (166) ; « La honte me pétrifiait parce que j’en étais pétrie » (179).

Le roman raconte le passage de la honte à la conquête de soi. C’est en osant se regarder dans le miroir que Méduse comprend ce qui effraie tant ceux qui croisent son regard :

Chacun de ces yeux offrait le spectacle saisissant d’une vulve ouverte et humide. […] Au milieu de la sclérotique, qui n’était pas blanche, mais injectée de sang et couleur de la chair à vif, les nymphes violacées de l’iris palpitaient frénétiquement, et l’ostium de la pupille dégorgeait son liquide cyprinal avec des mouvements de succion.
J’ai été aspirée dans ce giron vaginal, j’ai traversé l’hymen du cristallin et la glaire du corps vitré, j’ai franchi le col ciliaire et j’ai débouché dans la matrice utérine des rétines.

201

Cette nouvelle naissance est en fait une reconnaissance : « J’étais prête à l’affirmer, maintenant : j’étais Méduse. L’éternel féminin. La manifestation du chaos primordial. La destructrice des miroirs du monde. Je n’avais plus rien à craindre – ni des reflets ni des ombres. » (203)

Le symbole devient ici explicite. Mais ce qui frappe le plus dans ce récit du renversement de l’ordre patriarcal, c’est la voie qu’il emprunte, celle d’une allègre et rutilante exploration du langage.