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Cachez ce scandale que je ne saurais voir ![Notice]

  • Julien Lefort-Favreau

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  • Julien Lefort-Favreau
    Université Queen’s

Il est certes commode – et parfois même tentant, admettons-le – de déplorer la perte d’influence des Belles Lettres, ou de l’art en général, dans l’espace public. Le lettré moyen, comme affligé de la Tourette, aime sans cesse répéter que son activité a perdu de son efficacité depuis un âge d’or non identifié. Or, il faut bien remarquer que l’art choque encore, malgré ce que soutient ce discours décliniste. Récemment, en novembre 2021, une commission scolaire de l’État du Kansas a fait retirer de ses écoles de nombreux livres jugés inappropriés pour les enfants, parmi lesquels on retrouve des romans de Margaret Atwood et de Toni Morrison. Les conservateurs, si enclins à critiquer la culture de l’annulation, semblent pris d’une frénésie censoriale. Les nombreux débats sur la liberté de création sont aussi très souvent, en dernière instance, des débats sur la liberté d’expression, sur ses paramètres politiques, esthétiques, éthiques, moraux, économiques. Je parlerai ici de deux livres qui s’intéressent de près aux contacts conflictuels entre les oeuvres d’art et l’espace social. Le collectif Arts, entre libertés et scandales aborde de front ces questions en adoptant une approche interdisciplinaire. Les directrices de l’ouvrage sont issues d’horizons divers : Julie Paquette est professeure à l’École d’éthique, de justice sociale et de service public de l’Université Saint-Paul à Ottawa ; Emmanuelle Sirois est doctorante en études et pratiques des arts à l’UQAM ; et Ève Lamoureux est professeure d’histoire de l’art à la même université. Les réflexions sont réunies ici à la suite d’un cycle de conférences et de colloques tenus entre 2014 et 2016 sous la houlette d’une question centrale : que font les oeuvres d’art scandaleuses à l’espace public ? L’ouvrage couvre une période historique qui s’étend du début du xxe siècle jusqu’à la période contemporaine, en s’attardant plus spécifiquement aux scandales qui ont eu lieu depuis les années 1970. La préface d’Olivier Neveux, dont l’assertif Contre le théâtre politique exposait il y a quelques années les écueils idéologiques d’un théâtre militant qui viendrait, à son insu, neutraliser le politique, ouvre le bal. Il y insiste d’emblée sur un aspect important dans l’analyse du scandale artistique, soit les justifications qui visent à le légitimer : il s’agirait de « réveiller de leur torpeur des spectateurs amorphes, [d’]intensifier des existences mornes, [de] se conformer aux brutalités des temps présents pour les dénoncer, [d’]extrémiser des affects pour les révéler, [de] choquer, [de] transgresser, [d’]alerter, etc. » (10). Partant de ce constat, le collectif s’organise autour de cinq axes : le scandale de l’innovation artistique ; le scandale de projets patrimoniaux jugés illégitimes ; le scandale de la frontière entre le sacré et le profane ; le scandale du politique ; le scandale des résistances artistiques. Arrêtons-nous un instant à l’introduction, qui me semble être la pièce de résistance de l’ouvrage, phénomène suffisamment rare dans ce genre de collectifs pour le souligner : « Qu’est-ce qu’un scandale en art et que révèle-t-il ? Comment se déploie-t-il dans l’espace public et comment agit-il rétrospectivement sur ce qui fait mémoire ? » (23) demandent les autrices. De nombreux scandales artistiques ont défrayé la chronique ces dernières années dans notre coin de pays. Si cette étude ne porte pas exclusivement son attention sur des cas québécois, il semble bien que ce soit depuis le Québec (où oeuvrent principalement les autrices) et avec en tête des affaires bien de chez nous que se déploie leur réflexion : l’affaire David Dulac (2015), le procès intenté à Rémy Couture (2015), le blackface du Théâtre du Rideau Vert (2015), la participation prévue (puis annulée) de Bertrand Cantat au spectacle Des …

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