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Je ne crois pas au roman capitaliste ou au roman syndicaliste, et j’imagine mal un roman conservateur ou libéral ! L’engagement se situe à des sources plus profondes, au niveau de la conscience de l’écrivain. Tout le reste n’est que mauvaise littérature[1].

Querelle sait qu’on ne sauve personne et déteste les héros[2].

Dans un éditorial de L’Inconvénient publié en 2015, Alain Roy s’interroge sur ce qu’il identifie comme une « carence » atavique, soit cette « difficulté de nos arts narratifs à se pencher sur les rapports de pouvoir » et à offrir une représentation « juste » de ses figures[3]. Ce discours critique sur l’incapacité de la littérature québécoise à représenter les luttes de classes, les dynamiques économiques et, pourrait-on ajouter, le travail en général est loin d’être récent[4] ou propre au Québec[5]. Ce « désir critique » qu’exprime Roy pour des oeuvres (ici, certes canoniques) à dimension sociale apparaît cependant en décalage avec la production littéraire globale, dont l’étude attentive montre un intérêt variable mais persistant pour cette question, du « roman social » des années 1950 au très récent Querelle de Roberval, en passant par un certain nombre de romans historiques des années 1990 et 2000.

Le roman de Lambert n’est certainement pas le premier de la littérature québécoise à être qualifié de « fiction syndicale » : dix ans avant lui, le roman Falcon Mines[6] se présentait comme un « thriller syndical ». Soixante ans avant lui, Les vivants, les morts et les autres[7] de Pierre Gélinas est perçu dans la critique comme « un document sur le syndicalisme des bûcherons, sur le congrès communiste à Toronto, sur le climat des manufactures montréalaises : toutes choses intéressantes certes en soi, mais peut-être pas assez dépassées dans leurs transpositions littéraires[8] ». Cette remarque de Guy Robert dans La Revue dominicaine en 1960 signale l’un des enjeux des représentations du travail, soit la difficulté, rencontrée ici dans le roman de Gélinas, de transcender le simple « reflet » de la réalité, le caractère attendu des choses : pour « intéressants » que soient le syndicalisme et le Montréal industriel, leur « transposition littéraire » ne réussirait pas à les faire gagner en complexité. Cette « superficialité » de la représentation du travail, qui confine parfois au cliché et au stéréotype, apparaît comme une des dimensions récurrentes des « esthétiques démocratiques[9] ». Comme l’écrit Nelly Wolf dans Le peuple dans le roman français de Zola à Céline, ces écritures constituent la plupart du temps une « littérature du cliché[10] » : la « production massive » de clichés, qui clôturent le sens, et le langage, qui marginalise ou intègre l’ouvrier sur le mode de l’altérité (différence entre le niveau de langage de la narration et celui des dialogues, utilisation de guillemets, passages explicatifs sur les moeurs ouvrières, etc.), en constituent les traits importants. « Tout laisse donc à penser qu’on s’acquitte à l’égard de la culture ouvrière d’un devoir de représentation sans vraiment se donner les moyens de cette représentation[11] », sans en proposer un traitement littéraire complexe. Le roman ne ferait donc pas réellement de place aux classes ouvrières, conscient des « risques de déclassement liés aux thèmes populaires[12] » ou contraint par un discours politique qui limite les possibles de la représentation, son potentiel dialogique[13].

Ces représentations seraient ainsi la plupart du temps « cadrées » par ce qui est possible, attendu ou permis de dire sur elles. Dans cette optique, très récemment, Isabelle Kirouac Massicotte[14] s’est intéressée aux représentations de l’ouvrier, en particulier du mineur, et à ce qu’elle nomme l’« imaginaire minier » dans la littérature contemporaine (1981-2005) du Nord de l’Ontario et de l’Abitibi. Elle explore notamment l’hypothèse « que le chronotope de la mine, en tant que superstructure narrative, limite les possibles de la fiction en générant des représentations similaires d’une oeuvre à l’autre et d’un corpus à l’autre[15] ». Elle avance que « le chronotope minier cantonne les personnages dans une fonction bien spécifique et semble rendre impossible toute complexité psychologique[16] ». Aussi bien dire que le travailleur minier fictif se présente souvent comme un « stéréotype », dont un certain nombre de traits peuvent être récurrents d’une oeuvre à l’autre[17].

Les représentations du travail (minier, industriel, ouvrier, rural, etc.) constituent une des formes constituantes des « esthétiques démocratiques » dont parle Wolf ; elles problématisent l’« espace démocratique » que la « classe ouvrière » occupe dans la littérature et dans l’imaginaire social québécois. Alors que le travail est au Québec souvent, historiquement, représenté sur le mode du cliché et du stéréotype, je fais l’hypothèse que certains romans de la dernière décennie proposent des représentations du travail ouvrier qui, tout en s’inscrivant dans un espace stéréotypé, en modifient plusieurs dimensions, les faisant échapper du même coup au cliché. Autrement dit, des récits comme Querelle de Roberval, et différemment de La mémoire du papier[18] par exemple, en radicalisent certains aspects, déplaçant la représentation tout en la renouvelant. Cet article propose donc un parcours double, d’abord historique, des enjeux et dénominations des « esthétiques démocratiques » depuis 1940 ; ensuite, sociocritique, des oeuvres de Tremblay et de Lambert.

LES « ESTHÉTIQUES DÉMOCRATIQUES » AU QUÉBEC : ESSAI DE TYPOLOGIE

La critique désigne de différentes manières les romans qui mettent en scène la classe ouvrière et les vies industrieuses. Des recherches dans les revues et les journaux québécois numérisés[19] avec une série de termes entre 1940 et 2020 permettent de saisir comment le discours journalistique, avec les limites qui sont celles des outils en ligne de BAnQ, qualifie les « esthétiques démocratiques » et éclairent les romans qui s’y rattachent. Les dénominations qui font référence explicitement à un roman politique (« prolétarien » [12 occurrences], « syndical » [2], « capitaliste » [2], « industriel » [5], « communiste » [2], « socialiste » [3], « marxiste » [2], « ouvrier[20] » [17]) sont peu nombreuses et demeurent peu usitées après les années 1970, même chose pour les termes « littérature prolétarienne » (29), « littérature populiste » (13) et « littérature ouvrière » (15). Même Le feu dans l’amiante de Jean-Jules Richard, un roman à l’esthétique socialiste[21] dont la première partie a été publiée en feuilleton dans l’hebdomadaire communiste Combat[22] en 1954-1955, n’est pas présenté comme un roman prolétarien, mais comme un « reportage » sur la grève d’Asbestos[23] de 1949 ou comme un « roman social ». Le « roman populiste » (102) connaît une certaine fortune, désignant pour l’essentiel les gagnants du Prix du roman populiste[24], certains romans ou films français et occasionnellement quelques romans canadiens-français[25], dont l’oeuvre de Claude Jasmin. Après 1996[26], on ne retrouve aucune occurrence d’un tel roman dans les revues et les journaux québécois numérisés. Une fraction seulement de ces résultats de recherche désigne des romans canadiens-français et québécois.

Pour parler des « esthétiques démocratiques », le « roman social » (et non la « littérature sociale », qui désigne autre chose) apparaît comme la « catégorie critique » la plus usuelle (avec 251 occurrences), constante et opérante, encore que peu fréquente et non dominante sur les 80 années recensées. Les représentations qu’elle « regroupe » sont celles du travail, des « petites gens », de la pauvreté, des moeurs populaires, de ce que je nomme les « vies industrieuses ». Certains récits ou romans qui les représentent ne se retrouvent pas dans ces résultats, signe également que d’autres « catégories critiques » sont possibles. Alors que les dénominations ci-dessus semblent coûteuses sur le plan symbolique (et politique) tout au long cette période (1940-2020), le « roman social » n’apparaît pas de prime abord lié à une perspective politique particulière. Certes, il évoque par son adjectif une dimension « collective », mais celle-ci peut ou non s’actualiser en critique sociale. Que le roman ainsi qualifié prenne davantage le parti de la description ou de la critique n’est pas a priori un critère d’inclusion ou d’exclusion. Le roman social ne désigne pas nécessairement un roman qui représente de manière importante le travail manufacturier ou en usine. Fait intéressant à noter, lorsque c’est le cas, le roman social se situe dans un cadre plus fréquemment rural qu’urbain, signe que la modernité « industrielle » (changeante) n’est pas toujours liée à la ville ; l’industrie du bois et des pâtes et papiers est à ce titre largement représentée. Roman régionaliste, roman de moeurs urbaines, roman politique ou roman noir : le « genre » du roman social se modifie cependant au fil du temps, non sans conflits[27].

Pourquoi, dans ce cas, Alain Roy, comme d’autres avant lui, estime que le roman social ou qui mettrait en scène des rapports de pouvoir et de classe est rarissime en littérature québécoise ? Les années 1950 peuvent à mon sens éclairer en partie la persistance de ce que je nomme le « récit de l’absence » autour de ce type de roman. À partir des années 1940 et 1950 (et avant), l’étude, la description et la documentation du « milieu » canadien-français sont fortement encouragées et désirées (voire appelées[28]), tant dans les sciences sociales en voie de disciplinarisation que dans le discours culturel, en littérature autant qu’à l’Office national du film[29] et qu’à la télévision. Ce « milieu » se réfère à la fois à la ville, où vit une majorité de Canadiens français, et aux manufactures où ils travaillent, mais aussi au milieu rural, à la forêt, aux agriculteurs et aux bûcherons[30]. Le roman régionaliste aux États-Unis (1913-1940)[31] du critique Harry Bernard apparaît sous sa plume comme un « roman social », qui représente tant la grève des forestiers que celle des ouvriers du textile, éclairant et participant de ce fait à l’histoire. On comprend comment les romans « du travail » ou qui proposent des représentations de l’industrie au sens large peuvent se situer à la frontière du roman « des villes » et du roman « régionaliste » dans ces années, tous deux se réclamant d’une « écriture du peuple[32] ».

La période de l’après-guerre, marquée par une industrialisation galopante et son corollaire, une syndicalisation tout aussi importante, se distingue aussi par ses publications plus nombreuses de romans sociaux, dont l’oeuvre de l’écrivain Jean-Jules Richard est à mon sens exemplaire dans l’histoire littéraire québécoise. Or, on remarque une « désaffection[33] » progressive pour ce type de roman social, qui aurait partie liée avec un « rejet du régionalisme » : « En rejetant le roman régionaliste, on rejetait par le fait même le roman social qui décrivait nécessairement une société, qui créait un régionalisme, une reconnaissance sociale[34]. » Il y a là, il me semble, une explication au sentiment de la critique qu’il n’existe pas, en littérature québécoise, de romans qui parlent des classes sociales, du travail, de la vie économique. On les retrouve usuellement dans cette forme, qui a aussi partie liée, dans le discours critique, avec le « reportage ».

Certes, ce sont aussi des romans qui, souvent, proposent des scénarios attendus, des personnages sans complexité (à l’exception de certains personnages féminins), une thèse plus ou moins soutenue. La nature « documentaire » des représentations du travail proposées (ouvriers, mineurs, soldats[35], agent d’assurance) constitue à la fois, dans la critique de première réception, toute la « valeur » de ces oeuvres, mais explique aussi leur difficulté à accéder pleinement au titre d’oeuvre littéraire. Est-ce à dire, avec Roger Duhamel — cité en exergue de cet article —, qu’il n’existe pas de roman en -iste, ou qu’il s’agit, le cas échéant, de « mauvaise littérature[36] » ? En d’autres termes, comme le dit Gilles Marcotte à propos de La bagarre de Gérard Bessette, « [en] un certain sens, [c’]est un roman raté précisément parce que Bessette a essayé de faire un roman qui traitait des capitalistes et des syndicalistes. Le mouvement essentiel du récit va aujourd’hui dans un tout autre sens[37] ».

Le roman « du peuple » est « conscient des risques de déclassement » comme l’écrit Wolf : les écrivains qui le pratiquent peuvent être marginalisés par leur choix esthétique (ne jamais accéder au titre d’écrivain, publier dans une maison engagée, pratiquer un genre considéré comme populaire, etc.) ou revendiquer cette marginalité comme refus des règles du champ littéraire, ce qui explique en partie leur disparition (pour la plupart) de l’histoire littéraire. Dans les années 1980, la parution de quelques romans « engagés » interroge le critique Jacques Pelletier : y aurait-il « renaissance du roman social[38] » ? Aussi enthousiaste soit-il, Pelletier ne manque pas de souligner le défi que représentent les romans qui explorent les rapports au réel et au politique, celui, ancien, de transcender la thèse. Ainsi le roman de Gilles Raymond, Un moulin, un village, un pays, sur la ville de Donnacona et l’entreprise Domtar, est « sans doute » un échec littéraire[39] : « Tous ces personnages sont décrits en termes extrêmement schématiques, comme des figures, des rôles occupant des places bien précises dans le système social mais à peu près jamais dans leur complexité d’êtres vivants[40]. » La figure de l’ouvrier ne réussirait que rarement à s’émanciper de son stéréotype à casquette, blême dans le tramway qui le mène de son appartement misérable à l’usine, adepte de la taverne et méfiant envers les syndicats.

En 1988, L’ombre de l’épervier de Noël Audet, « roman social mais aussi historique, grâce à la documentation pertinente ajoutée à [s]es propres souvenirs[41] », connaît un franc succès commercial avec son histoire d’amours gaspésiennes et de pêcheurs qui luttent contre l’exploitation[42]. Il semble que ce soit de ce côté (celui du roman historique), ainsi que du côté du roman policier (ou noir), que s’affirme la dimension « sociale » du récit québécois, les occurrences des années 1990, 2000 et 2010 allant en ce sens. Sans faire l’inventaire de celles-ci, je citerais l’écrivain de polar Martin Michaud : « Le roman policier est un genre extrêmement complet. Si Balzac vivait en 2015, je pense qu’il écrirait du policier, soutient Martin Michaud. Le roman policier, c’est un roman social, finalement[43]. » On peut penser que ces deux genres rejouent la logique du stéréotype qui définit l’espace de la classe ouvrière dans le roman québécois. Voyons maintenant en quoi les romans à l’étude, La mémoire du papier et Querelle de Roberval, s’en distinguent ou non.

LA MÉMOIRE DU PAPIER : STÉRÉOTYPIE ET REPRÉSENTATIONS DU TRAVAIL

Au tournant de la décennie 2010, une série de romans portant sur le travail et l’économie sont publiés, nous permettant de repenser ou de revoir les modalités du « devoir démocratique » dont parle Nelly Wolf. Si son étude concerne un corpus français du xixe et du début du xxe siècle, son propos est à mon sens opératoire pour les « esthétiques démocratiques » en général. Elle signale notamment que ces esthétiques répondent la plupart du temps à une « matrice » narrative, qui comporte un répertoire défini de situations et de figures[44]. Dans cette optique, le roman La mémoire du papier de Nicolas Tremblay (2016) me permet d’aborder certains enjeux des représentations du travail, parmi lesquels les stéréotypes, la dimension documentaire, la trame amoureuse comme vecteur narratif et le « genre » fantastique. Quel espace est-il donné à la vie et à la mémoire ouvrières ? Comment les pratiques militantes et le travail sont-ils représentés ?

Publié chez Lévesque éditeur en 2016, La mémoire du papier de Nicolas Tremblay met en scène Philippe, ouvrier d’une usine de pâtes et papiers de Cantonville[45], chef syndical qui doit affronter une série de problèmes, à commencer par la mort de son collègue Goric Valenski et son propre alcoolisme destructeur. En deuil de sa femme, Marie, professeure de littérature qui travaillait sur des projets secrets impliquant l’intelligence des machines, Philippe est confronté au retour de l’ouvrier décédé (zombie) et au dérèglement général de l’ordre habituel des choses : retour fantomatique de sa femme, machines (télévision, téléphone, lecteur de cassettes) qui prennent vie, colère et morosité du zombie Valenski, etc.

Le livre s’amorce sur cet incipit : « Le corps qui flottait dans le bassin de sédimentation avait causé un grand émoi. Le silence général qui régnait dans l’usine trahissait notre inquiétude. » (MP, 11) On comprend que la mort de Valenski (dont le grand-père russe a fui Staline) fait craindre le pire aux ouvriers comme au patron, un anglophone colérique et paternaliste nommé William Cooke : la fermeture de l’usine et la perte des emplois, le vieux spectre du chômage que connaît trop bien Cantonville. Or, si l’enjeu dramatique semble au départ être lié au milieu du travail, il tourne davantage autour de la relation de Philippe avec sa Marie disparue, dont les recherches sur les possibles de la création littéraire auraient créé un court-circuit dans le déroulement de l’histoire (passages métatextuels), et permis au passé de hanter le présent et de s’y réactualiser. Le contexte social qui fait des ouvriers les derniers remparts contre une modernisation affolante qui se passerait d’eux reste mince en comparaison du drame personnel de Philippe, qui ne réussit pas à atteindre une signification sociale particulière. Cela est représentatif de plusieurs romans du travail : tout se passe comme si la trame du travail était figée dans un répertoire, et que la trame amoureuse ou érotique permettait, par son potentiel dramatique, de faire « avancer » l’histoire.

À l’égal de ce à quoi on assiste dans une majorité de romans québécois sur le travail (incluant aux Éditions Parti pris[46]), l’ouvrier est ici représenté « en tant qu’il est séparé[47] » : sur le plan linguistique, la narration est dans un français poli ; les dialogues ne témoignent pas d’un parler singulier à la classe ouvrière (joual ou autre). Si le roman fait toute la place à Philippe ainsi qu’à son collègue André brièvement, « les ouvriers » constituent un groupe anonyme qui ne montre aucune interaction entre ses membres ou avec son environnement, qu’on n’entend pas. On les retrouve en arrière-plan lors de certains événements « publics » : au salon funéraire, à l’usine au cours d’une réunion impromptue et conflictuelle, à la taverne. Que Philippe soit travailleur d’une usine de papier est important sur le plan symbolique davantage que dramatique, à l’image de l’origine paysanne[48] de sa femme, qui étudie des livres et des machines « médiumniques », et du métier de leur fils, un artiste contemporain qui invente des machines inutiles[49]. Philippe incarne surtout un ordre ancien, un monde où le travail a une dimension filiale, immémoriale, sur le point d’être bouleversé[50]. Le travail ouvrier est dans ce cas-ci un marqueur économique et culturel dont la consommation d’alcool est un signe : « Je m’arrêtai en chemin dans le vieux quartier ouvrier, construit à proximité de l’usine[51] (MP, 97) ; les travailleurs, mes camarades, fréquentaient la taverne Bernard », une institution où les événements de la journée sont discutés. Espace de subjectivation politique (de réunion politique, de discussion, de solidarité) et de consommation, la taverne est, dans les représentations littéraires, à la fois lieu commun (dans tous les sens) et lieu de mémoire, résidu de la culture ouvrière hétérosexuelle[52] : « Je les regardais tous s’animer, emportés par notre virile camaraderie, tandis que la conversation prenait un ton de plus en plus farceur. » (MP, 98) L’alcoolisme de Philippe et son désir de retrouver à la taverne la solidarité perdue avec « ses hommes » au travail sont les signes d’une culture ouvrière dans sa dimension la plus attendue ou superficielle, voire folklorique.

Il y a bien, dans La mémoire du papier, un discours sur le travail, sur l’industrie des pâtes et papiers, que négligerait le gouvernement, indifférent au sort des régions qui en dépendent depuis le début du xixe siècle[53]. Tout le chapitre sept fait d’ailleurs figure d’aparté historique (on en retrouve aussi ponctuellement au fil du roman), dimension documentaire que rejouent les remerciements et les mentions des « recherches sur l’industrie papetière » (MP, 187). La vie quotidienne est évoquée par l’entremise du « quartier ouvrier », aussi ennuyant et monotone (sans surprise) que les jours pauvres et répétitifs de ceux qui l’habitent : « D’un bungalow à l’autre, d’une rue à l’autre, tout se ressemble. Comme dans une tapisserie, les motifs du paysage se répètent, les maisons et les cours identiques, les voitures, les trottoirs, l’asphalte pâli. » (MP, 25) On ne « voit » d’ailleurs pas les ouvriers travailler : dès la mort de Valenski, l’usine est à l’arrêt pour une durée indéterminée. À l’instar des vieilles images zoliennes, les représentations de l’usine s’inscrivent alors dans une tonalité romantique, archaïque, qui fait de celle-ci une bête infatigable et fascinante : « Lourds et froids, le fer et l’acier qui composent la structure de la bête remplacent la faible vigueur des bras. L’usine produit en masse d’énormes rouleaux de papier blanc couché, et jamais elle ne se fatigue[54]. » (MP, 83)

Le militantisme, tant syndical que « communiste » (par la bande), occupe un certain espace, mais ces deux mouvements sont aussi mal négociés que mal perçus. Le premier passage évoquant le rôle de chef syndical de Philippe fait état de son « manque de conviction, l’enthousiasme et la combativité des belles années n’y étant plus. [Il] devenai[t] par-dessus le marché pessimiste et neurasthénique… tout en [s]e consolant avec la bouteille » (MP, 15). Ce « rôle » assoit l’autorité de Philippe sur « ses hommes », sans plus ; il lui donne la fonction de « porte-parole » et justifie « diégétiquement » qu’il soit concerné par cette histoire bizarre. Il n’est d’ailleurs pas anodin que le mort du roman soit Goric Valenski, un pseudo-communiste dont on apprend qu’il vivait, avant sa mort, dans la paranoïa : « Il se sentait surveillé, présumant qu’on le prenait à tort pour un espion socialiste et un émule de Lénine infiltré dans une usine québécoise pour fomenter une révolution ouvrière et instaurer la dictature du prolétariat. » (MP, 20) « Bolchevik raté » (MP, 90) selon un Philippe assez antipathique, Valenski « ressuscite », au grand désarroi des ouvriers et de Philippe, qu’il accuse d’être « déloyal » et « corrompu par l’argent » (MP, 90). Si l’accident ou la maladie professionnelle permet de « concilier des exigences de dramatisation minimale avec un témoignage sur les conditions de travail[55] », ce qui est évoqué ici, en plus des difficultés de l’industrie du bois, c’est un vieux cliché rouge : celui du communiste (ou du militant révolutionnaire) dont la « foi » politique est un marqueur d’exclusion générale. Même dans les oeuvres d’écrivains proches des mouvements politiques (dont certains auteurs des Éditions Parti pris, dont Pierre Gélinas), les militants politiques et les révolutionnaires, quasi toujours orphelins, sont perçus comme de nouveaux religieux, soit risibles, soit corrompus, soit moralement inquiétants.

La mémoire du papier mobilise ainsi une série de situations et de figures qui constituent la « matrice » des romans du travail : l’ouvrier alcoolique ou du moins porté sur la bouteille, la taverne comme lieu central, le quartier misérable et uniforme, le travail exigeant, le syndicalisme mal perçu, le communiste marginal, la dimension documentaire, l’amour (le drame amoureux) plus important que le travail[56]. Si ce n’était de la dimension « fantastique » ou « science-fictionnelle » (les zombies, la machine médiumnique) et de la temporalité floue, comme « archaïque » (les années 1960 ? 1970 ?), on pourrait associer le roman de Tremblay à une écriture du travail industriel des années 1950 ou 1960. En s’éloignant du réalisme, qui est une des esthétiques démocratiques, La mémoire du papier interroge aussi ses formes : le « genre » ouvre l’espace stéréotypé, étriqué même, à des possibles « imaginaires » inattendus, qui touchent cependant moins les représentations du travail et ses figures que la structure narrative[57].

QUERELLE DE ROBERVAL : LE CONTE CRUEL DE LA MÉMOIRE OUVRIÈRE

Le roman Querelle de Roberval de Kevin Lambert propose une « esthétique démocratique » différente, reprenant tout en les radicalisant certains stéréotypes. Il met en scène les grévistes de la Scierie du Lac Inc.[58], en particulier le beau Querelle, dont le désir détraque les esprits de Roberval. La grève suscite chez les employés comme dans les foyers de la petite ville une série d’événements et d’actions dont la violence augmente graduellement, jusqu’à culminer en un « syndicalisme de combat » (littéralement) et en un BBQ estival autour des patrons Ferland embrochés.

Contrairement à ce qui serait « attendu », le livre ne s’amorce pas avec le conflit syndical (qui, tout comme l’accident de travail, est un incipit habituel), mais s’ouvre sur « tous les garçons qui entrent dans la chambre de Querelle, qui font la queue pour se faire enculer, il les enfile sur un collier, le beau collier de jeunes garçons qu’il porte à son cou comme nos prêtres portent leurs chapelets ou nos patronnes leurs colliers de perles » (QR, 13). Entre ses « shifts » à l’usine, Querelle fait autorité auprès d’eux, il est « leur amant sublime, leur assassin fantasmé, leur bourreau merveilleux », les gratifiant de sa « verge longue et raide » et du « génie » de ses coups de bassin (QR, 15). Ainsi, la sexualité homosexuelle[59] (chose rare dans les romans de vies industrieuses) de Querelle est la voie d’entrée du roman, lui dont la consommation des corps n’a d’égale que sa « réputation » à Roberval :

Querelle. Le mot circule, se monnaie, on se l’échange à mi-voix dans une allée du Rossy, on le grogne bien fort entre deux hot chicken au relais de motoneige, on n’a jamais vu le garçon, mais on tire son portrait comme on imagine les personnages de contes cruels et terrifiants que racontent nos cousins, l’été, sous la tente.

QR, 83

Tout comme la grève, la vie sexuelle de Querelle dérange le cours normal des choses : toutes deux, par le caractère « public » qu’elles acquièrent, font « événement ». Le personnage de l’ouvrier Querelle, à la « virilité » travaillée, ainsi que les trois garçons qui ont le nom de leur rang remettent en jeu les représentations habituelles de la sexualité « ouvrière » : dans la littérature québécoise, celles-ci, historiquement, associent le travailleur (ou le chômeur) et sa virilité perdue (« colonisé ») ou obtenue (homme indépendant des femmes) à la « qualité » de ses rapports hétérosexuels[60]. Dans ce cas-ci, la « trame » sexuelle ne « domine » pas la trame « du travail », mais l’informe et la gauchit, l’homosexualité de Querelle n’étant pas confinée à son « troisième étage chauffé éclairé, pas grand, quelque chose comme un trois et demie » (QR, 16). Comme la chambre, l’usine et les réunions militantes sont en effet des espaces de désir[61] : « À la scierie, il ne cache jamais son attirance pour les hommes, il raconte à qui veut l’entendre ses baises les plus spectaculaires, les plus déconcertantes. Les gars de l’usine ont souvent une érection quand Querelle fait allusion à ses nuits […]. » (QR, 47) On bande au travail tout comme aux réunions syndicales (QR, 50), qui se tiennent — tradition oblige, dirions-nous — autour de pichets de bière à la taverne Mise au Jeu Bar le Sportif[62]. La violence qui marque d’emblée le conflit de travail ne se retrouve pas dans les scènes d’intimité de Querelle, dures et tendres, mais chez les trois garçons (le Premier, le Deuxième, le Troisième) auxquels l’absence de nom donne une dimension fantasmatique et fantomatique. Triade singulière au sein du groupe anonyme « des garçons » de Roberval, leurs « aventures » constituent la troisième trame narrative (avec Querelle et la grève) de Querelle de Roberval, que je n’aborderai cependant pas spécifiquement.

On retrouve les grévistes de la Scierie du Lac Inc. au deuxième chapitre (« Assemblée générale »), sur le piquet de grève :

Les glaces s’éternisent sur le lac Saint-Jean, les chars passent vite sur la 169, le vent de décembre est pas d’adon, impitoyable, tu mettrais pas un chien dehors. Pourtant, ils sont là. Les chiens errants, qui traînent sur le bord des routes, rendus furieux, qui brisent leurs chaînes, s’échappent des fermes lointaines ; ils courent dans la campagne, çà et là, en proie à la folie. Et les grévistes, 7 h 30 le matin, le soleil à peine sorti pour venir crever le gris froid de l’hiver, pris entre une route régionale et la grille d’entrée, ils ont le lac dans les yeux, un feu qui brûle gêné dans une vieille tobe de sécheuse, et pas grand-chose d’autre.

QR, 17 ; je souligne

Le « pourtant ils sont là » ainsi que le « et » qui fait le lien entre « [l]es chiens errants » et « les grévistes » signalent une appartenance commune, sinon une équivalence sémantique : entre les chiens qui n’ont rien que leur folie et les grévistes, « pris entre une route régionale et la grille d’entrée » et qui n’ont rien qu’un feu et une vue, la distance n’est pas insécable, et la folie des uns sera bientôt celle des autres. La violence et l’exclusion que subissent les grévistes (et qu’ils reproduisent) rejouent cette équivalence entre eux et les chiens[63] : « Personne ne voulait d’eux, aucune entreprise, aucune banque, aucun créditeur, aucune compagnie d’assurance, et soudain, dans la douleur et le supplice, ils rencontraient un visage doux et accueillant, une origine et un destin[64]. » (QR, 221) La scène de combat entre les grévistes et les forestiers, dont le travail dépend des premiers, montre que la violence (et non la liberté ou la solidarité) est le seul horizon d’action, le seul espace où ils trouvent une adéquation avec eux-mêmes et entre eux. Que les grévistes soient des chiens errants, d’une certaine façon, et non une entité de peuple « dont le sort est hautement pitoyable et intensément enviable[65] » en défait le stéréotype produit par le discours politique : les ouvriers ne sont pas exemplaires d’une résilience et d’une solidarité inaccessibles aux bourgeois (représentation condescendante, qui exclut les ouvriers de l’espace qu’ils devraient occuper), mais déterminés par la violence, invisible mais très concrète, de l’oppression capitaliste, patriarcale.

Au contraire des chiens, les grévistes ne sont pas un groupe homogène, ils ne sont pas que les grévistes ; le travail n’est pas toute leur identité, la grève n’est pas non plus la même pour le vieil Abel, pour Kathleen, Judith, Jézabel, Charlish, Bernard, Jimmie Boisvert, Pierre Larouche, Jacques Fauteux et Querelle. Elle « cadre » le récit, elle en est le cadre de référence, de signification, voire de justification des événements. Certes, on retrouve au début le sabotage des outils de travail et l’affrontement avec la force constabulaire (violence et arrestations), l’épisode médiatique (opinion publique, les pouvoirs et les médias), l’arrivée des scabs indifférents, qui sont autant de situations de la « matrice » du roman du travail industriel. Mais la violence n’est pas restreinte à l’affrontement avec la police ou au récit de l’exploitation de la force de travail, elle déborde le cadre du travail, pointant vers un ordre général conditionnel à cette violence qui la montre alors délocalisée : piqueteurs empoisonnés, leurs maisons incendiées, complicité politique contre les travailleurs et les travailleuses en général.

« Fiction syndicale », Querelle l’est donc par l’élément structurant de la grève, dont l’équivalent serait Le feu dans l’amiante de Jean-Jules Richard, et par les représentations et les discours syndicaux, cependant, comme on l’a dit, informés et parfois mis au second plan par la question sexuelle et politique. Les titres des 34 chapitres reprennent aussi le vocabulaire syndical, dont la juxtaposition avec le texte crée parfois un effet ironique : le chapitre « Convention collective », contrat de travail négocié entre les employés et les autorités patronales, est par exemple celui où les grévistes font griller les Ferland sur le BBQ. Cela dit, le militantisme syndical est jugé positivement et négativement dans l’univers du roman. Le personnage du représentant syndical Jacques Fauteux, « avec son casque de la CSN, sa moustache à la Chartrand » (QR, 34), incarne cette ambivalence : s’il est nécessaire à la grève, à sa poursuite, il n’empêche qu’il est fréquemment perçu comme « un hostie de mangeux de marde » (QR, 197). Militant de longue date (QR, 52), Fauteux personnifie pour ainsi dire un type ancien de syndicalisme, peu féministe[66] — « Arrive au xxe siècle, mon Jacques, une femme astheure est aussi vaillante, des fois plus, qu’un homme » (QR, 25) —, mais fin connaisseur des tactiques et des discours. Dans le roman, il est en effet celui qui maîtrise le langage, l’art du discours, la rhétorique militante :

C’est Fauteux qui le [Querelle] sensibilise aux enjeux des travailleurs et travailleuses des usines du Lac, qui lui explique leurs conditions de travail déplorables, même comparées à celle des ouvriers non syndiqués d’Évolu.

QR, 48

Fauteux expose à Querelle la situation vulnérable de l’ouvrier entre les griffes du patronat, les perversions du marché et de la Bourse, la connerie des nouvelles normes environnementales, le système capitaliste qui n’a aucune considération pour la dignité des hommes.

QR, 49

On espère qu’il va s’enflammer comme il sait si bien le faire, donner corps à notre rage, chatouiller la fureur qui nous pique le fond de la gorge, qu’il va déclarer la guerre au crisse de chien à Brian Ferland. Mais on a aussi besoin de se faire rassurer, de se faire dire que la grève va continuer quand même, qu’il y a de l’espoir malgré tout, que ça s’est déjà vu, un lock-out qui se solde en victoire pour les syndiqués.

QR, 194

Son suicide « en réaction à la déclaration de mise en lock-out des employés de la Scierie du Lac Inc. » signale à la fois l’impasse militante et la nécessité d’une réponse violente à l’humiliation ; il signifie aussi la fin d’une forme de militantisme, à laquelle ne répond que l’affrontement entre les grévistes et les forestiers. Sans Fauteux pour « sensibiliser » et « exposer » la situation des travailleurs, qui le fera ? Sa « lettre ouverte » se présente d’ailleurs comme une réécriture du manifeste du Front de libération du Québec. Cette réactualisation mobilise une signification révolutionnaire qui interroge le présent à plusieurs égards : l’exploitation est-elle la même aujourd’hui ou est-ce Fauteux qui parle de problèmes actuels en termes « anciens » ? Le suicide de Fauteux resémantise-t-il le manifeste du FLQ en les présentant tous deux comme des au revoir d’un certain Québec, comme les énoncés prophétiques de son avenir ou comme une radiographie trop vraie de son présent ? Oui, il y en a des raisons derrière le dialogue entre Fauteux et ce document, qui appelle à une action commune considérée comme nécessaire alors que la justification de cette action se fonde sur l’exclusion de certains. Sans faire l’inventaire des différences entre les deux textes (évocations de la grève de la Scierie du Lac Inc., antiféminisme et racisme plus clairs, lieux plus spécifiquement saguenéens), on peut dire que si la lettre ouverte actualise le stéréotype du militant révolutionnaire, un déplacement s’opère à travers la réécriture, qui en montre les angles morts conservateurs. Le texte de Lambert fait ainsi place à tous les types de discours, sans discrimination entre la narration et les dialogues : il est l’espace général, commun, pour tous et toutes, narrateur, auteur, travailleuses, patrons, garçon fourré par un Querelle moqueur, révolutionnaires ou antisyndicalistes, etc. Le FLQ se situe pour ainsi dire sur le même plan que la vieille tobe de sécheuse et Grindr.

Fauteux évoque dans sa lettre (et ailleurs) les femmes qui volent les jobs des hommes, un monde à la dérive. Au représentant syndical de la Scierie du Lac Inc. « répond » d’une certaine manière, dans l’univers du roman, la mère de Jézabel et de Judith, l’ancienne militante Diane Savard. Celle-ci incarne une certaine mémoire ouvrière, laquelle a la même texture fabuleuse ou « merveilleuse » que les récits entourant Querelle, faite de « contes » racontés à Jézabel « d’une voix emportée » (QR, 98) : « Les fabliaux sans doute inventés de sa mère paraissaient fantastiques à la fillette. » (QR, 98) Ces histoires inventées sont les restes d’un monde révolu, ou qui n’a jamais existé, dans lequel la solidarité et le combat syndical sont des vecteurs essentiels de changements sociaux :

Jézabel se souvient des histoires que sa mère lui racontait le soir avant qu’elle s’endorme, les récits du Front commun de 1972 des grèves générales qui mobilisent la province au grand complet ; les porte-parole des centrales syndicales étaient impliquées en politique et dans différentes luttes sociales, elles s’exprimaient avec la voix du vrai monde et se battaient pour une vie vivable. […] Elle [Diane Savard] avait beaucoup d’imagination et, lors de ses délires de conteuse, devant les yeux grands ouverts de la jeune Jéza prête à dormir, Diane jurait que le grand public entendait à l’époque d’une oreille favorable les revendications des ouvrières. Elle avait dû être gravement déçue par le syndicalisme pour s’inventer de telles fictions.

QR, 97-98

L’histoire syndicale apparaît comme un conte cruel à raconter aux enfants, un délire qui n’a jamais été réel sinon pour les militantes elles-mêmes. Le « travail » militant est ici le fait de femmes, souvent oubliées de cette même histoire. Alors qu’ailleurs le « rappel » des luttes passées est effectué sur le mode nostalgique (La mémoire du papier) ou comme un marqueur de compétence militante (Asbestos, la guerre), il se présente dans ce cas-ci comme une critique de ce discours de l’âge d’or du syndicalisme en même temps qu’une question sur sa « réalité » même. Querelle a quelque chose de La belle bête de Marie-Claire Blais dans l’univers mi-réaliste mi-archaïque qu’il met en place — encore que Querelle est plus clairement situé, sur le plan historique, que le roman de Blais. Au contraire de La mémoire du papier, ajoutons que la littérature n’y est pas représentée, à l’exception de l’intervention de Kevin Lambert, le narrateur, en page 179.

Dans le roman de Lambert, une grande place est donnée à l’ouvrier Querelle, certes, mais aussi à sa « soeur » ouvrière Jézabel, eux dont les destinées sont liées comme en miroir, l’un dressé par les fées corsaires des bar gays, l’autre maudite par les fées marâtres penchées sur son berceau. L’attention accordée aux travailleuses est importante et centrale : la mémoire ouvrière et le travail « actif » sont incarnés en majorité par les femmes, dont Jézabel. Le chapitre « Division du travail » s’amorce sur son travail de journalière en forêt et d’équarrisseuse à la Scierie du Lac Inc. « Assurance », quant à lui, évoque toutes ces travailleuses de Roberval — désignées par l’article indéfini « les », ce qui souligne leur nombre comme leur caractère général — dont le travail s’additionne. Les serveuses, les cuisinières, les couvreuses, les entrepreneuses, les caissières, les patronnes, les bouchères de Roberval sont montrées comme autant de rouages de l’« ordre primitif » à l’origine de leur exploitation :

Bientôt tombe la nuit, les ouvrières de Roberval rentrent à la maison. Toute la journée, elles ont travaillé vraiment, confondant leurs gestes, les enchevêtrant, les complétant les uns par les autres aux fins d’une oeuvre qui en sera le noeud invisible et serré, et maintenant elles rentrent. Une obscure amitié — obscure pour elles — les lie, et une haine légère.

QR, 95

Les travailleuses, tout comme les mères narquoises, les pères jaloux, les garçons fous de désir, composent l’arrière-plan fantasmatique, « merveilleux » de Querelle de Roberval, rendant visible le travail salarié des femmes dans cet univers d’hommes, lequel est rarement objet de discours ou de récit.

On pourrait évoquer également la question de l’exploitation du territoire ancestral des Autochtones, le mythe corollaire des coureurs des bois « bâtisseurs » du Québec, les enjeux genrés et raciaux du travail, le meurtre des enfants de Ferland comme seule réponse possible au suicide de Fauteux et à la violence quotidienne, les questions plus proprement économiques ou les représentations de l’argent, des grévistes en cassés. Il me semble que Querelle de Roberval propose un récit qui place dans une interrogation toujours dialectique la mémoire et les pratiques syndicales, le travail des hommes et des femmes, l’économie et le sexe, reprenant d’une part les événements attendus du déroulement d’une grève, cadre significatif qui autorise un déplacement vers les enjeux individuels et personnels des grévistes, non solidaires, imparfaits, contradictoires, tendres, égoïstes, multiples visages d’un même ordre social.

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Bonheur d’occasion — qui dominait largement les résultats de recherche —, Les Plouffe et Au pied de la pente douce ne sont pas les seuls romans québécois à mettre en scène des ouvriers, des soldats, des quartiers populaires, ainsi que ce parcours historique et sociocritique le montre. Et pourtant, ce sont encore ceux auxquels on pense aujourd’hui lorsque l’on évoque ces questions, comme si on tenait pour acquis que ces thèmes n’intéressaient que peu les écrivains et écrivaines. Je pense qu’il existe, depuis les années 1950 jusqu’à aujourd’hui, ce que je nommerais un récit de l’absence qui prend place là où se situe en réalité une « littérature du cliché » mobilisant un imaginaire sériel. En prenant l’angle du travail industriel et de la mémoire ouvrière, j’ai tenté de montrer que, si le stéréotype peut encore être l’espace de l’ouvrier en littérature québécoise contemporaine (à l’exemple de La mémoire du papier), un roman comme Querelle de Roberval ouvre un autre espace à travers une position profondément dialectique qui n’antagonise complètement ni ne célèbre uniformément la « classe populaire ».

Cette « position » me semble entrer en écho avec celle d’Érika Soucy dans Les murailles : le texte intègre pareillement les formes orales, sans distinction entre une narratrice qui maîtriserait le langage et des personnages qui useraient d’un registre familier. Au contraire, Les murailles est empreint d’une attention qui n’est pas une fascination naïve, mais une écoute tendre et critique de ce chantier du Nord-du-Québec. Le travail y acquiert une dimension familiale et identitaire : la narratrice, Érika, est, sur le chantier où travaillent son père et son frère comme forestiers, « la fille à Mario[67] ». La temporalité du livre n’est pas celle du travail — Érika écrit un recueil sur les chantiers, meuble son temps comme elle peut —, mais celui du « gros ordinaire sale qui fait son temps pis qui estompe les limites[68] ». La consommation d’alcool (l’alcoolisme, le bar), le sexe omniprésent dans certains signes (comme objet de blague), les enjeux raciaux et genrés, le syndicalisme (le délégué Jean-Yves) et la pauvreté sont autant de trames qui tissent ce « gros ordinaire sale », ce quotidien morose mais « facile[69] ». Une fois dans la position de ce père forestier et absent, elle-même loin de son copain et de son enfant, les caps d’acier aux pieds, Érika comprend ce monde auquel elle n’a jamais été complètement étrangère (ce dont rend compte le parti pris linguistique). Tout comme Confessions d’un cassé[70], c’est la question de la précarité et de la pauvreté, celle-ci bien davantage traitée en littérature et en critique québécoises, que pose Les murailles. Peut-être y a-t-il, dans les oeuvres contemporaines mentionnées ici, quelque chose comme la revanche du mauvais pauvre.