ChroniquesPoésie

Je mens (bis)[Notice]

  • Nelson Charest

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  • Nelson Charest
    Université d’Ottawa

Le paradoxe d’Épiménide, dit du Crétois, est bien fait pour intéresser la poésie. Foucault en avait offert une brève réflexion dans Critique en 1966, à propos de Blanchot, un texte repris par la suite sous le titre La pensée du dehors. Celui qui dit « Je mens » profère simultanément deux mensonges contradictoires, qui s’annulent l’un l’autre, de manière paradoxale. Il produit d’abord une affirmation qui a tous les contours de la vérité ; autrement dit, il affirme véridiquement quelque chose, mais cette chose est le mensonge. Ou alors, il performe son énoncé, c’est-à-dire que le contenu de l’affirmation invalide le geste même de l’affirmation ; autrement dit, celui qui dit « Je mens » ment précisément au moment où il le dit, comme à tout moment, dans ce présent intemporel où se manifeste le verbe. On doit donc comprendre que celui qui dit « Je mens » ment ici même, et on doit inverser l’énoncé mensonger pour découvrir ce qu’il dit vraiment : et à « Je mens » correspond « Je dis vrai ». Ces deux manières d’entendre l’énoncé, manières contradictoires, nous ramènent par deux fois au même point, soit au mensonge de l’énonciateur. Mais tout aussi bien, elles nous ramènent également, et dans le même temps, à sa vérité. C’est sans doute ce que Foucault voulait éclairer en s’intéressant à cet autre énoncé, qui l’occupe en fait davantage : « Je parle. » Cet énoncé est tout aussi paradoxal mais dans l’autre sens, en étant indubitable de vérité, mais en n’étant que cela, en disant la vérité nue mais en ne disant rien d’autre, ce qui en fait une affirmation aussi vraie que vaine qui, proprement, ne dit rien. Mais cette vérité aussi nue que vide se trouve également dans l’affirmation « Je mens » qui, elle aussi, peu importe comment on l’entend, demeure vraie malgré tout, mais d’une vérité qui s’annule aussitôt et retombe dans le vide. La poésie, peut-être plus que tout autre genre, se situe également entre ces deux paradoxes. Parce qu’elle est langage figuré, donc constamment détourné et différé, la poésie ment constamment, ne dit jamais le littéral, et toutes ses affirmations manquent leurs cibles. La poésie propose une manière autre d’utiliser le langage mais se condamne, ce faisant, à une étrangeté constitutive qui rejette d’avance toute pertinence et toute adéquation. On n’est pas loin dès lors de ce que Foucault nomme « la pensée du dehors », quoiqu’il l’entende pour sa part sur son versant affirmatif, qui n’est pas moins vrai. Car en investissant le dehors, la poésie tente d’atteindre un niveau de vérité qui serait inconnu à la langue commune. Et de fait, si la poésie est pour une part une langue figurée, elle est aussi la langue qui nous apprend ce qu’est le propre des choses, qui « pallie le défaut des langues » ; qui est, comme le disait Meschonnic, le seul langage qui ne soit pas figuré et celui qui invente le littéral, comme le montre la catachrèse, qui intéressa si vivement Fontanier. Si aucun nom ne peut éviter d’être une figure des choses, c’est donc la poésie qui maîtrise le mieux le geste de nommer ; et comme le dit aussi Bonnefoy, la poésie fait de tous les noms communs des noms propres, immédiats et incantatoires. Cette double postulation de la poésie ne saurait être mieux représentée par deux recueils publiés récemment : Les animaux ventriloques de Jean-Simon DesRochers et Nous faisons l’amour de Jonathan Lamy. Le dernier chapitre du premier s’intitule, de façon aussi péremptoire que provocante, « Mentir ». Absolutisée à l’infinitif …

Parties annexes