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Elle voulait tout savoir d’Angéline, de Laure et de Félicité. Comment ces trois femmes se rejoignaient-elles ? Comment cohabitaient-elles ? Où se trouvait le point de jonction d’où jaillissait leur vie commune ? Trois femmes en une seule. Mystère[1].

En 1946, les éditions Fides forment le projet de rééditer un texte de Laure Conan, dans la foulée des célébrations entourant le centième anniversaire de naissance de l’auteure. C’est sur Angéline de Montbrun que la maison arrête son choix, ce qui représente une décision étonnante, puisqu’à l’époque ce roman était relativement tombé dans l’oubli. En effet, malgré une réédition en 1919, l’oeuvre était loin de jouir du statut de classique qui est aujourd’hui le sien, et Conan était davantage reconnue comme auteure de romans historiques, notamment La sève immortelle, considéré alors comme son oeuvre majeure. Or, depuis ce moment, Angéline de Montbrun est devenu un incontournable de la littérature québécoise et Laure Conan, l’une des figures les plus marquantes du xixe siècle. Les destins du roman et de l’écrivaine semblent d’ailleurs indissociables, non seulement parce que l’attention critique accordée à Angéline de Montbrun depuis la réédition de 1950 a contribué à assurer à Conan une place dans l’histoire littéraire, mais aussi parce que la biographie du personnage se confond souvent, dans l’imaginaire collectif, avec celle de son auteure.

Si, aux yeux de l’histoire littéraire, Conan est globalement considérée comme l’auteure d’une seule oeuvre majeure — Angéline, qui est souvent interprétée dans une perspective biographique —, des récits de fiction comme ceux de Jovette Marchessault, La saga des poules mouillées, et de Louise Simard, Laure Conan. La romancière aux rubans, vont beaucoup plus loin dans l’amalgame entre Conan et son personnage. Ces textes présentent en effet l’écrivaine comme une recluse, isolée géographiquement et intellectuellement du reste du monde, mais aussi comme la fondatrice de la littérature des femmes au Québec. Même si elle s’est imposée durablement dans le discours critique comme dans la fiction, cette représentation paraît en décalage avec l’image qui se dégage d’une relecture plus exhaustive de la trajectoire, des réseaux et de la production de Conan. Une telle relecture rappelle plutôt que ceux-ci sont composés de figures marquantes et de grands romans historiques nationaux, en accord avec les pratiques dominantes du champ littéraire de l’époque. La construction de la mémoire de Conan constitue ainsi un cas particulièrement problématique, d’autant plus qu’aucune biographie scientifique ne permet de contrebalancer l’image véhiculée par les oeuvres de fiction.

Il existe donc un décalage entre la vie de Conan et sa mémoire, et c’est cet écart que nous souhaitons ici mesurer, en proposant quelques hypothèses sur ses fondements et ses causes. Nous nous intéresserons d’abord aux représentations fictives de Conan dans la littérature et le théâtre, de manière à identifier les caractéristiques de l’imaginaire entourant l’écrivaine. Ce portrait sera ensuite confronté aux données factuelles concernant la trajectoire et la production de l’écrivaine, ce qui permettra de mettre en lumière une tout autre image de Conan, loin de se réduire à celle largement répandue de pionnière sacrifiée, et de montrer que la vie de Conan, tout comme son oeuvre, comporte des facettes peu étudiées et dont la prise en compte permet de nuancer l’importance d’Angéline de Montbrun. Nous voulons ainsi montrer comment Angéline a en quelque sorte scellé la mémoire de l’écrivaine et occulté un pan de sa production littéraire à laquelle seuls quelques commentateurs ont accordé l’attention qu’elle mérite.

LAURE CONAN DANS LA FICTION

Les récits fictionnels consacrés à Laure Conan sont un objet tout à fait désigné pour étudier la mémoire de l’écrivaine : n’étant pas soumis à la rigueur des textes d’analyse ou d’histoire littéraire, ils composent un espace où le savoir véhiculé par ces textes savants se confond avec la légende et l’imaginaire[2]. Il semble n’exister que trois récits où l’écrivaine se trouve mise en scène, et tous ont paru dans les deux dernières décennies du xxe siècle, à un moment où la littérature québécoise, comme beaucoup d’autres littératures en Occident, revisite son passé et son patrimoine. De ces trois textes, deux seulement ont été publiés. Le troisième est en fait une pièce de théâtre, intitulée La vieille fille de La Malbaie, qui ne fut interprétée qu’une fois, en 1984, et n’est disponible qu’au Conservatoire d’art dramatique de Montréal. Ce corpus des oeuvres consacrées à Conan pourra paraître restreint, mais il est similaire à celui des fictions biographiques traitant d’autres écrivains importants de la fin du xixe siècle au Québec, comme Nelligan et Arthur Buies, et il se compare avantageusement à celui consacré à des auteurs importants de la même période en France[3].

Le premier texte de fiction où apparaît Conan est la pièce de Jovette Marchessault La saga des poules mouillées, parue en 1981. Le texte est fortement imprégné par la vision de l’art de l’auteure, dont il est largement question dans la préface de plusieurs pages contenue dans la première édition de l’oeuvre. Dans La saga des poules mouillées, comme dans beaucoup de ses oeuvres à caractère féministe, Marchessault cherche à jeter les bases d’une histoire de l’art des femmes, et se penche plus spécifiquement sur l’émergence de la littérature des femmes au Québec. Pour définir cette histoire, l’auteure s’intéresse à la filiation qui existe entre quatre écrivaines — Laure Conan, Germaine Guèvremont, Gabrielle Roy et Anne Hébert — qu’elle fait dialoguer entre elles, à propos de littérature. Laure Conan y est présentée comme une fondatrice et une précurseure pour les autres écrivaines. Ce rôle lui est attribué par les trois autres personnages d’écrivaines, qui l’appellent parfois « maman », et qui énoncent clairement la dette qu’elles ressentent envers Conan :

ANNE [HÉBERT] : Et comment donc ! Tu es notre principal point de repère, le point de départ d’une tradition. Avec toi notre littérature changea : elle cessa de dépeindre l’extérieur pour dire les signes et les cicatrices[4].

Ce statut attribué à Conan et l’importance accordée à son approche psychologique du roman sont également les traits qui se dégagent du second texte de fiction consacré à l’écrivaine, La romancière aux rubans, paru en 1995 chez XYZ éditeur dans la collection « Les grandes figures ». Ce texte est néanmoins assez différent de La saga des poules mouillées, puisqu’il s’agit d’un roman destiné à faire découvrir Conan à de jeunes lecteurs. Pour ce faire, le récit adopte le point de vue d’une jeune fille, Lys-Aimée, qui est la nièce de Conan et qui développe une relation particulière avec elle alors qu’elle est en convalescence à La Malbaie pendant l’été. Cette perspective, qui confère au texte un ton léger, semble parfois trop limitée pour que le lecteur puisse vraiment prendre conscience de la stature de l’écrivaine. En conséquence, certaines informations biographiques se trouvent reléguées dans le paratexte, lequel ne s’arrime pas totalement à la trame narrative. On trouve par exemple, intercalée entre les chapitres, une série de photographies où apparaissent divers objets ayant potentiellement appartenu à Conan, de même que des images du père Louis Fievez et de la mère Catherine-Aurélie, deux individus qui ne sont pourtant pas mentionnés dans le récit. On peut déplorer que le texte peine à dresser un portrait crédible de Conan malgré ses visées biographiques, mais cette lacune révèle en définitive un certain état de la mémoire de l’écrivaine, puisque Simard ne se concentre que sur des éléments bien spécifiques qui sont précisément ceux auxquels nous nous intéressons ici : la réclusion de l’écrivaine, et plus particulièrement son statut de pionnière.

Cette facette du texte est annoncée dès la préface, laquelle constitue l’un des éléments les plus importants par rapport à l’image de Conan qui se dégage du roman. Simard y brosse un portrait flatteur qui insiste sur le travail de pionnière de l’écrivaine :

La romancière a tout donné. Ses oeuvres ont ouvert la voie, cent voies, mille voix. Avec elle est né le roman psychologique québécois ; après elle les femmes ont acquis le droit à l’écriture ; ses romans historiques ne ressemblent à aucun autre. Première toujours, partout. Pionnière. La romancière a tout donné[5].

La comparaison entre ce passage et l’extrait de La saga des poules mouillées cité précédemment permet déjà de dégager l’une des caractéristiques fondamentales de la représentation de Conan dans la fiction, à savoir que, même si elle est perçue comme la fondatrice d’une tradition littéraire qui se transmet aux écrivaines et aux lectrices des générations suivantes, il s’agit d’un héritage dont elle n’a pas elle-même hérité, ou du moins qui ne lui vient pas de prédécesseurs québécois. On peut évoquer à ce sujet la représentation de l’abbé Casgrain dans La saga des poules mouillées, beaucoup trop négative pour être associée à celle d’un guide ou d’un mentor. Personnage intimidant, Casgrain terrorise au contraire Conan, laquelle avoue, dans un langage cru typique de celui qu’elle utilise tout au long de la pièce, avoir adopté une attitude soumise à son égard afin d’assurer la publication de ses textes :

Dans sa belle robe noire, déguisé en vestale du feu divin. Le plus infernal, le mieux déguisé. L’abbé Casgrain, le grand imprimeur. Comme je le craignais. […] Suffisamment pour lui écrire des lettres modestes et pieuses. […] Oui, je lui léchais le cul ! D’ailleurs je leur ai tous écrit. Mais à lui plus souvent qu’aux autres. Je jouais à la faible femme dans mes lettres[6] […].

L’abbé Casgrain est également évoqué dans La romancière aux rubans, mais les informations à son sujet sont trop minces pour que le lecteur puisse juger de son influence sur Conan. On peut aussi mentionner que, contrairement au personnage de La saga des poules mouillées, le personnage de Conan entretient dans le roman de Simard une correspondance avec des écrivains européens, ce qui suggère une certaine influence de littératures étrangères chez l’écrivaine[7]. Ce détail est loin d’être anodin, puisqu’en l’absence de figure de mentor ou d’autre personnage faisant office de conseiller, il suggère que la tradition littéraire instaurée par Conan serait héritée de l’Europe. Dans la préface de sa pièce, Jovette Marchessault fait une proposition similaire en inscrivant Conan dans un ensemble très vaste d’écrivaines remontant jusqu’au Moyen Âge.

Un autre trait marquant des représentations fictives de Conan est son statut de femme isolée, recluse dans un désert autant géographique qu’intellectuel. Dans La saga des poules mouillées, c’est La Malbaie qui représente ce désert :

LAURE : […] La Malbaie au 19e siècle, vous n’avez pas idée !
ANNE : Le désert culturel ?
LAURE : Le désert en toutte [8] !

Sous la plume de Jovette Marchessault, La Malbaie n’est pas seulement un espace isolé : le village est également peuplé par des individus menaçants contre lesquels Laure Conan doit, sinon lutter, du moins se défendre. Outre l’abbé Casgrain, ces personnages sont anonymes. Ils n’ont pas nécessairement de référents dans le monde réel et ils ne sont pas représentés sur scène ; ils sont uniquement désignés par l’appellation mystérieuse de « brûleurs de livres », signe qu’ils semblent destinés à incarner l’attitude hostile des concitoyens de Conan envers la culture, et plus particulièrement envers la littérature. La Malbaie apparaît donc comme un espace problématique : d’un côté, le village est décrit comme un désert ; de l’autre, il se présente comme un espace conflictuel, dans lequel Conan doit lutter contre une oppression masculine, qui lui vient notamment de l’une des plus importantes figures du milieu littéraire de l’époque.

Chez Simard, la représentation du désert et de l’isolement est moins dramatique, mais joue néanmoins un rôle important, surtout lorsqu’il est question d’Angéline de Montbrun. La genèse de cette oeuvre est évoquée dans une scène où le personnage de Lys-Aimée se réfugie dans une grotte après une peine d’amour. Alors qu’elle pleure dans cet endroit passablement isolé, la jeune fille est rejointe par Laure Conan, qui tente de la réconforter en lui avouant notamment qu’elle s’est elle-même fréquemment retirée dans cette grotte après l’échec de sa relation avec Pierre-Alexis Tremblay. À partir de cette scène, le personnage de Conan se met à parler plus ouvertement de son rapport à l’écriture, et le lecteur comprend que la rupture avec Pierre-Alexis Tremblay a été l’élément décisif poussant Conan à se faire écrivaine en rédigeant les premières ébauches d’Angéline de Montbrun. Plus loin dans le récit, le personnage de Conan insiste lourdement sur l’importance de la profonde tristesse engendrée par cet événement pour sa vocation d’écrivaine : « pour écrire », répète-t-elle fréquemment, « il faut beaucoup pleurer[9] ».

Signe que l’isolement est, pour Simard, un facteur décisif de la vie de Conan, la préface de La romancière aux rubans aborde directement ce sujet, en confinant l’écrivaine à son jardin, comme si tout contact avec l’extérieur lui était pénible :

Jouer la célébrité, se raconter sans l’immunité de la fiction ? Jamais ! […] Au lieu de cultiver la gloire, elle a, en effet, préféré cultiver son jardin de La Malbaie. […] Toute sa vie elle a lutté pour conserver cet espace ombré autour d’elle, un espace clôturé de roses, de reines-des-prés et de vignes. Dans ce refuge, elle n’a jamais supporté aucune intrusion. Avec Dieu pour seul confident, elle s’y est consacrée à ses souvenirs et au silence[10].

Ce passage illustre que la figure romanesque d’Angéline n’est jamais bien loin dans les représentations de Laure Conan. En effet, derrière cette description teintée d’un romantisme un peu mièvre, on distingue, à peine dissimulées, certaines des caractéristiques principales du personnage d’Angéline, à savoir une religiosité profonde et une réclusion volontaire du monde. Soulignons également qu’en insistant sur les idées de solitude et de réclusion, les deux textes reconduisent la représentation de Conan qui est véhiculée par les textes critiques. On peut penser par exemple à l’Histoire de la littérature française du Québec dirigée par Pierre de Grandpré, en 1967, qui évoque une femme « dénuée de charmes, vouée définitivement au célibat moins par goût que par suite d’un amour malheureux[11] ». Les auteurs ajoutent que « presque toute sa vie se déroula, animée du culte discret de l’amitié, dans l’isolement, la paix et le pittoresque de son village de La Malbaie[12] ». On trouve également, sous la plume de Gilles Marcotte, des propos qui ne sont pas sans rappeler ceux des deux écrivaines de fiction. Dans Une littérature qui se fait, Marcotte évoque en effet « une femme timide, discrète, tourmentée, qui cachait son vrai nom sous un pseudonyme[13] », réduisant ainsi l’écrivaine à des caractéristiques similaires à celles que l’on trouve dans ses représentations fictives. Sans multiplier ainsi les comparaisons, évoquons aussi le texte, plus récent cette fois, que Pierre Nepveu consacre à Conan dans son recueil Intérieurs du Nouveau Monde, intitulé « La maison dans le désert ». La thématique de ce texte, qui figure d’ailleurs dans une section consacrée aux figures de « Recluses », selon les termes de Nepveu lui-même, montre bien que l’imaginaire entourant Conan est intimement lié à cette idée d’isolement.

Précisons toutefois que l’isolement n’a pas la même valeur dans les textes de fiction et les travaux critiques. Chez Marchessault et Simard, la réclusion constitue une épreuve ou un sacrifice nécessaire pour la création de l’oeuvre romanesque : dans La saga des poules mouillées, Conan est représentée comme une écrivaine aliénée par son milieu, et devant accepter sans compromis des règles ingrates pour arriver à publier son oeuvre ; dans La romancière aux rubans, on découvre plutôt une femme abattue par le rejet amoureux, et qui trouve dans la réclusion l’apaisement nécessaire à l’écriture. Il est frappant de constater que, dans les deux textes, l’isolement évoque une forme d’abnégation à laquelle l’écrivaine doit consentir pour arriver à produire et à publier son oeuvre littéraire. Dans les deux cas, la réussite de cette épreuve est couronnée d’une même récompense : la reconnaissance de l’écrivaine par les générations suivantes. Chez Marchessault, ce sont évidemment les trois écrivaines, Germaine Guèvremont, Gabrielle Roy et Anne Hébert, qui témoignent de leur appréciation de l’oeuvre de Conan en s’adressant de vive voix à l’écrivaine. Chez Simard, c’est le personnage de Lys-Aimée qui représente non pas l’héritière de Conan, mais plutôt les générations successives de lecteurs et de lectrices d’Angéline de Montbrun.

Ces caractéristiques du personnage de Conan, l’absence de précurseurs et le sacrifice que représente l’isolement, ont aussi pour conséquence de faire apparaître l’écrivaine comme l’instigatrice de changements jusque-là inédits dans l’histoire littéraire. La dimension psychologique d’Angéline de Montbrun est ainsi présentée dans les fictions comme un changement de perspective total par rapport au reste de la littérature de l’époque. Cependant, Marchessault et Simard n’évoquent aucunement cette littérature d’avant Conan, si bien qu’il est difficile pour le lecteur de prendre la juste mesure des innovations qui sont évoquées. Surtout, le lecteur se figure mal, à la lumière de ces textes de fiction, en quoi de tels changements sont liés à une démarche véritablement littéraire, puisque l’oeuvre majeure de Conan est avant tout présentée comme la conséquence d’événements biographiques. Sous la plume de Simard en particulier, Conan ne semble disposer que de peu de contrôle sur sa propre démarche d’écriture, cette dernière étant largement assujettie aux aléas de sa vie amoureuse.

TRAJECTOIRE ET RÉSEAUX DE LAURE CONAN

Les traits qui caractérisent la mémoire de Laure Conan ne sont pas sans fondement historique, mais un retour sur la trajectoire, les réseaux et les modèles littéraires de Conan révèle que cette mémoire est en partie faussée et qu’en réalité, Félicité Angers ne vivait pas dans un désert géographique ou intellectuel. Sans faire émerger d’éléments inédits, nous nous sommes penchés à nouveau sur les faits qui rendent bien visible le décalage entre la réactivation perpétuelle du mythe Laure Conan et la véritable histoire.

Rappelons d’abord quelques éléments contextuels et biographiques concernant la vie de Conan. S’il est vrai que La Malbaie n’est pas exactement un foyer de la vie culturelle au xixe siècle, la région est néanmoins en pleine expansion à partir des années 1820-1830, dans les décennies précédant la naissance de Conan, en 1845. Le nombre de résidents passe de 250 à 2 800 entre 1790 et 1831, un fait notamment attribuable à la réouverture de la route vers Beaupré et la basilique Sainte-Anne, en 1820. Le potentiel touristique de La Malbaie est également exploité dès les années 1850, et la région devient un lieu prisé par les vacanciers qui visitent des établissements comme l’hôtel Duberger et le Chamard Lorne House. Au sein du village, la famille Angers occupe un rôle éminemment public : la mère tient un magasin général et le père est propriétaire du bureau de poste qui se trouve au centre-ville, dans un édifice dominant la rue principale. La famille Angers est donc très engagée dans la vie du village, et c’est dans ce contexte qu’évolue Félicité jusqu’en 1859, au moment où elle part poursuivre ses études chez les Ursulines de Québec.

Lorsqu’elle revient à La Malbaie, en 1862, Conan continue d’occuper une place dans l’espace public par le biais de sa relation, maintes fois ressassée, avec Pierre-Alexis Tremblay. Ce dernier étant député, on s’imagine mal le couple mener une vie retirée. Il est vrai toutefois qu’à la suite de sa rupture avec Tremblay, vers 1871, Angers fut ébranlée par ce qu’elle considérait comme une révélation mystique et choisit de se réfugier pendant un temps dans une maison de La Malbaie comportant un jardin clos. Cet épisode a marqué à jamais l’imaginaire entourant Conan, alors qu’elle a par la suite entretenu des liens très étroits avec les figures les plus importantes de son époque. Ce réseau prend une place cruciale dans la vie de l’écrivaine après les décès, presque coup sur coup, de son père, de sa mère et de Pierre-Alexis Tremblay, de 1875 à 1879. Comme l’ont démontré Julie Roy et Marie-Pier Savoie[14], Conan tisse d’abord tout un réseau féminin, notamment lorsqu’elle se rend chez les Soeurs adoratrices du Précieux-Sang, en 1877-1878, et y rencontre des religieuses, comme mère Catherine-Aurélie, qui deviendront d’importantes conseillères et confidentes. Mais Conan développe également tout un réseau masculin, souvent négligé au profit de ce réseau féminin. Elle fréquente ainsi le presbytère de La Malbaie où se réunissent des hommes éminents de son époque comme Paul Bruchési, qui deviendra archevêque de Montréal, Apollinaire Gingras et Éli Angers, jadis ami d’Octave Crémazie, lequel sera bientôt reconnu comme LE poète national du Canada français. Conan découvre également le père Fievez, brillant prédicateur rattaché à la basilique de Sainte-Anne-de-Beaupré, qui représentera pour elle un véritable directeur spirituel, tout comme l’avait été auparavant Joseph Sabin-Raymond.

DEUX FIGURES MARQUANTES : CHAPAIS ET GROULX

Ce bref rappel de la jeunesse, des activités et des amitiés de Conan suffit à déconstruire le mythe de la femme recluse et isolée qui persiste encore aujourd’hui. Mais nous souhaitons nous arrêter encore un moment sur deux figures marquantes de la vie culturelle de l’époque qui ont eu une influence sur la carrière de romancière et la vie de Conan, soit Thomas Chapais et Lionel Groulx, deux historiens. La correspondance de Conan nous informe abondamment sur les liens qu’elle a entretenus avec ces deux hommes, et la nature de leurs échanges laisse voir que l’écrivaine, loin de se soumettre aux volontés de Chapais et de Groulx, cherche plutôt à s’assurer leur appui et leur collaboration pour conforter sa position dans le champ littéraire.

Chapais est un ami du frère de Félicité, avec qui il étudie le droit à l’Université Laval, et il se lie rapidement d’amitié avec elle. Leur relation remonte au moins à 1879, alors que Chapais demande à son père d’intercéder auprès de l’honorable Monsieur Langevin pour éviter la fermeture du bureau de poste et maintenir Félicité dans les fonctions qu’elle y occupe. Dans la lettre qu’il adresse à son père, Chapais précise que « le maintien de mademoiselle Angers au bureau de poste serait certainement bien vu à La Malbaie par tout le monde, sans distinction de parti[15] ». Il contribue aussi à entretenir le réseau autour de Conan et à promouvoir son oeuvre, comme le montre une lettre de Bruchési à Chapais : « Laure Conan a un manuscrit de 25 pages qu’elle m’a passé. Il faut que cela soit imprimé, c’est un journal intime. Nous aurons ce travail pour notre revue [les Nouvelles soirées canadiennes][16]. » Cette amitié dure jusqu’à la mort de Conan ; dans son testament, l’écrivaine lègue à Chapais ce qui représente assurément son bien le plus précieux, en le désignant comme son exécuteur testamentaire, lui conférant ainsi les pleins pouvoirs sur la gestion de ses oeuvres littéraires[17]. Chapais est donc non seulement un ami intime de la famille et de Félicité, mais il est aussi, voire surtout, un conseiller en qui l’écrivaine est prête à placer toute sa confiance. À certains égards, Chapais agit comme un agent littéraire ou comme un éditeur. C’est ce dernier qui fera d’ailleurs publier de manière posthume le dernier roman de Conan, La sève immortelle, en 1925. Comme l’a démontré Marie-Pier Savoie, c’est un véritable commerce littéraire qu’établit Conan dès la publication de son Angéline, commerce qu’elle va maintenir jusqu’à la toute fin de sa vie, grâce à ses aptitudes relationnelles hors du commun[18].

Sur Lionel Groulx, qui représente la figure la plus importante du champ culturel et littéraire des années 1920, l’écrivaine a une certaine ascendance ; elle est de trente-trois ans son aînée et possède déjà, au moment de leur rencontre, une bonne renommée. Néanmoins, l’écrivaine a besoin de son support, notamment pour vendre ses livres à L’Action française et pour jouer sa pièce Aux jours de Maisonneuve. Dans les lettres qu’ils échangent, Angers se fait souvent directe et déterminée. Loin de jouer à la « faible femme » comme le personnage de La saga des poules mouillées, elle adopte une posture qui détonne avec l’image qu’elle incarne dans la mémoire collective :

Je fais réimprimer L’obscure souffrance et La vaine foi réunis pour en faire un prix présentable. Les religieuses disent que les enfants n’aiment pas les trop petits prix. Combien m’en prendriez-vous à L’Action française ? M’y ferez-vous de la réclame [19] ?

Vous savez que je ne suis pas habituée à rencontrer de la bonne volonté. Je n’ai donc pas été fort surprise de votre silence à propos d’Aux jours de Maisonneuve. Permettez que j’y revienne. C’est ma conviction qu’ajustée par quelqu’un qui connaît le théâtre, la pièce réussirait. Pourquoi ne la préparerait-on pas pour l’anniversaire de la fondation de Montréal ? Ce serait le temps d’y songer[20].

Groulx accède à ces demandes : il annonce d’abord à Conan que L’Action française prendra une centaine d’exemplaires de son ouvrage « en attendant de faire mieux », lui assure son intention de « pousser la nouvelle oeuvre[21] » de même que La vaine foi et L’obscure souffrance, et n’oublie pas son drame, Aux jours de Maisonneuve. Évoquant dans une de ses lettres les réticences du milieu théâtral concernant la pièce de Conan, Groulx semble presque s’excuser de ne pouvoir faire marcher « ces artistes de la scène au doigt et à l’oeil » malgré ses « pressantes invites », et assure à l’écrivaine qu’il ne lâchera « pas le morceau de sitôt[22] ». Jouant pratiquement, lui aussi, le rôle d’un agent littéraire, il propose même à l’écrivaine un scénario alternatif pour la représentation de sa pièce : « Si vous le permettez, nous présenterons ce drame à notre prochain concours d’art dramatique qui sera clos en septembre. S’il obtenait le premier prix — ce qui est bien possible —, l’occasion serait magnifique de le relancer[23]. »

Ces échanges avec Groulx montrent bien que tout un pan de la vie de Conan semble avoir été occulté de la mémoire. Si elle demeure une figure relativement discrète, ne s’intéressant guère aux mondanités, Conan est pourtant loin de vivre dans un désert intellectuel. L’écrivaine est en effet capable de reconnaître et de s’associer — pour ne pas dire d’asservir — les figures les plus marquantes de son époque.

LES FICTIONS HISTORIQUES : FILIATIONS, HÉRITAGES ET INSCRIPTION DANS LE CHAMP LITTÉRAIRE

Les réseaux, incarnés entre autres par Chapais et Groulx, montrent que le filon historique est fondamental dans la vie de Conan et, plus encore, dans son oeuvre. C’est également ce que révèlent les modèles, ceux notamment de Garneau et d’Aubert de Gaspé, qui ont clairement influencé la production de Conan, particulièrement dans ses oeuvres à caractère historique. Sans porter atteinte au statut de pionnière de l’écrivaine, ces modèles mettent en évidence des filiations littéraire et historique, et récusent l’idée, véhiculée dans les textes de fiction, selon laquelle Conan ne s’inscrirait dans aucune tradition d’écriture et ne s’approprierait aucun héritage. Si l’oeuvre de Conan innove, comme le soulignent Marchessault et Simard, elle renvoie aussi à des textes précurseurs que la mémoire de l’écrivaine a parfois négligés. Ces filiations se manifestent avant tout dans les romans historiques, qui ont souvent été déconsidérés ou relus à l’aune d’Angéline. En effet, si la vie de Conan est presque systématiquement associée à celle du personnage éponyme d’Angéline de Montbrun, l’étude de sa production littéraire se réduit généralement elle aussi à cette seule oeuvre. Même lorsque des critiques évoquent d’autres textes de Conan, il n’est pas rare que leur lecture repose sur une comparaison, souvent défavorable, avec ce même roman. En 1980, Roger Le Moine affirmait ainsi, dans un article du Dictionnaire des oeuvres littéraires du Québec, qu’À l’oeuvre et à l’épreuve accordait une importance particulière à la psychologie au détriment du cadre historique, lequel se réduirait, selon lui, à un simple décor dans lequel évoluent les personnages[24]. Pourtant, ces romans historiques écrits par Conan sont loin de se présenter comme autant de réécritures d’Angéline de Montbrun, et leur dimension historique n’est pas qu’un prétexte aux intrigues amoureuses ou à une écriture autobiographique. L’exemple de La sève immortelle, que Conan considérait comme son « grand projet littéraire », permettra de faire ressortir les éléments principaux de ce pan de la production de l’écrivaine.

Après avoir fait paraître À l’oeuvre et à l’épreuve, en 1891, puis L’oublié, en 1900, Conan se consacre, au cours des deux décennies suivantes, à la rédaction de La sève immortelle, qu’elle termine sur son lit de mort à l’Hôtel-Dieu de Québec et qui est publié de façon posthume en 1925. Comme dans ses oeuvres précédentes, ce sont les gloires du passé qu’exploite la romancière, en exposant le refus de Guillemette d’épouser un soldat anglais, lequel se double du refus in extremis de Jean Le Gardeur de Tilly, héros de la bataille de Sainte-Foy en 1760, de suivre la belle Thérèse d’Autrée en France ; c’est l’union de Tilly et Guillemette qui vient assurer la descendance du peuple canadien-français et la survie de la race. L’influence de l’historien François-Xavier Garneau au sein de ce roman est manifeste. Déjà, l’épigraphe reproduit une phrase de sa fameuse Histoire du Canada depuis sa découverte jusqu’à nos jours, publiée en 1845 et qui sera rééditée à quelques reprises jusqu’aux années 1880 : « Que les Canadiens soient fidèles à eux-mêmes. » Le point de vue porté sur l’histoire est clairement teinté par cet ouvrage magistral en huit tomes. Il faut mentionner la perspective empruntée par Conan, laquelle vise à rappeler que les Canadiens formaient un peuple de résistants, ainsi que le point d’origine de l’intrigue du roman que constitue la bataille de Sainte-Foy, événement victorieux qui permet à Garneau de démontrer que le Canada est bien cédé à l’Angleterre et non vaincu.

Non seulement Conan révèle-t-elle son admiration pour Garneau dans la fiction, mais elle en témoigne éloquemment dans sa correspondance : « Je ne crois pas que la fille de Garneau elle-même ait jamais eu pour son père les sentiments que je lui conserve[25]. » C’est toute l’oeuvre de Conan qui, en réalité, est traversée par la figure et la pensée de Garneau, d’ailleurs déjà bien présentes dans Angéline de Montbrun. Ainsi que l’expliquent Louise Milot et Fernand Roy dans leur introduction à la réédition en poche du roman en 1991, l’insertion de passages faisant référence à Garneau représente une véritable clé de lecture du roman :

[C]’est en prenant appui sur cet univers « de fiction » que peut s’effectuer l’identification, inattendue à l’époque, à l’idéal social du père, l’historien et homme d’écriture François-Xavier Garneau. […] La venue à la lecture de l’Histoire de Garneau, dans la troisième partie du roman, permet en ce sens à Angéline de s’identifier à sa mère qui écrivait son journal ; elle y trouve le courage et la détermination nécessaires pour faire le choix d’une vie de devoir sur le modèle — inhabituel chez une femme à cette époque — d’un historien et homme d’écriture auquel l’avait déjà sensibilisée son père, et chez qui elle découvrait finalement un idéal historique convenant à sa situation personnelle[26].

Dans un article qu’il fait paraître l’année suivante, dans lequel il étudie la conception de l’écriture de Laure Conan à travers Angéline de Montbrun puis dans ses fictions historiques, Fernand Roy va encore plus loin en affirmant :

Laure Conan n’a finalement écrit qu’un type de roman : elle aurait probablement été bien plus malheureusement manipulée par l’institution littéraire si l’abbé Casgrain l’avait incitée à écrire des romans encore plus psychologiques, car alors, elle se serait emprisonnée elle-même dans la maison de son père[27].

C’est dans cette perspective, ce renversement de perspective, plutôt, que l’on peut reconsidérer Angéline à l’aune des romans historiques subséquents, qui constituent le coeur de sa production, mais demeurent trop peu considérés.

Dans son article « Femmes et patrie dans l’oeuvre romanesque de Laure Conan », Maïr Verthuy, procédant à un « examen du schéma de ses quatre principaux récits » afin de déterminer si la romancière a « intériorisé la symbolique masculine officielle » ou si elle livre, au contraire, « une autre version de la situation classique[28] », inclut La sève immortelle. Elle démontre, entre autres, que la structure « relativement complexe » du roman ressemble à celle d’Angéline, et que c’est le propos, qui est « maintenant de montrer un pays qui résiste de façon active, qui entend transformer sa défaite en victoire d’une autre sorte[29] », qui y a évolué, dans le sens de l’Histoire de Garneau bien entendu. En fin de parcours, Verthuy en arrive à la conclusion que « Laure Conan ne résout pas la question de l’identité nationale des femmes », mais qu’« elle la pose de façon très claire et dans une optique radicalement différente de celle des hommes[30] ». Pourtant, il ne faut pas perdre de vue que la dernière oeuvre de Conan reprend presque intégralement l’intrigue des Anciens Canadiens de Philippe Aubert de Gaspé père, autre figure littéraire marquante de l’époque de Conan et à qui elle voue le même respect qu’à Garneau. Le refus de Guillemette d’épouser un soldat anglais et celui de Jean de Tilly d’épouser la Française Thérèse d’Autrée se présentent comme une sorte d’hommage à celui qui est déjà reconnu comme le père du roman historique québécois. Si l’objectif de Conan est en partie de présenter un point de vue féminin sur l’Histoire, il est surtout de s’inscrire dans la lignée des modèles prisés de son époque et d’offrir aux Canadiens un grand roman national au même titre que ses prédécesseurs.

Comme le démontre Julie Roy, Conan s’inspire également de Mlle Chagnon, écrivaine tombée dans l’oubli mais à qui l’on doit Les fiancés d’outre-tombe (1869), roman historique clairement influencé par Manzoni et le mouvement romantique[31]. À l’oeuvre et à l’épreuve s’inscrit dans cette filiation en reprenant le thème du missionnaire martyr de la foi et en favorisant non pas le parcours et les exploits de l’homme, mais bien les tourments intérieurs suscités par cette vocation. Sur les rapports existant entre l’oeuvre de Mlle Chagnon et celle de Conan, Roy pousse encore la réflexion dans un article de 2007, où elle démontre « la filiation inédite » qui existe entre les deux romancières historiques :

En choisissant de s’illustrer dans le roman historique, Mlle Chagnon et Laure Conan s’inscrivent dans un genre dominant dans le contexte littéraire de leur époque. Ce choix est non seulement lié à la reconnaissance littéraire que celui-ci peut leur apporter, mais consiste également à se donner une autorité sur la mémoire. La mémoire, tant pour Mlle Chagnon que pour Laure Conan, n’est pas uniquement cette mémoire des héros de la Nouvelle-France vantée par les lettrés de l’époque, mais aussi, et surtout, une mémoire de femmes[32].

Dans cette stratégie de légitimation qui repose sur la transmission, la filiation et non sur la distinction, Conan reconnaît l’antériorité de Mlle Chagnon et va même jusqu’à refuser la maternité du roman historique au féminin[33]. Or ce refus de Conan de s’élever au-dessus de la mêlée, de se distinguer de sa communauté aussi bien littéraire que féminine, vient de plus belle contrecarrer l’image de la femme recluse surimposée à la figure de l’écrivaine.

Dans sa thèse sur Le roman national des femmes du Québec (1891-1984), Katherine Ann Roberts consacre le troisième chapitre aux romans historiques de Conan À l’oeuvre et à l’épreuve, L’oublié et La sève immortelle. Comme elle le rappelle d’entrée de jeu, « quoique bien reçus par la critique journalistique de l’époque, ces trois récits n’ont suscité que des analyses sommaires[34] ». Le regroupement en sous-corpus qu’opère Roberts est inédit et, par son étude approfondie, celle-ci entend combler une lacune évidente en cherchant les « traces d’une perspective féminine dans un genre qui […] demeure essentiellement masculin au Québec[35] ». Reprenant à son compte les observations de Milot et de Roy sur la continuité plutôt que sur la rupture existant entre Angéline et la production historique de Conan et déboulonnant le lieu commun selon lequel cette dernière aurait emprunté la voie du roman historique sous la houlette de Casgrain, Roberts montre que le passage du roman psychologique au roman historique, loin de représenter un affadissement de la carrière de Conan, témoigne tout au contraire d’une véritable « quête d’autorité discursive[36] » de la part de la romancière. Il ne fait nul doute que, par sa production romanesque historique, celle-ci cherche à occuper une position de pouvoir dans le champ littéraire de son époque. C’est comme un grand écrivain national, au même titre que les Garneau et de Gaspé qu’elle estime, que Conan aspire à être reconnue.

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La présentation de Roy et de Milot, l’article de Verthuy, tout comme le chapitre de thèse de Roberts et les textes de Julie Roy demeurent jusqu’à ce jour les rares études à aborder les romans historiques de Conan, et elles ne paraissent malheureusement pas avoir été en mesure de renverser la perspective sur l’écrivaine. Si elles ont contribué à nuancer l’image de Conan en montrant comment l’écrivaine s’est inscrite dans le champ littéraire de l’époque, le discours critique, relayé par la fiction, a persisté dans sa tendance à amalgamer le destin pathétique de Laure Conan et celui du personnage d’Angéline, et surtout à résumer sa vie à une courte période d’isolement, de 1870 à 1877. Cela à l’encontre de plusieurs faits biographiques et de la part la plus importante de la production de Conan, qui est incontestablement historique et s’accorde ainsi à la pratique littéraire dominante de son temps. Il y a donc un écart palpable, que nous avons tenté de saisir ici, entre la Laure Conan du mythe et la Laure Conan historique.

Il resterait maintenant à réfléchir aux causes de ce décalage. On peut certainement avancer que le déclin du roman historique, qui, dans les années 1930-1940, est de plus en plus relégué à la sphère populaire et à la littérature de jeunesse, a joué un rôle déterminant dans la mise à l’écart d’une partie de l’oeuvre de Conan. Cette perspective permettrait sans doute d’expliquer en partie le choix de Fides d’éditer Angéline de Montbrun plutôt qu’un autre texte mieux connu à l’époque, et contribuerait aussi à mieux faire voir le contexte favorisant la consécration de ce roman psychologique. Une autre piste à considérer serait celle de l’importance de la perspective féministe qui, quoiqu’elle ait entraîné un réel décloisonnement et un renouvellement dans l’analyse de l’oeuvre, semble par ailleurs avoir quelque peu occulté les réseaux et les modèles masculins — ceux de Chapais, Groulx, Garneau, Aubert de Gaspé, que nous avons évoqués, mais aussi de Chauveau et de Garneau fils —, lesquels sont pourtant fondamentaux chez Conan. Enfin, d’un point de vue plus global, il faudrait se pencher sur les opérations de sélection et de hiérarchisation qui entrent en jeu dans la construction de l’histoire littéraire et de la mémoire collective. Au Québec, la représentation d’écrivains de la fin du xixe siècle et du début du xxe dans des textes de fiction vise souvent à faire, par le biais de récits biographiques, l’histoire de la genèse de la littérature nationale. Il n’est pas rare que la vie des écrivains et leur production soient réévaluées en regard de cet objectif, ce qui joue pour beaucoup dans la mémoire de ces figures. À cet égard, le cas de Conan apparaît comme exemplaire.