J’écris cette chronique à Saint-Michel-de-Bellechasse, devant le fleuve aux trois quarts gelé, ses flots hérissés figés dans la froidure, comme s’il n’osait pas franchir le seuil de la nouvelle année. En ce temps de bilans, de pensées rétrospectives, de tentatives de rectifier le tir ou le sens de nos gestes, que peut-on attendre de la poésie ? Son poids pèse-t-il dans la balance de nos apprentissages ? En guise de réponse, je vous parlerai de quelques livres qui me sont apparus comme de véritables leçons de poésie, et c’est guidée par leur sagesse que je souhaiterais voir se dérouler cette année qui commence. Si la poésie ne devait dire qu’une seule chose, si elle ne devait parler qu’une fois avant de se taire, que dirait-elle ? Cette question surgit dès qu’on ouvre Lesadieux, de René Lapierre, et aussitôt on est tenté de répondre c’estcela, alors que quelques pages plus loin on se dit c’estplutôt cela, et plus loin encore non, c’est vraiment cela ; mais voilà, ça n’en finit pas de nous sauter aux yeux, et ça s’enchaîne comme ça pendant 411 pages. On sort de cette lecture abasourdi tant cette parole vise juste et atteint sa cible — le coeur de tout être et ce qu’il sait faire de mieux : aimer. Mais ô combien difficile est cette action, combien galvaudé est le verbe qui la désigne ! Que signifie au juste aimer ? René Lapierre pose cette difficile question en restant fidèle à sa manière, qui consiste à entremêler méditation, réflexion, récit, histoire, fiction, science. Divisé en trois parties (« Clartés », « Défaites », « Commencements »), chacune formée de plusieurs suites et précédée d’une épigraphe relatant un événement s’étant déroulé quelque part entre 1916 et 2016, le livre s’échelonne sur un siècle — mais en réalité il couvre une période beaucoup plus vaste, remontant jusqu’aux récits bibliques. Ainsi se succèdent les rencontres, les naissances et les morts, les drames petits et grands, les moments de grâce. Fondé sur un paradoxe — ce qui nous unit est notre solitude —, le projet se place à l’enseigne de la multiplicité, faisant se succéder les témoins, les voix, les références. Suivant une démarche inspirée de la dialectique négative, Lapierre multiplie les effets de contrastes, d’entrechoquements, de renversements. Aimer est une ascèse, exige un engagement sans condition, mais, nous dit encore le poète, c’est notre seule et dernière chance. Qu’aurons-nous fait de notre humanité ? Cela, cette question, importante entre toutes, nous est instamment posée. La parole d’amour est une offrande, un don, une main tendue. D’où l’importance du corps dans ce livre, car en lui se trouvent nos failles, nos déchets, nos rejets. Nos corps se révoltent dans la souffrance, devant « l’horreur du mangeable » (58) ; il faut les écouter : Si le mensonge s’oppose à l’amour, la peur est son plus grand ennemi ; elle est le terreau de la haine. La dureté, écrit Lapierre, « est la peur extrême/de l’amour » (134). Ainsi celui qui aime est un homme nu, un homme défait de ses illusions, prêt à assumer sa honte, sa détresse, à affronter ses peurs, à renoncer au mensonge : « Cet amour, dit-il, je voudrais pouvoir/le porter, ridicule et sincère/autant que je puis l’être. » (405) Et cependant il se dispose à endosser toutes les identités. À travers lui, tous les oubliés, les abandonnés, les violentés de la terre accèdent à la parole. Hommes et femmes, de Jeanne d’Arc aux beautés de la Main en passant par les soldats tués à Dieppe, tous sont réunis dans …
Leçons de poésie[Notice]
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DENISE BRASSARD
Université du Québec à Montréal