Se souvient-on de ce que Lukács disait du roman pour le distinguer des autres genres littéraires, à savoir qu’il mettait en jeu, essentiellement, la relation entre l’individu et le monde, et cela dans la perspective d’un devenir ? Dans un essai récent qui a beaucoup fait parler, Isabelle Daunais propose une perspective sur le roman qui me paraît dériver de la pensée de Lukács, par exemple lorsqu’elle demande à ce genre d’être aventure, récit d’une transformation du sujet à la faveur d’un combat livré contre des forces hostiles. Que ce soit sur le mode de l’apprentissage ou de la désillusion, le sujet est soumis à des contradictions, les siennes propres étant le plus souvent le symptôme de contradictions sociales et historiques. Ainsi, pour Lukács, « le roman est la forme de l’aventure » dont le contenu est « l’histoire de cette âme qui va dans le monde pour apprendre à se connaître, cherche des aventures pour s’éprouver en elles et, par cette preuve, donne sa mesure et découvre sa propre essence ». Certes, le roman a connu d’importantes mutations depuis 1920, date de parution du fameux essai de Lukács, si bien qu’il devient hasardeux aujourd’hui de formuler une théorie générale du roman. Néanmoins, la dialectique entre l’individu et le monde ne me paraît pas caduque, et au vu du nombre impressionnant de « récits de soi » qui paraissent chaque année, on ne saurait nier la prégnance d’un modèle narratif visant la connaissance de soi à travers une série d’épreuves. Aussi, dans l’optique d’une approche du roman contemporain qui chercherait à rendre compte de la manière dont peut se raconter aujourd’hui le devenir du sujet dans son rapport au monde, il me paraît opportun d’interroger un type de dispositif narratif qui, sans être dominant, s’est considérablement « démocratisé » ces derniers temps, alors qu’il était plutôt associé depuis une cinquantaine d’années aux recherches avant-gardistes. Ce dispositif présente à des degrés divers les caractéristiques suivantes : Certains de ces traits ne sont pas nouveaux. Dès 1948 au Québec, Au-delà des visages d’André Giroux faisait se succéder sur quinze chapitres autant de narrateurs, et ce, en l’absence du personnage principal, un homme accusé de meurtre, que l’on découvrait à travers leurs témoignages contrastés. Trou de mémoire (1968) d’Hubert Aquin voit aussi se relayer différents narrateurs se commentant mutuellement, quand ce n’est l’éditeur (fictionnel) qui ajoute son grain de sel. Les fous de Bassan (1982) d’Anne Hébert est pour sa part un assemblage de « Livres » faisant entendre les points de vue des différents acteurs d’un drame. Dans chacun de ces cas, néanmoins, un sujet central se dessine, que ce soit un personnage ou un événement qui concerne tout le monde. La multiplication des perspectives a pour but de cerner un même phénomène, alors que l’hétérogène dans le roman actuel donne davantage lieu à une dislocation et à une dispersion du sujet dans une variété plus ou moins grande de destins individuels. L’une des oeuvres les plus représentatives de cette façon de construire un roman est celle que propose Jean-Simon DesRochers depuis La canicule des pauvres. Dans ce roman, on voit évoluer en alternance, dans des chapitres séparés, vingt-six personnages dont le seul point commun est d’habiter un même édifice. Très peu parmi eux entreront en contact avec leurs voisins ; ils mènent des vies parallèles. Des vies ? Pour chacun, un fragment d’existence étalé sur une dizaine de jours. Dans Le sablier des solitudes, le même concept des vies séparées (treize, cette fois-ci) est rejoué, le point de rencontre de ces solitudes étant cette fois un carambolage …
Le sujet et l’hétérogène[Notice]
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DOMINIQUE GARAND
Université du Québec à Montréal