Résumés
Résumé
« Le corps est le bougé de l’âme », écrit le philosophe Jean-Luc Nancy dans ses 58 indices sur le corps et Extension de l’âme. Au théâtre, cette mouvance d’une intériorité qui affleure sur le corps trouve sur la scène, dans le jeu et la présence de l’acteur, sa pleine incarnation. Or, en amont de celle-ci préexiste souvent au corps de chair un corps de papier. En effet, entre les pages du texte dramatique que préoccupe la corporéité y a-t-il souvent un « déjà-là » du corps qui s’énonce. Tissé de mots, ce corps est à la fois tout entier tendu vers la scène et indépendant de toute actualisation scénique (dont il pourra, néanmoins, se révéler un ressort important). Porteur de différents discours — souvent noués à la question de l’identité —, le corps qui se déploie sur la page se donne à lire à travers différentes poétiques d’énonciation qui, peu à peu, en tracent les contours. Cet article analyse les rapports qui se nouent entre ces poétiques énonciatives et les imaginaires du corps rencontrés dans les pièces Yukonstyle, de Sarah Berthiaume, et Nacre C, de Dominick Parenteau-Lebeuf. Il s’agit d’étudier la dynamique établie entre l’imaginaire corporel et l’énonciation, et de voir comment, par le biais de poétiques énonciatives différentes — mécanique dissociative et narrativité mobile chez Sarah Berthiaume, abolition du « Je » énonciatif chez Parenteau-Lebeuf —, chaque pièce propose, à travers la trajectoire de la parole, un parcours extatique, soit une échappée hors de soi, et parfois hors du monde. Cyr observe comment cette parole, dissociée, inassignable ou fractionnée, rend compte d’un corps désinvesti, provisoirement ou définitivement étranger à lui-même.
Abstract
“The body is the shifting of the soul,” as philosopher Jean-Luc Nancy poetically put it in 58 indices sur le corps et Extension de l’âme. On stage, in the theatre, the movement of an interiority that comes to the surface of the body is fully embodied in the actor’s presence and acting. Before that moment, however, a body of paper often predates the body of flesh. In the pages of the dramatic text preoccupied by corporeity, the body’s “already-there” is often uttering itself. Woven of words, this body is at once entirely focused on the stage and independent of any stage actualization (although it may, nonetheless, reveal itself a key element of stage life). Carrying a range of discourses often related to the issue of identity, the body that deploys itself on the page offers itself to be read through a variety of poetics of utterance that gradually trace its contours. In this article, the author analyzes the relationships between these poetics and bodies as imagined in the plays Yukonstyle, by Sarah Berthiaume, and Nacre C, by Dominick Parenteau-Lebeuf. What she finds interesting is not the body as theme but the dynamic established between the bodily imaginary world and utterance. In particular, she examines how, through the use of different poetics of utterance—dissociative mechanics and mobile narrativity in the case of Sarah Berthiaume, abolition of the speaking “I” on the part of Parenteau-Lebeuf—each play proposes, through its trajectory of speech, an ecstatic route: an escape out of oneself, and sometimes out of the world. Cyr observes how this speech, dissociated, unassignable, or fragmented, accounts for a body that is disinvested, temporarily or permanently a stranger to itself.
Resumen
“El cuerpo es el moverse del alma”, escribe oportunamente el filósofo Jean-Luc Nancy en sus 58 índices sobre el cuerpo y Extensión del alma. En el teatro, esta influencia de una interioridad que aflora sobre el cuerpo encuentra en el escenario, en el juego y la presencia del actor, su plena encarnación. Ahora bien, antes que ésta, existe con frecuencia en el cuerpo de carne un cuerpo de papel. En efecto, entre las páginas del texto dramático preocupado por la corporeidad, hay frecuentemente un “ya allá” del cuerpo que se enuncia. Tejido con palabras, este cuerpo está a la vez totalmente tendido hacia el escenario e independiente de cualquier actualización escénica (de la cual podrá resultar, no obstante, un impulso importante). Portador de discursos diversos –muchas veces ligados a la cuestión de la identidad–, el cuerpo que se despliega en la página se da a leer a través de diferentes poéticas de enunciación que, poco a poco, delinean los contornos. En el presente artículo, me dedicaré a analizar las relaciones que se tejen entre estas poéticas enunciativas y las imaginarias del cuerpo encontradas en las obras Yukonstyle, de Sarah Berthiaume, y Nacre C (Nácar C) de Dominick Parenteau-Lebeuf. Por lo tanto, lo que me interesa aquí no es el tema del cuerpo, sino más bien la dinámica que se establece entre el imaginario corporal y la enunciación. Estudiaré particularmente cómo, a través de poéticas enunciativas diferentes –mecánica disociadora y narratividad móvil en Sarah Berthiaume, abolición del «Yo» enunciativo en Parenteau-Lebeuf–, proponiendo cada obra, a través de la trayectoria de la palabra, un recorrido extático, esto es, una escapada fuera de sí, y a veces fuera del mundo. Observaré cómo esta palabra, disociada, inasignable o fraccionada, da cuenta, aquí, de un cuerpo desinvertido, provisional o definitivamente extraño a sí mismo.
Corps de l’article
« Le corps est le bougé de l’âme », écrit le philosophe Jean-Luc Nancy dans ses 58 indices sur le corps et Extension de l’âme[1]. Au théâtre, ce mouvement d’une intériorité qui affleure sur le corps trouve sur la scène, dans le jeu et la présence de l’acteur, sa pleine incarnation. Or, en amont de celle-ci préexiste souvent au corps de chair un corps de papier. En effet, entre les pages du texte dramatique préoccupé par la corporéité, il y a souvent un « déjà-là » du corps qui s’énonce. Tissé de mots, ce corps est à la fois tendu vers la scène et indépendant de toute actualisation scénique (dont il pourra, néanmoins, se révéler un ressort important). Dans la dramaturgie québécoise actuelle, ce « déjà-là » corporel affirme sa présence de façon marquée[2]. Porteur de différents discours — souvent liés à la question de l’identité —, le corps qui se déploie sur la page se donne à lire à travers les différents procédés d’énonciation qui, peu à peu, en tracent les contours. Dans le présent article, je m’attacherai à analyser les rapports qui se nouent entre ces procédés énonciatifs et les imaginaires du corps rencontrés dans les pièces Yukonstyle[3], de Sarah Berthiaume, et Nacre C[4], de Dominick Parenteau-Lebeuf. Ce n’est donc pas uniquement le thème du corps qui m’intéresse ici, mais bien la dynamique établie entre l’imaginaire corporel et l’énonciation. En particulier, j’examinerai comment, par le biais de stratégies énonciatives différentes — mécanique dissociative et narrativité mobile chez Sarah Berthiaume ; abolition du « Je » énonciatif chez Parenteau-Lebeuf —, chaque pièce propose, à travers la trajectoire de la parole monologuée, un parcours extatique, soit une échappée hors de soi, et parfois hors du monde. J’observerai à travers une perspective théorique hybride, au carrefour des approches dramaturgiques et anthropologiques, comment cette parole, dissociée, inassignable ou fractionnée, met au jour, ici, un imaginaire corporel et discursif particulier. Cette double perspective, qui tient compte de la dimension composite des conceptualisations du corps, toujours partielles, irréductibles à un seul système de pensée et traversées par divers faisceaux de discours, favorise une saisie plurielle du corps, provisoirement « épinglé », circonscrit dans un territoire interdiscursif marqué par la complémentarité et, parfois, par la friction[5]. Dans les deux textes choisis, nous le verrons, cette perspective révèle un corps désinvesti, provisoirement ou définitivement étranger à lui-même.
Construit par la parole, ce devenir autre du corps est aussi indissociable de l’élaboration d’un imaginaire identitaire. En effet, la question de l’identité apparaît ici centrale. Comme le rappelle l’anthropologue David Le Breton, les oeuvres artistiques et littéraires qui font du corps un « formidable analyseur du monde » nous disent que « [l]a condition humaine est corporelle, mais [que] le rapport à l’incarnation n’est jamais résolu[6] ». Ce rapport s’élabore dans la fluctuation. Il se tisse dans une reconfiguration permanente qui, pour un temps, établit une identité toujours provisoire puisque « [l]’identité personnelle n’est jamais une entité, elle n’est pas enclose, elle se trame toujours dans l’inachevé[7] ». Pour Le Breton, l’identité constitue donc « un sentiment » et « le Moi est l’ensemble des discours virtuels que l’individu est susceptible de tenir sur soi[8] ». Rivées au corps, ces constructions discursives tendent à préserver l’essentiel de soi au fil du temps, mais elles sont aussi amenées à être modulées, déplacées, brisées, selon des circonstances (intérieures ou extérieures) qui viennent les altérer. De tels moments de perturbation, où la trame du discours sur soi est cassée, perdue ou brutalement infléchie, abondent dans les textes de Berthiaume et de Parenteau-Lebeuf. Ils s’énoncent à travers les tracés, fluctuants, de la parole solitaire.
PAROLE MONOLOGUÉE
« [L]e texte n’est toujours que le canevas du dire […]. [Il] est cet aménagement du langage à faire paraître la parole[9] », avance l’auteur Hervé Bouchard à propos de l’écriture dramatique. Le texte de théâtre, lieu sans doute le plus manifeste du « parler dans l’écrit », révèle cette parole à « faire paraître » à travers différents dispositifs énonciatifs, du dialogue à diverses structures polyphoniques, en passant par la parole monologuée. Forme particulière de l’énonciation d’un point de vue sensible sur soi ou sur le monde, le monologue est aujourd’hui privilégié par de nombreux dramaturges qui lui réservent une part importante de l’énonciation plutôt que de lui accorder, comme c’était le cas traditionnellement, la part congrue d’une structure textuelle essentiellement dialoguée[10]. Nombreux également sont les auteurs et les créateurs scéniques qui élaborent des monodrames, où un seul énonciateur est chargé de faire entendre une parole démultipliée, ou qui forgent des oeuvres reposant sur la parole d’une unique instance énonciative[11]. Ainsi, tout comme ces « dramaturges ciseleurs de monologues[12] » que sont Enzo Cormann, Noëlle Renaude, Angélica Liddell, ou, au Québec, Pol Pelletier, Evelyne de la Chenelière, Jennifer Tremblay, Sébastien David et Annick Lefèbvre, Sarah Berthiaume et Dominick Parenteau-Lebeuf participent de cette mouvance, tout actuelle, de réappropriation de la parole monologuée.
En effet, comme le remarque Anne-Françoise Benhamou, « après trois cents ans de dramaturgie fondée sur le dialogue, voici qu’à nouveau, aujourd’hui, le monologue a la part belle[13] ». S’il se révèle protéiforme, fortement imprégné de la singularité des imaginaires des auteurs qui le façonnent, le monologue contemporain porte néanmoins quelques marques récurrentes, repérables, à divers degrés, d’un univers dramatique à un autre. Du côté de la dramaturgie québécoise, parmi ces marques, semblant renouer avec l’esthétique symboliste qui, dans la foulée de Strindberg, « tente de reproduire les errances de la subjectivité[14] », l’exploration de l’intime, de la vie intérieure, s’affirme aujourd’hui nettement et vient se substituer à l’énonciation d’une parole fédératrice, expression de toute une collectivité. Ainsi, alors que dès la fin des années 1960, et tout au long des années 1970, « le monologue, représentatif d’un besoin de se dire, de se connaître et de s’affirmer, a permis au peuple québécois de passer de la reconnaissance d’un moi individuel à celle d’un moi collectif[15] », voici qu’il réinvestit aujourd’hui les paysages escarpés de l’intime, comme l’exprime Élizabeth Plourde :
À partir de 1980, le discours fédérateur ne fait plus consensus. Sans autre forme de procès, l’expression « projet commun » semble, brutalement, frappée d’anathème. Portés par un désir d’exploration, les dramaturges se mettent à la recherche de nouvelles modalités d’énonciation […] aptes à traduire des préoccupations qui s’émancipent des drames publics pour mieux dévoiler des désordres de nature privée […]. Adhérant au vaste mouvement introspectif qui propulse d’un même élan dramaturgie et écriture scénique, le monologue délaisse le domaine du public et ses préoccupations collectives pour sonder les territoires de l’intime[16].
Or, dans les textes actuels, ces « territoires de l’intime » ne sont plus, comme dans l’écriture symboliste, des espaces intérieurs traversés par une subjectivité qui, bien qu’errante ou en proie au désarroi, révèle un moi singulier. Plutôt, les dramaturgies contemporaines empruntent souvent la voie du monologue pour mettre au jour un moi qui, à l’instar du sujet moderne et postmoderne, ne coïncide pas totalement avec lui-même[17]. Ambivalent, plurivoque, dissout ou diffracté, ce moi est mouvant, inassignable ; il est érigé par la parole, puis, inévitablement, se trouve érodé, défait, déplacé, avant d’être remodelé ailleurs et à nouveau par le truchement du déferlement monologué. Les contours du personnage ou de l’instance énonciative qui en tient lieu (voix, « impersonnages[18] ») se montrent friables, ses frontières cèdent sous la débâcle logorrhéique ou dans les remous d’un ressassement de mots qui disent un moi morcelé, en perpétuelle quête d’identité. Empruntant souvent à la poétique woolfienne du stream of consciousness (« courant de conscience »), le monologue contemporain « donne ainsi fréquemment accès […] à un déferlement qui révèle la complexité de la saisie d’une identité désormais mise en crise par tous les heurts, incohérences, diffractions et voies de traverse propres à l’intériorité telle que la modernité l’a définie depuis le début du siècle : un espace en reconfiguration permanente[19] ».
Chez Sarah Berthiaume et Dominick Parenteau-Lebeuf, cet espace à la géométrie fluctuante, où se déploient diverses voix, souvent féminines, n’est donc plus celui d’une prise de parole commune, féministe, vecteur, comme dans La nef des sorcières[20] ou Les fées ont soif[21] d’un discours à la fois transgressif et rassembleur. Cela ne revient toutefois pas à dire que les pièces des deux auteures se détachent de toute forme de filiation avec le « théâtre des femmes » des années 1960-1970. Chez Sarah Berthiaume, cette filiation est lisible, par exemple, dans les questions abordées (identitaires, sexuelles) et, nous y reviendrons, dans l’élection, pour plusieurs textes, d’une forme spécifique : la juxtaposition de monologues. Chez Dominick Parenteau-Lebeuf, qui privilégie aussi les formes monologuées, un questionnement à l’égard de l’héritage féministe traverse quasiment l’ensemble de l’oeuvre, de Dévoilement devant notaire (2002) à Iris tient salon (2015), en passant par Portrait chinois d’une imposteure (2003) et les quatre courtes pièces formant le recueil Filles de guerres lasses (2005). Or, chez les deux dramaturges, ce questionnement est de l’ordre de l’intime et ne s’accompagne d’aucune velléité rassembleuse[22].
Plutôt, les paysages de la parole qui se dessinent chez elles, par le biais de l’énonciation solitaire, sont ceux d’un morcellement du moi, lequel se révèle effrité, atomisé, dérobé à lui-même ; un moi tissé d’ambivalences, investi par des voix hétérogènes qui le font voler en éclats. Paradoxe notoire, on le verra, ce moi qui ne cesse de se dire et de se répandre à travers la parole monologuée, vecteur d’une lancinante quête identitaire, est aussi le lieu d’une perpétuelle insaisissabilité.
YUKONSTYLE OU LA PAROLE DISSOCIÉE
Écrite en 2013, produite presque simultanément en France et au Québec[23], la pièce Yukonstyle fait connaître Sarah Berthiaume et marque un tournant dans le parcours de l’auteure. Les dispositifs dramaturgiques mis en place dans ses premiers textes, tels Le déluge après (2008) ou Villes mortes (2013), notamment l’établissement de la spatialité par la seule parole ou encore l’alternance entre dialogues heurtés et monologues torrentueux, sont, ici, développés plus avant et mis au service d’un regard fin et aiguisé, posé sur les temps présents. Yukonstyle raconte comment « quatre solitudes déracinées, livrées à la déshumanisation d’un Occident vide de tout rêve, vont passer l’hiver du Yukon, traverser cette étrange initiation, et réinventer ensemble, sur les décombres de leurs vies en friche, une famille de hasard, une communauté de secours, une certaine forme d’espérance[24] ». Dans le texte s’entrecroisent les trajectoires de Garin, Yuko, Kate et Dad’s, des êtres dont la déroute dans l’immensité glaciale du Yukon s’exprime à travers des procédés d’énonciation spécifiques, appartenant à deux registres. Le premier est ancré dans le réalisme. Il fait du corps le lieu d’une expérience sombre : celle de la douleur, du froid, de la solitude et de la perte. Ce corps expérientiel apparaît, par petites touches, dans les échanges dialogués. Le deuxième registre énonciatif — celui que j’aborderai ici — contraste fortement avec le premier. Portée par les monologues, cette fois, l’énonciation est imprégnée d’envolées poétiques. À l’inverse de l’énonciation dialoguée, qui est rude, cassante et marquée par la pauvreté de la langue, la parole monologuée, qui, on le verra, emprunte davantage à la narrativité qu’à la dramaticité, se caractérise par le déferlement des mots et des images, et par une langue au registre poétique soutenu. Or, pour faire entendre cette poésie âpre, l’auteure use d’un procédé de déplacement : une mécanique dissociative.
Ainsi, dans plusieurs passages de la pièce, le personnage n’est pas l’énonciateur de sa propre expérience corporelle ; celle-ci est plutôt prise en charge par un autre locuteur qui, momentanément, endosse un rôle de narrateur. Omniscient, détenteur de connaissances que l’autre personnage lui-même ignore, ce narrateur, par transfert kinesthésique, s’infiltre dans l’intériorité de l’autre, rend compte de ses perceptions physiques comme de ses pensées et de ses désirs. À la fois dans la fiction et, sporadiquement, tiré hors de celle-ci, ce narrateur correspond à ce que Julie Sermon désigne comme un « énonciateur incertain », un personnage aux contours imprécis et à l’identité trouble et mouvante[25]. Le procédé dissociatif est mis en place dès le monologue inaugural de la pièce, alors que l’arrivée de Kate à Whitehorse est décrite par Garin. Ce dernier endosse alors les différentes fonctions de témoin, de narrateur externe et de personnage :
Y, 10-11Whitehorse.
La nuit.
L’hiver.
Moins 45 degrés Celsius.
La limite entre le froid et la mort.
Une fille habillée en poupée fait du pouce le long de la route principale […].
Elle a froid.
Évidemment.
Crissement de neige sous ses bottes à plateforme.
Froufrou de dentelle sur ses cuisses engourdies.
Un prénom fait son chemin du chaud de son ventre au bord de ses lèvres
Et s’échappe en fine buée rose dans la nuit cassante du Yukon.
Jamie […].
Je ne la connais pas encore
Cette fille
Mais ça ne saurait tarder.
Elle arrive chez moi.
Ici, l’instance énonciative est plurielle. Initialement alignée sur le personnage de Garin, et porteuse de son discours descriptif, elle se transforme ensuite en un espace énonciatif habité par l’altérité, par une autre voix, celle de Kate, murmurant le prénom d’un amoureux de passage, « Jamie », avant de réintégrer sa fonction initiale. Ce procédé, où s’entremêlent dans une même énonciation des présences multiples, s’apparente à ce que Françoise Heulot-Petit désigne comme celui de la « voix traversante » :
Les « paroles rapportées », vocable emprunté à l’analyse traditionnelle du discours, peuvent être utilisées dans le monologue de manière plus large, recouvrant alors le discours direct, indirect libre jusqu’aux limites de la polyphonie, du versant où une instance énonciative est décelable (voix dissociée) jusqu’au moment où elle devient une bouche parlante traversée par une voix (voix traversante) […]. L’autre est donc encore présent parce que sa parole se fait entendre, mais c’est une parole réactivée, un surgissement issu du silence, celui du passé[26].
Par ailleurs, ce n’est pas toujours, dans Yukonstyle, la parole de l’autre qui traverse le discours du monologueur. Plus encore que cette parole, ce sont les sensations corporelles, souvent nouées à une mémoire peu accessible, ou, du moins, « verrouillée » à l’état de veille, qui sont prises en charge par un narrateur (provisoirement) externe à la fiction. Ainsi, dans certains passages, ce narrateur — une fonction mobile, qui, dans la pièce, passe d’un personnage à l’autre — sera celui qui, s’infiltrant jusque dans les rêves d’un autre personnage, révèle la persistance chaude du souvenir sensoriel ou sexuel. Ainsi en va-t-il de Yuko, témoignant du rêve de Kate :
Y, 30Kate se love dans son souvenir de Jamie
Et s’endort
En rêvant à cette manière qu’il avait de la toucher
Son corps comme un moteur précieux avec des pièces compliquées
Qu’il aurait montées et démontées toute la nuit durant.
Ici, la mémoire de l’expérience corporelle, de la rencontre sexuelle, ne peut être dite par le personnage. Pour celui-ci, cette mémoire demeure un hors-langage. Elle ne peut être évoquée que par l’autre, le narrateur, seul énonciateur qui, étrangement, à distance, a le pouvoir de rendre dicible ce souvenir qui ne lui appartient pas.
Ailleurs encore, le monologue est pris en charge par le personnage lui-même, celui-ci se posant en témoin détaché de sa propre réalité somatique. Ses actions ne sont pas posées mais narrées. Ainsi, Kate, à la suite d’une agression que lui a fait subir Garin, raconte sa fuite dans la nuit froide. Cette narration obéit à une mécanique dissociative, passant par la description physique d’un corps progressivement engourdi, séparé de lui-même : « Je marche. Je marche. Je marche jusqu’à plus sentir mes jambes, ma face, mon corps, pis quand je les sens plus, je continue de marcher. » (Y, 40) Peu à peu anesthésié, le corps devient le lieu de son propre dépassement fantasmatique, alors que le personnage fait le souhait de se transformer en autobus Greyhound et de filer tout droit vers l’ailleurs, la mer. Ici, paradoxalement, les mots de la noirceur sont nimbés de lumière, porteurs d’une éclaircie entrevue dans une échappée hors du corps, la seule possible : « Je veux me gonfler de paysage pis exploser comme une balloune de fête : devenir une pluie de confettis noirs qui neige, tranquille, sur la nuit cassante du Yukon » (Y, 40), de dire Kate. Actualisée par la parole, cette extase, soit, étymologiquement, « sortie hors du corps », sépare l’être de sa chair et fait du corps, ici, un véritable paysage. Un « bodyscape », paisible, enfin.
Cette échappée hors du corps trouve aussi un écho plus loin. À la toute fin de la pièce, portée par la parole de Kate, elle prend cette fois la forme de la mort figurée par un corbeau qui, dans une vision fulgurante, scintille, se fond en or, avant de redevenir noirceur et d’emporter le corps de Dad’s, le père de Garin, dans le ciel nocturne. Investissant la symbolique du corbeau qui, dans plusieurs mythes autochtones[27], est relié à la métamorphose et à la renaissance, l’auteure l’associe pour sa part au dernier des passages, celui de la vie à la mort, où l’être se déleste de son corps souffrant pour « partir à tire d’ailes » (Y, 66) et se fondre dans la nuit. Dans le dernier monologue de la pièce, alors que Kate s’imagine apercevoir Dad’s voler dans le ciel avec une horde de corbeaux, le passage est accompli. Ce monologue, comme quelques autres disséminés dans le texte, prend la forme d’une longue énumération qui catapulte, au présent et en accéléré, une suite d’impressions et d’instants fugitifs. L’énonciation, bien que liée à l’expérience sensorielle de Kate (qui se trouve à nouveau sur la route), obéit ici aussi à une mécanique dissociative, supprimant cette fois, partiellement, le sujet énonciatif[28] :
Y, 68Kate — Des épilobes en fleur, un troupeau de bisons, une tache de ketchup sur ma robe, Pepsi : the Yukon’s choice, un mal de dos, un sourire du chauffeur, se raser le bikini dans les toilettes d’un Robin’s Donut, des montagnes, de la taïga, une horde de corbeaux, le père à Garin qui vole avec eux-autres, des chars crashés sur le bord de la route […] des champs jaunes, des silos, des jujubes, des peanuts, de la bouette, de la rootbeer, du soleil, du soleil, enfin, du soleil […].
Demain, Swift Current : Where life makes sense.
Débarquer, peut-être.
Ou peut-être pas.
Ainsi, à travers l’énonciation monologuée, apparaissent peu à peu dans Yukonstyle différentes représentations du corps qui, souvent imbriquées avec l’évocation de l’espace, racontent une tentative de fuite. Ces représentations disent l’impermanence identitaire, la dissociation du corps et du moi, la tentation de l’échappée. Une échappée hors de l’être, certes, mais aussi hors de l’univers qui le contient — l’étendue enneigée, froide, et trop vaste du Yukon[29].
NACRE C OU L’ÉROSION DU MOI[30]
Un parcours extatique est aussi mis en place dans Nacre C, l’une des quatre courtes pièces qui composent le recueil Filles de guerres lasses de Dominick Parenteau-Lebeuf. Figure importante de la dramaturgie québécoise, l’auteure, qui a signé plus d’une vingtaine de textes, a développé une écriture habitée par des questionnements sur l’identité féminine, le rapport à la mère, le deuil et la réinvention de soi[31]. Dans Nacre C, elle investit l’imaginaire de l’effritement identitaire, noué à une mise en morceaux du corps. Constituée d’un fugitif instant de remémoration, qui étire le temps dramatique en une longue analepse, cette pièce monologuée met en scène une jeune femme, Ellifal, qui contemple son reflet irisé devant une glace. Depuis que le peintre Érod en a fait sa muse et son oeuvre vivante, son corps est en effet envahi par de petits éclats de nacre, une invasion cutanée qu’accompagne un long parcours menant à la dissolution identitaire. Lentement, dépliant par bribes heurtées un discours qui semble n’avoir d’autre destinataire que son reflet docile et inconsistant, le personnage (se) raconte l’histoire de son propre effritement. Ce parcours se donne à lire (et à entendre) dans la forme même de l’énonciation : dès les toutes premières lignes de la pièce, déployant un discours d’« après la catastrophe[32] », la parole monologuée porte la trace de l’étiolement de l’identité en abolissant le « Je » :
NC, 20Édouard Fox dit Érod Rineva[33]…
À l’origine, aimais tant lui
que si avais une soupe dans mes mains,
le voyais dedans.
Étais sa muse.
Depuis toute petite, avais toujours désiré être belle.
Msemblait que c’était l’ouverture des portes du ciel.
Ici, l’annulation de la première personne du singulier pose le sujet de l’énonciation comme présence en creux, trouée, « blanc » du texte, vide éminemment criant. Cet effet de disparition se trouve également, dans toute l’étendue du monologue, étiré à tous les pronoms personnels alors que les « me » et « moi » sont tronqués, greffés au verbe qui les suit immédiatement : « Msemblait », « Mtrouve laide », « Msuis toujours trouvée laide » (NC, 20). Ce faisant, le procédé, ostensiblement lisible (et audible), vient appuyer le motif central de l’effritement du moi. Ici, « Je » n’est plus « un autre » comme dans la célèbre formule rimbaldienne, il n’est même pas cet agencement complexe et parfois dissonant de « plusieurs autres » du sujet postmoderne : « Je » se pose comme une instance énonciative incertaine qui n’a de cesse de se dérober à elle-même. Espace vacant d’où, malgré tout, émane un discours. Paradoxe notable, le monologue qui, traditionnellement, est privilégié pour exprimer les fluctuations de la vie intérieure du personnage, émane ici d’un quasi « impersonnage[34] », d’une construction fictionnelle inassignable qui, dans la pièce, n’a de cesse d’osciller entre effacement et tentative de recomposition de soi. Cette ambivalence constitue la principale dynamique énonciative de Nacre C[35].
Pour autant, la courte pièce de Parenteau-Lebeuf ne se range pas du côté de ces oeuvres actuelles qui, selon les mots de Joseph Danan, « ne cherchent plus à créer un “effet de sujet”, comme si, parvenue à un certain degré, la forme “monologue intérieur” se dissolvait d’elle-même[36] ». Plutôt, le « sujet » de l’énonciation, ou le personnage, y apparaît toujours, mais se montre d’emblée décomposé, érodé par le pouvoir dissolvant d’un Pygmalion (d’ailleurs autobaptisé « Érod »), et cherchant à faire de la parole l’instrument de sa recomposition. Diffractée, en miettes, l’unité du sujet parlant cherche ici à se recoudre en petits fragments, toujours provisoires, mouvants, à même une parole s’érigeant à partir du manque, de l’absence. À l’instar de plusieurs pièces monologuées contemporaines, Nacre C « joue de cette structure flottante, où les points de repère servent à créer le manque. Un personnage tente de se raconter et parfois une forme d’identité émerge encore de cette incohérence[37] ». Une incohérence qui, chez Ellifal, prend la forme d’une non-cohésion, d’une absence à soi-même peu à peu transcendée par le dire.
Ce dire, inséparable de la désagrégation identitaire, se rattache dans la pièce au morcellement du corps : les pieds, puis le corps entier de la jeune femme se trouvent peu à peu recouverts de ces petits éclats de nacre qui viennent modifier, radicalement, le rapport au corps du personnage. Envahie par les fragments miroitants qui incrustent sa chair, Ellifal se scinde bientôt en deux, devenant le témoin insensibilisé de sa lente métamorphose. En effet, la maladie du « Nacre C » (anagramme de « cancer ») induit une perte d’esthésie, une dissolution de la perception sensorielle et, avec elle, un détachement dans le rapport au corps et au monde :
NC, 27Sentirais rien […].
M’envolerais.
Ai continué mon chemin.
Serais de la brume.
Sentirais plus rien… plus rien…
Ai marché, claudiqué, peiné, msuis muselée, laminée, changée en tableau inachevé.
Devenue véritablement une oeuvre d’art, ai cessé de sentir.
Séparé du moi, lui-même passablement érodé, le corps, dans l’énonciation, se trouve désinvesti, anesthésié, livré au fantasme aérien de se faire brume, de « se résoudre en rosée[38] ». Or, si le corps se défait, ce n’est pas par une accession à l’état gazeux, mais bien par une mise en pièces progressive. Le « Nacre C » isole des parties du corps d’Ellifal — pieds, jambes, épaules — et fait de celui-ci un archipel de membres détachés les uns des autres, un assemblage de fragments livrés au regard, le sien propre comme celui d’autrui. Devenu « véritablement une oeuvre d’art » (NC, 27), ce corps morcelé peine à se faire matière d’identité, et l’expérience de la corporéité, réduite, s’entrelace à celle de la dissolution identitaire qu’elle contribue à construire.
Par ailleurs, si l’expérience corporelle se dissout, ce mouvement se fait aussi au profit d’une progressive spectacularisation du corps : la corporéité, et toute son épaisseur, s’efface au rythme d’une écriture du corps qui élit la peau comme seul support d’inscription. Objet de contemplation, surface sur laquelle ondoient et progressent les petits éclats brillants, la peau d’Ellifal perd, en effet, sa fonction identitaire, brisant les liens avec l’intériorité pour se faire pure extériorité. Soumise à une transformation involontaire, cette peau est un canevas sur lequel s’écrit un discours non désiré, en rupture avec l’expérience d’être soi. Comme l’écrit David Le Breton :
La peau enclot le corps, les limites de soi, elle établit la frontière entre le dedans et le dehors de manière vivante, poreuse, car elle est aussi ouverture au monde, mémoire vive. […] La peau est sismographe de l’histoire personnelle. Elle est le lieu de passage du sens dans la relation avec le monde et […] si la peau n’est qu’une surface, elle est la profondeur figurée de soi, elle incarne l’intériorité. […] La peau est une surface d’inscription du sens[39].
Or, livré à une sorte d’étrangéisation, l’épiderme d’Ellifal échoue à se faire un lieu d’inscription de la signification et à établir le lien avec l’intériorité effritée du personnage. Ici, ce que Didier Anzieu a identifié comme le « Moi-peau » — un « représentant psychique [qui] émerge entre le corps de l’enfant et le corps de la mère[40] » et qui, plus tard, participe de l’expérience sensorielle de la relation à l’autre et à soi — paraît doublement faire défaut : le moi érodé et le corps anesthésique ne peuvent coïncider, et seule subsiste une peau-surface désinvestie, où se lit un discours étranger.
Qui plus est, ce corps-texte nacré, dont s’empare Érod pour l’exhiber dans les galeries d’art, devient vite, dans la pièce, une sorte de discours dominant : alors que s’étiole l’expérience du monde d’Ellifal, un nombre grandissant de jeunes femmes adhèrent au nouveau diktat du « Nacre C » et contractent volontairement l’affection cutanée qui les transformera en objets de beauté. Avec détachement, le personnage observe :
NC, 26La vie défile sans ma participation
Sors seulement pour chercher mes pilules chez Molinetti.
Plusieurs cas ont été rapportés.
En croise dans les rues.
Pour les victimes chanceuses du Nacre C — c’est comme ça qu’ils appellent les nouvelles déesses mosaïquées — les médicaments pour arrêter de ne pas sentir sont maintenant en vente libre.
Les boulevards abondent de beautés en état de survie sentimentale.
Ainsi standardisé, le « Nacre C » se fait dorénavant construction discursive qui dicte l’aspect des corps. Entre les lignes, l’auteure reconduit ici un certain discours sur la dictature des apparences — et sa persistance — que les littératures féministe[41] et postféministe[42] ont abondamment alimenté. Pour ce faire, elle privilégie cependant l’écart, l’espacement d’avec la réalité. Le corps fragmenté d’Ellifal, de même que les corps mosaïqués des jeunes femmes qui affluent dans les rues, sont des constructions imaginaires qui disent autrement, métaphoriquement, le mal-être que peut générer la prescription de conformité corporelle, son irrésistibilité, sa force dissolvante.
Au terme de la pièce, l’échappée hors de soi trouve son aboutissement alors que le personnage fait voler son miroir en éclats. Cette destruction laisse entrevoir la possibilité d’un renouveau puisque ce geste s’accompagne d’une réappropriation corporelle et identitaire : Ellifal se défait du « Nacre C », renoue avec son véritable prénom (Marie-Laurence) et se réapproprie, dans l’énonciation, la première personne du singulier.
Ainsi, dans Nacre C, tout comme dans Yukonstyle, les imaginaires corporels rencontrés déploient, à travers la parole monologuée, un discours sur l’inassignable du rapport au corps et à soi, son impermanence et sa fragilité. Comme on l’a vu, ce discours, souvent endossé par des personnages féminins, passe par des dispositifs d’énonciation particuliers : mécanique dissociative et narrativité mobile chez Sarah Berthiaume ; abolition du « Je » énonciatif chez Parenteau-Lebeuf. De façon différente, chacun de ces procédés rend compte d’un corps désinvesti, provisoirement ou définitivement étranger à lui-même.
Par ailleurs, malgré la singularité de ces dispositifs, on ne saurait manquer de souligner que cet investissement de la parole solitaire pour tenter de saisir et de dire, même furtivement, l’expérience corporelle et, avec elle, l’identité témoigne d’une filiation entre cette dramaturgie et certaines formes du « théâtre des femmes » qui se sont affirmées au tournant des années 1970. Lucie Robert a en effet observé que dans celles-ci, le monologue s’est posé comme la principale structure énonciative du récit de soi. Abandonnant les éléments constitutifs de la dramaticité, tels l’échange dialogique ou le conflit dramatique, cette dramaturgie a plutôt privilégié la narration, se détachant, ce faisant, de l’écriture théâtrale conventionnelle. La chercheuse précise que ces « premiers monologues féministes se différencient du monologue traditionnel en ce qu’ils brouillent les frontières de la fiction : auteure et personnage se confondent, destinataire et public aussi[43] ». À partir des années 1980, une instance fictionnelle est restituée comme destinataire de la parole, mais le monologue investit de nouvelles formes de narrativité, reposant sur l’introduction de « passeurs de récits[44] » ou de narrateurs fictifs permettant de reconstruire, par le biais de l’anamnèse, « la trame d’une histoire déjà vécue[45] ». À bien des égards, les monologues rencontrés dans Yukonstyle et dans Nacre C, sans relever du « Grand récit féminin », s’inscrivent formellement dans sa continuité en préférant à la dramaticité diverses formes de narrativisation du drame.
Cette narrativisation, enfin, est surtout nouée, dans les deux pièces étudiées ici, à la mouvance des constructions identitaires des personnages, lesquels, lestés par la douleur d’être soi — ou de ne pas être soi —, écrivent, à travers ce corps dont ils s’absentent, un tracé extatique de la séparation et de la perte. Or, au bout de la trajectoire, l’énonciation porte, ou laisse entrevoir, les possibles d’un réinvestissement identitaire, d’une nouvelle présence au monde. Au-delà de son expression dans un tracé fabulaire, cette présence s’affirme dans la persistance du dire. Parler, c’est s’inscrire dans le présent. C’est, à travers un discours adressé à l’autre ou à soi-même, se rendre existant. Dans Yukonstyle et dans Nacre C, cette inscription de soi dans la durée s’exprime à travers la permanence de l’adresse — fût-elle plurielle ou indéterminée — et l’horizon d’écoute qu’elle suppose. Faisant barrage aux mécaniques dissociatives et dissolvantes de l’énonciation, ce « dire adressé » permet au personnage de persister, de ne pas (encore) disparaître tout à fait.
Parties annexes
Note biographique
CATHERINE CYR est professeure au Département d’études littéraires de l’UQAM. Ses recherches actuelles portent sur les imaginaires du corps dans la dramaturgie contemporaine des femmes. En plus de collaborer à divers ouvrages collectifs, elle a dirigé plusieurs dossiers thématiques pour Jeu, revue de théâtre, notamment Paysages du corps (2007), Subversion (2009), Théâtres de la folie (2010) et Corps atypiques (2014). Depuis l’automne 2016, elle est codirectrice de la revue L’Annuaire théâtral.
Notes
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[1]
Jean-Luc Nancy, 58 indices sur le corps et Extension de l’âme, suivi de Appendice de Ginette Michaud, Québec, Nota bene, coll. « Nouveaux essais Spirale », 2004, p. 33.
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[2]
Pensons, notamment, aux pièces Le garçon au visage disparu, de Larry Tremblay (Carnières-Morlanwelz, Lansman éditeur, coll. « Théâtre à vif », 2016, 46 p.), Les morb(y)des, de Sébastien David (Montréal, Leméac, coll. « Théâtre », 2013, 125 p.), ou La robe blanche. Solo polyphonique, de Pol Pelletier (Montréal, Les Herbes rouges, coll. « Théâtre », 2015, 91 p.), dernier opus d’une dramaturgie féministe traversée par l’énonciation des violences faites au corps et par le désir de s’en affranchir.
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[3]
Sarah Berthiaume, Yukonstyle, Montreuil, Éditions théâtrales, coll. « En scène », 2013, 75 p. Désormais, les références à cet ouvrage seront indiquées par le sigle Y suivi du folio, et placées entre parenthèses dans le texte.
-
[4]
Dominick Parenteau-Lebeuf, Nacre C, Filles de guerres lasses, Carnières-Morlanwelz, Lansman éditeur, coll. « Nocturnes théâtre », 2005, p. 20-28. Désormais, les références à cette oeuvre seront indiquées par le sigle NC suivi du folio, et placées entre parenthèses dans le texte.
-
[5]
Au sujet de la multiplicité des conceptualisations du corps et de l’irréductibilité de celui-ci à un seul champ épistémologique, voir Maria Michela Marzano-Parisoli, Penser le corps, Paris, Presses universitaires de France, coll. « Questions d’éthique », 2002, 192 p.
-
[6]
David Le Breton, La peau et la trace. Sur les blessures de soi, Paris, Métailié, coll. « Traversées », 2003, p. 141.
-
[7]
Ibid., p. 21.
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[8]
Ibid.
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[9]
Hervé Bouchard, « Des auteurs de théâtre se livrent », L’actualité, 3 novembre 2016, en ligne : www.lactualite.com/culture/des-auteurs-de-theatre-se-livrent (page consultée le 9 octobre 2017).
-
[10]
Comme le rappelle Françoise Heulot-Petit : « Dans la littérature critique qui interroge le drame, le monologue est considéré comme une forme par défaut. Le dialogue est l’élément constitutif du drame. » Françoise Heulot-Petit, « Présences de l’autre. Éléments de dramaturgie du monologue et de la pièce monologuée contemporaine », Françoise Dubor et Christophe Triau (dir.), Monologuer. Pratiques du discours solitaire au théâtre, Rennes, Presses universitaires de Rennes, coll. « La Licorne », 2009, p. 197.
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[11]
À ce sujet, lire dans le numéro 127 de la revue Jeu. Cahiers de théâtre le dossier « Solo » publié sous la direction de Marie-Andrée Brault (2008). Lire également le récent dossier « Interactions fictionnelles et scéniques dans le solo contemporain » paru dans le numéro 58 de L’Annuaire théâtral, codirigé par Gilbert David et Francis Ducharme (automne 2015).
-
[12]
Anne-Françoise Benhamou, « Qui parle à qui, quand je (tu, il) parle(s) tout seul ? », Alternatives théâtrales, no 45, juin 1994, p. 49.
-
[13]
Ibid., p. 24.
-
[14]
Irène Roy, « Préface », Irène Roy (dir.), Figures du monologue théâtral ou Seul en scène, avec la collaboration de Caroline Garand et de Christine Borello, Québec, Nota bene, coll. « Convergences », 2007, p. 6.
-
[15]
Irène Roy, « Du moi individuel au moi collectif. Un itinéraire monologique nationaliste », Irène Roy (dir.), Figures du monologue théâtral ou Seul en scène, p. 334.
-
[16]
Élizabeth Plourde, « Explorer les territoires de l’intime. Le monologue dans la nouvelle dramaturgie québécoise », Irène Roy (dir.), Figures du monologue théâtral ou Seul en scène, p. 343-357.
-
[17]
L’apparition de ce sujet éclaté dans les dramaturgies de la fin du xixe siècle et du début du xxe siècle (Maeterlinck, Ibsen, Tchekhov) se pose, faut-il le rappeler, comme l’un des signes manifestes de la crise du drame. Comme le synthétise Jean-Pierre Sarrazac, « cette crise, qui éclate dans les années 1880, est une réponse aux rapports nouveaux qu’entretient l’homme avec le monde, avec la société. Cette relation nouvelle se place sous le signe de la séparation. L’homme du xxe siècle […] est un homme séparé. Séparé des autres […], séparé du corps social qui pourtant le prend en étau, séparé de Dieu et des puissances invisibles et symboliques… Séparé de lui-même, clivé, éclaté, mis en pièces » (Jean-Pierre Sarrazac [dir.], Lexique du drame moderne et contemporain, Belval, Circé, coll. « Circé poche », 2010, p. 8-9). Cet éclatement du sujet prendra de l’ampleur dans la dramaturgie du xxe et du début du xxie siècle. Il peut aussi se lire à l’aune des rapports que l’homme contemporain entretient avec le monde, un espace qui, tout à la fois, dissout et multiplie les possibles identitaires. Échappant à une stricte saisie diachronique, mais se rattachant à l’avènement de la société de consommation et des nouvelles formes de médiatisation, le sujet postmoderne émergeant de cette individualité en éclats signe, pour Jean Baudrillard, l’annulation de la « personne » (Jean Baudrillard, La société de consommation, ses mythes, ses structures, préface de Jacob Peter Meyer, Paris, Denoël, 2009 [1970], p. 125). Une part du théâtre contemporain, privilégiant par exemple la choralité ou différents dispositifs de morcellement de l’individualité, rend compte de cet éclatement, voire de cette suppression.
-
[18]
Forgé par Jean-Pierre Sarrazac, le terme « impersonnage » désigne une instance énonciative aux contours flous, changeants, porteuse d’une voix éclatée ou dissociée. Le dispositif choral, aujourd’hui, se pose comme la structure privilégiée pour déployer la parole mouvante de l’impersonnage, à la fois une et plurielle. À ce sujet, voir Jean-Pierre Sarrazac, « L’impersonnage. En relisant “La crise du personnage” », Études théâtrales, no 20, juillet 2015, p. 41-50.
-
[19]
Christophe Triau et Françoise Dubor (dir.), « Avant-propos », Monologuer, p. 14.
-
[20]
Luce Guilbeault, Marthe Blackburn, France Théoret, Odette Gagnon, Marie-Claire Blais, Pol Pelletier et Nicole Brossard, La nef des sorcières, Montréal, l’Hexagone, 2005 (1992), 139 p.
-
[21]
Denise Boucher, Les fées ont soif, Montréal, Éditions Intermède, 1979 (1978), 110 p.
-
[22]
Par ailleurs, une filiation plus marquée, et revendiquée, avec le théâtre féministe du siècle dernier est aujourd’hui repérable chez d’autres auteures et artistes de théâtre, telles Catherine Chabot (Collectif Chiennes), Marie-Ève Milot et Marie-Claude St-Laurent (Théâtre de l’Affamée) ou Marie-Pier Labrecque, Mylène Mackay et Thomas Payette (Bye Bye Princesse). À ce sujet, lire le dossier « Nouveaux territoires féministes » préparé par Emilie Jobin et paru dans la revue Jeu. Revue de théâtre (no 156, 2015, p. 12-53).
-
[23]
En France, Yukonstyle a été créée le 28 mars 2013 à La Colline — théâtre national, dans une mise en scène de Célie Pauthe. Au Québec, Martin Faucher a signé la mise en scène de la pièce, créée au Théâtre d’Aujourd’hui le 9 avril 2013.
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[24]
Célie Pauthe, « Communauté de secours dans un monde opaque [dossier de création] » (Y, 74).
-
[25]
Voir Julie Sermon, « Le dialogue aux énonciateurs incertains », Jean-Pierre Ryngaert (dir.), Nouveaux territoires du dialogue, Arles/Paris, Actes Sud-Papiers/Conservatoire national supérieur d’art dramatique, coll. « Apprendre », 2005, p. 31-35.
-
[26]
Françoise Heulot-Petit, « Présences de l’autre. Éléments de dramaturgie du monologue et de la pièce monologuée contemporaine », p. 211.
-
[27]
Une partie de la critique a soulevé, à propos de Yukonstyle, l’épineuse question de l’appropriation culturelle. Alors que cet aspect n’a pas été relevé dans les critiques des productions québécoise et française de la pièce, il a été mis de l’avant dans certaines critiques de la production torontoise, présentée au Berkeley Street Theatre à l’automne 2013, dans une mise en scène de Ted Witzel. Par exemple, dans son article intitulé « Yukonstyle, a tiresome mish-mash that goes nowhere », publié dans le Toronto Star du 18 octobre 2013, Richard Ouzounian éreinte la pièce en déplorant les clichés, généralisations et appropriations identitaires qu’elle présenterait. Pour le journaliste, la production comporte « all the earmarks of cultural tourism » (« tous les attributs du tourisme culturel » ; je traduis). Cette question fait écho, sur un tout autre plan, à celle de la construction de l’identité et de l’altérité — « l’autre » est toujours une construction discursive — qui traverse le présent article. Cet aspect ne se trouve pas au coeur de ma réflexion mais vaudrait, assurément, d’être creusé.
-
[28]
Comme on le lira dans la section suivante, une abolition semblable, mais se rattachant à une autre forme de dispositif fictionnel, marque l’énonciation du personnage central de la pièce Nacre C de Dominick Parenteau-Lebeuf.
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[29]
Sarah Berthiaume fait du Yukon un quasi-personnage. Les allusions au froid, à la nuit obscure, à la neige, aux étendues désertiques et glacées traversent l’énonciation de chacun des monologueurs et établissent un système de résonances avec les motifs entêtants de la solitude et du désir de fuite comme avec les imaginaires corporels déployés dans la pièce. Il serait assurément pertinent, dans la poursuite de cette réflexion, d’explorer plus avant cette dynamique entre la spatialité et les poétiques énonciatives de Yukonstyle.
-
[30]
Je reprends dans cette section une partie de la réflexion amorcée dans ma thèse de doctorat : Imaginaires du féminin chez Dominick Parenteau-Lebeuf et résonances interdiscursives dans l’élaboration du texte dramatique Les Dormantes, Montréal, Université du Québec à Montréal, 2012, 320 f.
-
[31]
Publiés chez Lansman éditeur, ses textes ont été diffusés en Europe comme au Québec sous diverses formes, de la lecture publique à la production scénique, en passant par la radiodiffusion. À Montréal, de nombreuses productions théâtrales ont permis de faire entendre sur scène la parole de l’auteure, notamment Dévoilement devant notaire (2002, texte lauréat de la Prime à la création Gratien-Gélinas) et La petite scrap (2005, production du Théâtre PÀP).
-
[32]
Chez Parenteau-Lebeuf, à l’instar d’une certaine dramaturgie actuelle qui désorganise le drame sans toutefois en supprimer les composantes habituelles, « la catastrophe n’est plus terminale […] mais devient inaugurale » (Jean-Pierre Sarrazac, Jeux de rêves et autres détours, Belval, Circé, coll. « Penser le théâtre », 2004, p. 31).
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[33]
Lu à rebours, le nom du peintre forme, ironiquement, l’expression « avenir doré ». De même, lu aussi à rebours, le nouveau nom qu’il a attribué à sa muse, Ellifal Sellif-Selertend, forme, à une inversion de lettres près, l’expression « d’entre les filles la fille ». Ces jeux de mots autour de la désignation nominale abondent dans toute la dramaturgie de Parenteau-Lebeuf et participent du métadiscours que déploie l’auteure sur l’univers de la fiction. Ils s’adressent d’abord au lecteur — plutôt qu’au spectateur — et affirment ce faisant l’inscription du texte du côté de la littérature dramatique plutôt que du côté du seul matériau scénique. Cette appartenance au champ littéraire est d’ailleurs fortement revendiquée par l’auteure à travers ses différentes prises de parole publiques.
-
[34]
Ellifal présente sans doute encore trop de traces de subjectivité pour être qualifiée d’impersonnage au sens strict. Or, les procédés énonciatifs qui font de sa trajectoire un parcours d’annulation de soi permettent de la rapprocher de ce « personnage en moins » dont parle Sarrazac. En outre, l’instance énonciative de Nacre C présente dans son discours ce que le chercheur identifie comme « [l]e premier symptôme de l’impersonnalité du personnage, celui qui marque le passage à l’Impersonnage, l’étrangeté radicale aux autres et à soi-même ». Voir Jean-Pierre Sarrazac, Poétique du drame moderne. De Henrik Ibsen à Bernard-Marie Koltès, Paris, Éditions du Seuil, coll. « Poétique », 2012, p. 229.
-
[35]
Cette ambivalence n’est pas uniquement repérable dans Nacre C. Manifeste dans les thèmes, les images et les structures énonciatives de toute la dramaturgie de Parenteau-Lebeuf, elle constitue le ciment de son écriture, noyau structurant autour duquel peut se tramer une trajectoire de lecture et de compréhension des pièces. Oscillation organisatrice, refusant toute fixité, cette ambivalence inscrit l’écriture de l’auteure dans un espace discursif tissé de contradictions et d’irrésolutions.
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[36]
Joseph Danan, Le théâtre de la pensée, Rouen, Médianes, coll. « Villégiatures/Essais », 1995, p. 136.
-
[37]
Françoise Heulot-Petit, « Présences de l’autre », p. 207.
-
[38]
William Shakespeare, Hamlet ; Othello ; Macbeth, traduit de l’anglais par François-Victor Hugo [traduction révisée sur les textes originaux par Yves Florenne et Elisabeth Duret], Paris, Librairie générale française, coll. « Le livre de poche », 1984, p. 13.
-
[39]
David Le Breton, La peau et la trace, p. 24-26.
-
[40]
Didier Anzieu, Le Moi-peau, Paris, Dunod, coll. « Psychismes », 1985, p. 100.
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[41]
Voir, notamment, Susan Bordo, Unbearable Weight. Feminism, Western Culture, and the Body, Berkeley, University of California Press, 1993, 361 p., et Naomi Wolf, The Beauty Myth. How Images of Beauty Are Used Against Women, New York, W. Morrow, 1991, 348 p.
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[42]
Lire, entre autres, Jennifer Baumgardner et Amy Richards, ManifestA. Young Women, Feminism, and the Future, New York, Farras, Straus and Giroux, 2000, 416 p.
-
[43]
Lucie Robert, « Le grand récit féminin ou De quelques usages de la narrativité dans les textes dramatiques de femmes », Chantal Hébert et Irène Perelli-Contos (dir.), La narrativité contemporaine au Québec, t. II : Le théâtre et ses nouvelles dynamiques narratives, Québec, Presses de l’Université Laval, 2004, p. 63-64.
-
[44]
Ibid., p. 80.
-
[45]
Ibid.