Nombreux ont été les auteurs dramatiques qui ont représenté le monde comme un théâtre où chacun joue son rôle. Il y a là une typique conception de l’univers d’Ancien Régime, qui repose sur les apparences, mais aussi sur la croyance en une cosmogonie préétablie et déterminée par un dessein supérieur, et dont il faut conserver l’équilibre. Rester à sa place, se conduire comme il faut, voilà autant d’expressions qui nous viennent de cette époque et de cette conception. Toutefois, si les auteurs dramatiques ont pu peindre le monde ainsi, c’est que déjà s’était immiscé dans leur pensée un doute, l’idée d’une relativité à explorer plus avant, une tension singulière entre l’existence comme rôle figé et la vie réelle qui s’ouvre ou qui pourrait s’ouvrir sur un devenir non encore réalisé. Cette faille, qui met en tension deux plans de l’existence humaine, est explorée encore plus dans le roman à partir du xixe siècle. Car aucun romancier du siècle, de Mérimée à Zola, n’échappe à la fascination du théâtre. Le roman du xixe siècle s’est construit contre le théâtre, sur l’échec du trompe-l’oeil, au profit de la relation d’incertitude qu’engendre l’immixtion du temps et du personnage dans l’univers de l’action. Il n’en va pas autrement dans les oeuvres contemporaines, et il faut croire que l’esthétique du théâtre et l’esthétique du roman entretiennent toujours des rapports conflictuels. En publiant ce qui fut son oeuvre inaugurale, Le réel et le théâtral, il y a un peu plus de quarante ans, Naïm Kattan poursuivait semblable réflexion, mais en la situant dans le passage entre deux civilisations, l’orientale et l’occidentale, qui entretiennent une relation distincte à la réalité. De son point de vue, l’Occident a médiatisé sa relation au religieux, au politique et au social en créant des modalités de représentations et d’artifices qui fondent de nombreux rituels ou cérémonials, fictions et fantasmes. Cette civilisation, que Kattan a découverte dans l’exil alors qu’il était étudiant à Paris, est en rupture avec le réel, et elle s’oppose au Bagdad de son enfance et de ses racines et, plus largement, à la culture orientale qu’il conçoit toujours comme favorisant le lien direct entre la personne et le réel. D’ailleurs, rappelle-t-il, il n’y a pas de théâtre au Moyen-Orient, du moins pas de théâtre comme nous le connaissons ici, et il n’y a pas de dramaturgie en langue arabe. Ce théâtral, découvert avec une certaine inquiétude quand il s’immisce au coeur des relations humaines, est paradoxalement une source de ravissement quand il devient une oeuvre artistique qui explore les modalités de cette rupture. Car, toute sa carrière durant, Kattan est resté fidèle au théâtre. Et voilà que vient de paraître l’intégrale de son oeuvre dramatique, Théâtre (1970-2014), qui regroupe dix-neuf textes écrits pour la scène ou pour la radio et dont plusieurs étaient, jusqu’à présent, demeurés inédits. La présente publication est prise en charge par la collection « Franco-Amériques » sous la direction de Florence Davaille, collection qui « a pour vocation de publier des ouvrages sur les Amériques qui se disent ou se vivent en français » (8). Cet ouvrage est le premier de la collection et, à ce jour, encore le seul. Kattan a lui-même écrit une préface intitulée « La parole partagée », où il rappelle que, au théâtre, « la personne qui prend la parole n’est pas seule » (17). L’écriture dramatique ouvre ainsi « l’univers de la réplique, du dialogue » (17), et elle ramène toute action à un échange de paroles entre deux ou plusieurs personnages. Entre le personnage et le spectateur, la parole, le dialogue transitent par …
Le monde, comme un théâtre[Notice]
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LUCIE ROBERT
Université du Québec à Montréal