Résumés
Résumé
Cet article propose de situer la place de la dimension religieuse dans le « moment instituant » de la conscience de soi du Canada français au milieu du xixe siècle, pour ensuite cerner cette mémoire problématique à travers l’analyse des deux premiers romans de Gaétan Soucy, qui expriment le déplacement d’un contenu désormais invisible et spectral et les effets potentiellement catastrophiques d’un retour du refoulé. Poursuivant cette analyse à travers la lecture d’Atavismes de Raymond Bock, l’article met également en rapport cette hantise sans objet définissable de la périphérie que le recueil met en scène, périphérie que le film Carcasses de Denis Côté nous permet de cerner dans toutes ses composantes, en se plaisant à mettre en images un monde fortement ritualisé, ouvert à l’invisible, où la périphérie est une sorte de parenthèse inscrite dans l’histoire de l’Amérique, un arrêt sur image menant à de nouveaux possibles à construire. Il s’agit ainsi de mesurer jusqu’à quel point cette marginalité à l’égard du monde et de l’histoire recoupe — et prolonge — la « sortie du monde » proprement catholique d’une communauté ayant choisi à un moment de son histoire, pour des raisons diverses et selon des degrés évidemment variables, de se replier sur elle-même.
Abstract
This article seeks to locate the religious dimension in the “instituting moment” of French Canada’s self-awareness in the mid-19th century and then to define this problematic memory through analysis of the first two novels of Gaétan Soucy, which express the shifting of a content that is now invisible and spectral and the potentially disastrous effects of the return of what is repressed. Pursuing the analysis with a reading of Raymond Bock’s Atavismes, the article makes a connection with something that the collection foregrounds: a dread of the periphery without any definable object. Denis Côté’s film Carcasses enables us to identify the elements of this periphery, putting into images a world that is powerfully ritualized and open to the invisible and where the periphery is a kind of parenthesis written into the history of America: a freeze frame leading to new possibilities that can be built. The purpose is thus to measure to what extent this marginality in relation to the world and history overlaps with—and extends—the specifically Catholic “exit from the world” of a community that chose at a certain moment in its history, for a variety of reasons and, of course, to a variety of degrees, to turn in on itself.
Resumen
Este artículo propone situar el lugar de la dimensión religiosa en el “momento creativo” de la conciencia de sí del Canadá francófono a mediados del siglo XIX, para centrar luego esta memoria problemática a través del análisis de las dos primeras novelas de Gaétan Soucy, que expresan el desplazamiento de un contenido que, en lo sucesivo, es invisible y espectral, y los efectos potencialmente catastróficos del regreso de lo reprimido. Prosiguiendo con este análisis a través de la lectura de Atavismes (Atavismos), de Raymond Bock, el artículo relaciona también esta obsesión sin objeto definible de la periferia que el libro pone en escena, periferia que la película Carcasses (Armazones), de Denis Côté, nos permite delimitar en todos sus componentes, complaciéndose en poner en imágenes un mundo altamente ritualizado, abierto a lo invisible, donde la periferia es una especie de paréntesis inscrito en la historia de América, una parada sobre una imagen que conduce a nuevas posibilidades por construir. Así pues, se trata de medir hasta qué punto esta marginalidad con respecto al mundo y a la historia confirma –y prolonga– la “salida del mundo” propiamente católico de una comunidad que optó, en algún momento de su historia, por motivos diversos y en grados evidentemente variables, replegarse sobre sí misma.
Corps de l’article
Aux dires de Marcel Gauchet, « la structuration religieuse […] est le fantôme qui hante l’histoire du xxe siècle[1] ». S’il faudra expliciter ce qu’implique un tel postulat, on peut ajouter immédiatement que la proposition rencontre au Québec un horizon de sens qui permet de la recevoir avec une certaine familiarité. En raison de son poids dans l’histoire, et de la rapidité de son expulsion des affaires publiques, l’héritage du fait religieux y est particulièrement complexe. Les enjeux qui ont fait débat au cours des dernières années tendent à montrer la difficulté considérable qu’éprouve la société québécoise à considérer les effets toujours présents de sa dette envers l’institution catholique : ainsi le débat sur la laïcité a amplement démontré le décalage qui existe entre une certaine angoisse à l’égard d’un retour du religieux qu’il faudrait — à tort, à mon avis — redouter (dont le voile islamique est devenu la métonymie) et la volonté de maintenir un lien à tout le moins symbolique avec le catholicisme. Si l’on postule cette difficulté de la mémoire québécoise à gérer ce passé catholique, deux types de questionnement émergent : quelle est la forme actuelle de cette mémoire catholique, ce qui revient à identifier la part déterminante de cette structuration religieuse passée ; et comment la fiction contemporaine travaille-t-elle avec cette forme (ou est-elle travaillée par elle, ce qui n’est pas tout à fait la même chose) ? Ces questions balisent d’emblée l’objet de ma réflexion, mais du même coup élargissent le spectre du matériau traité, dans la mesure où l’on ne saurait limiter l’analyse à ce que la fiction thématise explicitement de ce passé religieux, tant son héritage se retrouve aujourd’hui dans des formes qui semblent parfois bien éloignées du contenu qu’elles ont pu jadis véhiculer. De ce point de vue, la gestion de ce passé catholique rejoint celle de la crise du phénomène mémoriel en lui-même qui occupe depuis nombre d’années les sciences sociales[2]. S’intéresser à cet héritage symbolique implique donc de remonter en amont de cette mémoire difficultueuse afin de mesurer la part de la dimension proprement religieuse ayant participé à la construction de la conscience de soi intervenue au milieu du xixe siècle[3]. On sait que cette dimension se décline en au moins trois modalités bien distinctes : le discours des élites à la fois sociales et cléricales ; la fonction sociale qu’a pu exercer l’institution catholique auprès d’une population qui, pour diverses raisons historiques, ne se reconnaissait plus dans les institutions proprement politiques ; et, enfin, l’économie temporelle qui a pu émerger à la faveur à la fois des discours issus de la tradition catholique et de la marginalité à l’égard de l’histoire que ces discours contribuaient à fonder. Évaluer le legs de ces trois modalités, ou ce qui en est aujourd’hui lisible dans la fiction contemporaine, nécessite de considérer trois choses : le reste de cette économie temporelle (messianisme) ; la mémoire thématique des discours catholiques s’exprimant avant tout par un jeu autour de ses signifiants ; et surtout la marginalité issue du mode d’extériorité selon lequel le Canada français a pu réfléchir son existence intramondaine, ce qui ne s’exprime pas tant par un rapport à l’espace que par un rapport au temps et au politique en tant que modalité de l’être-ensemble. Je voudrais ici interroger le lien qui unit ces deux dernières questions, et ce, en portant une attention particulière à la déliquescence souvent représentée de la mémoire, comme si la structuration religieuse du passé prenait l’aspect d’une hantise sans objet définissable.
À cet égard, les deux premiers romans de Gaétan Soucy, L’Immaculée Conception[4] et L’acquittement[5], offrent l’image d’une faculté mémorielle passablement déréglée, le premier mettant en scène un protagoniste, Remouald Bilboquain, ayant dû refouler un événement particulièrement traumatique pour survivre (le meurtre cannibale de sa petite soeur), alors que le second esquisse une fable sur le pardon à travers un personnage hanté par l’acquittement d’une dette largement imaginaire. En quoi la crise de la mémoire qu’ils donnent à voir est-elle liée à l’effacement du passé catholique au sein du présent ? Roman baroque sur la mémoire, L’Immaculée Conception semble à première vue n’avoir de catholique que le nom, qui sert ici avant tout à nommer par métonymie l’événement refoulé par le protagoniste, qui a eu lieu un soir d’Immaculée Conception. Or, cette métonymie exprime bien le déplacement d’un contenu désormais invisible et spectral et les effets potentiellement catastrophiques d’un retour du refoulé (à l’intérieur du roman, certes, mais aussi au sein de notre présent, travaillé par un religieux devenu spectral). Le roman montre peut-être surtout la précarité d’un présent inquiété par ce qu’il ne voit plus. Il s’agira donc dans un premier temps de situer correctement la place de la dimension religieuse dans le « moment instituant », pour reprendre le terme de Louis Rousseau, de la conscience de soi du Canada français au milieu du xixe siècle. Pour ce faire, je ferai appel à la lecture gauchetienne du christianisme (et de son orthodoxie catholique à la suite des révolutions religieuses du xvie siècle) comme « religion de la sortie de la religion[6] », en faisant l’hypothèse que la posture d’extériorité du Québec à l’égard de l’histoire qui se cristallise au lendemain de l’échec du projet politique des patriotes réalise un possible déjà inscrit dans l’histoire du catholicisme[7]. Je chercherai ensuite à cerner cette mémoire problématique à travers l’analyse des deux premiers romans de Gaétan Soucy, mémoire qui s’exprime notamment par un renversement constant du fardeau de la dette de même que du sens hérité de ce passé à travers la tradition. Poursuivant cette analyse à travers la lecture de ce qu’on pourrait appeler les pratiques de soi de la défaite que nous donnent à lire les « histoires » d’Atavismes[8] de Raymond Bock, j’essaierai enfin de mettre en rapport ce renversement de l’histoire symbolique de la périphérie qu’elles mettent en scène, périphérie que les films de Denis Côté, en particulier Carcasses, nous permettent de cerner dans toutes ses composantes. Il s’agira ainsi de mesurer jusqu’à quel point cette marginalité à l’égard du monde et de l’histoire recoupe — et prolonge — la « sortie du monde » proprement catholique d’une communauté ayant choisi à un moment de son histoire, pour des raisons diverses et selon des degrés évidemment variables, de se replier sur elle-même.
L’existence périphérique : principe théologico-politique de l’extériorité
Si je convoque l’« histoire politique des religions » dans le cadre de cette lecture du legs catholique, c’est avant tout en fonction du partage auquel Gauchet est attentif entre la représentation de la place que les collectivités se font d’elles-mêmes et les lieux du pouvoir. Suivant cette fonction première, la religion institue une dépossession, un refus de la puissance transformatrice proprement humaine au profit d’une forme d’organisation toujours déjà reçue, et qu’il s’agit dès lors de préserver. C’est ce refus originel de l’histoire qui va progressivement reculer à partir de la naissance de l’État et l’invention des monothéismes[9]. Car ceux-ci ont ceci de particulier qu’ils sont toujours une réponse religieuse, donc compensatrice, à une situation de domination[10]. À la puissance impériale et à la sacralité qui la fonde, Moïse et son peuple opposent par exemple la transcendance d’un Dieu-Un radicalement autre. À ce premier monothéisme va succéder, à travers la figure de Jésus et la lecture que l’on fera de ses gestes et de ses paroles, ce que Marcel Gauchet appelle un « messie à l’envers » : « Ce que le monarque du monde est en haut, au sommet de la pyramide humaine, lui l’est en bas, un quelconque parmi les hommes du commun[11]. » La réussite de cette invention chrétienne repose en définitive sur le sens de l’Incarnation : loin de marquer la continuité entre le visible et l’invisible, le monde d’ici-bas et la sphère divine, « elle devient ici le signifiant même de leur mutuelle extériorité[12] » ; devant prendre forme humaine pour se faire entendre, Dieu, suivant cette logique, se révèle d’une étrangeté radicale, irrémédiablement séparé. Non seulement passe-t-on d’une logique de la domination (à travers un empire) à celle de l’altérité, ce qui, paradoxalement, donne une nouvelle légitimité à ce monde-ci, mais la trajectoire même de Jésus va s’offrir en exemple, ouvrant de ce fait la voie à l’intériorité du croire :
L’Incarnation devient, à l’arrivée, le pivot structural d’une sensibilité religieuse toute nouvelle, alliant […] l’universalité du dieu personnel et l’extranéité du croyant au monde. Un dieu créateur du monde dont la créature se sent essentiellement autre à cet univers établi pour elle […], système de la double altérité où la distance de Dieu et la distance de l’homme par rapport au monde se répondent symétriquement[13].
C’est cette distance fondée sur la transcendance qui autorise Gauchet à désigner le christianisme comme « religion de la sortie de la religion[14] ».
Cette ambivalence fondamentale du christianisme à l’égard du monde s’est exprimée, pour des raisons conjoncturelles, de manière exemplaire dans la société québécoise de la deuxième moitié du xixe siècle. C’est pourquoi l’analyse avant tout politique de l’apparition du christianisme par Marcel Gauchet y trouve un terreau particulièrement fécond. Il faut toutefois se montrer prudent lorsqu’on utilise une notion telle que la « sortie de la religion » à propos de la société québécoise. Pierre Lucier a eu raison de rappeler que la notion est une « mégacatégorie, d’abord destinée à la lecture de la macrohistoire[15] ». Interpréter bêtement la Révolution tranquille comme « sortie de la religion », comme le veut un certain lieu commun, tient donc de la facilité et d’un manque de rigueur certain. Si je fais appel à mon tour, après plusieurs autres[16], à l’« histoire politique de la religion » élaborée par Gauchet pour situer le catholicisme dans l’histoire québécoise, c’est davantage en raison des similitudes structurelles qui existent, comme je l’ai souligné plus tôt, entre une période précise de cette histoire et la signification générale du christianisme issue de l’interprétation gauchetienne du dogme de l’Incarnation. À l’encontre d’un Serge Cantin, par exemple, qui, cherchant à mesurer le rôle de la « sortie de la religion » dans l’effritement de la nation au sein du Québec contemporain, voit dans l’émergence d’un État québécois lors de la Révolution tranquille, et l’installation de l’État-providence, un « ferment d’individualisme identitaire » qui empêche « de réconcilier ce que la survivance avait dissocié[17] », ce qui m’intéresse chez Gauchet, ce n’est pas la « sortie de la religion », mais la sortie du monde que l’invention chrétienne a rendue possible, à une échelle individuelle aussi bien que collective. Pour être plus précis, disons que la sortie relative de l’histoire du Canada français, après l’échec politique des patriotes et circonscrite dans le temps, me semble réaliser la promesse d’une « sortie du monde où il y a des dominations[18] », incarnée par le « messie à l’envers[19] » à travers la figure de Jésus. Louis Rousseau, dans sa lecture du « moment instituant » de la nation canadienne-française, offre une synthèse instructive du rôle de la religion pendant ces années cruciales de la décennie 1840. S’il nuance l’importance traditionnellement accordée à l’ultramontanisme et à son élite, il relève la présence massive d’un « réveil religieux[20] » à l’échelle de l’Amérique (catholique et protestante, donc) qui sera habilement instrumentalisé par cette élite cléricale, notamment à travers de vastes campagnes de missions populaires dès cette décennie. À titre d’exemple, le taux de désaffection des églises, relativement élevé au cours de la décennie 1830, connaîtra un revirement de tendance spectaculaire à peine trente ans plus tard[21]. Ce réveil religieux et le nouveau programme ultramontain qui l’accompagne n’étaient toutefois possibles « que sur la base du langage catholique dans sa modalité post-tridentine[22] ». C’est ce langage spécifique qui servira à construire une « différence nationale[23] » et sur lequel il faut donc se pencher pour en scruter le reste aujourd’hui.
L’une des modalités de cette Réforme catholique (ou Contre-Réforme), qui vise à répondre au « défi d’authenticité » propre à la Réforme protestante, a consisté à réactualiser un « modèle de spiritualité héritier de la longue tradition monastique[24] ». Fuyant ainsi toute compromission avec le monde, les croyants, laïcs ou non, en ont ainsi prôné un mépris en tous points opposé à la posture protestante[25], les amenant à « mener une vie en ce monde comme n’y étant pas[26] ». La formule de Rousseau, pour frappante et générale, n’en circonscrit pas moins un rapport à l’histoire qui sera largement dominant parmi la population (si ce n’est chez son élite libérale). C’est précisément cette double contrainte à l’égard du monde (l’habiter avec son libre arbitre, mais sans l’investir ou le transformer), rendue effective par une conjoncture historique exceptionnelle[27], qui fait du Canada français un exemple historique tangible du sens dernier de l’Incarnation tel qu’interprété par Gauchet.
Ne faut-il voir dans ce parallélisme qu’une simple analogie ? Au sens strict, la quête d’autonomie qui se déploie à travers le christianisme et qui s’accélère à travers les grandes révolutions modernes (religieuses autant que politiques) aboutit à une émancipation du sujet permise par la forme de l’État. Gauchet a cependant montré — c’est tout l’enjeu de son immense chantier L’avènement de la démocratie — le dérèglement en cours des trois constituantes des démocraties libérales, la dimension juridique (les droits individuels) prenant le pas sur les dimensions historique et politique[28]. Tout individualisme, par principe, est périphérique, puisqu’il est mise à l’écart intérieure face à l’être-ensemble. Or, il faut le souligner, cette coïncidence historique qui a fait du Canada français l’incarnation du paradoxe proprement catholique d’une existence intramondaine constituée par son extériorité continue de générer une mémoire — qu’elle soit, dans certaines de ses figures, problématique ou non[29]. Désignons cette extériorité intramondaine de posture périphérique pour mettre l’accent sur les conséquences socioéconomiques (dans sa dimension spatiale comme éloignement des pôles de pouvoir comme dans son économie temporelle) qu’un tel éloignement du monde a pu signifier pour le Canada français. C’est la corrélation entre cette extériorité catholique comme trace mémorielle et la persistance, sécularisée et fictionnalisée, de multiples figures périphériques temporelles, sociales et spatiales le plus souvent entremêlées qui, me semble-t-il, nous autorise à faire l’hypothèse d’un legs qui dépasse la simple mise en fiction d’un passé catholique dans la fiction contemporaine.
La mémoire déréglée
On ne compte plus, d’ailleurs, les figures traduisant une quelconque forme de retrait dans la littérature québécoise moderne et contemporaine. Il importe aussi de remarquer que ces figures périphériques s’accompagnent fréquemment d’une crise mémorielle dans leur mise en récit, le cas de figure le plus net étant celui des jumeaux Falardeau des Enfantômes[30], à l’abri des effets du temps qui passe, isolés et prisonniers d’une compulsion de répétition illustrant une mémoire déréglée. On peut aussi penser à la petite communauté de Griffin Creek, dans Les fous de Bassan d’Anne Hébert, au sein de laquelle « le temps s’est définitivement arrêté le soir du 31 août 1936[31] », signe du trauma consécutif au double meurtre des cousines Atkins. Doublement marginalisée, à la fois en tant que communauté loyaliste et protestante et en raison de l’atomisation qui fait suite aux événements de 1936, la communauté de Griffin Creek voit également ses survivants revivre ces événements de manière compulsive après en avoir refoulé le noyau traumatique[32]. La compulsion de répétition d’une mémoire collective aux prises avec un événement insurpassable se conjugue donc là aussi avec une posture périphérique à la fois politique et temporelle. Plus près de nous, les romans de Gaétan Soucy, par l’étrangeté du passé qu’ils représentent et la réflexion sur la dette qu’ils proposent, soulèvent des enjeux qui peuvent nous aider à cerner les rapports entre le dérèglement de la mémoire et la survivance spectrale de la posture périphérique.
Le titre de son deuxième roman, L’acquittement, évoque deux sens, subjectif et objectif : on s’acquitte d’une tâche ou d’une dette, ou l’on est acquitté d’une charge, d’une accusation. De quelque manière qu’on l’interprète, le terme inscrit donc d’emblée le roman dans une sorte de « règlement des comptes[33] ». Rappelons que le roman met en scène un compositeur et professeur de musique sans le sou, en proie aux remords, qui retourne sur les lieux de ses premières fonctions afin de demander pardon à l’une de ses anciennes élèves pour des châtiments qui demeurent pourtant dans les limites des normes admises dans la communauté représentée[34]. Ce besoin ressenti par Louis Bapaume de s’« acquitter d’une dette » (AC, 103) envers son ancienne pupille ne saurait donc provenir du souvenir de ses supposés méfaits, mais de quelque chose de plus large qui demeure informulé, non dit. À quelle mémoire se fier, de toute façon, dans un roman qui, comme c’est toujours le cas chez Soucy, multiplie les doubles et joue sur le doute qui envahit progressivement le lecteur (et le lieutenant Hurtubise, qui reçoit les confidences de Bapaume lorsqu’il l’héberge à sa descente du train) concernant la véracité des faits ? C’est que ce roman, comme l’ont noté chacun à sa façon Nicolas Xanthos et Viviane Asselin, qui en tirent avec rigueur les conséquences sur le plan de la lecture[35], ne cesse de déconstruire ses propres présupposés en accumulant les contradictions, la moindre n’étant pas la dernière phrase, qui laisse entendre que la femme de Louis Bapaume, avec qui il entretient un échange de lettres, n’existerait que dans son esprit[36]. Pour le dire en termes schématiques, ce roman, tout comme L’Immaculée Conception, on le verra, a fait de l’effacement de la mémoire (et du flottement identitaire qui accompagne cet effacement) l’enjeu même de sa diégèse, sans parler des nombreux doubles qui traversent le texte et qui viennent en troubler, par les coïncidences qu’ils induisent, la texture. Ainsi, la mère du lieutenant Hurtubise et la femme de Bapaume se nomment toutes deux Françoise, et sont également toutes deux juives, originaires de Paris et violonistes. Le fils décédé de Bapaume se prénommait pour sa part Maurice, comme le fils von Croft — c’est du moins ce qu’il raconte au lieutenant Hurtubise à son retour de Saint-Aldor. Deux scènes illustrant le dérèglement de la mémoire sont à cet égard particulièrement probantes. La discussion entre Bapaume et l’organiste du village, Louise, qui lui semble inconnue, lui permet d’apprendre qu’ils ont été amants vingt ans auparavant. Lors d’une autre scène, Bapaume est ébloui par la partition que pratique Maurice von Croft, avant de découvrir qu’il en est l’auteur. La conjonction de ces deux phénomènes amène par conséquent Nicolas Xanthos à remarquer que la mémoire de Bapaume semble se construire « à partir des éléments du présent[37] », présent qui efface (ou supplante) ainsi le passé au fil de sa progression.
Cet effacement du passé au profit d’un présent exclusif et pourtant problématique n’est pas sans rappeler l’amnésie — ou le déni volontaire, la chose n’est jamais clairement établie — dont souffre Remouald Bilboquain dans L’Immaculée Conception. Jadis enfant d’une intelligence prodigieuse, il est devenu, après le drame, un « géant éteint » (IC, 138), voire une « carcasse sans mémoire[38] » (IC, 127) comme en vient à l’espérer le curé Cadorette, rare figure à connaître la vérité de son passé. De ce point de vue, Remouald finit par incarner une forme radicale de retrait à l’égard de sa propre vie, distance à soi-même qui ne trouvera à se résoudre qu’au moment de sa mort dans un incendie qui couronne son retour à Saint-Aldor, « lieu de mémoire » périphérique, si je puis dire, de ces identités en déliquescence que mettent en scène les trois premiers romans de l’écrivain en utilisant le même signifiant[39]. Cette crise avant tout individuelle de la mémoire est l’objet de deux commentaires particulièrement éclairants : l’un de la part du curé Cadorette en amont du meurtre (agissant en tant que préfiguration), et l’autre issu d’un discours indirect libre lorsque Remouald périt dans les flammes. La prescription du curé Cadorette résume en fait à elle seule ce que deviendra la vie de Remouald après le drame, prescription qu’il rejettera précisément au moment de mourir :
Il paraît qu’il existe des corps momifiés qui dorment au fond d’une crypte depuis des milliers d’années […]. Le plus grand service qu’on leur ait jamais rendu, c’est justement de les avoir oubliés. Car si on ouvre la porte de la crypte, […] on ne découvre rien […]. L’oubli est une fée, mon petit Remouald, une grâce que Dieu nous accorde tous les matins.
IC, 213-215
Devenu un modeste employé de banque dont la vertu première est l’obéissance, Remouald a parfaitement appliqué la prescription que le curé lui avait servie à titre préventif, refoulant à la fois ses transgressions complices avec Wilson, le meurtre cannibale et l’existence même de sa petite soeur. Mais ce que le roman s’applique surtout à montrer, c’est comment ce refoulé ne cesse de faire retour : lors de crises de mémoire dont Remouald est victime ; au cours de rêves le plus souvent transparents ; et même sous la forme d’une figure spectrale, celle de Sarah, qui l’amène à retourner vers Saint-Aldor, où il avait été accueilli comme orphelin après le drame, afin de retrouver le fil narratif de sa vie[40]. Aussi, lorsque Remouald s’imagine, au moment de mourir, que « le crime qu’il expiait, c’était, avant tout autre, celui d’avoir voulu oublier » (IC, 288), il ne fait que reconnaître les effets dévastateurs du refoulement qu’il a accompli.
La réflexion sur la mémoire que le roman effectue ne s’en tient toutefois pas à cette interrogation sur les effets de l’oubli et du refoulement. Elle se manifeste également à travers la forme même du roman, qui emprunte, comme Nicolas Xanthos en a fait la démonstration[41], le dispositif de l’énigme. En effet, illustrant le fait que « le crime importe moins que l’enquête », celle-ci entendue en tant que « modalités des actions herméneutiques[42] » des personnages et du lecteur, Xanthos note que de vastes « portions des actions accomplies sont ainsi hors champ[43] ». Par ce procédé, la forme du roman épouse le principe de la crypte tel qu’exposé par le curé Cadorette : le passé de Remouald y est caché, dissimulé à travers les autres énigmes de la narration, comme il a été enfermé par Séraphon Tremblay, à travers l’un de ses vestiges, dans une armoire ostensiblement cadenassée au coeur du salon qu’ils habitent. L’épigraphe du roman, tirée de l’un des contes paysans des Rapaillages de Lionel Groulx[44], est d’ailleurs à mettre en rapport avec cette structure du roman : « C’est vrai, petit frère, mais c’est fini tout de même, nous ne marcherons plus au catéchisme[45]. » Décontextualisée, la phrase évoque ainsi la fin d’une époque, celle où la population marchait effectivement au catéchisme. Soucy, par cette décontextualisation, suggère donc cette possible « sortie » de la sphère d’influence du clergé, influence qui dans sa diégèse est toutefois toujours d’actualité. Or, si l’on remet cette phrase dans son contexte, le parallèle avec le roman n’en est que plus resserré. Voyons voir. Séraphon Tremblay, la dernière phrase du roman nous le révèle, a cherché à se libérer de l’événement en le déplaçant vers un objet fétiche, le soulier de Joceline, conservé précieusement dans une armoire enchaînée qui se trouvait à figurer sa mémoire. Cette relique agit donc en tant que métonymie de l’événement traumatique, doublement mis à distance dans la mesure où cette relique est mise en crypte, cachée aux regards par l’évidence de l’armoire inviolable. On sait aussi que Remouald entretient une pareille mémoire métonymique de l’événement au moyen d’une patte de lapin qui le suit partout. Celle-ci est l’ultime trace des « parodies de messe » (IC, 338) qu’il célébrait avec Wilson, l’apprenti de Séraphon Tremblay qui l’initia à diverses transgressions, lesquelles se terminaient invariablement par un festin préparé par ce dernier à partir de gibier qu’il avait lui-même abattu, et dont il révélait la nature en offrant à Remouald, à la fin du repas, ces « sortes de talismans… pattes de lapin, oreilles de lièvre » (IC, 340) et, ce soir d’Immaculée Conception, la tête de sa petite soeur, Joceline Bilboquain. Le conte « Nous marchions au catéchisme », tiré des souvenirs du narrateur/auteur, relate la retraite de deux mois des futurs communiants qui suivaient alors l’enseignement du curé de la paroisse, enseignement entrecoupé de promenades. Celles-ci les amenaient parfois au vieux cimetière de la paroisse, où le curé les entretenait, suivant le précepte qui orienta toute la production du chanoine, de la valeur des « anciens » :
Et ainsi le vieux cimetière de Saint-Michel, sol gardien d’ossements héroïques, devenait à nos yeux un raccourci d’histoire, le reliquaire des énergies anciennes. Et dans nos âmes d’enfants remuées par les paroles du vieux prêtre, jaillissait soudainement la révélation du passé, le commandement d’un devoir héréditaire, l’idée d’une parenté étroite entre les vivants et les morts[46].
N’est-ce pas à la même « révélation du passé » que nous convoque le déplacement métonymique des reliques qui parsèment le roman, de la patte de lapin au soulier de Joceline ? Toutefois, là où chez Lionel Groulx la révélation du passé conduit à reconnaître sa continuité et son autorité dans l’ordre du présent, elle sert surtout, chez Soucy, à montrer le rôle souterrain d’un passé toujours agissant, faute de l’avoir suffisamment reconnu avant de le repousser dans l’oubli.
On ne saurait, dans ce roman, distinguer la mémoire du catholicisme de la tradition en général, tant le phénomène mémoriel s’y voit malmené. Il faut toutefois accorder une attention spécifique au mode de figuration choisi : la mémoire obéit presque exclusivement aux règles de la métonymie. Que les romans de Soucy se plaisent à mettre en scène un passé plus ou moins reculé (du début du xxe siècle aux années de l’après-guerre) n’a que peu d’incidence sur ce qu’il cherche à nous dire quant à la crise de la mémoire propre à notre modernité. Par contre, on ne saurait négliger le fait que les signifiants catholiques, en particulier dans son premier roman, jouissent du même traitement que les événements traumatiques qui en composent la trame : ils sont le plus souvent déplacés, cachés parmi les énigmes les plus diverses, ou ostensiblement effacés, au même titre que le soulier de Joceline, enfermé dans une armoire à la fois vide et impénétrable, permet de figurer l’événement de sa mort. Le titre du roman, L’Immaculée Conception, parce qu’il s’agit du jour où a eu lieu le meurtre de Joceline, se trouve à n’indiquer qu’une journée particulière du calendrier, le 8 décembre, pur signifiant vidé de sa mémoire religieuse. Il en va de même de l’épigraphe, qui joue avant tout sur la notoriété de son auteur, Lionel Groulx étant devenu, jusqu’à un certain point, le bouc émissaire des lettres de ce qu’on a appelé la Grande Noirceur. Or, on l’a vu, la référence vaut avant tout pour la figure du reliquaire, qui renvoie directement au fonctionnement métonymique du texte.
Est-ce un hasard si le dérèglement de la mémoire que les romans de Soucy mettent en scène s’accompagne d’un renversement du régime de la dette ? Ils cherchent à représenter des personnages qui sont pour ainsi dire devenus étrangers à eux-mêmes. Remouald, à l’âge adulte, est devenu un géant inerte et sans mémoire, vivant à distance de sa propre identité. Le meurtre et la dévoration de Joceline ayant eu lieu à Maisonneuve, où il poursuivra son existence après de brèves années passées à l’orphelinat de Saint-Aldor, doit-on se surprendre qu’il ait besoin de retourner en ce lieu pour renouer avec son identité ? La vérité qu’il y trouve n’est peut-être que celle de la nécessité du déplacement ayant présidé à sa gestion mémorielle du trauma. Se retrouvant loin de tout, à l’écart du village même, c’est aussi la périphérie qu’il a vécue face à lui-même qu’il peut mesurer.
Survivances de la périphérie
Avec Atavismes, le titre étant à cet égard parfaitement clair, Raymond Bock nous plonge au contraire dans un face-à-face sans compromis avec le passé, par la confrontation avec la part d’ombre d’un héritage malaisé. D’ailleurs, je ne suis pas le premier à le remarquer[47], le livre se présente comme un petit catéchisme séculier sur l’« art de la défaite[48] » hérité de l’histoire québécoise. Poussant d’un cran cet héritage atavique, Raymond Bock relit ainsi certains topoï de cette histoire pour en inverser le sens ou en aggraver les conséquences ou les présupposés. La méditation poétique sur l’angoisse face à la mort de gens aimés que l’on retrouve dans « Peur pastel » offre une synthèse appréciable des enjeux mélancoliques de cette réflexion sur la mémoire. Si le narrateur affirme voir le monde depuis la « fenêtre » (A, 61) que lui offre le regard de son enfant, cette perspective est néanmoins partagée avec celle du « musée brun » (A, 64) qu’il a constitué à partir de vestiges abandonnés sur le bord des ruelles après des déménagements trop hâtifs ou un trépas esseulé, notamment quatre photographies d’une vieille dame décédée dont la description scande le texte. Le rêve répété, « éveillé [ou] endormi » (A, 62), de sa fin, et la certitude qu’il induit de « [s]a putrescence imminente » (A, 67) donne au narrateur une acuité particulière sur ce qu’il appelle les « pires réussites de notre ère », parmi lesquelles figure en bonne place le fait d’avoir « individualis[é] l’espoir » (A, 68). On ne saurait mieux circonscrire l’une des conséquences, analysée par Gauchet, de la conquête d’autonomie ayant accompagné la « sortie de la religion » : le religieux ne disparaît pas, mais s’offre comme l’un des produits à usage privé disponibles sur le marché des valeurs compensatrices[49]. La finale de Bock, d’un lyrisme désenchanté, offre l’image d’un messianisme inversé où l’espoir porte sur le reste de l’opération d’atomisation sociale en cours : « J’attends la catastrophe, le grand chaos. J’attends qu’en pleine nuit les cloches des dernières églises encore invendues se mettent à sonner pour rassembler ceux qui sauront encore ce que veut dire être ensemble. » (A, 68) Si L’Immaculée Conception nous donne à voir, littéralement, la mémoire sans contenu qu’est devenu le catholicisme, par le refoulement qu’il met en scène et le caractère exclusivement métonymique du dogme de l’Immaculée Conception, Atavismes, près de vingt ans plus tard, semble s’appliquer à relever le principe d’espérance ayant jadis traversé le discours de la collectivité pour en inverser le sens, et souligner à travers lui une sorte de lucidité indépassable face à la catastrophe du présent. Deux types d’opération sont à l’oeuvre dans le réaménagement de la mémoire collective effectué par le recueil[50] : une opération de réévaluation du sens de certaines expériences de l’histoire dont les présupposés appartenaient à cette structure religieuse passée (mais pas toujours : pensons à « Une histoire canadienne », qui raconte un ratage et une crise meurtrière entachant la mémoire d’un héros de l’insurrection des patriotes) ; et un rapport à la périphérie, au hors-lieu ou à un présent désarrimé de la continuité.
Commençons par la reconstitution fictive de la première tentative de colonisation française par Roberval au Cap-Rouge dans « Eldorado ». A priori, rien ne choque l’historien dans la dramatisation de la « sévérité toute calviniste[51] » du vice-roi que le texte nous donne à voir, à travers le récit désespéré de l’aumônier de la colonie, au pire temps de l’hiver. Bock va jusqu’à utiliser les noms d’officiers de Roberval, La Brosse et Frotté, pour nommer les instigateurs d’une révolte présumée, qui sont ici condamnés à construire le gibet où ils seront pendus et exposés tout l’hiver à titre d’exemples. Si la rigueur du vice-roi et la population de la colonie, composée de repris de justice et de déshérités, sont authentiques, l’interprétation du désastre par lequel se solda la tentative de colonisation par l’aumônier donne lieu à un renversement de perspective qui va dans le sens de la mise à distance du passé que je cherche à exhumer. Le titre lui-même, « Eldorado », expose bien le dispositif du texte qui s’applique à montrer le renversement de l’espoir initial en une fatalité qui s’arrime aux pratiques de soi de la défaite définissant, dans l’ensemble du recueil, la société québécoise. Rappelant ainsi « l’utopie religieuse[52] » qui participe de l’investissement premier du Nouveau Monde (« ce pays virginal n’est-il pas une trame où l’homme purifié de ses péchés pourra repartir à neuf ? » [A, 76]), le texte s’applique ensuite à en démonter les présupposés, l’aumônier se résignant à constater que ses compagnons d’infortune et lui-même en ont plutôt « infesté » les lieux en « import[ant] les vices de l’Europe » (A, 76). La conclusion, annoncée d’emblée, est sans appel : « [I]l n’y a rien pour nous ici […]. Cette terre est pourrie au-dedans. » (A, 71 et 77) Il devient aisé, devant cette relecture critique des origines de l’Amérique française, de percevoir ce qui alimente la tonalité mélancolique du recueil. Tout se passe comme si une forme de désabusement face à l’avenir répondait aux échecs du passé, la « nostalgie de l’union communautaire[53] » notée par Pierre-Paul Ferland à propos de « Peur pastel » se trouvant suspendue, n’ayant de racines ni dans le passé ni dans un avenir prévisible.
L’autre « histoire » déterminante d’Atavismes quant à ce renversement de l’historicité héritée du messianisme traditionnel est « L’appel », dont le titre parodie l’appel à la colonisation de l’élite politico-cléricale canadienne-française afin de freiner l’exode vers la Nouvelle-Angleterre d’une population à la recherche de travail. Dès le départ, deux discours se superposent : celui du mari, plein d’espoir, adhérant à l’utopie de la colonisation qui lui est proposée[54], et celui de son épouse, d’emblée circonspect[55], par lequel s’opèrera le travestissement du « destin » promis de transformer le « Nord vierge » en « éden d’abondance » (A, 179). Le texte effectue un premier renversement de la logique providentielle qui imprègne ces « appels » à la colonisation lorsqu’il décrit les effets du grand incendie ayant ravagé la ville de Hull en 1900, les uns évoquant l’emballement du brasier comme le fait d’une volonté cherchant à « répandre volontairement la destruction » (A, 180), alors que le curé « évoqu[e] plutôt la colère divine » (A, 181) face aux fautes de ses paroissiens pour justifier le désastre. Mais ce n’est que lorsque les deux époux empruntent le chemin de fer vers le Nord mythique que le récit de Bock entame véritablement sa méditation sur la périphérie. L’avancée vers le Témiscamingue prend ainsi l’allure d’une remontée vers le passé, la traversée de la « forêt archaïque [voilée] de mystère » (A, 182) donnant l’impression à Baptiste de marcher dans les traces des anciens coureurs des bois à la recherche de « contes effrayants, de formules magiques et de médecine algonquine » (A, 182) autant que de pelleterie. C’est précisément ce rattachement à l’imaginaire des anciens contes qui faisait croire à Rose-Aimée que le chemin de fer « imposait la réalité à un lieu qui n’en avait pas » (A, 182). La description de Ville-Marie, avant-poste de la colonisation en cours, permet par ailleurs à Raymond Bock d’inscrire cette épopée miséreuse dans la tradition américaine d’une lutte avec l’immensité sauvage du territoire. Rappelant à plusieurs égards l’encerclement du Boston originel représenté par Hawthorne dans sa relecture du passé puritain de la Nouvelle-Angleterre dans The Scarlet Letter, bordé à la fois par la mer et la frontière symbolique d’une forêt impénétrable et inquiétante, et inscrivant de ce fait son récit dans la tradition d’une écriture obsédée par le déchiffrement des signes mystérieux du continent, Bock lui donne toutefois une inflexion proprement catholique en y intégrant les discours du messianisme canadien-français traditionnel décrivant le pays neuf comme le don promis « à une race plus forte que la nature elle-même » (A, 183). Ayant choisi le lot le plus éloigné, situé au-delà de la « frontière sombre » qui entoure le village, Baptiste se rend vite à l’évidence qu’il se trouvait dans un lieu qui « n’existait pas » (A, 183), rejoignant les pires appréhensions de Rose-Aimée, qui sombre pour sa part dans un « mal de vivre » (A, 185) qui signera leur échec. Bock juxtapose ainsi l’obéissance aux prescriptions de l’élite cléricale à une existence périphérique condamnée à l’échec.
Qu’est-ce qui se joue dans ce faux western misant, comme Pierre Perrault naguère dans Un royaume vous attend, sur l’envers déceptif des promesses du discours de la colonisation du Nord ? Au-delà de cette dimension de l’échec par trop évidente, c’est bien d’une avancée volontaire dans les replis imaginaires d’une contrée, légendaire pour les uns et utopique pour les autres, que nous entretient Raymond Bock, comme si « l’appel » du Nord était avant tout le signal d’un enfoncement dans les marges non du continent lui-même, mais de sa réalité avant tout discursive, à la fois mémorielle et utopique, le présent de sa narration se trouvant suspendu entre les deux modalités et ne laissant d’autres avenues pour ses protagonistes que de rejoindre l’irréalité des lieux par la mort. L’héritage catholique, tel qu’esquissé par ce court texte qui rejoue l’une de ses promesses, n’est pas un legs à proprement parler, mais une dette contractée jadis qui confine au retrait, à la périphérie du monde comme de l’histoire. La trace du catholicisme s’y manifeste donc comme une modalité d’existence qui peut très bien continuer d’avoir cours sans être pleinement reconnue.
À ce titre, il faudrait se montrer sensible à la mémoire avant tout formelle de ce catholicisme dans la fiction contemporaine, c’est-à-dire à cette modalité périphérique de l’existence représentée comme le legs d’un passé avec lequel le lien est désormais rompu. Le film Carcasses[56] de Denis Côté, dont la forme cinématographique à l’intersection du documentaire et de la fiction en fait un exemple particulièrement éloquent, permet de rendre visible ce rapport à la périphérie esquissé par « L’appel » ; une périphérie d’autant plus significative qu’elle est avant tout intérieure, cachée dans les replis à la fois de l’espace qui est le nôtre et de notre mémoire. Allons plus loin : Carcasses nous donne à voir un monde stricto sensu, c’est-à-dire le monde isolé et autosuffisant d’un homme au quotidien fortement ritualisé, tourné vers une activité laborieuse librement consentie, et dont la temporalité suspendue nous est communiquée par Denis Côté à travers le choix exclusif du plan fixe, chaque plan représentant la plénitude d’un lieu tourné vers le mystère. Jamais la distance de la mise en scène, parfois reprochée au cinéaste, n’a-t-elle aussi bien épousé son sujet : non Jean-Paul Colmor lui-même, mais la coïncidence d’un homme et d’un lieu, constituant une véritable forme de vie périphérique. On connaît la fortune de l’expression de Wittgenstein, qui vise à décrire l’intrication du langage et des conditions pragmatiques, chaque fois singulières, de son usage. Dans son essai sur Glenn Gould, Georges Leroux a donné une inflexion intéressante à la notion de « forme de vie » en la réservant à la fusion spécifique des conditions d’existence et de l’art : « Nous sommes [avec Glenn Gould] en présence d’un penseur et d’un artiste dont l’existence, tendue à l’extrême, est mise tout entière au service d’un idéal de sublimation qui la transforme[57]. » À l’opposé de cette sublimation et de l’ascèse liée au travail de l’artiste[58], Denis Côté cherche à montrer le bonheur d’une ascèse ritualisée sans autre finalité que son humble maintien ; la joie d’une coïncidence entre un lieu périphérique et une existence quelconque. Cette forme de vie périphérique résulte ainsi d’une autonomie radicale confinant à l’autarcie pourtant non dénuée de liens avec le passé : ce ne sont pas simplement des carcasses de voiture qui s’empilent dans la cour à ferraille de Jean-Paul Colmor, mais autant d’objets venus d’un autre temps, obsolètes pour les uns, qui sont ici recyclés avant de revenir dans le présent.
On évoque souvent, à propos des films de Denis Côté — et lui-même ne s’en prive pas[59] —, la dimension du mystère, rattachée à son usage fréquent du décadrage et du hors-champ. S’intéressant davantage au langage cinématographique qu’à sa fonction diégétique, Côté, avec Carcasses, parvient ainsi à donner forme à la conjonction des deux modalités du legs que j’ai cherché ici à cerner : mémoire avant tout culturelle et factice du passé catholique à travers une préoccupation sécularisée pour le mystère ; et extériorité intramondaine propre à la périphérie. Ce souci pour la périphérie est d’autant plus fécond qu’il lui adjoint les coordonnées de l’Amérique à travers la subversion des codes de sa mise en images la plus classique.
Tout se joue à cet égard en quelques plans. L’intrusion de quatre personnages trisomiques, d’abord, intervient après le seul fondu au noir du film qui en forme la césure, faisant basculer le documentaire vers la fiction et obligeant ainsi Colmor à sortir de lui-même, si je puis dire, et à « jouer » à l’Indien dans ce qui prend les allures d’un western minimaliste[60]. La caméra adopte alors la perspective voyeuse de la bande qui épie Colmor sans être vue, pourvoyant le film d’une étrangeté immédiate. Suit un bref décadrage sur un fusil, qui introduit métonymiquement le genre du western[61]. Le film, quelques minutes plus tard, concrétisera ce rapport en donnant à voir un face-à-face emblématique : Colmor, muni d’une hache, et le chef de la bande, fusil en main[62]. On voit donc comment s’y prend Côté pour subvertir le genre : si Colmor, porteur de la hache, se veut la métaphore adéquate, à travers son rapport fusionnel avec son environnement (et l’intégration des carcasses à la nature environnante), de la nature sauvage que la « figure de l’Indien » est censée signifier[63], faire des personnages trisomiques les porteurs des valeurs propres à la civilisation ne peut s’interpréter que par une quelconque ironie ou par la valorisation d’une autre marge sociale, comme si ouvrir l’image à la dimension du mystère ne pouvait manquer de provoquer une rencontre avec la double périphérie à laquelle l’institution de l’invisible, au Québec, a donné lieu. D’ailleurs, cette tension née de la rencontre improbable d’une forme de vie périphérique et de figures issues d’une autre sorte de marginalité sociale trouve à s’apaiser lorsque Colmor découvre la finalité de l’intrusion de la bande : l’enterrement de l’un des leurs, auquel il se joint. On ne saurait trouver une image plus forte du « désenchantement du monde » qui est le nôtre : l’inhumation s’effectue en silence dans une marge intérieure à la société, sans médiation religieuse, mais non sans recueillement. Côté se plaît ainsi à mettre en images un monde fortement ritualisé, ouvert à l’invisible, où la périphérie est une sorte de parenthèse inscrite dans l’histoire de l’Amérique, un arrêt sur image avant de reprendre la route, telle la bande dans le dernier plan du film, cherchant ainsi à rejoindre de nouveaux possibles.
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L’héritage catholique, comme tout ce qu’on reçoit, est une donnée comme une autre avec laquelle il s’agit de composer, avec ses travers et ses potentialités inexplorées. Ni tare ni héritage exclusif avec lequel il faut renouer sous peine d’y perdre son identité, à en croire certains thuriféraires d’une histoire avant tout « nationale », ce legs est à lire dans une histoire longue qui s’offre, depuis la perspective québécoise, dans un condensé qui l’éclaire et permet d’en ressaisir l’économie du pouvoir dont il est issu. La fiction contemporaine, en rappelant la mémoire spectrale qui se profile derrière une posture périphérique qu’elle se plaît à remettre en scène, ne fait peut-être qu’investir l’un des possibles directement politiques d’un tel héritage. La composante territoriale que Bock et Côté s’appliquent soit à plier dans les interstices du centre, soit à déplier dans l’immensité périphérique pétrie d’utopies en provenance du passé, sans parler des effets du refoulement qui chez Soucy confinent à une distance face à soi-même s’incarnant par une errance vers la périphérie, est la face visible d’une cartographie avant tout mémorielle du présent qu’ils offrent au regard des aventuriers de demain.
Parties annexes
Note biographique
STÉPHANE INKEL, professeur au Département d’études françaises de l’Université Queen’s, mène depuis quelques années un projet de recherche sur les notions d’historicité et de messianisme dans la littérature québécoise. Il travaille également sur les écritures politiques dans le roman contemporain. Directeur des Cahiers Victor-Lévy Beaulieu, il est l’auteur d’un livre sur Hervé Bouchard, Le paradoxe de l’écrivain, publié aux éditions La Peuplade.
Notes
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[1]
Marcel Gauchet, L’avènement de la démocratie, t. I : La révolution moderne, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque des sciences humaines », 2007, p. 8-9.
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[2]
Pour une synthèse instructive des métamorphoses qui affectent la notion, depuis le texte fondateur de Maurice Halbwachs, Les cadres sociaux de la mémoire (Paris, Alcan, coll. « Bibliothèque de philosophie contemporaine. Travaux de l’année sociologique », 1925, 404 p.), voir François Dosse, « Entre histoire et mémoire. Une histoire sociale de la mémoire », Raison présente, septembre 1998, p. 5-24 ; Paul Ricoeur, La mémoire, l’histoire, l’oubli, Paris, Éditions du Seuil, coll. « Ordre philosophique », 2000, 675 p. ; et, pour une prise en compte du Québec dans cette métamorphose, Fernand Dumont, « L’avenir de la mémoire » [1995], Oeuvres complètes, t. II, Philosophie et sciences de la culture II, Québec, Presses de l’Université Laval, 2008, p. 587-618.
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[3]
Je rejoins ici le constat de Louis Rousseau, qui, à la suite de Fernand Dumont (Genèse de la société québécoise, Montréal, Boréal, 1993, 393 p.), parle de cette période comme d’un « moment instituant où la société canadienne-française se rapporte à elle-même », et ce, à la fois au moyen, sur le plan symbolique, de la construction de « grands récits » et, sur le plan pratique, de l’élaboration de rituels. Voir Louis Rousseau, « La construction religieuse de la nation », Recherches sociographiques, vol. XLVI, no 3, septembre-décembre 2005, p. 444.
-
[4]
Gaétan Soucy, L’Immaculée Conception, Montréal, Laterna magica, 1994, 344 p. Désormais, les références à cet ouvrage seront indiquées par le sigle IC suivi du folio, et placées entre parenthèses dans le texte.
-
[5]
Gaétan Soucy, L’acquittement, Montréal, Boréal, coll. « Boréal compact », 2000 [1997], 123 p. Désormais, les références à cet ouvrage seront indiquées par le sigle AC suivi du folio, et placées entre parenthèses dans le texte.
-
[6]
Marcel Gauchet, Le désenchantement du monde. Une histoire politique de la religion, Paris, Gallimard, coll. « Folio », 2005 [1985], p. 11.
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[7]
Pour le dire d’une façon expéditive, on peut soutenir qu’en choisissant, poussé par les circonstances de l’histoire, l’Église plutôt que l’État moderne, le Canada français a choisi de sortir de l’histoire elle-même plutôt que de la religion.
-
[8]
Raymond Bock, Atavismes, Montréal, Le Quartanier, coll. « Polygraphe », 2011, 230 p. Désormais, les références à cet ouvrage seront indiquées par le sigle A suivi du folio, et placées entre parenthèses dans le texte. « Histoires » apparaît comme mention générique du livre.
-
[9]
Ce bref exposé de la compréhension politique de la religion demeure, force est de le constater, très schématique. J’en rappelle malgré tout les articulations principales afin de souligner l’homologie qui existe entre l’interprétation du christianisme par Gauchet et la situation historique du Canada français au milieu du xixe siècle. Je renvoie le lecteur au Désenchantement du monde, qui expose en détail le processus de « sortie de la religion » depuis le christianisme jusqu’à l’État moderne.
-
[10]
Marcel Gauchet, Le désenchantement du monde, p. 210 : « Il s’agit de la réponse au système religieux garant d’une puissance oppressive, réponse apportée du dehors en fonction d’une situation d’infériorité extrême et de révolte. » Gauchet souligne.
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[11]
Ibid., p. 232. Gauchet souligne.
-
[12]
Ibid.
-
[13]
Ibid., p. 238-239.
-
[14]
Marcel Gauchet, Le désenchantement du monde, p. 11. Encore faut-il distinguer soigneusement le rôle structurel de la religion de la croyance à laquelle elle donne lieu. Voir, sur cette question, Marcel Gauchet, La religion dans la démocratie. Parcours de la laïcité, Paris, Gallimard, coll. « Folio », 2002, p. 13 : « [S]ortie de la religion ne signifie pas sortie de la croyance religieuse, mais sortie d’un monde où la religion est structurante, où elle commande la forme politique des sociétés et où elle définit l’économie du lien social. »
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[15]
Pierre Lucier, « La Révolution tranquille : quelle sortie de la religion ? Sortie de quelle religion ? », Robert Mager et Serge Cantin (dir.), Modernité et religion au Québec. Où en sommes-nous ?, Québec, Presses de l’Université Laval, 2010, p. 11.
-
[16]
Voir, dans le seul ouvrage collectif Modernité et religion au Québec, outre celle de Pierre Lucier précédemment citée, les contributions de Jean-Philippe Doucet, « Le Québec, sorti de la religion ? » (p. 209-220) ; Jacques Cherblanc, « Modernité, religion et éducation au Québec : de la régulation religieuse de l’éducation à la régulation politique du spirituel » (p. 293-305) ; et Patrice Bergeron, « La théologie dans la démocratie. Une lecture de Marcel Gauchet » (p. 371-383). Si la contribution de Lucier cherche à vérifier la pertinence et la validité de la locution de « sortie de la religion » à propos de la société québécoise, les autres traitent surtout des interactions de la religion et de la laïcité, en particulier en éducation.
-
[17]
Serge Cantin, « De la sortie de la religion à la sortie de la nation. Libres réflexions gauchetiennes sur le rôle de l’État au Québec », Marie-Christine Weidmann Koop (dir.), Le Québec à l’aube du nouveau millénaire. Entre tradition et modernité, Montréal, Presses de l’Université du Québec, 2008, p. 94. Voir aussi, de Cantin toujours, « La fin de la religion et l’avenir de la mémoire », E.-Martin Meunier et Joseph Yvon Thériault (dir.), Les impasses de la mémoire. Histoire, filiation, nation et religion, Montréal, Fides, 2007, p. 369-385.
-
[18]
Marcel Gauchet, La condition historique. Entretiens avec François Azouvi et Sylvain Piron, Paris, Gallimard, coll. « Folio », 2008, p. 128. Gauchet parle de la figure du « Messie à l’envers » qu’a représenté Jésus (p. 131).
-
[19]
Marcel Gauchet, Le désenchantement du monde, p. 231.
-
[20]
Louis Rousseau, « La construction religieuse de la nation », p. 444.
-
[21]
Ibid., p. 443.
-
[22]
Ibid., p. 441.
-
[23]
Ibid., p. 443.
-
[24]
Ibid., p. 442.
-
[25]
Il n’y a qu’à lire les Casgrain, Laflèche, Bourget et consorts pour avoir un aperçu immédiat de tout le mépris qu’ils entretiennent à l’égard du « matérialisme anglo-saxon », auquel s’oppose la « spiritualité catholique » promise, à les croire, à un rôle futur considérable.
-
[26]
Louis Rousseau, « La construction religieuse de la nation », p. 442.
-
[27]
Qui n’est pas pour autant unique. Dans le processus de « sortie de la religion », Gauchet accorde une importance cruciale à la naissance de l’absolutisme. Face aux guerres de religion, la paix étant la vertu politique par excellence, l’État sera autorisé à s’élever au-dessus des passions religieuses, et donc des Églises, pour rétablir la concorde dans le royaume. Ce faisant, « sous le nom de souveraineté s’invente le levier religieux et métaphysique de la sortie de la religion ». Or, Gauchet évoque l’Espagne comme contre-modèle de ce processus, elle qui ne connaît pas la Réforme et où la religion continue de jouer le plus grand rôle au xviie siècle. De puissance européenne, elle sera rapidement repoussée « dans les marges de l’histoire ». Marcel Gauchet, La condition historique, p. 297 et 361.
-
[28]
Marcel Gauchet, L’avènement de la démocratie, p. 40-41.
-
[29]
De ce point de vue, il faut ici être tout à fait clair : il ne s’agit nullement d’attribuer au seul catholicisme la responsabilité d’un repli sur soi collectif. Il n’y a d’ailleurs pas à choisir entre conjoncture politique et modalité effective de l’hégémonie de l’Église catholique dans l’institution du croire au Canada français. Les deux vont de pair, et l’univers des pratiques (missions populaires, retraites publiques, etc.) héritées de la tradition monastique relevé par Rousseau trouve à donner un langage symbolique approprié à l’éloignement du pouvoir de la collectivité consécutive à l’Acte d’union. M’intéressant à l’héritage de cette posture de repli dans la fiction contemporaine, c’est ce qui reste de ce langage symbolique que je cherche à exhumer.
-
[30]
Réjean Ducharme, Les enfantômes, Paris, Gallimard, 1976, 283 p.
-
[31]
Anne Hébert, Les fous de Bassan, Paris, Éditions du Seuil, coll. « Points. Roman », 1982, p. 200.
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[32]
Sur les enjeux temporels de cette marginalité, voir mon article « Écrire en marge de l’histoire. L’Amérique vaincue des Fous de Bassan » (Les cahiers Anne Hébert, no 9, 2010, p. 57-74).
-
[33]
L’expression est de Slavoj Žižek, Le plus sublime des hystériques. Hegel avec Lacan, Paris, Presses universitaires de France, coll. « Travaux pratiques », 2011, p. 331.
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[34]
« Ces actes qu’il traitait comme des crimes, elle-même n’aurait pas songé un instant à les tenir pour des fautes. » (AC, 97)
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[35]
Voir Nicolas Xanthos, « Déjouer. Imaginaires de la fiction romanesque dans Les failles de l’Amérique et L’acquittement », Intermédialités. Histoire et théorie des arts, des lettres et des techniques/Intermediality. History and Theory of the Arts, Literature and Technologies, no 9, printemps 2007, p. 59-78 ; et Viviane Asselin, Lieux de subversion : pour une métalecture de L’acquittement de Gaétan Soucy, mémoire de maîtrise, Québec, Université Laval, 2007, 110 f.
-
[36]
Ce qui est cohérent avec l’inscription qu’il a fait graver dans un prisme de verre, lorsqu’il était étudiant à Paris : « Aucune catastrophe ne peut m’atteindre, puisque rien n’est réel. » (AC, 123) Cette phrase est le renversement exact de l’incipit : « La catastrophe essentielle qui fonde la réalité du monde, c’est la mort inéluctable de ceux qu’on aime. » (AC, 13) Laquelle de ces phrases dit vrai ?
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[37]
Nicolas Xanthos, « Déjouer », p. 75.
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[38]
Voir aussi p. 140 : « [A]insi Remouald traversait le temps. Il ne retenait rien des jours, il vidait sa mémoire à mesure. »
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[39]
La petite fille qui aimait trop les allumettes (Gaétan Soucy, Montréal, Boréal, 1998, 179 p.) met aussi en scène un village nommé Saint-Aldor.
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[40]
J’emprunte ici l’idée à Nicolas Xanthos : « Sarah est en fait un aiguillage narratif qui pousse Remouald et Séraphon à reprendre la route du drame ancien pour y mettre le terme qui s’impose. » Voir « Le vaste plan et l’incompréhension du pêcheur. Forme et signification de l’énigme dans L’Immaculée Conception de Gaétan Soucy », Voix et Images, vol. XXIX, no 3, printemps 2004, p. 126.
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[41]
Ibid.
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[42]
Ibid., p. 115.
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[43]
Ibid., p. 114. Xanthos souligne.
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[44]
Lionel Groulx, Les rapaillages. Vieilles choses, vieilles gens, Montréal, Le Devoir, 1916, 159 p.
-
[45]
Ibid., p. 82. La phrase apparaît sans modification en exergue de L’Immaculée Conception.
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[46]
Ibid., p. 80.
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[47]
Voir notamment Nicolas Tremblay, « Le temps qui ne passe pas », XYZ. La revue de la nouvelle, no 113, printemps 2013, p. 84-87. Pour une étude plus approfondie, voir Pierre-Paul Ferland, Une nation à l’étroit. Américanité et mythes fondateurs dans les fictions québécoises contemporaines, thèse de doctorat, Québec, Université Laval, 2015, notamment f. 185 à 201 et f. 299 à 315.
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[48]
On se souvient qu’il s’agit du titre d’un petit texte d’Hubert Aquin sur l’insurrection des patriotes, en particulier sur la victoire improbable de Saint-Denis ayant laissé ses protagonistes littéralement muets, puisque le texte de la victoire n’était pas écrit, ni même pensable, pour la suite des événements. Voir Hubert Aquin, « L’art de la défaite. Considérations stylistiques », Mélanges littéraires II, édition critique établie par Jacinthe Martel, avec la collaboration de Claude Lamy, Montréal, Bibliothèque québécoise, coll. « Littérature », 1995, p. 131-144.
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[49]
En ce sens, nous sommes bien placés pour le savoir, la religion pèse sur la délibération démocratique, à l’égal des idéologies et des identités multiples, mais ne la structure plus.
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[50]
Pierre-Paul Ferland fait un constat similaire : « Ces processus de déconstruction systématique de l’Histoire, lorsque lus à l’échelle du livre Atavismes, donnent à voir un projet d’auteur cohérent : revisiter la mémoire nationale, par l’allégorie de la filiation ; interroger la mécanique de la transmission, le déterminisme du passé ; s’en libérer […]. » Une nation à l’étroit, p. 299.
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[51]
R. La Roque de Roquebrune, « LA ROCQUE DE ROBERVAL, JEAN-FRANÇOIS DE », Dictionnaire biographique du Canada, en ligne : http://www.biographi.ca/fr/bio/la_rocque_de_roberval_jean_francois_de_1F.html (page consultée le 20 juin 2016).
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[52]
L’expression est de Fernand Dumont. Dans le chapitre « Un rêve venu d’Europe » de Genèse de la société québécoise, Dumont évoque diverses utopies parmi lesquelles l’utopie religieuse se distingue « par sa ferme teneur aussi bien que par le pouvoir des acteurs qui en ont poursuivi la traduction dans un plan d’ensemble de la société à créer […]. Un peu comme pour les colonies anglaises de l’Amérique, on a le sentiment non pas seulement de réformer, mais de refaire à neuf. » Fernand Dumont, Genèse de la société québécoise, p. 42-43 et 45.
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[53]
Pierre-Paul Ferland, Une nation à l’étroit, p. 199.
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[54]
Voir, sur cette utopie de la colonisation, l’ouvrage de Gabriel Dussault, Le curé Labelle. Messianisme, utopie et colonisation au Québec (1850-1900), Montréal, Hurtubise HMH, coll. « Sciences de l’homme et humanisme », 1983, 392 p. Cette utopie de la colonisation, qui trouve sa forme la plus achevée dans les écrits et les actions du curé Labelle, qui deviendra sous-ministre en titre de la colonisation, a ceci d’intéressant qu’elle prend la forme spécifique d’une périphérie spatiale, l’utopie trouvant son lieu imaginaire dans un Nord quasi mythique où les héritiers du Bas-Canada sont appelés à occuper un vaste espace encore vierge où se superposer avec les populations anglophones.
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[55]
« Assise près de son mari dans le train qui les éloignait de chez eux, Rose-Aimée doutait qu’on puisse aussi aisément fuir le malheur. La misère qu’ils laissaient derrière, dans les sillons épuisés de la terre paternelle, pouvait bien les attendre plus noire encore au fond des bois. » (A, 179)
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[56]
Denis Côté (réal.), Carcasses, Nihilproductions, 2009, 72 min.
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[57]
Georges Leroux, Partita pour Glenn Gould. Musique et forme de vie, Montréal, Presses de l’Université de Montréal, 2007, p. 257.
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[58]
Leroux parle même de « sainteté de l’art ». Ibid.
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[59]
Parmi plusieurs exemples, cet extrait d’un entretien à propos de Curling : « Le cinéma se doit de créer du hors-champ. Je me fais un devoir de laisser l’air (qu’on peut appeler énigme ou mystère) pénétrer dans les interstices de l’histoire. Un spectateur ne devrait jamais voir cette architecture elliptique comme une provocation ou de la pose narrative. » [S. a.], « Des personnages doucement hors du monde » [entretien avec Denis Côté], Univers|ciné, 7 mai 2012, en ligne : http://www.universcine.com/articles/denis-cote-des-personnages-doucement-hors-du-monde (page consultée le 18 juillet 2016).
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[60]
Cette proximité du cinéma de Denis Côté avec le western a fait l’objet d’une lecture très intéressante de Sylvain Lavallée dans « À la frontière de la marginalité. Le lieu chez Denis Côté », texte paru à l’origine sur le blogue de la revue Séquences en décembre 2010, republié en mars 2015 sur l’excellent blogue de l’auteur : Du cinématographe… écrire avec des images et des sons. En ligne : http://ducinematographe.com/2010/11/a-la-frontiere-de-la-marginalite-le-lieu-chez-denis-cote/ (page consultée le 20 juin 2016).
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[61]
Denis Côté (réal.), Carcasses, 43:34 à 45:08.
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[62]
Ibid., 56:04. Deux éléments fondamentaux définissent comme on le sait le genre : un rapport à l’espace que résume la notion américaine de Frontier, soit cet espace liminaire qui n’appartient ni à la civilisation ni à la wilderness qu’il cherche à délimiter ; de même que l’émergence de la Loi qu’un tel lieu périphérique suppose au moyen d’emblèmes et de parades diverses.
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[63]
J’emprunte ici le terme à Gilles Thérien, qui distingue la figure discursive de l’« Indien », telle qu’élaborée par les écrits des colonisateurs et de leurs héritiers, de la réalité des Premières Nations. Gilles Thérien (dir.), Figures de l’Indien, Montréal, Typo, 1995, 394 p.