Corps de l’article

Après l’avoir prémunie contre les dangers de la rue, on la laissera aller ; il sera bon également, dès l’âge de huit ans, d’habituer l’enfant à prendre seule l’omnibus, à aller seule dans un cinématographe pas très éloigné de la maison. Un peu plus tard on lui fera faire de courts voyages en chemin de fer, on l’enverra prendre un repas dans un restaurant. Tous ces menus actes où l’enfant apprendra à se procurer par le seul recours de l’argent qu’elle aura en poche ce dont elle aura besoin, développeront en elle, en même temps que l’initiative, le sens de la personnalité[2].

Dans le contexte de travaux sur l’histoire littéraire et culturelle des femmes, et parallèlement à ceux des équipes de « La vie littéraire au Québec » et de « Penser l’histoire de la vie culturelle au Québec », j’ai amorcé une réflexion sur la façon dont les pratiques culturelles des femmes se déployaient dans l’espace urbain montréalais autour de la Seconde Guerre mondiale. Je me suis intéressée dans un premier temps à différents cas d’appropriation culturelle par la constitution de communautés imaginées structurées en fonction des goûts musicaux[3], de même qu’à quelques motifs d’un imaginaire féminin qui suggéraient un renouvellement des valeurs dans les magazines féminins des années 1930[4]. Ces perspectives, à la fois vastes et concrètes, découlaient d’une stratégie visant à restituer au processus par lequel se déploie la vie culturelle son caractère à la fois multidimensionnel et intégré, à le décloisonner des frontières disciplinaires autant que des hiérarchies. Elles visaient, en outre, à mettre en valeur la productivité des pratiques de réception et des gestes par lesquels des publics s’approprient la culture, tout en contribuant à intégrer ces variables à l’étude du changement culturel[5]. La présente réflexion se veut un prolongement de cette démarche, dans la mesure où ces initiatives ont toutes en commun de s’intéresser au rôle joué par les femmes en tant que destinataires ou en tant que public, ainsi qu’à différentes modalités de l’appropriation culturelle qui découlent de leurs pratiques. Je cible cette fois plus directement l’inscription de ces pratiques dans l’espace urbain afin de mieux saisir la façon dont elles se tissent à même l’ensemble du mode de vie des destinataires-consommatrices-utilisatrices de la culture, dans une perspective qui se rapproche des propositions de Michel de Certeau. En effet, dans L’invention du quotidien, sa conception de la « culture commune et quotidienne en tant qu’elle est appropriation (ou réappropriation)[6] » conduit Certeau à s’intéresser aux pratiques les moins visibles (habiter, cuisiner), tant pour en proposer une sorte d’inventaire que pour interroger la façon dont ces pratiques s’arriment les unes aux autres et constituent une « manière de penser, investie dans une manière d’agir[7] ».

S’il n’est pas nouveau de considérer les destinataires et les publics dans l’économie culturelle qui prévaut depuis la fin du xixe siècle, il reste que les rôles liés à la transmission et à la consommation de biens culturels sont en pleine transformation au sortir de la Première Guerre mondiale, moment où se structure un marché visant des publics de plus en plus diversifiés au fur et à mesure que se développent le cinéma, la radio, la publicité. Dans ce contexte, l’espace urbain montréalais, espace métropolisé au sein duquel la vie culturelle et médiatique est d’une intensité jusqu’alors inédite, contribue à permettre un volume d’interactions et une densité d’échanges qui offrent un terreau favorable à des transformations majeures, rapides et durables. Ce double mouvement de croissance et de stratification est d’autant plus important dans la perspective d’une histoire culturelle des femmes que l’espace urbain est, tel que le pose Guy Di Méo pour la géographie sociale, un espace « normatif [qui] constitue le creuset actif d’attitudes sociales, d’idéologies, de formes originales de modes de vie, de pouvoirs[8] ». Ce potentiel normatif de l’espace urbain dans un contexte de transformation rapide exerce ainsi une double force, qui peut autant contribuer à ouvrir des brèches élargissant l’espace des possibles qu’à fixer des normes ou à en déplacer les frontières. La ville est ainsi « transformante » et transformée, et c’est en traquant les normes implicites à travers lesquelles elle façonne les comportements des femmes que je me suis livrée à cette analyse. Pour ce faire, j’ai exploré quatre sources[9] offrant un matériau assez abondant, mais, surtout, dont la nature permettait de considérer à la fois leur caractère descriptif et leur dimension structurante. L’Almanach de la langue française. La femme canadienne-francaise, l’ouvrage Comment gagner sa vie. Carrières féminines de Gabrielle Carrière et l’enquête « Entrez donc ! » Analyse du comportement familial de la population de langue française au Canada sont des sources de l’époque qui contiennent plusieurs renseignements sur la vie culturelle, alors que la thèse de Fanie St-Laurent, Les choses intellectuelles plutôt que la broderie. La Société d’étude et de conférences de l’entre-deux-guerres à la révolution féministe, rend compte de milliers de pages d’archives de cercles de lecture et autres associations culturelles féminines.

Calquant le cadre de l’étude de Certeau sur le quotidien (mais sans bien sûr prétendre à l’envergure de son travail), je découpe en trois temps ce parcours des modalités par lesquelles les pratiques des femmes s’inscrivent dans l’espace urbain et contribuent à intégrer de nouveaux comportements au sein du mode de vie des femmes autour de la Deuxième Guerre mondiale : habiter, circuler, travailler. J’ai accordé une attention particulière aux données géolocalisables, mais, plus globalement, j’ai considéré tous les éléments qui pouvaient contribuer à documenter les normes implicites que recèlent ces sources et les processus par lesquels elles se modifient.

Habiter

La thèse de Fanie St-Laurent, qui décrit un regroupement de femmes, la Société d’étude et de conférences, et tente de comprendre son rôle dans l’histoire du livre et dans l’histoire du rapport des femmes à la culture au Québec, offre relativement peu de données qu’il serait possible de situer sur une carte géographique, alors que ce sont les trajectoires socio-intellectuelles des membres et la liste des activités auxquelles elles se sont adonnées qui sont décrites avec le plus de détails. Sur le plan de la localisation des activités, on apprend toutefois que les réunions des cercles avaient lieu chez les membres, très majoritairement issues des classes bourgeoises, alors que les conférences prenaient place dans des lieux publics situés dans l’ouest de la ville (le collège Marguerite-Bourgeoys, à Westmount, la première année ; l’hôtel Windsor, rue Peel, ensuite). Les procès-verbaux des rencontres, très détaillés, restent à compulser pour compléter ces renseignements sommaires[10]. Néanmoins, la localisation des activités publiques de la Société est conforme au double ancrage, à la fois dans la culture lettrée féminine (par le collège Marguerite-Bourgeoys) et dans la bourgeoisie et les mondanités, par l’hôtel Windsor. À cet égard, le modèle duquel relèvent le recrutement et la structure de la Société reste pour l’essentiel apparenté à celui des dames patronnesses, même si les activités sont exclusivement culturelles et souvent beaucoup plus intellectuelles, alors que les membres formulent explicitement leur souhait de rehausser le niveau culturel de la société canadienne-française. Les femmes sont mariées et habitent les quartiers aisés. La longévité de l’association vient quant à elle témoigner du fait que ce modèle persiste et garde son importance jusqu’aux années 1970, et nous rappelle que son invisibilité à l’ère médiatique ne signifie pas qu’il soit disparu.

Pour sa part, l’Almanach de la langue française. La femme canadienne-française (1936) des Éditions Albert Lévesque s’avère une source pertinente sous deux angles. D’abord, le bilan auquel se livre l’éditeur sur la femme canadienne-française révèle très nettement les traces d’une culture féminine bourgeoise qui éclot dans les années 1930. La bourgeoisie et l’urbanité sont explicitement nommées et associées, et on mentionne quelques-unes des activités de la femme bourgeoise à la page dans les années 1930 : club de bridge, cercle de couture, magasinage, heure du thé, théâtre.

D’autres sections contribuent à esquisser un portrait du déploiement des pratiques artistiques des femmes dans l’espace urbain. Ce sont surtout les femmes artistes qui ont une pratique d’enseignement privé et qui choisissent de s’annoncer dans les pages du bottin de l’almanach qui m’ont fourni un matériau susceptible de nourrir une cartographie et de projeter les données sur une carte. La pratique professionnelle de la musique a ainsi laissé de nombreuses traces par le biais de la nécessité d’annoncer ses services pour enseigner aux enfants. De manière similaire, celles qui gagnent leur vie dans les arts de la performance (actrices, chanteuses, etc.) se rendent visibles, particulièrement lorsqu’elles enseignent la diction, notamment aux enfants. Ces sections sont les mieux garnies dans les parties plus factuelles de l’almanach. Par ailleurs, les sections publicitaires présentent pour leur part différents biens culturels, mais aussi des leçons de musique, de solfège, de chant, de diction, etc., suggérant une demande à cet égard, demande qui désormais déborde les cadres des établissements scolaires (les couvents et les collèges fournissaient déjà ces services aux classes dominantes). La demande que révèlent ces annonces mérite une réflexion approfondie si on s’intéresse à l’impact qu’elles ont pu avoir sur l’accès de nouvelles classes sociales à la production culturelle, mais également sur la formation de nouveaux destinataires, de nouveaux publics.

Les données géolocalisables recueillies dans le « Bottin des annonces[11] », toutes pratiques artistiques confondues, semblent reconduire, dans les grandes lignes, les tendances générales : les quartiers Westmount, Outremont et le Quartier Latin concentrent la plus forte proportion de femmes actives dans le milieu culturel[12]. On note néanmoins, à partir des adresses repérées, la possible amorce d’une diversification des quartiers représentés, de même que des classes sociales et des statuts des producteurs. Apparaît ainsi, occasionnellement, la mention de nouveaux quartiers, vers le nord, surtout le quartier Villeray, mais aussi un peu Rosemont. Jovette Bernier (7283, rue Berri) et Hélène Charbonneau (6229, avenue de Lorimier) y habitent, de même que plusieurs femmes qui enseignent la musique ou s’affichent comme comédiennes. Ces femmes ont en commun d’être célibataires, ce dont témoigne leur inscription comme « Miss » dans l’annuaire Lovell. Le quartier Villeray est en pleine croissance à cette époque, et constitue un secteur caractérisé par son marché de locataires, ce qui, du point de vue d’une sociologie des acteurs culturels, dénote une certaine diversification de l’origine sociale des artistes, de même qu’une diversification de l’état civil pour les femmes. La culture n’est par ailleurs pas en reste dans ces nouveaux quartiers en pleine croissance. Des cinémas ouvrent dans Villeray durant l’entre-deux-guerres et peu de temps après : Le Château (1931, dans la rue Saint-Denis), le Rivoli (1926, à proximité de la rue Bélanger), ou encore le Crémazie (1947), plus au nord.

Circuler

J’ai compulsé l’enquête d’Albert Lévesque afin de retracer les indices d’une différence entre les pratiques des Montréalais et des Montréalaises, et celles des habitants des autres régions, l’hypothèse de départ étant que la culture serait davantage inscrite dans l’espace public à Montréal, d’une part, et que, d’autre part, le tissu urbain rendrait encore plus nécessaire qu’ailleurs l’usage du journal, du magazine ou de la radio pour combler la distance séparant le foyer familial des lieux de diffusion. Dans l’ensemble, l’enquête confirme la spécificité de l’espace urbain montréalais : importance du secteur tertiaire de l’économie, présence récurrente du « sentiment français », rapport plus souple à l’autorité, mais, surtout, les Montréalais et les Montréalaises ont la plus importante proportion de lecteurs de périodiques (quotidiens et hebdomadaires), et des affinités plus manifestes avec les choses intellectuelles.

L’enquête de Lévesque distingue en outre les façons dont les données varient en fonction de la génération et du sexe des différents membres de la famille. Comme, dans la métropole, le rapport à l’autorité au sein de l’espace familial semble s’exercer avec moins de vigueur[13], on peut en inférer une permissivité plus grande pour la jeunesse montréalaise. Cette permissivité influe sur les loisirs qu’elle privilégie, les sports de saison et la fréquentation des cinémas dominant nettement les pratiques, au détriment des parties de cartes, de dames et d’échecs. Dans les deux cas, le lien entre les pratiques culturelles et les installations qui les rendent possibles (patinoires, terrains de baseball, salles de cinéma) au sein de l’espace urbain est évident.

C’est dans le prolongement de ces données que je situe l’intérêt de l’étonnant ouvrage de Gabrielle Carrière. En reconstituant la façon dont le texte cible ses destinataires, j’ai pu en extraire les renseignements les plus précieux. Se présentant comme un guide pratique destiné autant aux mères qu’aux filles, l’ouvrage décrit des carrières féminines acceptables et transmet les renseignements pratiques permettant d’y accéder.

L’incipit campe d’entrée de jeu une scène croquée dans une réunion intime à laquelle participent plusieurs mères de famille préoccupées par l’avenir de leurs filles. L’une d’entre elles relaie ensuite ces préoccupations dans une lettre adressée à une chroniqueuse, lettre que cite Carrière (la bien nommée !) :

Dans une famille nombreuse, à moins que l’on ne dispose d’une grosse fortune, on ne peut assurer la vie des filles, matériellement du moins, hors du mariage. Quel métier alors leur enseigner pour qu’elles puissent se tirer d’affaire sans être à charge ? Tant que vivent ses parents, la fille célibataire est généralement assurée d’un chez-soi, mais ensuite […] son sort peut se trouver très difficile. Quelle carrière conseilleriez-vous de choisir pour des filles de dix-huit à vingt ans[14] ?

Cette scénographie, au sens de Maingueneau[15], où s’enchâssent des voix et des discours permet de tracer un portrait des destinataires et des valeurs qu’elles partagent, sur le plan de la génération et de l’appartenance sexuelle. Sans que la question du milieu urbain soit jamais directement évoquée, la ville, la grande ville, s’impose de plusieurs façons au sein de l’ouvrage, soulevant les enjeux des rapports sociaux de sexe et les préoccupations générationnelles. D’une part, il est clair que la ville suscite l’inquiétude, et l’ouvrage s’en fait l’écho :

[l]a ville est une enjôleuse. Le diadème dont elle se pare chaque soir et qui projette au loin ses rayons, fait croire à une fête où tout ne serait que plaisir et beauté. Les campagnardes, fascinées par cette splendeur, accourent vers elle, croyant qu’elle leur procurera la satisfaction de leurs désirs et qu’elle mettra fin à leurs peines. Comme si ce miroitement féérique ne laissait pas dans l’ombre des taudis où l’on souffre, des tables dégarnies, des cuisines sans feu, des chambres, quelquefois situées dans des sous-sols, où de leurs compagnes s’étiolent parce qu’elles manquent d’aliments sains et d’air pur. […] La ville est un gouffre où s’engloutit chaque jour l’innocence de ces déracinées qui, chez elles, seraient restées vertueuses et seraient devenues des mères de famille respectables[16].

Pourtant, il est moins question pour Carrière de freiner l’exode des filles qui cherchent du travail que de rassurer les destinataires, par les renseignements pratiques qu’elle transmet et par l’importance qu’elle accorde aux bonnes oeuvres catholiques comme aux autres ressources publiques recommandables. Aussi, la question de l’urbanité ressurgit constamment au fil des recommandations formulées dans le guide, construisant en filigrane un statut d’exception pour la métropole, et ce, pour la vaste majorité des carrières et des emplois évoqués, tout particulièrement dans le domaine des services, au sein duquel s’insèrent les pratiques culturelles. Enfin, la ville est présente dans un rapport d’interdépendance avec les régions, dans la mesure où la migration des filles est une préoccupation constante de l’ouvrage. Cette initiation à la ville prend plusieurs formes, en témoignent, à titre d’exemple, diverses explications qui s’adressent à une destinataire étrangère à la géographie urbaine, et qui visent à l’initier aux ressources qui lui permettront de localiser les édifices du centre-ville :

Il arrive souvent qu’une jeune fille à la recherche d’un emploi n’ait pour toute adresse que le nom d’un édifice connu de tous dans le quartier des affaires, dont on a négligé de lui indiquer le numéro et la rue. Cette personne se trouve fort en peine, si elle n’a jamais entendu parler de l’immeuble en question. Il est donc bon de mentionner que l’adresse de ces grands immeubles se trouve toujours dans l’annuaire du téléphone, à leur ordre alphabétique. […] Si on ne sait où se trouve l’adresse indiquée, l’annuaire Lovell, à la disposition du public près des cabines de téléphone, dans les pharmacies, certains restaurants, etc., viendra en aide à la débutante. Au nom de chaque rue classée par ordre alphabétique, cet annuaire donne le nom de deux rues qui se trouvent à ses deux extrémités, ainsi que les numéros aux points de jonction[17].

Au-delà de son caractère anecdotique, cette description montre clairement un souci de favoriser l’appropriation de l’espace urbain par des cohortes de femmes, de jeunes femmes, qui n’en maîtrisent pas les codes et qui ne disposent pas des ressources familiales ou scolaires à même de les renseigner. Dans la même perspective, sans que la classe sociale soit explicitement un cadre de référence, l’ouvrage s’appuie constamment sur la dimension économique pour établir son plaidoyer en faveur du travail féminin, ce qui fait que l’enjeu pécuniaire occupe une place considérable, notamment sous la forme de recommandations spécifiques adressées à celles qui ne disposent pas de moyens suffisants pour se payer des études ou s’inscrire à des formations.

Travailler

Sur le plan des conseils visant à aider les femmes à trouver des carrières satisfaisantes, je me bornerai ici aux suggestions qui concernent le milieu culturel et les différentes pratiques auxquelles il donne lieu. Trois sections de l’ouvrage contiennent l’essentiel des données, « Enseignement » (IX), « Beaux-Arts » (VIII) et « Carrières libérales » (XI), et ce, même si plusieurs renseignements sont disséminés dans les onze parties qu’il comporte. Les cas de l’enseignement et des beaux-arts se rejoignent en ce qu’ils témoignent d’une relative spécialisation au sein de ce milieu, dans la mesure où l’on distingue à la fois des disciplines et des spécialisations (dessin, musique, chant, diction). Les beaux-arts se présentent très majoritairement dans leur dimension appliquée, qu’il s’agisse de dessin industriel, de dessin de mode, de dessin commercial, de photographie, etc. Ces spécialisations artistiques sont principalement enseignées à Montréal, au terme d’une formation gratuite de quatre ans. Quant à l’enseignement artistique, la région métropolitaine se singularise : « À Montréal […] ne réussissent dans cette carrière que les personnes extrêmement douées, dont le talent a été cultivé par des professeurs renommés ou des écoles de musique[18]. » L’enseignement artistique est déjà un moyen d’assurer sa subsistance : « C’est le plus souvent dans l’enseignement que les artistes musiciens trouvent des moyens de subsistance. La radio, les orchestres symphoniques permettent à quelques-uns d’ajouter encore à leurs revenus[19]. » Et une certaine diversification sociale reste possible, dans la mesure où « les enfants de famille pauvre qui ont quelque talent musical feraient bien de profiter des cours de solfège, d’harmonie et de dictée musicale donnés gratuitement sous les auspices du Secrétariat provincial […]. Les endroits où sont donnés ces cours sont annoncés dans les journaux vers le mois de septembre[20] ».

La littérature et le journalisme sont couverts dans la section portant sur les carrières libérales et sont présentés essentiellement dans la perspective du revenu qu’il est possible d’en tirer, de même que sous l’angle des frais que peut occasionner la publication d’un livre. Les renseignements pratiques à propos de ces métiers liés à l’écriture restent intéressants du point de vue des destinataires qu’ils impliquent. On instruit ainsi les principales intéressées en les informant qu’elles « seront surprises d’apprendre le coût d’une édition. […] Une personne qui se propose de faire éditer un volume à ses frais peut s’attendre à payer une somme minimum de 300 $ pour une édition de mille exemplaires, à moins que l’imprimeur ne veuille accorder un prix de faveur[21] » et que

[l]e prix de l’édition varie selon le prix et la qualité du papier, le nombre de pages, la modification du texte après l’impression des épreuves, la présentation générale de l’ouvrage. Lorsqu’un travail présente une haute valeur littéraire ou traite de questions d’actualité recherchées des lecteurs, l’éditeur accepte d’assumer les frais de l’édition et, dans ce cas, il remet à l’auteur un montant d’argent convenu d’avance, ou une certaine quantité de volumes édités[22].

Enfin, et plus globalement, c’est la place des emplois féminins reliés au domaine de la culture aux côtés de l’ensemble de l’économie urbaine et particulièrement du secteur tertiaire qui frappe. Les enjeux de tous les emplois censés permettre à une femme d’assurer sa subsistance semblent bien ancrés dans la ville, qui se présente alors comme une voie possible vers une certaine autonomie. Comme le souligne encore Guy Di Méo, on gagne à « considérer ces espaces de la ville comme la scène sur laquelle se joue pour les femmes une vie plus libre, plus tournée sur soi que sur un groupe référentiel d’obligations et de contraintes : famille ou foyer, enfants, époux ou ménage[23] ». Un rapport semblable à la « scène » urbaine est perceptible dans la palette de métiers présentés par Gabrielle Carrière : l’ouvrage accorde en effet une place considérable aux emplois de bureau (plus de trente pages alors que les autres sections en comptent une dizaine), au commerce (pour les propriétaires ou les employées) et aux services (couture, coiffure, mannequinat, santé, hygiène, etc.).

+

Ce panorama réalisé par le parcours de quelques sources dans le but de récolter et de traiter des données préliminaires sur le déploiement des pratiques culturelles des femmes dans l’espace montréalais autour de la Deuxième Guerre mondiale confirme pour l’essentiel des tendances déjà mises en évidence dans les différentes études sur la vie culturelle de la même époque. On y constate l’importance du rôle que joue la bourgeoisie montréalaise, de la fin du xixe siècle jusqu’à la fin des années 1940, par exemple, de même qu’une diversification des groupes sociaux qui consomment de la culture dans le contexte de l’avènement de la radio, du cinéma et des autres transformations médiatiques qui permettent d’atteindre et de fidéliser de nouveaux publics. De ce point de vue, peu de nouveauté.

Pourtant, l’intérêt d’une cartographie de la vie culturelle féminine est loin d’être négligeable. En documentant les pratiques et en affinant notre perception des processus à l’oeuvre, ces données mettent clairement en évidence une appropriation féminine de la vie culturelle montréalaise, et les différentes modalités par lesquelles on en vient à normaliser des comportements qui jusqu’alors avaient pu être considérés comme une transgression des cadres normatifs (qu’il s’agisse de s’installer en ville pour une femme seule, d’aller au cinéma, etc.), et ce, principalement en regard des comportements liés au travail salarié et aux loisirs. Ces enjeux touchent potentiellement les productrices de la culture, qui tendent un peu moins qu’auparavant à être des héritières ou des épouses au sein de couples bourgeois. Le statut de « femme non liée[24] » semble faire partie des possibles dans le milieu culturel, que l’on considère le nombre croissant de métiers culturels accessibles (tel que le suggère l’ouvrage de Carrière) ou l’enseignement privé qui s’annonce dans les périodiques et contribue à étendre les valeurs et les pratiques d’abord associées à la bourgeoisie à des publics un peu plus diversifiés.

L’élargissement du public, et surtout sa diversification et la hiérarchisation qui s’opère entre les différentes strates culturelles, n’est pas non plus une nouvelle donnée. Mais encore ici, le processus par lequel cette stratification se met en place puis se stabilise est révélateur. Nos données préliminaires tendent à montrer que ce n’est pas uniquement la culture populaire qui est en plein essor, comme ont pu le montrer nombre de travaux sur la paralittérature au Québec dans les années 1940-1960. Nous assistons également, et quasi simultanément, à la consolidation de pratiques médianes (au sens de middlebrow[25]) qui témoignent d’un élargissement du public, et qui s’arriment au contexte d’une économie tertiaire et à l’avènement de classes moyennes, caractéristiques de l’espace urbain montréalais de l’époque. Cependant, bien que nous connaissions de mieux en mieux les classes moyennes et les valeurs qui les caractérisent[26], la prise en compte de la culture moyenne dans l’économie culturelle des années 1940 et 1950 reste en grande partie à faire. Or, pour en dresser un portrait complet, il est nécessaire de renouveler les sources autant que les approches, ce qui est parfois plus simple à dire qu’à faire, d’où l’intérêt de la cartographie. D’une part, les modalités par lesquelles les classes moyennes s’approprient la culture s’incarnent dans des gestes qui laissent relativement peu de traces à l’intention des historiens de la culture. C’est de ce point de vue que se justifie l’intérêt de recourir aux possibilités offertes par la cartographie, qui situe dans l’espace vécu les gestes concrets liés à la production ou à la consommation de la culture, et de ce fait peut compenser l’invisibilité de certaines pratiques. D’autre part, dans la mesure où c’est la ville qui sert de creuset à l’émergence des classes moyennes, c’est à même les densités, les flux et les transformations qu’elle permet de saisir que se trouvent une partie des réponses à nos interrogations. Une cartographie de la vie culturelle des femmes dans les années 1940, au-delà de la projection de données géolocalisables, s’avère ainsi une stratégie visant à en saisir différentes dimensions dans les classes moyennes, où les activités se déploient le plus souvent hors des institutions, à l’écart des monuments et souvent en marge de la légitimité, ce pourquoi elles ont été peu considérées jusqu’ici.

Dans une perspective plus large que le voudrait la seule considération de la vie culturelle québécoise, différents travaux émanant du monde anglo-saxon s’intéressent à des questions semblables. Les travaux de Nicola Humble[27] et de Beth Driscoll[28] ont ouvert récemment des chantiers importants, notamment pour l’histoire culturelle des femmes. En effet, comme le rappelle Driscoll lorsqu’elle énumère les caractéristiques de la middlebrow culture, la culture moyenne est non seulement celle des classes moyennes, mais elle est également caractérisée par son attitude révérencieuse à l’égard des pratiques légitimes, son orientation commerciale, son caractère médiatique, la place prépondérante qu’y occupent les femmes et la forte teneur en émotions des contenus qu’elle véhicule. De ce point de vue, la culture moyenne est avant tout féminine, certainement davantage que la culture légitime, et très probablement davantage même que la culture populaire, dont les sous-genres (western, policier, aventure, espionnage, etc.) sont largement dominés par des destinataires plus typiquement masculins. Ce féminin invisible de la culture médiane est justement le paradigme que vient consolider la révolution culturelle et médiatique qui s’accomplit au milieu des années 1940. Et le processus que permet de retracer la cartographie culturelle au féminin des années 1940 est un moyen parmi d’autres d’en documenter la mise en place autant que l’ampleur.