Cette section du dossier laisse la parole à des créateurs invités à exposer, dans un court essai, leur vision des rapports entre écriture (poétique) et oralité. Plutôt que d’interroger des poètes sur la lecture devant public, par exemple lors des festivals de la poésie de Montréal et de Trois-Rivières ou du Printemps des poètes à Québec, il semblait plus pertinent de considérer la formation, au cours des dernières années, d’une constellation de pratiques qui témoignent d’une porosité des frontières entre l’écriture et les autres arts, la performance ou le numérique. Ces pratiques donnent lieu à une « littérature orale » vraiment digne de cette appellation paradoxale, c’est-à-dire à un univers parallèle au monde du livre, composite et exploratoire, consciemment dévolu aux mises en scène de la voix. Nous accueillons ici les contributions de trois poètes jugés représentatifs d’un ensemble de performeurs évidemment plus vaste auquel on peut rattacher, outre celui d’Ivy, de Simon Dumas et de Dany Boudreault, qui ont bien voulu accepter notre invitation, le travail de D. Kimm, de Karoline Georges, d’Hélène Matte, de Christian Lapointe, de David Goudreault, d’Isabelle Duval, d’André Marceau, de Jonathan Lamy, d’Érika Soucy, de Sébastien Dulude et de bien d’autres. Ces créateurs appartiennent, en majorité, à une génération active depuis le tournant du millénaire. Chacun a une manière qui lui est propre de conjuguer écriture, scénarisation et jeu. Les contributeurs ici réunis ont publié des recueils de poèmes, mais leurs pratiques orales de la poésie, elles, sont liées à trois horizons différents : le slam, la direction artistique de spectacles littéraires et le théâtre. De tous les slameurs québécois, Ivan Bielinski, alias Ivy, a fait oeuvre de pionnier en fondant la Ligue québécoise de slam. S’il a publié un recueil de poèmes aux éditions du Noroît, Les corps carillonnent, son activité poétique a essentiellement lieu hors du livre, que ce soit sur scène ou sur disque, dans un contexte oratoire qu’il ne conçoit guère comme un simple prolongement de l’écriture. Cette autonomie de la pratique orale est d’autant plus vraie à propos du slam, cette forme de poésie qui a la particularité d’être une discipline, un jeu réglementé à l’instar de l’improvisation, mais qui inclut la plupart du temps un support textuel. Ivy récuse ici les accusations souvent portées contre le slam lorsqu’on l’évalue selon les critères de la poésie écrite (lieux communs, procédés récurrents, etc.) pour insister sur la nature du charme exercé par la prestation sur l’auditoire. De son côté, Simon Dumas est actif aussi bien comme poète que comme directeur artistique. Auteur de trois recueils publiés aux éditions Loup de gouttière, La Peuplade et l’Hexagone, Dumas a fondé les Productions Rhizome, qui préparent de nombreux spectacles et diverses manifestations littéraires aussi bien au Québec qu’à l’étranger, sur différents supports. Il insiste ici sur la notion d’interdisciplinarité, dont la vogue, depuis quelques années, n’aurait aucunement affaibli les clivages entre le livre, la scène et le numérique, trois plans qui sont de plus en plus amenés à se superposer. Enfin, Dany Boudreault est, à la fois, un poète publié aux Herbes rouges, un metteur en scène et un comédien. Il raconte ici comment l’envie d’écrire lui est venue par l’expérience de la vocalité, et demeure donc indissociable du souffle, des gestes, d’un corps. La représentation théâtrale est chez lui le lieu d’une courageuse vulnérabilité à laquelle l’auteur, en s’exposant lui-même, expose le public. Il pose ainsi une question déjà soulevée par Ivy et Simon Dumas, celle du partage de la poésie, de la possibilité pour elle de participer à de nouvelles formes de sociabilité, hors du livre. Déclamer un poème adéquatement …
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Vincent Lambert
Université du Québec à Montréal
IVAN BIELINSKI (IVY) est poète et auteur-compositeur-interprète. Il a lancé « Feux-Fuyants sur fond d’amour noir » et « Ivy et Reggie » en 1999 et en 2002, puis publié Les corps carillonnent (Éditions du Noroît) en 2005. Mais c’est son engagement dans le slam québécois qui l’a surtout fait connaître. En effet, Ivy a fondé en 2006-2007 la scène slam francophone de Montréal, puis la Ligue québécoise de slam, qui regroupe les villes québécoises affiliées. Depuis, c’est par le biais de spectacles, de disques (Slamérica, 2008 ; Hors des sentiers battus, 2012) ainsi qu’en de nombreux ateliers, conférences et articles qu’il communique sa passion pour la poésie orale.
SIMON DUMAS a cofondé en 2000 Rhizome, un organe de recherche et de création en expression littéraire hors du livre. Il en assure depuis la direction artistique, ce qui lui a permis de présenter des spectacles interdisciplinaires de poésie dans des festivals d’arts numériques en Europe : Atomes au festival Les Transnumériques (Bruxelles, 2008), Para quedar/pour rester humain au festival Bains numériques (Paris, 2010) et Les duos transatlantiques, coproduit par Transcultures, au festival City Sonic (Mons, 2013). Pour La chute du piano, une coproduction de Rhizome et d’éclats (Bordeaux) présentée à Québec en toutes lettres, à l’Escale du livre (Bordeaux) et au Mois Multi, il a coécrit le texte, cosigné la mise en scène et conçu le dispositif vidéo interactif de la scénographie. En plus des productions qu’il a pilotées pour le compte de Rhizome, il a mené à bien trois spectacles, dont Fade out ; une installation, Choeur(s) ; et un court-métrage, Projections, qui a été présenté aux Rendez-vous du cinéma québécois en 2011. Poète, Simon Dumas a fait paraître quatre titres de poésie : Pastels fauves aux éditions du Loup de gouttière (2001), Petites îles de soif aux Écrits des forges (2003), La chute fut lente, interminable puis terminée aux éditions La Peuplade (2008, finaliste au prix Alain-Grandbois) et Mélanie à l’Hexagone (2013). Il a bénéficié d’une résidence d’écriture à Mexico en 2010 et d’une autre à Paris à l’automne 2014.
DANY BOUDREAULT, originaire de Métabetchouan au Lac-Saint-Jean, est comédien et auteur. Il complète sa formation en interprétation à l’École nationale de théâtre en 2008. Il a écrit et interprété Je suis Cobain (peu importe) à la Petite Licorne, et (e). Un genre d’épopée, dont il a également assuré la mise en scène, au Centre du Théâtre d’Aujourd’hui. Strictement à titre d’auteur dramatique, il a pris part à la mouture 2011 des Zurbains au Théâtre Le Clou avec son texte Trembler comme les vieilles personnes, et finalement il cosigne la pièce Descendance, publiée à L’instant même. Il a aussi publié deux recueils de poésie aux éditions Les Herbes rouges : Et j’ai entendu les vieux dragons battre sous la peau, porté à la scène au Quat’Sous en 2005 par Marcel Pomerlo et sélectionné au Prix des Terrasses Saint-Sulpice, ainsi que Voilà, récipiendaire du prix du Salon du Livre du Saguenay-Lac-Saint-Jean en 2007. Depuis maintenant trois ans, il enseigne la poésie contemporaine aux acteurs en formation à l’École nationale de théâtre du Canada.