Au fondement même de la littérature québécoise, une énigme, ou peut-être un mensonge, occupe une place capitale. Cette étonnante mystification concerne l’existence d’un tout jeune écrivain qui a incarné, pour des générations de lecteurs, le rare génie dont notre peuple fût capable. On a vu en lui notre Rimbaud, mutatis mutandis sans doute, mais dont le lyrisme commandait une expression sans pareille. Il s’agit, on l’a compris, d’Émile Nelligan. Le remarquable ouvrage d’Yvette Francoli, Le naufragé du vaisseau d’or. Les vies secrètes de Louis Dantin, montre, autant que faire se peut, que le mentor et éditeur de Nelligan est l’auteur vraisemblable de ses plus grandes réussites. La disparition sans doute délibérée des preuves matérielles, les manuscrits surtout, au cours des décennies, rend certes difficile et peut-être impossible la tâche d’établir hors de tout doute la contribution d’Eugène Seers, alias Louis Dantin. L’ouvrage considérable d’Yvette Francoli propose toutefois une démonstration des faits aussi convaincante que possible. Elle revient à poser que le jeune poète a pu fournir la matière première des textes, mais le fini, les éclairs de l’expression, l’unité profonde du sens, bref la réussite proprement littéraire serait l’oeuvre de Louis Dantin. En somme, sans l’apport de ce dernier, jamais Nelligan n’eût été Nelligan et ne se fût imposé comme le grand poète acclamé de tous. Cette révélation, qui fait mal puisqu’elle détruit un mythe attachant, a des chances de s’imposer comme une vérité définitive, mais il importe de savoir qu’elle n’est pas absolument nouvelle. Claude-Henri Grignon, alias Valdombre, l’avait soutenue déjà dans ses Pamphlets, au printemps 1938 (voir Le naufragé du vaisseau d’or [377]), mais une levée de boucliers avait réduit ses allégations à zéro. Il faut dire que l’attitude détestable du polémiste n’aidait en rien sa cause. D’autre part, quelques valeureux admirateurs de Nelligan — Luc Lacourcière, qui réalisa l’édition critique de son oeuvre, Paul Wyczynski, son biographe, et quelques autres — montèrent la garde autour du trésor menacé. Des proches de Dantin, qui mourut à quatre-vingts ans en 1945, savaient à quoi s’en tenir, mais respectaient le mot d’ordre imposé par leur ami. Plus récemment, François Hébert, auteur d’une anthologie de poèmes de Dantin, résume bien la seule lueur de vérité qui ait pu percer avant les révélations d’Yvette Francoli, en parlant d’un « Dantin qui a retouché à l’occasion des poèmes de Nelligan et qui le faisait assez régulièrement avec les auteurs sur lesquels il écrivait ». Quelle était l’importance de ces « retouches » ? L’absence des manuscrits rend impossible la réponse à cette question, mais on peut penser qu’elle était, dans certains cas, considérable. Examinons les données biographiques. Quand il commence à écrire, Nelligan est un tout jeune homme qui, aux dires de ses proches, a vite abandonné ses études, ne possède aucune culture et, en conséquence, maîtrise mal l’écriture. La rencontre d’un Dantin fort obligeant lui a permis de masquer quelque peu ses lacunes, sans pour autant les combler. Dantin possède tous les talents dont son jeune ami est dépourvu : « poète, musicien, peintre, conteur, romancier, philosophe, essayiste, critique littéraire » (424), il peut rivaliser de style et de talent avec les auteurs français. Toutefois, il est captif d’une terrible obédience, lui qui est prêtre et père du Saint-Sacrement. Cet ordre religieux, il tarde à s’en affranchir même s’il a depuis longtemps perdu la foi. Il accorde à son jeune ami une attention et une affection qui stimulent son activité créatrice et mèneront à la consécration, par l’histoire littéraire, de Nelligan poète. Si Dantin reste prêtre encore un certain temps, il n’en consent pas moins à la vie sentimentale et …
Mystification et mystère[Notice]
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André Brochu
Université de Montréal