ChroniquesPoésie

Quand tout s’emmêle[Notice]

  • Denise Brassard

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  • Denise Brassard
    Université du Québec à Montréal

Ce n’est pas la première fois que je cite ce passage des essais de Jacques Brault. J’y reviens souvent, comme à un mantra, à une leçon me rappelant la juste mesure des choses. J’y vois une magnifique description de ce qui se produit lorsque par miracle l’écriture rejoint la vie, laquelle ne passe pas et sans cesse recommence. Alors que file ma quarante-neuvième année et que mon corps déjà fait face au nord des heures , il me dit qu’au fond je suis la même que quand j’avais neuf ans : solitaire, chercheuse, rêveuse, follement amoureuse des livres, à la différence qu’aujourd’hui, j’ai une chambre à moi, que je peux arpenter à loisir, où je peux me recueillir pour bien entendre la voix des livres, ceux que je lis et ceux que j’écris (mais ceux-là sont-ils vraiment de moi ?), et être mieux, peut-être, l’enfant que j’ai été. Cette méditation me rassure un peu sur mon compte, et sur le sort de l’humanité. J’ai trouvé semblable préoccupation dans le beau recueil de Jocelyne Felx. Saisie dès les premières pages par une joie reconnaissable entre toutes, je me suis demandé pourquoi l’on aime tant que tout s’emmêle, le passé, le présent et l’avenir, l’instant et l’éternité, la naissance et la mort, l’infime et l’incommensurable. Est-ce parce que, comme le fait remarquer Yvon Rivard à propos de Bernanos, « le salut […] de l’adulte passe par le secours porté à l’enfant qu’il a été  », ou est-ce que l’alchimie du verbe appelée par Rimbaud suppose cette distance depuis laquelle on peut embrasser d’un seul coup d’oeil les trois lignes sinueuses qui composent une vie, comme le croit Marguerite Yourcenar  ? Quoi qu’il en soit, je me suis sentie chez moi dans ces poèmes au ton familier, qui vous ballottent entre la réalité des hommes et celle de la nature, assurant les croisements, les tressages avec une bienveillante ironie, un humour attendri. Sans nier la détresse engendrée par la violence, l’idéologie meurtrière, l’imminence de la vieillesse, la parole de Felx ne s’y complaît pas et, oscillant entre les pôles, parvient à ménager des espaces d’apaisement. Le livre s’ouvre et se clôt sur une nuit étoilée. Mais alors que le premier poème illustre l’inquiétude devant l’hiver qui vient — aux sens propre et figuré (« Je ne sais pas ce que sera l’aube//le chant guttural du geai nous brise/chaque matin depuis quelques jours/rien de paisible ne subsiste » [9]) —, le dernier relie le ciel au lit des amants, là où les corps se fondent à la nature, terre et ciel enlassés (« Les boutons de mes roses et tes doigts sur ma mousse/Palpitent, et nous nous égarons dans cette brousse/Avec la vérité de l’étoile à travers. » [72]). Si les poèmes du Nord des heures savent si bien donner corps à l’invisible, c’est qu’ils s’ancrent dans une expérience concrète du monde. Un monde se mesurant à l’aune de l’intime, des menus travaux qui, modestement et mine de rien, trament le sens d’une vie. On y côtoie une abondance d’oiseaux, de fleurs, de plantes, d’arbres, qui peuplent le jardin entourant la maison, lieu des plaisirs domestiques et du repos. La communion du corps avec cette luxuriante nature passe entre autres par les aliments apprêtés avec soin et le joyeux rituel précédant les repas de fêtes. Depuis ce point d’ancrage, ce sédentarisme pleinement assumé, le regard, abandonné au vertige temporel (ce sont moins ses heures, dont il est question, que celles qui lui sont prêtées, et qu’elle s’efforce d’habiter du mieux qu’elle peut), étend à l’infini les limites de la présence — et ce faisant …

Parties annexes