ChroniquesPoésie

Objets de fascination[Notice]

  • Denise Brassard

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  • Denise Brassard
    Université du Québec à Montréal

Les livres dont j’ai choisi de parler dans cette chronique sont atypiques. Chacun à sa façon se tient au seuil du poétique, travaille dans ses marges, le pousse dans ses derniers retranchements. Chacun sollicite une attention aiguë, invitant le lecteur à focaliser sur un objet, un paysage, un moment de l’histoire, et à s’en approcher très près, si près qu’il est peu à peu pris de fascination et que par son regard altéré la nature de toutes choses se trouve mise en question. Mahigan Lepage a remporté le prix Émile-Nelligan 2011 pour Relief , un premier livre étonnant, qui se démarque tant par son style que par son sujet. On y passe à rebours quatre saisons à L’Ascension-de-Patapédia, ce village gaspésien de deux cents âmes, bâti sur un plateau et situé à la frontière du Québec et du Nouveau-Brunswick. « Un village même pas : un hameau. Comme une encoche, une entaille — une plaie à la peau de l’écorce terrestre : peau coupée saignée chauffée à blanc. » (10) L’auteur prend à la lettre certaines caractéristiques du lieu et s’en sert pour construire une allégorie. À L’Ascension, anciennement appelé L’Ascension-de-Notre-Seigneur, la terre est plate. « Où qu’on regarde, d’où qu’on regarde à L’Ascension tout est plat ou très bas. » (14) Le paradoxe structure l’ensemble du livre. Ainsi la terre se résume à un disque entouré par du vide, de menaçantes coulées. Ignorant, l’homme qui l’habite n’en est pas moins orgueilleux, et s’acharne sur la nature jusqu’à ce qu’elle se retourne contre lui, sous forme d’inondation, de feu de forêt, de tordeuse d’épinette, de verglas. Dans le village, tout est délabré. L’école est fermée, le toit de l’église s’est effondré sous le poids de la neige l’hiver précédent. La messe est célébrée dans la salle communautaire, un lieu quelconque au plafond bas. Il n’y a pas de bar. Les hommes se rassemblent chez Marius, le dépanneur (« On aurait dit magasin général mais ça n’existe plus. » [16]), pour boire de la bière, au comptoir ou à l’extérieur. Ainsi que le montre cette description, au village, comme rétréci, s’oppose un mouvement de dissémination induit par la force cinétique des engins mécaniques dont la puissance atterre les êtres vivants, qui semblent réduits à l’impuissance, et comme déjà effacés par la poussière. La citation offre aussi un exemple de l’observation minutieuse, presque clinique, à laquelle sont soumis le village et ses habitants. Partout se lit ce souci de rendre avec exactitude le spectacle de la désolation, comme si dans sa désolation même le village faisait énigme. On scrute les gestes, on dissèque, on tronçonne les corps, à la recherche d’un indice, d’une faille. Le moindre mouvement est consigné, décomposé, diffracté. L’espace est lui aussi découpé finement ; il y a abondance d’un lexique dénotant ou connotant le découpage. Chaque fragment observé s’ajoute au portrait, où il tombe comme un poids, une fatalité. L’apparence d’objectivité  se double d’une richesse métaphorique qui fait distorsion. Il n’y a pas de distinction entre le village et ses habitants. Tout est de la même trempe, un mélange indistinct de terre, de chair, de métal et de matière ligneuse, incarnant la lutte avec le territoire supposé faire vivre mais qui, en réalité, précipite vers la mort. Le fabuleux combat des Timberjack avec ce qu’il reste de la forêt (67-68) en est un exemple éloquent. Ces monstres respirent, leur mécanisme fonctionne exactement comme les organes du corps humain, et on ne fait aucun cas de leurs conducteurs, comme s’ils s’étaient fondus au métal. D’ailleurs les villageois n’ont pas de personnalité. On les voit bouger, boire de la bière, …

Parties annexes